La souffrance qui rayonne : histoire d’un « drôle » de vicaire…

Un curé des­ser­vait deux paroisses. Il don­nait à l’une et à l’autre, exac­te­ment les mêmes offices, les mêmes soins, le même zèle, le même coeur. Paroisses pri­vi­lé­giées ! Admirable curé ! Il m’ar­ri­va de le pen­ser tout haut, comme j’y prê­chais à l’oc­ca­sion du Jubilé.

Ce qui me valut une pro­tes­ta­tion en règle, com­man­dée par l’humilité…

« Et puis, conclut M. le Curé, mon vicaire en fait plus que moi !»

- Votre vicaire ? Mais, M. le Curé, depuis deux jours que je suis avec vous, je n’ai pas vu l’ombre d’un vicaire…

- Je vous la mon­tre­rai, cette ombre de vicaire, à la pre­mière après-​midi libre. Il faut pour cela du temps, une auto… et un grand esprit de foi. Cela ne tar­da pas. En route à la décou­verte du vicaire !

Le soleil don­nait à la cam­pagne une séduc­tion pre­nante, à laquelle on ne pou­vait résis­ter. Par des che­mins de mon­tagnes, l’au­to légère et alerte, grimpe et tourne, en chan­tant de tout son moteur… Là-​bas, sur le pla­teau, appa­raissent enfin les pre­mières fermes d’un gros village.

« Il est là ! » me souffle mon­sieur le Curé.

- Ah ! j’y suis. Il des­sert une cha­pelle de secours, votre vicaire, je suppose ?

- Oh, non ! Il en est bien inca­pable, le pauvre … Il s’oc­cupe sim­ple­ment de mes paroissiens.

- Vous vou­lez rire, mon­sieur le Curé !

- C’est abso­lu­ment sérieux … C’est l’exacte vérité.

Je pris le par­ti de me taire, prêt à n’im­porte quoi. J’aurais vu sur­gir sous mon nez le diable ou un ché­ru­bin, que je n’au­rais pas éprou­vé le moindre éton­ne­ment. Or, ce que je vis, tout d’un coup, me fit pâlir d’é­mo­tion. La gorge ser­rée, les yeux embués de larmes, je res­tai quelques minutes sans pou­voir arti­cu­ler une seule parole. Là, devant moi, sous l’auvent d’une gale­rie, cou­ché dans une voi­ture d’en­fant, un mal­heu­reux infirme, aux bras, aux jambes invrai­sem­bla­ble­ment noués, atro­phiés et tor­dus par des rhu­ma­tismes. Et, domi­nant ce pauvre corps dif­forme et ces petites menottes de bébé, la tête d’un homme de 30 ans, forte, lumi­neuse d’in­tel­li­gence, rayon­nante de bon­té, toute de sou­rire et de joie,. les lèvres comme ten­dues pour le mot de bien­ve­nue et la pointe malicieuse…

C’était lui, le vicaire ! Tout de suite, je compris…

Je com­pris que son sacer­doce, son apos­to­lat n’é­taient autres que ceux de la souf­france accep­tée, offerte pour ses deux paroisses… Et les pleurs qui gon­flaient mes pau­pières, se mirent à éclater…

Mais lui, aus­si­tôt, me ren­dit l’as­su­rance par les fusées de sa belle humeur.

- Eh ! mon­sieur le Curé, quelle riche idée vous avez eue là, de m’a­me­ner le bon Père !

- Mais, oui ! J’ai pen­sé que vous ne seriez pas fâché, vous non plus, de faire votre jubilé ?

- Certes ! Si tou­te­fois vous vou­lez bien me dis­pen­ser des six visites à l’é­glise ! Et il s’es­claf­fa de rire…

Comme je le regar­dai décon­te­nan­cé par tant de joie, il esquis­sa une moue d’en­fant qu’on va gronder.

« Je dois vous paraître un drôle de bon­homme, n’est-​ce pas ? Moi qui, flan­qué comme vous me voyez, ne puis res­ter grave deux minutes… J’ai tou­jours envie de chan­ter. C’est plus fort que moi, tant je suis heu­reux ! Ah ! Dieu est si boni Si vous saviez ! »

- Et vous êtes admi­rable, mon cher, de vous adap­ter si bien à sa volon­té. Tout le monde n’a pas votre rési­gna­tion joyeuse.

À ce moment, mon­sieur le Curé lui pas­sa un bout de papier. Il y jeta un coup d’œil. Cela, mon Père, c’est mon tra­vail à domi­cile. Monsieur le Curé dit la Messe et admi­nistre les Sacrements ; il prêche… et fort bien, m’a-​t-​on dit (je ne l’ai jamais enten­du) ; il visite les malades ; il enterre les morts… Pendant ce temps-​là, moi je prie pour les inten­tions qu’il vient me recom­man­der une fois la semaine. Et, il y en a ! Aussi, je n’ai guère le temps de me repo­ser. (Nouvelle cas­cade de rires.)

- Eh bien ! mon brave Michel, lui dit M. le Curé, je compte sur vous. A nous deux, c’est enten­du ? Seul, je ne tien­drais pas long­temps… Priez ferme, et offrez vos jour­nées pour nos paroissiens.

- Bien sûr, mon­sieur le Curé ! Et reve­nez bientôt !

- Oui. Je revien­drai jeu­di, pour vous appor­ter le Bon Dieu.

Cinq minutes plus tard, notre auto déva­lait les pentes…

« Vous l’a­vez vu, mon vicaire ? … Il est ain­si depuis l’âge de sept ans ; et il a main­te­nant 32 ans. Et jamais une plainte… On vient s’é­di­fier auprès de lui, de trois lieues à la ronde. Le soir, les gens des alen­tours font la veillée autour de lui. Il raconte des his­toires. Il lit à haute voix quelques pages ins­truc­tives ou pieuses. Il prêche à sa manière, sans en avoir l’air. Il fait la prière… Et cela, chaque jour. Il n’y a que la messe et les sacre­ments, dont il ne peut pas s’oc­cu­per. Cela, par exemple, c’est trop fort pour lui. Je m’en charