Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

2 juin 1985

Lettre encyclique Slavorum Apostol

Sur saints Cyrille et Méthode

Table des matières

Aux évêques, aux prêtres, aux familles reli­gieuses, à tous les chré­tiens, à l’oc­ca­sion du onzième cen­te­naire de l’œuvre d’é­van­gé­li­sa­tion des saint Cyrille et Méthode

Vénérables Frères, chers Fils, salut et Bénédiction Apostolique !

I. Introduction

1. APÔTRES DES SLAVES, les saints Cyrille et Méthode res­tent liés dans la mémoire de l’Eglise à la grande œuvre d’é­van­gé­li­sa­tion qu’ils ont réa­li­sée. On peut même dire que leur sou­ve­nir est deve­nu par­ti­cu­liè­re­ment vivant et actuel à notre époque.

Considérant la véné­ra­tion pleine de gra­ti­tude dont les deux Frères de Salonique (l’an­tique Thessalonique) sont l’ob­jet depuis des siècles, par­ti­cu­liè­re­ment dans les nations slaves, et gar­dant en mémoire la contri­bu­tion ines­ti­mable qu’ils ont appor­tée à l’an­nonce de l’Evangile dans ces peuples et, en même temps, à la cause de la récon­ci­lia­tion, de la convi­via­li­té ami­cale, du déve­lop­pe­ment humain et du res­pect de la digni­té intrin­sèque de chaque nation, j’ai pro­cla­mé les saints Cyrille et Méthode co-​patrons de l’Europe, par la Lettre apos­to­lique Egregiae vir­tu­tis((IOANNES PAULI PP. II Egregiae Virtutis, die 31 dec. 1980 : AAS 73 (1981), pp. 258–262)) du 31 décembre 1980. Je repre­nais ain­si la pers­pec­tive de mes pré­dé­ces­seurs, notam­ment Léon XIII qui, il y a plus de cent ans, le 30 sep­tembre 1880, éten­dit à toute l’Eglise le culte des deux Saints par la Lettre ency­clique Grande munus((LEO PP. XIII, Epist. Enc. Grande Munus, (30 Septembris 1880): Leonis XIII Pont. Max. Acta, II, 125–137 ; cfr. etiam PIUS PP. XI Epist. Quod S. Cyrillum, (13 Februarii 1927), ad Achiepiscopos et Episcopos tum Regni Serborum – Croatarum – Slovenorum tum Reipublicae Cecho-​Slovachae : AAS 19 (1927) 93–96 ; IOANNES PP. XXIII, Epist. Apost. Magnifici Eventus, (11 Maii 1963), ad Slavicarum Nationum Antistites : AAS 55 (1963) 434–439 ; PAULUS PP. VI Antiquae Nobilitatis, (2 Februarii 1969), unde­ci­mo exeunte spe­cu­lo ab exces­su e ter­res­tri via S. Cyrilli : AAS 61 (1969), pp. 137–149.)), et Paul VI qui, par la Lettre apos­to­lique Pacis nun­tius((PAULUS PP. VI Litt. Apost. Pacis Nuntius, die 24 oct. 1964 : AAS 56 (1964) 965–967.)) du 24 octobre 1964, pro­cla­ma saint Benoît patron de l’Europe.

2. Le docu­ment d’il y a cinq ans avait pour but de ravi­ver la mémoire de ces actes solen­nels de l’Eglise, afin d’at­ti­rer l’at­ten­tion des chré­tiens et de tous les hommes de bonne volon­té qui ont à cœur le bien, la concorde et l’u­ni­té de l’Europe, sur l’ac­tua­li­té tou­jours vivante des figures émi­nentes de Benoît, de Cyrille et de Méthode, modèles concrets et sou­tiens spi­ri­tuels pour les chré­tiens de notre temps et, spé­cia­le­ment, pour les nations du conti­nent euro­péen qui, depuis long­temps, et sur­tout grâce à la prière et à l’œuvre de ces Saints, ont été enra­ci­nées dans l’Eglise et dans la tra­di­tion chré­tienne en toute conscience et de manière originale.

En 1980, la publi­ca­tion de ma Lettre apos­to­lique déjà citée, dic­tée par la ferme espé­rance de voir sur­mon­ter pro­gres­si­ve­ment en Europe et dans le monde tout ce qui divise les Eglises, les nations et les peuples, s’ins­pi­rait de trois évé­ne­ments qui furent l’ob­jet de ma prière et de ma réflexion. Le pre­mier était le onzième cen­te­naire de la Lettre pon­ti­fi­cale Industriae tuae((Cfr. Magnae Moraviae Fontes Historici, t. III, Brno 1969, pp. 197–208.)), par laquelle Jean VIII, en 880, approu­va l’u­sage de la langue slave dans la litur­gie qu’a­vaient tra­duite les deux Saints. Le deuxième était le cen­te­naire de l’Encyclique Grande munus déjà citée. Le troi­sième était l’ou­ver­ture, pré­ci­sé­ment en 1980, d’un dia­logue théo­lo­gique heu­reux et pro­met­teur entre l’Eglise catho­lique et les Eglises ortho­doxes dans l’île de Patmos.

3. Dans le pré­sent docu­ment, je désire me réfé­rer en par­ti­cu­lier à l’en­cy­clique men­tion­née ci-​dessus, par laquelle le Pape Léon XIII vou­lut rap­pe­ler à l “Eglise et au monde les mérites apos­to­liques des deux Frères : non seule­ment de Méthode, qui, selon la tra­di­tion, ache­va sa vie à Velehrad en Grande-​Moravie en 885, mais aus­si de Cyrille que la mort sépa­ra de son frère dès 869 à Rome, ville qui accueillit et conserve encore avec une véné­ra­tion émue ses reliques, dans l’an­tique basi­lique Saint-Clément.

Rappelant la sain­te­té et les mérites apos­to­liques des deux Frères de Salonique, le Pape Léon XIII fixa leur fête litur­gique au 7 juillet. Après le Concile Vatican II, à la suite de la réforme litur­gique, la fête fut trans­fé­rée au 14 février date qui marque his­to­ri­que­ment la nais­sance au ciel de saint Cyrille((Tantummodo in qui­bus­dam Nationibus Slavicis fes­tum adhuc cele­bra­tur die 7 Iulii.)).

Plus d’un siècle après la publi­ca­tion de l’en­cy­clique de Léon XIII, les cir­cons­tances nou­velles, au moment de célé­brer le onzième cen­te­naire de la bien­heu­reuse mort de saint Méthode, invitent à expri­mer à nou­veau ce que l’Eglise garde dans sa mémoire en cet anni­ver­saire impor­tant. Et le pre­mier Pape appe­lé de Pologne, et donc du cœur des nations slaves, à occu­per le siège de saint Pierre se sent par­ti­cu­liè­re­ment pous­sé à le faire.

Les évé­ne­ments du siècle écou­lé, et, par­ti­cu­liè­re­ment, de ces der­nières décen­nies, ont contri­bué à ravi­ver dans l’Eglise, avec les sou­ve­nirs de nature spi­ri­tuelle, l’in­té­rêt his­to­rique et cultu­rel pour les deux Saints. Le sens de leurs cha­rismes par­ti­cu­liers est deve­nu encore plus clair à la lumière des situa­tions et des expé­riences de notre époque. Cela résulte de nom­breux évé­ne­ments qui appar­tiennent, comme des signes authen­tiques des temps, à l’his­toire du XXe siècle et, sur­tout, du Concile Vatican II, le grand évé­ne­ment sur­ve­nu dans la vie de l’Eglise. A la lumière du magis­tère et de l’o­rien­ta­tion pas­to­rale de ce Concile, nous pou­vons consi­dé­rer d’une manière nou­velle, plus mûre et plus pro­fonde, ces deux saintes figures, dont nous séparent désor­mais onze siècles, et déchif­frer aus­si, à tra­vers leur vie et leur acti­vi­té apos­to­lique, les leçons que la sagesse de la Providence divine y ins­cri­vit, afin qu’elles se révèlent dans une nou­velle plé­ni­tude à notre époque et portent de nou­veaux fruits.

II. Aperçu biographique

4. Suivant l’exemple de l’Encyclique Grande munus, je vou­drais évo­quer la vie de saint Méthode, sans pour autant négli­ger l’i­ti­né­raire de son frère saint Cyrille, qui lui est si étroi­te­ment lié. Je le ferai à grands traits, lais­sant à la recherche his­to­rique le soin de pré­ci­ser et de dis­cu­ter les divers élé­ments dans le détail.

La ville qui vit naître les deux frères est l’ac­tuelle Salonique ; elle consti­tuait au IXe siècle un centre impor­tant de vie com­mer­ciale et poli­tique dans l’Empire byzan­tin et jouait un rôle remar­quable dans la vie intel­lec­tuelle et sociale de cette région des Balkans. Située aux confins des ter­ri­toires slaves, elle avait cer­tai­ne­ment aus­si un nom slave : Solun.

Méthode était l’aî­né des deux frères et son nom de bap­tême était vrai­sem­bla­ble­ment Michel. Il naquit entre 815 et 820. Plus jeune, Constantin, connu par la suite sous son nom reli­gieux de Cyrille, vint au monde en 827 ou 828. Leur père était un haut fonc­tion­naire de l’ad­mi­nis­tra­tion impé­riale. La situa­tion de la famille dans la socié­té ouvrait aux deux frères la pos­si­bi­li­té d’une car­rière sem­blable, que du reste Méthode entre­prit, arri­vant à la charge d’ar­chonte, c’est-​à-​dire de pré­fet de l’une des pro­vinces de la fron­tière, où vivaient de nom­breux Slaves. Toutefois, vers 840 déjà, il inter­rom­pit cette car­rière pour se reti­rer dans un des monas­tères qui se trouvent au pied du Mont Olympe en Bithynie, connu alors sous le nom de Montagne sainte.

Son frère Cyrille fit de brillantes études à Byzance, où il reçut les ordres sacrés après avoir volon­tai­re­ment refu­sé une car­rière poli­tique pres­ti­gieuse. En rai­son de ses qua­li­tés excep­tion­nelles et de ses connais­sances pro­fanes et reli­gieuses, il se vit confier, encore jeune, de déli­cates fonc­tions ecclé­sias­tiques, comme celle de biblio­thé­caire des archives conser­vées auprès de la grande église Sainte-​Sophie à Constantinople et, au même moment, la charge pres­ti­gieuse de secré­taire du patriarche de cette cité. Cependant il mani­fes­ta bien­tôt le désir de se sous­traire à ces fonc­tions, pour se consa­crer aux études et à la vie contem­pla­tive, sans cher­cher à satis­faire aucune ambi­tion. C’est ain­si qu’il se réfu­gia secrè­te­ment dans un monas­tère au bord de la Mer Noire. Retrouvé au bout de six mois, il se lais­sa convaincre d’ac­cep­ter l’en­sei­gne­ment des dis­ci­plines phi­lo­so­phiques à l’Ecole supé­rieure de Constantinople, méri­tant par l’ex­cel­lence de son savoir le titre de Philosophe sous lequel il est encore connu à pré­sent. Plus tard, il fut envoyé par l’empereur et le patriarche en mis­sion auprès des Sarrasins. Ayant mené cette mis­sion à son terme, il se reti­ra de la vie publique afin de rejoindre son frère aîné Méthode et de par­ta­ger avec lui la vie monas­tique. Mais, à nou­veau, en même temps que son frère, il fit par­tie, en qua­li­té d’ex­pert reli­gieux et cultu­rel, d’une délé­ga­tion byzan­tine envoyée auprès des Khazars. Pendant leur séjour en Crimée, à Cherson, ils ont cru retrou­ver l’é­glise où avait été ense­ve­li autre­fois saint Clément, pape de Rome et mar­tyr, exi­lé dans cette région loin­taine ; ils recueillirent et empor­tèrent avec eux ses reliques((Cfr. Vita Constantini VIII, 16–18 : Constantinus et Methodius Thessalonicenses, Fontes, recen­sue­runt et illus­tra­ve­runt Fr. Grivec et Fr. Tomšič (Radovi Staroslavenskog Instituta, Knjiga 4, Zagreb 1960), p. 184.)) qui accom­pa­gnèrent ensuite les deux Frères dans leur voyage mis­sion­naire vers l’oc­ci­dent, jus­qu’au moment où ils purent les dépo­ser solen­nel­le­ment à Rome, en les remet­tant au Pape Adrien II.

5. L’événement qui devait déci­der de toute la suite de leur vie fut la requête adres­sée par le Prince Rastislav de Grande-​Moravie à l’Empereur Michel III, pour obte­nir l’en­voi à ses peuples d”« un évêque et maître, … qui fût en mesure de leur expli­quer la vraie foi chré­tienne dans leur langue »((Cfr. Vita Costantini, XIV, 2–4 : ed. mem., pp. 199 s.)).

On choi­sit les saints Cyrille et Méthode qui acce­ptèrent sans hési­ter, se mirent en route et arri­vèrent, pro­ba­ble­ment dès 863, en Grande Moravie, Etat qui com­pre­nait alors diverses popu­la­tions slaves d’Europe cen­trale, car­re­four des influences réci­proques entre l’Orient et l’Occident. Ils entre­prirent par­mi ces peuples la mis­sion à laquelle ils consa­crèrent, l’un et l’autre, tout le reste de leur vie, mar­quée par des voyages, des pri­va­tions, des souf­frances, une hos­ti­li­té et des per­sé­cu­tions qui allèrent, pour Méthode, jus­qu’à une cruelle cap­ti­vi­té. Ils sup­por­tèrent tout avec la force de la foi et une espé­rance invin­cible en Dieu. En effet, ils s’é­taient bien pré­pa­rés à la tâche qu’on leur confiait : ils appor­taient les textes de la sainte Ecriture indis­pen­sables à la célé­bra­tion de la sainte litur­gie, pré­pa­rés et tra­duits par eux en langue paléo­slave, écrits avec un alpha­bet nou­veau, conçu par Constantin le Philosophe et par­fai­te­ment adap­té à la pho­né­tique de cette langue. L’activité mis­sion­naire des deux Frères connut un suc­cès consi­dé­rable, mais aus­si les dif­fi­cul­tés com­pré­hen­sibles que la pre­mière chris­tia­ni­sa­tion, anté­rieu­re­ment accom­plie par les Eglises latines limi­trophes, sus­ci­tait pour les nou­veaux missionnaires.

Après trois années envi­ron, en route vers Rome, ils s’ar­rê­tèrent en Pannonie où le prince slave Kocel, qui avait fui l’im­por­tant centre civil et reli­gieux de Nitra, leur offrit un accueil bien­veillant. De là, quelques mois plus tard, ils reprirent le che­min de Rome avec leurs dis­ciples pour les­quels ils dési­raient obte­nir les ordres sacrés. Leur iti­né­raire pas­sait par Venise, où l’on dis­cu­ta publi­que­ment les prin­cipes nova­teurs de la mis­sion qu’ils étaient en train d’ac­com­plir. A Rome, le Pape Adrien II, ayant entre temps suc­cé­dé à Nicolas Ier, les accueillit avec beau­coup de bien­veillance. Il approu­va les livres litur­giques slaves qu’il ordon­na de dépo­ser solen­nel­le­ment sur l’au­tel de l’é­glise Sainte-​Marie ad Praesepe, appe­lée aujourd’­hui Sainte-​Marie-​Majeure, et il recom­man­da d’or­don­ner prêtres leurs dis­ciples. Cette période de leurs efforts eut une conclu­sion par­ti­cu­liè­re­ment favo­rable. Cependant Méthode dut repar­tir seul pour l’é­tape sui­vante, parce que son frère cadet, gra­ve­ment malade, eut à peine le temps de pro­non­cer ses vœux reli­gieux et de revê­tir l’ha­bit monas­tique, avant de mou­rir le 14 février 869 à Rome.

6. Saint Méthode res­ta fidèle aux paroles que Cyrille lui avait dites sur son lit de mort : « Mon frère, nous avons par­ta­gé le même sort, condui­sant la char­rue dans le même sillon ; à pré­sent, je tombe dans le champ au terme de ma jour­née. Toi, je le sais, tu aimes beau­coup ta Montagne ; mais n’a­ban­donne pas la tâche d’en­sei­gne­ment pour retour­ner sur la Montagne. En véri­té, où pourrais-​tu mieux accom­plir ton salut ? »(( Vita Methodii, VI, 2–3 ; ed. mem., p. 225. )).

Consacré arche­vêque pour le ter­ri­toire de l’an­tique dio­cèse de Pannonie, nom­mé légat pon­ti­fi­cal ad gentes (pour les peuples slaves), il prit le titre ecclé­sias­tique du siège épis­co­pal réta­bli de Sirmium. L’activité apos­to­lique de Méthode fut cepen­dant inter­rom­pue par suite de dif­fi­cul­tés politico-​religieuses qui abou­tirent à sa cap­ti­vi­té pen­dant deux ans, alors qu’on l’ac­cu­sait d’a­voir usur­pé la juri­dic­tion épis­co­pale d’un autre. Il ne fut libé­ré qu’à la suite de l’in­ter­ven­tion per­son­nelle du Pape Jean VIII. Le nou­veau sou­ve­rain de la Grande-​Moravie, le prince Swatopluk, finit par se mon­trer lui aus­si oppo­sé à l’œuvre de Méthode, refu­sant la litur­gie slave et fai­sant naître des doutes à Rome sur l’or­tho­doxie du nou­vel arche­vêque. En 880, Méthode fut convo­qué ad limi­na Apostolorum, pour pré­sen­ter encore une fois toute la ques­tion per­son­nel­le­ment à Jean VIII. A Rome, lavé de toutes les accu­sa­tions, il obtint du Pape la publi­ca­tion de la bulle Industriae tuae((Cfr. Magnae Moraviae Fontes Historici, t. III, Brno 1969, pp. 197–208.)) qui, au moins en sub­stance, réta­blis­sait les pré­ro­ga­tives recon­nues à la litur­gie en sla­von par son pré­dé­ces­seur Adrien II.

Quand Méthode se ren­dit à Constantinople, en 881 ou 882, sa par­faite légi­ti­mi­té et son ortho­doxie furent recon­nues de manière ana­logue par l’Empereur byzan­tin et le Patriarche Photius, alors en pleine com­mu­nion avec Rome. Il consa­cra les der­nières années de sa vie prin­ci­pa­le­ment à d’autres tra­duc­tions de la sainte Ecriture, des livres litur­giques, des œuvres des Pères de l’Eglise et aus­si du recueil des lois ecclé­sias­tiques et civiles byzan­tines qu’on appelle le Nomocanon. Préoccupé par la sur­vie de l’œuvre qu’il avait com­men­cée, il dési­gna pour lui suc­cé­der son dis­ciple Gorazd. Il mou­rut le 6 avril 885, au ser­vice de l’Eglise fon­dée dans les peuples slaves.

7. Par son action pré­voyante, sa doc­trine pro­fonde et ortho­doxe, son équi­libre, sa loyau­té, son zèle apos­to­lique, sa magna­ni­mi­té intré­pide, il gagna la recon­nais­sance et la confiance des Pontifes romains, des Patriarches de Constantinople, des Empereurs byzan­tins et d’un cer­tain nombre de Princes des nou­veaux peuples slaves. C’est pour­quoi Méthode devint le guide et le pas­teur légi­time de l’Eglise qui, à cette époque, fut éta­blie au milieu de ces nations, et il est una­ni­me­ment véné­ré, de même que son frère Constantin, comme annon­cia­teur de l’Evangile et maître « de la part de Dieu et du saint Apôtre Pierre »((Cfr. Vita Methodii, VIII, 1–2 ; ed. mem., p. 225.)) et comme fon­de­ment de la pleine uni­té entre les Eglises récem­ment éta­blies et les Eglises plus anciennes.

Aussi est-​ce une foule « d’hommes et de femmes, d’humbles et de puis­sants, de riches et de pauvres, d’hommes libres et d’es­claves, de veuves et d’or­phe­lins, d’é­tran­gers et de gens du pays, de bien-​portants et de malades »((Cfr. Vita Methodii, XVII, 13 ; ed. mem., p. 237.)) qui, dans les larmes et les chants, accom­pa­gna au lieu de sa sépul­ture le bon Maître et Pasteur, qui s’é­tait fait « tout à tous, afin de sau­ver tous les hommes »(( Ibid.; cfr. 1 Cor. 9, 22.)).

A vrai dire, l’œuvre des deux Saints, après la mort de Méthode, tra­ver­sa une crise grave et la per­sé­cu­tion contre leurs dis­ciples devint si forte qu’ils furent contraints d’a­ban­don­ner le ter­rain de leur mis­sion ; mal­gré cela, la semence évan­gé­lique ne ces­sa pas de pro­duire des fruits et leur atti­tude pas­to­rale, mar­quée par le sou­ci de por­ter la véri­té révé­lée à de nou­veaux peuples, en res­pec­tant leur ori­gi­na­li­té cultu­relle, reste un modèle vivant pour l’Eglise et pour les mis­sion­naires de tous les temps.

III. Hérauts de l’Évangile

8. Byzantins de culture, les frères Cyrille et Méthode sur­ent se faire apôtres des Slaves au plein sens du terme. Dieu exige par­fois des hommes qu’il choi­sit l’é­loi­gne­ment de leur patrie ; l’ac­cep­ter dans la foi en sa pro­messe, c’est tou­jours une condi­tion mys­té­rieuse et féconde du déve­lop­pe­ment et de la crois­sance du Peuple de Dieu sur la terre. Le Seigneur dit à Abraham : « Quitte ton pays, ta paren­té et la mai­son de ton père, pour le pays que je t’in­di­que­rai. Je ferai de toi un grand peuple, je te béni­rai, je magni­fie­rai ton nom ; sois une béné­dic­tion »(( Gen. 12, 1 s.)).

Au cours de la vision noc­turne que saint Paul eut à Troas en Asie mineure, un Macédonien, donc un habi­tant du conti­nent euro­péen, se pré­sen­ta devant lui et le pria de faire le voyage jus­qu’à son pays pour y annon­cer la Parole de Dieu : « Passe en Macédoine, viens à notre secours ! »(( Act. 16, 9.)).

La divine Providence qui, pour les deux Frères, s’ex­pri­ma à tra­vers la voix et l’au­to­ri­té de l’Empereur de Byzance et du Patriarche de l’Eglise de Constantinople, leur adres­sa un appel sem­blable, quand il leur fut deman­dé de se rendre en mis­sion chez les Slaves. Une telle charge impli­quait pour eux l’a­ban­don, non seule­ment d’une situa­tion hono­rable, mais aus­si de la vie contem­pla­tive ; elle entraî­nait leur départ hors de l’Empire byzan­tin pour entre­prendre un long pèle­ri­nage au ser­vice de l’Evangile, chez des peuples qui, sous bien des aspects, se trou­vaient loin du sys­tème de vie en socié­té fon­dé sur l’or­ga­ni­sa­tion avan­cée de l’Etat et la culture raf­fi­née de Byzance impré­gnée de prin­cipes chré­tiens. A trois reprises, le Pontife romain fit la même demande à Méthode quand il l’en­voya comme évêque chez les Slaves de la Grande-​Moravie, dans les régions ecclé­sias­tiques de l’an­cien dio­cèse de Pannonie.

9. La Vie de Méthode en sla­von pré­sente ain­si la requête adres­sée par le Prince Rastislav à l’Empereur Michel III par l’in­ter­mé­diaire de ses envoyés : « De nom­breux maîtres chré­tiens sont venus jus­qu’à nous depuis l’Italie, la Grèce et la Germanie, pour nous ins­truire de diverses manières. Mais nous, les Slaves, … nous n’a­vons per­sonne qui nous oriente vers la véri­té et nous ins­truise de manière com­pré­hen­sible »(( Vita Methodii, V, 2 ; ed. mem., p. 223.)). C’est alors que Constantin et Méthode furent invi­tés à par­tir. En cette cir­cons­tance, comme dans toutes les cir­cons­tances sem­blables, leur réponse pro­fon­dé­ment chré­tienne à une telle invi­ta­tion s’ex­pri­ma admi­ra­ble­ment par les paroles que Constantin adres­sa à l’Empereur : « Bien qu’é­pui­sé et phy­si­que­ment éprou­vé, j’i­rai avec joie dans ce pays »(( Vita Constantini, XVI, 9 ; ed. mem., p. 200.)); « avec joie, je pars au nom de la foi chré­tienne »(( Vita Constantini, VI, 7 ; ed. mem., p. 179.)).

La véri­té et la force de leur man­dat mis­sion­naire nais­saient de la pro­fon­deur du mys­tère de la Rédemption, et leur œuvre d’é­van­gé­li­sa­tion chez les peuples slaves devait consti­tuer un maillon impor­tant dans la mis­sion confiée par le Sauveur à l’Eglise uni­ver­selle jus­qu’à la fin des temps. Elle fut l’ac­com­plis­se­ment – à une époque et dans des cir­cons­tances concrètes – des paroles du Christ qui, avec la puis­sance de sa Croix et de sa Résurrection, ordon­na aux Apôtres : « Proclamez l’Evangile à toute la créa­tion »(( Mc. 16, 15.)); « allez donc, de toutes les nations faites des dis­ciples »(( Mt. 28, 19.)).En agis­sant ain­si, les évan­gé­li­sa­teurs et maîtres des peuples slaves se lais­sèrent gui­der par l’i­déal apos­to­lique de saint Paul : « Vous êtes tous fils de Dieu, par la foi, dans le Christ Jésus. Vous tous en effet, bap­ti­sés dans le Christ, vous avez revê­tu le Christ : il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus »(( Gal. 3, 26–28.)).

En même temps qu’un grand res­pect des per­sonnes et qu’une sol­li­ci­tude dés­in­té­res­sée pour leur bien véri­table, les deux saints Frères eurent aus­si des réserves d’éner­gie, de pru­dence, de zèle et de cha­ri­té, indis­pen­sables pour appor­ter la lumière aux futurs croyants et pour leur mon­trer en même temps le bien et les aider concrè­te­ment à l’at­teindre. Dans ce but, ils dési­rèrent deve­nir sem­blables en tout à ceux à qui ils appor­taient l’Evangile ; ils vou­lurent s’in­té­grer à ces peuples et par­ta­ger entiè­re­ment leur sort.

10. C’est pré­ci­sé­ment pour ces motifs qu’ils trou­vèrent natu­rel de prendre clai­re­ment posi­tion dans tous les conflits qui trou­blaient alors les socié­tés slaves en cours d’or­ga­ni­sa­tion, assu­mant plei­ne­ment les dif­fi­cul­tés et les pro­blèmes inévi­tables pour des peuples qui défen­daient leur iden­ti­té face à la pres­sion mili­taire et cultu­relle du nou­vel Empire romain-​germanique et qui ten­taient de refu­ser les formes de vie qu’ils consi­dé­raient comme étran­gères. C’était aus­si le com­men­ce­ment de plus larges diver­gences, mal­heu­reu­se­ment des­ti­nées à s’ac­cen­tuer, entre la chré­tien­té orien­tale et la chré­tien­té occi­den­tale, et les deux saints mis­sion­naires s’y trou­vèrent per­son­nel­le­ment impli­qués ; mais ils sur­ent main­te­nir tou­jours une ortho­doxie incon­tes­table et ils sur­ent être atten­tifs à ce que les nou­velles manières de vivre, propres aux peuples qu’ils évan­gé­li­saient, demeurent cohé­rentes avec le dépôt de la tra­di­tion. Souvent les situa­tions de conflit s’im­po­sèrent dans toute leur com­plexi­té ambi­guë et dou­lou­reuse ; mais Constantin et Méthode ne ten­tèrent pas pour autant de se sous­traire à l’é­preuve : l’in­com­pré­hen­sion, la mau­vaise foi mani­feste et fina­le­ment, pour saint Méthode, les chaînes accep­tées par amour du Christ, ne firent dévier ni l’un ni l’autre de leur ferme des­sein de favo­ri­ser et de ser­vir le bien des peuples slaves et l’u­ni­té de l’Eglise uni­ver­selle. C’est là le prix qu’ils durent payer pour la dif­fu­sion de l’Evangile, pour l’œuvre mis­sion­naire, pour la recherche cou­ra­geuse de nou­velles formes de vie et de voies effi­caces afin que la Bonne Nouvelle atteigne les nations slaves en train de se constituer.

Dans la pers­pec­tive de l’é­van­gé­li­sa­tion – comme l’in­diquent leurs bio­gra­phies –, les deux Frères se consa­crèrent à la tâche dif­fi­cile de tra­duire la sainte Ecriture, qu’ils connais­saient en grec, dans la langue de cette lignée slave qui s’é­tait fixée aux confins de leur région et de leur ville natales. Engageant dans cette œuvre ardue et sin­gu­lière leur maî­trise de la langue grecque et leur propre culture, ils se fixèrent comme objec­tif de com­prendre et de péné­trer la langue, les usages et les tra­di­tions propres des peuples slaves, en inter­pré­tant fidè­le­ment leurs aspi­ra­tions et les valeurs humaines qu’ils pos­sé­daient et qu’ils exprimaient.

11. Pour tra­duire les véri­tés évan­gé­liques dans une langue nou­velle, ils durent faire en sorte de bien connaître le monde inté­rieur de ceux aux­quels ils avaient l’in­ten­tion d’an­non­cer la Parole de Dieu avec des images et des concepts qui leur fussent fami­liers. Introduire cor­rec­te­ment les notions de la Bible et les concepts de la théo­lo­gie grecque dans un contexte très dif­fé­rent d’ex­pé­rience his­to­rique et de pen­sée, cela leur parut une condi­tion indis­pen­sable à la réus­site de leur acti­vi­té mis­sion­naire. Il s’a­gis­sait d’une nou­velle méthode de caté­chèse. Pour en défendre la légi­ti­mi­té et en mon­trer la valeur, saint Méthode n’hé­si­ta pas, d’a­bord avec son frère, puis seul, à accueillir avec doci­li­té les invi­ta­tions à venir à Rome reçues en 867 du Pape Nicolas Ier, puis en 879 du Pape Jean VIII, qui vou­lurent confron­ter la doc­trine ensei­gnée dans la Grande-​Moravie avec celle que les saints Apôtres Pierre et Paul lais­sèrent, en même temps que le tro­phée glo­rieux de leurs saintes reliques, au pre­mier siège épis­co­pal de l’Eglise.

Antérieurement, Constantin et ses col­la­bo­ra­teurs s’é­taient appli­qués à créer un alpha­bet nou­veau, afin que les véri­tés à annon­cer et à expli­quer pussent être écrites dans la langue slave et fussent ain­si plei­ne­ment com­pré­hen­sibles et assi­mi­lables par leurs des­ti­na­taires. Ce fut un effort véri­ta­ble­ment digne de l’es­prit mis­sion­naire que de se fami­lia­ri­ser avec la langue et la men­ta­li­té des peuples nou­veaux aux­quels on appor­tait la foi, comme fut éga­le­ment exem­plaire la déter­mi­na­tion avec laquelle furent assi­mi­lées et assu­mées vrai­ment toutes les exi­gences et les attentes des peuples slaves. Le choix géné­reux de s’i­den­ti­fier à leur vie et à leur tra­di­tion, après les avoir puri­fiées et éclai­rées par la Révélation, fait de Cyrille et Méthode de vrais modèles pour tous les mis­sion­naires qui, à toutes les époques, ont répon­du à l’ap­pel de saint Paul à se faire tout à tous pour sau­ver tous les hommes, et, en par­ti­cu­lier, pour les mis­sion­naires qui, de l’an­ti­qui­té aux temps modernes – de l’Europe à l’Asie et aujourd’­hui sur tous les conti­nents –, ont tra­vaillé à tra­duire dans les langues vivantes des divers peuples la Bible et les textes litur­giques, afin d’y faire entendre l’u­nique Parole de Dieu, ren­due ain­si acces­sible selon les moyens d’ex­pres­sion propres à chaque civilisation.

La com­mu­nion par­faite dans l’a­mour pré­serve l’Eglise de toute forme de par­ti­cu­la­risme et d’ex­clu­si­visme eth­nique ou de pré­ju­gé racial, comme de toute arro­gance natio­na­liste. Une telle com­mu­nion doit éle­ver ou subli­mer tous les sen­ti­ments pure­ment natu­rels qui se trouvent légi­ti­me­ment dans le cœur humain.

IV. Ils implantèrent l’Église de Dieu

12. Mais la carac­té­ris­tique que je désire par­ti­cu­liè­re­ment sou­li­gner dans l’ac­tion menée par les apôtres des Slaves, Cyrille et Méthode, c’est leur manière paci­fique d’é­di­fier l’Eglise, ins­pi­rés qu’ils étaient par leur concep­tion de l’Eglise une, sainte et universelle.

Même si les chré­tiens slaves, plus que les autres, consi­dèrent volon­tiers les deux Saints comme des « Slaves de cœur », ceux-​ci tou­te­fois res­tent des hommes de culture hel­lé­nique et de for­ma­tion byzan­tine, c’est-​à-​dire des hommes appar­te­nant tota­le­ment à la tra­di­tion de l’Orient chré­tien, aus­si bien pro­fane qu’ecclésiastique.

Dès leur époque, les diver­gences entre Constantinople et Rome avaient com­men­cé à deve­nir des motifs de dés­union, même si la déplo­rable scis­sion entre les deux par­ties de la même chré­tien­té ne devait se pro­duire que plus tard. Les évan­gé­li­sa­teurs et maîtres des Slaves par­tirent vers la Grande-​Moravie, péné­trés de toute la richesse de la tra­di­tion et de l’ex­pé­rience reli­gieuse carac­té­ris­tiques du chris­tia­nisme orien­tal et expri­mées par­ti­cu­liè­re­ment dans l’en­sei­gne­ment théo­lo­gique et dans la célé­bra­tion de la sainte liturgie.

Bien que depuis long­temps déjà tous les offices sacrés fussent célé­brés en grec dans toutes les Eglises se trou­vant dans le ter­ri­toire de l’Empire byzan­tin, les tra­di­tions propres de nom­breuses Eglises natio­nales d’Orient – comme l’Eglise géor­gienne ou syriaque – qui uti­li­saient pour le ser­vice divin la langue de leur peuple, étaient bien connues dans la grande culture de Constantinople et, spé­cia­le­ment, de Constantin le Philosophe, grâce à ses études et aux contacts répé­tés qu’il avait eus avec des chré­tiens de ces Eglises soit dans la capi­tale, soit au cours de ses voyages.

Les deux Frères, conscients de l’an­ti­qui­té et de la légi­ti­mi­té de ces saintes tra­di­tions, n’eurent donc pas peur d’u­ti­li­ser la langue slave pour la litur­gie, fai­sant d’elle un ins­tru­ment effi­cace pour fami­lia­ri­ser avec les véri­tés divines ceux qui par­laient cette langue. Ils le firent dans un esprit libre de toute atti­tude de supé­rio­ri­té ou de domi­na­tion, par amour de la jus­tice et avec un zèle apos­to­lique évident envers des peuples alors en train de s’affirmer.

Le Christianisme occi­den­tal, après les migra­tions des nou­velles popu­la­tions, avait amal­ga­mé les groupes eth­niques qui s’é­taient joints aux popu­la­tions latines locales, don­nant à tous, dans le but de les unir, la langue, la litur­gie et la culture latines, trans­mises par l’Eglise de Rome. De l’u­ni­for­mi­té ain­si réa­li­sée, ces socié­tés rela­ti­ve­ment jeunes et en pleine expan­sion reti­raient un sen­ti­ment de force et de cohé­rence qui contri­buait à les unir plus étroi­te­ment et aus­si à ce qu’elles s’af­firment avec plus d’éner­gie en Europe. On peut com­prendre que, dans une telle situa­tion, toute diver­si­té ris­quait d’être reçue comme une menace à cette uni­té encore in fie­ri, et que la ten­ta­tion pou­vait deve­nir forte de l’é­li­mi­ner, même en recou­rant à diverses formes de coercition.

13. A ce point de vue, il est sin­gu­lier et admi­rable de voir com­ment les deux Saints, œuvrant dans des situa­tions si com­plexes et si pré­caires, n’es­sayèrent d’im­po­ser aux peuples à qui ils devaient prê­cher ni l’in­dis­cu­table supé­rio­ri­té de la langue grecque et de la culture byzan­tine, ni les usages et les com­por­te­ments de la socié­té plus avan­cée dans les­quels ils avaient été for­més et aux­quels ils res­taient évi­dem­ment atta­chés et habi­tués. Poussés par le grand désir de réunir dans le Christ les nou­veaux croyants, ils ada­ptèrent à la langue slave les textes riches et raf­fi­nés de la litur­gie byzan­tine et har­mo­ni­sèrent à la men­ta­li­té et aux cou­tumes des peuples nou­veaux les éla­bo­ra­tions sub­tiles et com­plexes du droit gréco-​romain. En fonc­tion de ce pro­gramme de concorde et de paix, ils res­pec­tèrent à tout moment les obli­ga­tions de leur mis­sion, tenant compte des pré­ro­ga­tives tra­di­tion­nelles et des droits ecclé­sias­tiques défi­nis par les canons conci­liaires, et de même ils pen­sèrent qu’il était de leur devoir – eux qui étaient sujets de l’Empire d’Orient et fidèles dépen­dant du Patriarcat de Constantinople – de rendre compte au Pontife romain de leur tra­vail mis­sion­naire et de sou­mettre à son juge­ment, pour en obte­nir l’ap­pro­ba­tion, la doc­trine qu’ils pro­fes­saient et ensei­gnaient, les livres litur­giques com­po­sés en langue slave et les méthodes adop­tées pour l’é­van­gé­li­sa­tion de ces peuples.

Ayant entre­pris leur mis­sion sur le man­dat de Constantinople, par la suite, ils cher­chèrent, en un sens, à la faire confir­mer en se tour­nant vers le Siège apos­to­lique de Rome, centre visible de l’u­ni­té de l’Eglise((Decessores Nicolai PP.I, tamet­si noti­tiis inter se pugnan­ti­bus sol­li­ci­ta­ban­tur, quae de doc­tri­nis et ope­ri­bus Cyrilli atque Methodii affe­re­ban­tur, prae­sentes tamen ipsi congre­dientes cum iis Fratribus plane sunt assen­si. Prohibitiones vel cir­cum­scrip­tiones usus novae litur­giae Slavicae potius sunt assi­gnan­dae urgen­ti­bus tem­po­ri­bus et muta­bi­li­bus rerum poli­ti­ca­rum vicis­si­tu­di­nis nec­non ipsi neces­si­ta­ti concor­diae ser­van­dae.)). C’est ain­si qu’ils édi­fièrent l’Eglise, ani­més par le sens de son uni­ver­sa­li­té, l’Eglise une, sainte, catho­lique et apos­to­lique. Cela res­sort, de la manière la plus claire et la plus expli­cite, de tout leur com­por­te­ment. On peut dire que l’in­vo­ca­tion de Jésus dans la prière sacer­do­tale, ut unum sint(( Io. 17, 21 s.)), repré­sente leur devise mis­sion­naire, dans l’es­prit des paroles du psal­miste : « Louez le Seigneur, toutes les nations, louez-​le, vous tous les peuples ! »(( Ps. 117 [116]1.)). Pour nous, les hommes d’au­jourd’­hui, leur apos­to­lat exprime aus­si un appel œcu­mé­nique : il invite à recons­truire, dans la paix de la récon­ci­lia­tion, l’u­ni­té qui a été gra­ve­ment com­pro­mise après l’é­poque des saints Cyrille et Méthode et, en tout pre­mier lieu, l’u­ni­té entre l’Orient et l’Occident.

La convic­tion des deux Saints de Salonique, sui­vant laquelle toute Eglise locale est appe­lée à enri­chir de ses propres dons le « plé­rôme » catho­lique, était en par­faite har­mo­nie avec leur intui­tion évan­gé­lique que les divers modes de vie des Eglises chré­tiennes par­ti­cu­lières ne peuvent jamais jus­ti­fier des dis­so­nances, des dis­cordes, des déchi­rures dans la pro­fes­sion de la foi unique et dans la pra­tique de la charité.

14. On sait que, sui­vant l’en­sei­gne­ment du Concile Vatican II, « par « mou­ve­ment œcu­mé­nique », on entend les entre­prises et les ini­tia­tives pro­vo­quées et orga­ni­sées en faveur de l’u­ni­té des chré­tiens, selon les néces­si­tés variées de l’Eglise et selon les cir­cons­tances »((Decretum Unitatis Redintegratio, de Oecumenismo, 4.)). Il ne paraît donc nul­le­ment ana­chro­nique de voir dans les saints Cyrille et Méthode les pré­cur­seurs authen­tiques de l’œ­cu­mé­nisme, car ils ont vou­lu effi­ca­ce­ment éli­mi­ner ou dimi­nuer toutes les divi­sions véri­tables ou seule­ment appa­rentes entre les diverses com­mu­nau­tés appar­te­nant à la même Eglise. En effet, la divi­sion qui, mal­heu­reu­se­ment, se pro­dui­sit dans l’his­toire de l’Eglise et qu’on doit, hélas, encore déplo­rer, non seule­ment « s’op­pose ouver­te­ment à la volon­té du Christ », mais « elle est pour le monde un objet de scan­dale et elle fait obs­tacle à la plus sainte des causes : la pré­di­ca­tion de l’Evangile à toute créa­ture »((Decretum Unitatis Redintegratio, de Oecumenismo, 1.)).

La sol­li­ci­tude fer­vente que mon­trèrent les deux Frères – et par­ti­cu­liè­re­ment Méthode, en rai­son de sa res­pon­sa­bi­li­té épis­co­pale – pour gar­der l’u­ni­té de la foi et de l’a­mour entre les Eglises dont ils fai­saient par­tie, c’est-​à-​dire l’Eglise de Constantinople et l’Eglise romaine d’une part, et les Eglises nais­santes en terre slave d’autre part, fut et res­te­ra tou­jours leur grand mérite. Celui-​ci appa­raît encore plus grand, si l’on pense que leur mis­sion se dérou­la dans les années 863 à 885, donc au cours des années cri­tiques où se mani­fes­tèrent et com­men­cèrent à s’ap­pro­fon­dir le désac­cord fatal et l’âpre contro­verse entre les Eglises d’Orient et d’Occident. La divi­sion fut accen­tuée par le pro­blème de l’ap­par­te­nance cano­nique de la Bulgarie qui, pré­ci­sé­ment à ce moment, avait accep­té offi­ciel­le­ment le christianisme.

Dans cette période agi­tée, mar­quée éga­le­ment par des conflits armés entre peuples chré­tiens voi­sins, les saints Frères de Salonique gar­dèrent une fidé­li­té ferme et très vigi­lante à la juste doc­trine et à la tra­di­tion de l’Eglise par­fai­te­ment unie, et en par­ti­cu­lier aux « ins­ti­tu­tions divines » et aux « ins­ti­tu­tions ecclé­sias­tiques»(( Vita Methodii, IX, 3 ; VIII, 16 : ed. mem., p. 229 ; 228.)) sur les­quelles, sui­vant les canons des anciens Conciles, repo­sait sa struc­ture et son orga­ni­sa­tion. Cette fidé­li­té leur per­mit de mener à leur terme leurs grandes tâches mis­sion­naires et de res­ter plei­ne­ment dans l’u­ni­té spi­ri­tuelle et cano­nique avec l’Eglise romaine, avec l’Eglise de Constantinople et avec les nou­velles Eglises qu’ils avaient fon­dées par­mi les peuples slaves.

15. Méthode, en par­ti­cu­lier, n’hé­si­tait pas à faire face aux incom­pré­hen­sions, aux oppo­si­tions et même aux dif­fa­ma­tions et aux per­sé­cu­tions phy­siques, plu­tôt que de man­quer à son loya­lisme ecclé­sial exem­plaire et pour res­ter fidèle à ses devoirs de chré­tien et d’é­vêque et aux obli­ga­tions assu­mées à l’é­gard de l’Eglise de Byzance qui l’a­vait engen­dré et envoyé comme mis­sion­naire avec Cyrille ; à l’é­gard de l’Eglise de Rome, grâce à laquelle il accom­plis­sait sa charge d’ar­che­vêque pro fide dans « les terres de saint Pierre »(( Vita Methodii, IX, 2 ; ed. mem., p. 229.)); à l’é­gard aus­si de cette Eglise nais­sante en terre slave qu’il consi­dé­ra comme la sienne et qu’il sut défendre, convain­cu de son bon droit, face aux auto­ri­tés ecclé­sias­tiques et civiles, pro­té­geant spé­cia­le­ment la litur­gie en langue paléo­slave et les droits ecclé­sias­tiques fon­da­men­taux propres aux Eglises dans les diverses nations.

Agissant ain­si, il recou­rait tou­jours, comme Constantin le Philosophe, au dia­logue avec ceux qui étaient oppo­sés à ses idées ou à ses ini­tia­tives pas­to­rales et qui met­taient en doute leur légi­ti­mi­té. A cause de cela, il res­te­ra tou­jours un maitre pour tous ceux qui, à n’im­porte quelle époque, cherchent à atté­nuer les dif­fé­rends en res­pec­tant la plé­ni­tude mul­ti­forme de l’Eglise qui, confor­mé­ment à la volon­té de son fon­da­teur Jésus Christ, doit être tou­jours une, sainte, catho­lique et apos­to­lique : cette consigne est clai­re­ment expri­mée dans le Symbole des cent cin­quante Pères du deuxième Concile œcu­mé­nique de Constantinople, qui consti­tue la pro­fes­sion de foi intan­gible de tous les chrétiens.

V. Un sens catholique de l’Église

16. Ce n’est pas seule­ment le conte­nu évan­gé­lique de la doc­trine annon­cée par les saints Cyrille et Méthode qui mérite d’être mis en relief. Pour l’Eglise d’au­jourd’­hui, il y a aus­si des aspects sug­ges­tifs et ins­truc­tifs dans la méthode caté­ché­tique et pas­to­rale qu’ils appli­quèrent au cours de leur acti­vi­té apos­to­lique auprès de peuples qui n’a­vaient pas encore enten­du célé­brer dans leur langue mater­nelle les Mystères divins, et qui n’a­vaient pas encore écou­té l’an­nonce de la parole de Dieu faite d’une manière qui cor­res­ponde plei­ne­ment à leur men­ta­li­té propre et qui res­pecte les condi­tions de vie concrètes où ils se trouvaient.

Nous savons que le Concile Vatican II, il y a vingt ans, eut comme tâche prin­ci­pale de réveiller la conscience que l’Eglise a d’elle-​même et, grâce à son renou­vel­le­ment inté­rieur, de lui don­ner une nou­velle impul­sion mis­sion­naire en vue de l’an­nonce du mes­sage éter­nel de salut, de paix et d’en­tente mutuelle entre les peuples et les nations, par-​delà toutes les fron­tières qui divisent encore notre pla­nète des­ti­née à être une demeure com­mune pour toute l’hu­ma­ni­té par la volon­té de Dieu créa­teur et rédemp­teur. Les menaces qui s’ac­cu­mulent sur elle en notre temps ne peuvent faire oublier l’in­tui­tion pro­phé­tique du Pape Jean XXIII qui convo­qua le Concile dans le but et la convic­tion qu’il serait en mesure de pré­pa­rer et de com­men­cer un prin­temps et une renais­sance dans la vie de l’Eglise.

Et, au sujet de l’u­ni­ver­sa­li­té, le Concile lui-​même s’est expri­mé notam­ment en ces termes : « A faire par­tie du Peuple de Dieu, tous les hommes sont appe­lés. C’est pour­quoi ce Peuple, demeu­rant un et unique, est des­ti­né à se dila­ter aux dimen­sions de l’u­ni­vers entier et à toute la suite des siècles pour que s’ac­com­plisse ce que s’est pro­po­sé la volon­té de Dieu créant à l’o­ri­gine la nature humaine dans l’u­ni­té, et déci­dant de ras­sem­bler enfin dans l’u­ni­té ses fils dis­per­sés (cf. Jn 11, 52).… L’Eglise ou Peuple de Dieu par qui ce royaume prend corps ne retire rien aux richesses tem­po­relles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les richesses, les res­sources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon, elle les puri­fie, elle les ren­force, elle les élève… Ce carac­tère d’u­ni­ver­sa­li­té qui brille sur le Peuple de Dieu est un don du Seigneur lui-​même… En ver­tu de cette catho­li­ci­té, cha­cune des par­ties apporte aux autres et à l’Eglise tout entière le béné­fice de ses propres dons, en sorte que le tout et cha­cune des par­ties s’ac­croissent par un échange mutuel uni­ver­sel et par un effort com­mun vers une plé­ni­tude dans l’u­ni­té »((Conc. Oec. Vat. II, Cost. dogm. Lumen Gentium, de Ecclesia, 13.)).

17. Nous pou­vons tran­quille­ment affir­mer qu’une telle vision de la catho­li­ci­té de l’Eglise, tra­di­tion­nelle et aus­si extrê­me­ment actuelle – com­prise à l’i­mage d’une sym­pho­nie des diverses litur­gies dans toutes les langues du monde unies en une seule litur­gie, ou comme un chœur har­mo­nieux qui, fort des voix d’in­nom­brables mul­ti­tudes d’hommes, s’é­lève avec des modu­la­tions, des timbres et des contre­points infi­nis pour la louange de Dieu, de tous les points de notre terre, à tout moment de l’his­toire –, cor­res­pond par­ti­cu­liè­re­ment bien à la vision théo­lo­gique et pas­to­rale qui ins­pi­ra l’œuvre apos­to­lique et mis­sion­naire de Constantin le Philosophe et de Méthode et fut le prin­cipe de leur mis­sion dans les nations slaves.

A Venise, face aux repré­sen­tants de la culture ecclé­sias­tique qui, atta­chés à une concep­tion plu­tôt étroite de la réa­li­té ecclé­siale, étaient oppo­sés à cette vision, saint Cyrille la défen­dit avec cou­rage, sou­li­gnant le fait que beau­coup de peuples avaient déjà intro­duit dans le pas­sé et pos­sé­daient une litur­gie écrite et célé­brée dans leur langue, comme « les Arméniens, les Perses, les Abasges, les Géorgiens, les Sogdiens, les Goths, les Avares, les Tyrses, les Khazars, les Arabes, les Coptes, les Syriens, et beau­coup d’autres »(( Vita Constantini, XVI, 8 ; ed. mem., p. 205.)).

Rappelant que Dieu fait lever son soleil et tom­ber la pluie sur tous les hommes sans exception((Cfr. Mt. 5, 45.)), il disait : « Ne respirons-​nous pas l’air tous de la même manière ? Et vous n’a­vez pas de scru­pules à vous limi­ter à trois langues seule­ment (l’hé­breu, le grec et le latin) pour déci­der que tous les autres peuples et races res­tent aveugles et sourds ! Dites-​moi : soutenez-​vous cela parce que vous consi­dé­rez que Dieu est trop faible pour pou­voir l’ac­cor­der, ou trop jaloux pour le vou­loir ? »(( Vita Constantini, XVI, 4–6 ; ed. mem., p. 205.)). Aux argu­ments his­to­riques et dia­lec­tiques qu’on lui oppo­sait, le Saint répon­dait en pre­nant appui sur la Sainte Ecriture : « Que toute langue pro­clame que Jésus Christ est Seigneur, pour la gloire de Dieu le Père »(( Ibid., XVI, 58 ; ed. mem., p. 208 ; Philip. 2, 11.)); « que toute la terre t’a­dore, qu’elle fasse mon­ter ses chants et ses hymnes pour ton nom, Dieu trè­shaut ! »(( Vita Constantini, XVI, 12 ; ed. mem., p. 206 ; Ps 66[65], 4.)); « louez le Seigneur, toutes les nations, louez-​le, vous tous les peuples ! »(( Vita Constantini, XVI, 13 ; ed. mem., p. 206 ; Ps 117 [116], 1.)).

18. L’Eglise est catho­lique aus­si parce qu’elle sait pré­sen­ter dans tous les contextes humains la véri­té révé­lée, dont elle conserve intact le conte­nu divin, de telle manière qu’elle ren­contre les pen­sées nobles et les attentes justes de chaque homme et de chaque peuple. Du reste, tout le patri­moine du bien que chaque géné­ra­tion trans­met aux sui­vantes en même temps que l’i­nes­ti­mable don de la vie, consti­tue comme une immense quan­ti­té de pierres mul­ti­co­lores qui com­posent la mosaïque vivante du Pantocrator, lequel ne se mani­fes­te­ra dans sa splen­deur entière qu’au moment de la Parousie.

L’Evangile ne conduit pas à appau­vrir ou à effa­cer ce que tous les hommes, les peuples et les nations, toutes les cultures au long de l’his­toire, recon­naissent et réa­lisent comme bien, comme véri­té et comme beau­té. Il pousse plu­tôt a assi­mi­ler et à déve­lop­per toutes ces valeurs : à les vivre avec géné­ro­si­té et dans la joie, à les par­ache­ver à la lumière exal­tante et mys­té­rieuse de la Révélation.

La dimen­sion concrète de la catho­li­ci­té, ins­crite par le Christ Seigneur dans la struc­ture même de l’Eglise, n’est pas quelque chose de sta­tique, qui serait hors de l’his­toire et pla­te­ment uni­forme, mais elle naît et se déve­loppe, en un sens, quo­ti­dien­ne­ment, comme une nou­veau­té de la foi una­nime de tous ceux qui croient en Dieu un et trine, révé­lé par Jésus Christ et prê­ché par l’Eglise avec la force de l’Esprit Saint. Cette dimen­sion appa­raît tout à fait spon­ta­né­ment à par­tir du res­pect mutuel – c’est-​à-​dire de la cha­ri­té fra­ter­nelle – de tous les hommes et de toutes les nations, grandes ou petites, et à par­tir de la recon­nais­sance loyale des carac­té­ris­tiques et des droits des frères dans la foi.

19. La catho­li­ci­té de l’Eglise se mani­feste, par ailleurs, par la cores­pon­sa­bi­li­té active et la coopé­ra­tion géné­reuse de tous en faveur du bien com­mun. L’Eglise réa­lise avant tout son uni­ver­sa­li­té quand elle accueille, uni­fie et exalte de la manière qui lui est propre, avec une sol­li­ci­tude mater­nelle, toute véri­table valeur humaine. En même temps, elle met tout en œuvre, sous toutes les lati­tudes et les lon­gi­tudes et dans toutes les situa­tions his­to­riques, pour gagner à Dieu chaque homme et tous les hommes, pour les unir entre eux et avec lui dans sa véri­té et son amour.

Tous les hommes, toutes les nations, toutes les cultures et toutes les civi­li­sa­tions ont un rôle propre à rem­plir et une place par­ti­cu­lière dans le plan mys­té­rieux de Dieu et dans l’his­toire uni­ver­selle du salut. C’était là la pen­sée des deux Saints : le Dieu qui est « ten­dresse et justice((Cfr. Ps 112 [111]4 : Il. 2, 13.)), lui qui veut que tous les hommes soient sau­vés et par­viennent à la connais­sance de la vérité((Cfr. 1 Tim. 2, 4.)), … n’ac­cepte pas que le genre humain suc­combe à sa fai­blesse et périsse, cédant aux ten­ta­tions de l’en­ne­mi, mais chaque année et en tout temps il ne cesse de nous com­bler de sa grâce mul­ti­forme, depuis les ori­gines jus­qu’à ce jour, de la même manière : d’a­bord par les patriarches et les pères et, après eux, par les pro­phètes ; puis les apôtres et les mar­tyrs, les hommes justes et les doc­teurs, qu’il choi­sit au cœur de ce monde agi­té par la tem­pête »(( Vita Constantini, I, 1 ; ed. mem., p. 169.)).

20. Le mes­sage évan­gé­lique que les saints Cyrille et Méthode ont tra­duit pour les peuples slaves, pui­sant avec sagesse dans le tré­sor de l’Eglise « du neuf et de l’an­cien »((Cfr. Mt. 13, 52.)), a été trans­mis par la pré­di­ca­tion et la caté­chèse en accord avec les véri­tés éter­nelles tout en l’a­dap­tant à la situa­tion his­to­rique concrète. Grâce aux efforts mis­sion­naires des deux Saints, les peuples slaves purent prendre conscience, pour la pre­mière fois, de leur voca­tion à par­ti­ci­per à l’é­ter­nel des­sein de la Très Sainte Trinité, dans le plan uni­ver­sel de salut du monde. Ils pre­naient ain­si conscience aus­si de leur rôle posi­tif dans toute l’his­toire de l’hu­ma­ni­té créée par Dieu le Père, rache­tée par le Fils Sauveur et illu­mi­née par l’Esprit Saint. Grâce à cette annonce, approu­vée en son temps par les auto­ri­tés de l’Eglise, par les Evêques de Rome et les Patriarches de Constantinople, les Slaves purent se sen­tir, avec les autres nations de la terre, les des­cen­dants et les héri­tiers de la pro­messe faite par Dieu à Abraham((Cfr. Gn. 15, 1–21.)). De cette manière, grâce à l’or­ga­ni­sa­tion ecclé­sias­tique créée par saint Méthode et aus­si à la conscience qu’ils eurent de leur iden­ti­té chré­tienne, ils prirent la place qui leur reve­nait dans l’Eglise, désor­mais éta­blie aus­si dans cette par­tie de l’Europe. C’est pour­quoi leurs des­cen­dants gardent aujourd’­hui un sou­ve­nir recon­nais­sant et impé­ris­sable de celui qui est deve­nu le maillon qui les unit à la chaîne des grands hérauts de la Révélation divine de l’Ancien et du Nouveau Testaments : « Après tous ceux-​là, le Dieu misé­ri­cor­dieux, en notre temps, sus­ci­ta pour la bonne cause en faveur de notre peuple – dont per­sonne ne s’é­tait jamais pré­oc­cu­pé – notre Maître, le bien­heu­reux Méthode, dont nous com­pa­rons sans rou­gir les ver­tus et les luttes, une à une, à celles de ces hommes qui ont plu à Dieu ».1

VI. L’Évangile et la culture

21. Les Frères de Salonique étaient les héri­tiers non seule­ment de la foi, mais aus­si de la culture de la Grèce antique, conti­nuée par Byzance. Et l’on sait quelle impor­tance revêt cet héri­tage pour toute la culture euro­péenne et, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, pour la culture uni­ver­selle. Dans l’œuvre d’é­van­gé­li­sa­tion qu’ils entre­prirent, en pion­niers, dans les ter­ri­toires habi­tés par des peuples slaves, on trouve aus­si un modèle de ce que l’on appelle aujourd’­hui l”« incul­tu­ra­tion » : l’in­car­na­tion de l’Evangile dans les cultures autoch­tones, et en même temps l’in­tro­duc­tion de ces cultures dans la vie de l’Eglise.

En incar­nant l’Evangile dans la culture autoch­tone des peuples qu’ils évan­gé­li­saient, les saints Cyrille et Méthode eurent le mérite par­ti­cu­lier de for­mer et de déve­lop­per cette même culture ou, plu­tôt, de nom­breuses cultures. En effet, toutes les cultures des nations slaves doivent leur « ori­gine » ou leur déve­lop­pe­ment à l’œuvre des deux Frères de Salonique. Ce sont eux, de fait, qui, en créant, de manière ori­gi­nale et géniale, un alpha­bet pour la langue slave, appor­tèrent une contri­bu­tion fon­da­men­tale à la culture et à la lit­té­ra­ture de toutes les nations slaves.

Par ailleurs, la tra­duc­tion des Livres saints, réa­li­sée par Cyrille et Méthode en col­la­bo­ra­tion avec leurs dis­ciples, confé­ra une effi­cience et une digni­té cultu­relle à la langue litur­gique paléo­slave qui devint pour de longs siècles non seule­ment la langue ecclé­sias­tique, mais aus­si la langue offi­cielle et lit­té­raire, et même la langue cou­rante des milieux les plus culti­vés dans la majeure par­tie des nations slaves et, en par­ti­cu­lier, de tous les Slaves de rite orien­tal. Elle fut en usage aus­si à l’é­glise Sainte-​Croix de Cracovie où s’é­taient éta­blis les Bénédictins slaves. C’est là que furent publiés les pre­miers livres litur­giques impri­més dans cette langue. Aujourd’hui encore, c’est la langue uti­li­sée dans la litur­gie byzan­tine des Eglises orien­tales slaves de rite constan­ti­no­po­li­tain, catho­liques ou ortho­doxes, en Europe de l’est et du sud-​est, et éga­le­ment en divers pays d’Europe occi­den­tale ; elle est aus­si uti­li­sée dans la litur­gie romaine des catho­liques de Croatie.

22. Dans le déve­lop­pe­ment his­to­rique des Slaves de rite orien­tal, cette langue eut un rôle sem­blable à celui de la langue latine en Occident. En outre, elle s’est main­te­nue plus long­temps – en par­tie jus­qu’au XIXe siècle – et elle a exer­cé une influence beau­coup plus directe sur la for­ma­tion des langues lit­té­raires locales, grâce aux rap­ports étroits de paren­té qui les unissaient.

De ces ser­vices ren­dus à la culture de tous les peuples et de toutes les nations slaves, il résulte que l’œuvre de l’é­van­gé­li­sa­tion accom­plie par les saints Cyrille et Méthode est, en un sens, constam­ment pré­sente dans l’his­toire et dans la vie de ces peuples et de ces nations.

VII. La portée et le rayonnement du millénaire chrétien dans le monde slave

23. L’activité apos­to­lique et mis­sion­naire des saints Cyrille et Méthode, qui se dérou­la dans la seconde moi­tié du IXe siècle, peut être consi­dé­rée comme la pre­mière évan­gé­li­sa­tion effi­cace des Slaves.

Elle concer­na à des degrés divers cha­cun des ter­ri­toires, se concen­trant prin­ci­pa­le­ment sur les ter­ri­toires com­pris dans l’Etat de la Grande-​Moravie d’a­lors. En pre­mier lieu, elle cou­vrit les régions de la métro­pole dont Méthode était le pas­teur : la Moravie, la Slovaquie et la Pannonie, c’est-​à-​dire une par­tie de la Hongrie actuelle. L’influence plus large exer­cée par cette œuvre apos­to­lique, spé­cia­le­ment par les mis­sion­naires que Méthode avait pré­pa­rés, attei­gnit les autres groupes de Slaves occi­den­taux, sur­tout ceux de Bohême. Le pre­mier prince de l’his­toire de la Bohême appar­te­nant à la dynas­tie des Premyslides, Bozyvoj (Borivoj), fut pro­ba­ble­ment bap­ti­sé sui­vant le rite slave. Plus tard, cette influence s’é­ten­dit aux tri­bus serbo-​lusaciennes et aux ter­ri­toires de la Pologne méri­dio­nale. Toutefois, à par­tir de la chute de la Grande-​Moravie (vers 905–906), ce rite fut rem­pla­cé par le rite latin et la Bohême fut rat­ta­chée du point de vue ecclé­sias­tique à la juri­dic­tion de l’Evêque de Ratisbonne et à la métro­pole de Salzbourg. Mais il est utile de noter que, vers le milieu du Xe siècle encore, au temps de saint Venceslas, il exis­tait une forte péné­tra­tion réci­proque des élé­ments de l’un et l’autre rite et une sym­biose impor­tante entre les deux langues uti­li­sées dans la litur­gie : la langue slave et la langue latine. Du reste, la chris­tia­ni­sa­tion du peuple n’é­tait pas pos­sible sans l’u­sage de la langue mater­nelle. Et c’est seule­ment sur cette base que put se déve­lop­per le lan­gage chré­tien en Bohême, et de là, ensuite, le lan­gage ecclé­sias­tique put se déve­lop­per et s’af­fer­mir en Pologne. La notice concer­nant le prince des Vislanes dans la Vie de Méthode est la men­tion his­to­rique la plus ancienne sur l’une des tri­bus polonaises((Cfr. Vita Methodii, XI, 2–3 ; ed. mem., p. 231.)). On ne dis­pose pas de don­nées suf­fi­santes pour pou­voir lier à cette men­tion l’ins­ti­tu­tion dans les terres polo­naises d’une orga­ni­sa­tion ecclé­sias­tique de rite slave.

24. Le bap­tême de la Pologne, en 966, en la per­sonne du pre­mier sou­ve­rain de l’his­toire, Mieszko, qui épou­sa la prin­cesse Dubravka de Bohême, eut lieu prin­ci­pa­le­ment par l’in­ter­mé­diaire de l’Eglise de Bohême, et c’est par cette voie que le chris­tia­nisme par­vint en Pologne, depuis Rome, sous sa forme latine. C’est un fait, néan­moins, que les pré­mices du chris­tia­nisme en Pologne se rat­tachent en quelque manière à l’œuvre des Frères par­tis de la loin­taine Salonique.

Chez les Slaves de la pénin­sule bal­ka­nique, le zèle des deux Saints por­ta des fruits encore plus visibles. Grâce à leur apos­to­lat, le chris­tia­nisme, implan­té depuis long­temps en Croatie, y fut renforcé.

La mis­sion entre­prise par Cyrille et Méthode s’af­fer­mit et se déve­lop­pa admi­ra­ble­ment en Bulgarie, essen­tiel­le­ment par l’œuvre des dis­ciples expul­sés de leur pre­mier champ d’ac­tion. Dans cette région, sous l’in­fluence de saint Clément d’Ocrida, des centres dyna­miques de vie monas­tique furent fon­dés et l’u­sage de l’al­pha­bet cyril­lique y fut par­ti­cu­liè­re­ment déve­lop­pé. De là, cepen­dant, le chris­tia­nisme gagna d’autres ter­ri­toires pour atteindre, à tra­vers la Roumanie voi­sine, l’an­cien Rus” de Kiev et s’é­tendre ensuite de Moscou vers l’Orient. Dans quelques années, pré­ci­sé­ment en 1988, on célé­bre­ra le mil­lé­naire du bap­tême de saint Vladimir le Grand, Prince de Kiev.

25. C’est donc à juste titre que les saints Cyrille et Méthode furent rapi­de­ment recon­nus par la famille des peuples slaves comme les pères de leur chris­tia­nisme aus­si bien que de leur culture. Dans beau­coup de ter­ri­toires déjà nom­més, mal­gré la venue de divers mis­sion­naires, la majo­ri­té de la popu­la­tion slave conser­vait, au IXe siècle encore, des cou­tumes et des croyances païennes. Ce n’est que sur le ter­rain culti­vé par nos Saints, ou du moins pré­pa­ré par eux pour être culti­vé, que le chris­tia­nisme entra défi­ni­ti­ve­ment dans l’his­toire des Slaves au cours du siècle suivant.

Leur œuvre consti­tue une contri­bu­tion émi­nente à la for­ma­tion des racines chré­tiennes com­munes de l’Europe, racines qui, par leur soli­di­té et leur vita­li­té, consti­tuent un fon­de­ment des plus fermes que ne peut igno­rer aucune ten­ta­tive sérieuse de refor­mer l’u­ni­té du conti­nent de manière nou­velle et actuelle.

Après onze siècles de chris­tia­nisme chez les Slaves, nous voyons clai­re­ment que l’hé­ri­tage des Frères de Salonique est et reste pour eux plus pro­fond et plus fort que n’im­porte quelle divi­sion. L’une et l’autre tra­di­tions chré­tiennes – la tra­di­tion orien­tale qui vient de Constantinople et la tra­di­tion occi­den­tale qui vient de Rome – sont nées dans le sein de l’u­nique Eglise, même si ce fut sur la trame de cultures dif­fé­rentes et d’ap­proches dif­fé­rentes des mêmes pro­blèmes. Une telle diver­si­té, quand on en com­prend bien l’o­ri­gine et quand on prend bien en consi­dé­ra­tion sa valeur et son sens, ne peut qu’en­ri­chir la culture de l’Europe et sa tra­di­tion reli­gieuse ; et elle devient, par ailleurs, la base qui convient au renou­veau spi­ri­tuel sou­hai­table pour elle.

26. Dès le IXe siècle, alors qu’un nou­veau visage de l’Europe chré­tienne se des­si­nait, les saints Cyrille et Méthode nous pro­po­sèrent un mes­sage qui se révèle tout à fait actuel pour notre époque où, pré­ci­sé­ment en rai­son de pro­blèmes nom­breux et com­plexes d’ordre reli­gieux et cultu­rel, pro­fane et inter­na­tio­nal, on recherche l’u­ni­té vitale dans une com­mu­nion réelle de diverses com­po­santes. Des deux évan­gé­li­sa­teurs, on peut dire qu’ils furent carac­té­ri­sés par leur amour de la com­mu­nion de l’Eglise uni­ver­selle en Orient comme en Occident, et, dans l’Eglise uni­ver­selle, par l’a­mour de l’Eglise par­ti­cu­lière qui était en train de naître dans les nations slaves. C’est aus­si d’eux que vient l’ap­pel à construire ensemble la com­mu­nion, appel qui s’a­dresse aux chré­tiens et aux hommes de notre temps.

Mais c’est sur le ter­rain spé­ci­fique de l’ac­ti­vi­té mis­sion­naire que l’exemple de Cyrille et de Méthode a encore plus de valeur. Cette acti­vi­té est en effet pour l’Eglise un devoir fon­da­men­tal, aujourd’­hui urgent, sous la forme déjà men­tion­née de l”« incul­tu­ra­tion ». Les deux Frères non seule­ment ont rem­pli leur mis­sion en res­pec­tant plei­ne­ment la culture qui exis­tait déjà chez les peuples slaves, mais ils la sou­tinrent et la deve­lop­pèrent inlas­sa­ble­ment et de manière émi­nente en même temps que la reli­gion. De manière ana­logue aujourd’­hui, les Eglises anciennes peuvent et doivent aider les Eglises et les peuples jeunes à mûrir leur propre iden­ti­té et à y progresser((Cfr. Conc. Oec. Vat. II, Decretum Ad Gentes, de acti­vi­tate mis­sio­na­li Ecclesiae, 38.)).

27. Cyrille et Méthode sont comme les maillons d’u­ni­té, ou comme un pont spi­ri­tuel, entre la tra­di­tion orien­tale et la tra­di­tion occi­den­tale qui convergent l’une et l’autre dans l’u­nique grande Tradition de l’Eglise uni­ver­selle. Ils sont pour nous les cham­pions et en même temps les patrons de l’ef­fort œcu­mé­nique des Eglises sœurs d’Orient et d’Occident pour retrou­ver, par le dia­logue et la prière, l’u­ni­té visible dans la com­mu­nion par­faite et totale, « l’u­ni­té qui – comme je l’ai dit à l’oc­ca­sion de ma visite à Bari – n’est pas absorp­tion, ni même fusion »((IOANNES PAULUS PP. II Allocutio Barii habi­ta in oecu­me­ni­ca congres­sione in basi­li­ca Sancti Nicolai, 2, die 26 febr. 1984 : Insegnamenti VII, 1 (1984), p. 532.)). L’unité est la ren­contre dans la véri­té et dans l’a­mour que nous donne l’Esprit. Cyrille et Méthode, par leur per­son­na­li­té et leur œuvre, sont des figures qui réveillent en tout chré­tien une grande « nos­tal­gie de l’u­nion » et de l’u­ni­té entre les deux Eglises sœurs d’Orient et d’Occident((Ibid. 1 loccit., p. 531.)). Pour la pleine catho­li­ci­té, toute nation, toute culture a un rôle propre à jouer dans le plan uni­ver­sel du salut. Toute tra­di­tion par­ti­cu­lière, toute Eglise locale doit res­ter ouverte et atten­tive aux autres Eglises et aux autres tra­di­tions et, en même temps, à la com­mu­nion uni­ver­selle et catho­lique ; si elle res­tait fer­mée sur elle-​même, elle cour­rait le risque de s’ap­pau­vrir elle-même.

En met­tant en œuvre leur propre cha­risme, Cyrille et Méthode appor­tèrent une contri­bu­tion déci­sive à la construc­tion de l’Europe, non seule­ment dans la com­mu­nion reli­gieuse chré­tienne, mais aus­si dans les domaines de son union poli­tique et cultu­relle. Il n’y a pas non plus d’autre voie aujourd’­hui pour sur­mon­ter les ten­sions et dépas­ser, en Europe ou dans le monde, les rup­tures et les anta­go­nismes qui menacent de pro­vo­quer une ter­rible des­truc­tion de la vie et des valeurs. Etre chré­tien en notre temps signi­fie être arti­san de com­mu­nion dans l’Eglise et dans la socié­té. A cette fin, il importe d’a­voir l’âme ouverte à ses frères, de vivre la com­pré­hen­sion mutuelle, de coopé­rer spon­ta­né­ment par l’é­change géné­reux des biens cultu­rels et spirituels.

En effet, l’une des aspi­ra­tions fon­da­men­tales de l’hu­ma­ni­té d’au­jourd’­hui consiste à retrou­ver l’u­ni­té et la com­mu­nion, pour une vie vrai­ment digne de l’homme, dans une dimen­sion pla­né­taire. L’Eglise, consciente d’être signe et sacre­ment uni­ver­sel du salut et de l’u­ni­té du genre humain, se déclare prête à rem­plir son devoir, auquel « les condi­tions pré­sentes ajoutent une nou­velle urgence : il faut que tous les hommes, désor­mais plus étroi­te­ment unis entre eux par les liens sociaux, tech­niques, cultu­rels, réa­lisent éga­le­ment leur pleine uni­té dans le Christ »((Conc. Oec. Vat. II, Const. dogm. Lumen Gentium, de Ecclesia, 1.)).

VIII. Conclusion

28. Il convient donc que toute l’Eglise célèbre avec solen­ni­té et avec joie les onze siècles écou­lés depuis la conclu­sion de l’œuvre apos­to­lique du pre­mier arche­vêque ordon­né à Rome pour les peuples slaves, Méthode, et de son frère Cyrille, en fai­sant mémoire de l’en­trée de ces peuples sur la scène de l’his­toire du salut et au nombre des nations euro­péennes qui avaient déjà reçu le mes­sage évan­gé­lique au cours des siècles pré­cé­dents. Tous peuvent com­prendre avec quelle pro­fonde exul­ta­tion le pre­mier fils de la lignée slave appe­lé, après presque deux mil­lé­naires, à occu­per le siège épis­co­pal qui fut celui de saint Pierre dans cette ville de Rome, désire par­ti­ci­per à cette célébration.

29. « En tes mains je remets mon esprit » : nous saluons le onzième cen­te­naire de la mort de saint Méthode avec les paroles mêmes qu’il pro­non­ça avant de mou­rir – selon ce que rap­porte sa Vie en langue paléoslave((Cfr. Vita Methodii, XVII, 9–10 ; ed. mem., p. 237 ; Lc. 23, 46 ; Ps. 31 [30], 6.)) –, au moment où il allait s’u­nir à ses pères dans la foi, l’es­pé­rance et la cha­ri­té : aux patriarches, aux pro­phètes, aux apôtres, aux doc­teurs, aux mar­tyrs. Par le témoi­gnage de sa parole et de sa vie, sou­te­nu par le cha­risme de l’Esprit, il don­na l’exemple d’une voca­tion féconde pour le siècle où il vécut comme pour les siècles ulté­rieurs, et par­ti­cu­liè­re­ment pour notre temps.

Son bien­heu­reux « pas­sage », au prin­temps de l’an­née 885 de l’Incarnation du Christ (et, sui­vant le com­put byzan­tin du temps, en l’an 6393 de la créa­tion du monde), se pro­dui­sit à une époque où des nuages inquié­tants s’a­mas­saient sur Constantinople et où les ten­sions de l’hos­ti­li­té mena­çaient tou­jours plus la tran­quilli­té et la vie des nations, et même les liens sacrés de la fra­ter­ni­té chré­tienne et de la com­mu­nion entre les Eglises d’Orient et d’Occident.

Dans sa cathé­drale, rem­plie de fidèles de diverses lignées, les dis­ciples de saint Méthode ren­dirent un hom­mage solen­nel au pas­teur défunt, à cause du mes­sage de salut, de paix et de récon­ci­lia­tion qu’il avait appor­té et auquel il avait consa­cré sa vie : « Ils célé­brèrent un office sacré en latin, en grec et en sla­von »(( Vita Methodii, XVII, 11 ; ed. mem., p. 237.)), ado­rant Dieu et véné­rant le pre­mier arche­vêque de l’Eglise qu’il avait fon­dée chez les Slaves, aux­quels, avec son frère, il avait annon­cé l’Evangile dans leur propre langue. Cette Eglise devint encore plus forte quand, du consen­te­ment exprès du Pape, elle reçut une hié­rar­chie autoch­tone, fon­dée dans la suc­ces­sion apos­to­lique et demeu­rant en uni­té de foi et d’a­mour avec l’Eglise de Rome et avec celle de Constantinople, celle d’où la mis­sion slave avait pris le départ.

Tandis que onze siècles se sont écou­lés depuis sa mort, je vou­drais me retrou­ver, au moins en esprit, à Velehrad où, vrai­sem­bla­ble­ment, la Providence per­mit à Méthode d’a­che­ver sa vie apostolique :

  • je désire aus­si faire halte à la Basilique Saint-​Clément de Rome, au lieu où fut ense­ve­li saint Cyrille ;
  • et auprès des tom­beaux de ces deux Frères, apôtres des Slaves, je vou­drais recom­man­der à la Très Sainte Trinité leur héri­tage spi­ri­tuel en une prière particulière.

30. « En tes mains je remets … ».

O Dieu grand, un dans la Trinité, je te confie l’hé­ri­tage de la foi des nations slaves ; garde et bénis ton œuvre !

Souviens-​toi, ô Père tout-​puissant, du moment où, selon ta volon­té, advint pour ces peuples et ces nations la « plé­ni­tude des temps », et où les saints mis­sion­naires de Salonique accom­plirent fidè­le­ment le com­man­de­ment que ton Fils Jésus Christ avait don­né à ses Apôtres ; sui­vant leurs traces et celles de leurs suc­ces­seurs, ils por­tèrent la lumière de l’Evangile, la Bonne Nouvelle du salut, dans les terres habi­tées par les Slaves, et ren­dirent témoignage

  • que tu es le Créateur de l’homme, que tu es notre Père et que, nous les hommes, en toi nous sommes tous frères ;
  • que par ton Fils, ta Parole éter­nelle, tu as don­né l’exis­tence à toutes choses, et tu as appe­lé les hommes à par­ti­ci­per à ta vie pour toujours ;
  • que tu as tant aimé le monde que tu lui as fait don de ton Fils unique, qui, pour nous les hommes et pour notre salut, des­cen­dit du ciel, s’est incar­né par l’œuvre de l’Esprit Saint dans le sein de la Vierge Marie et s’est fait homme ;
  • et que, enfin, tu as envoyé l’Esprit de force et de conso­la­tion pour que tout homme, rache­té par le Christ, puisse rece­voir en lui la digni­té de fils et deve­nir cohé­ri­tier des pro­messes indé­fec­tibles que tu as faites à l’humanité !

Ton plan créa­teur, ô Père, cou­ron­né par la Rédemption, regarde l’homme vivant ; il embrasse sa vie entière et l’his­toire de tous les peuples.

Entends, ô Père, les sup­pli­ca­tions que te pré­sente aujourd’­hui toute l’Eglise, et fais que les hommes et les nations qui, grâce à la mis­sion apos­to­lique des saints Frères de Salonique, te connurent et t’ac­cueillirent, toi le vrai Dieu, et qui entrèrent dans la sainte com­mu­nau­té de tes fils par le bap­tême, puissent conti­nuer encore, sans obs­tacles, à accueillir avec foi et enthou­siasme ce pro­gramme évan­gé­lique et à épa­nouir toutes leurs pos­si­bi­li­tés humaines en s’ap­puyant sur leur enseignement !

  • Puissent-​ils suivre, confor­mé­ment à leur conscience, ton appel sur les che­mins qui, pour la pre­mière fois, leur ont été ouverts il y a onze siècles !
  • Puisse leur appar­te­nance au Règne de ton Fils n’être jamais consi­dé­rée par per­sonne comme oppo­sée au bien de leur patrie terrestre !
  • Puissent-​ils pro­cla­mer les louanges qui te sont dues dans leur vie pri­vée et dans leur vie publique !
  • Puissent-​ils vivre dans la véri­té, dans la cha­ri­té, dans la jus­tice et dans cette expé­rience de la paix mes­sia­nique qui touche les cœurs humains, la com­mu­nau­té, la terre et tout le cosmos !
  • Conscients de leur digni­té d’hommes et de fils de Dieu, puissent-​ils avoir la force de sur­mon­ter toute haine et de vaincre le mal par le bien !

Mais accorde aus­si à toute l’Europe, ô Trinité très sainte, que, par l’in­ter­ces­sion des deux saints Frères, elle per­çoive tou­jours mieux l’exi­gence de l’u­ni­té reli­gieuse chré­tienne et de la com­mu­nion fra­ter­nelle de tous ses peuples, afin que, sur­mon­tant l’in­com­pré­hen­sion et la méfiance réci­proque, et dépas­sant les conflits idéo­lo­giques dans une conscience com­mune de la véri­té, elle puisse être pour le monde entier un exemple de convi­via­li­té juste et paci­fique dans le res­pect mutuel et la liber­té inviolable.

31. A toi donc, Dieu Père tout-​puissant, Dieu Fils qui as rache­té le monde, Dieu Esprit qui es le sou­tien et le maître de toute sain­te­té, je vou­drais confier toute l’Eglise d’hier, d’au­jourd’­hui et de demain, l’Eglise qui est en Europe et qui est répan­due sur toute la terre. En tes mains, je remets cette unique richesse, com­po­sée de tant de dons divers, anciens et nou­veaux, inclus dans le tré­sor com­mun de tant de fils différents.

Toute l’Eglise te rend grâce, toi qui as appe­lé les nations slaves à la com­mu­nion de la foi, pour l’hé­ri­tage et pour la contri­bu­tion qu’elles ont appor­tés au patri­moine uni­ver­sel. D’une manière par­ti­cu­lière, le Pape d’o­ri­gine slave te remer­cie pour cela. Que cette contri­bu­tion ne cesse jamais d’en­ri­chir l’Eglise, le conti­nent euro­péen et le monde entier ! Qu’elle ne fasse pas défaut à l’Europe et au monde d’au­jourd’­hui ! Qu’elle ne manque pas à la conscience de nos contem­po­rains ! Nous dési­rons accueillir inté­gra­le­ment tout ce que les nations slaves ont appor­té et apportent d’o­ri­gi­nal et de valable dans le patri­moine spi­ri­tuel de l’Eglise et de l’hu­ma­ni­té. L’Eglise entière, consciente de la richesse com­mune, pro­fesse sa soli­da­ri­té spi­ri­tuelle avec elles et redit qu’elle a une res­pon­sa­bi­li­té propre envers l’Evangile, pour l’œuvre du salut qu’elle est appe­lée à réa­li­ser encore aujourd’­hui dans le monde entier, jus­qu’aux confins de la terre. Il est néces­saire de remon­ter au pas­sé pour com­prendre, à sa lumière, la réa­li­té pré­sente et pré­voir le len­de­main. La mis­sion de l’Eglise est, en effet, tou­jours orien­tée et ten­due dans une indé­fec­tible espé­rance vers l’avenir.

32. L’avenir ! Alors qu’il peut humai­ne­ment paraître lourd de menaces et d’in­cer­ti­tudes, nous le dépo­sons avec confiance entre tes mains, Père céleste, en invo­quant pour lui l’in­ter­ces­sion de la Mère de ton Fils et la Mère de l’Eglise, et celle de tes saints Apôtres Pierre et Paul, et des saints Benoît, Cyrille et Méthode, d’Augustin et Boniface et de tous les autres évan­gé­li­sa­teurs de l’Europe qui, forts dans la foi, dans l’es­pé­rance et dans la cha­ri­té, annon­cèrent à nos Pères ton salut et ta paix, et qui, dans les peines des semailles spi­ri­tuelles, com­men­cèrent la construc­tion de la civi­li­sa­tion de l’a­mour, de l’ordre nou­veau fon­dé sur ta sainte loi et sur le secours de ta grâce qui, à la fin des temps, vivi­fie­ra tout et tous dans la Jérusalem céleste. Amen.

A vous tous, frères et sœurs bien-​aimés, ma Bénédiction apostolique.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 2 juin 1985, solen­ni­té de la Très Sainte Trinité, en la sep­tième année de mon pontificat.

JEAN-​PAUL II

  1. Vita Methodii, II, 1 ; ed. mem., p. 220 s. []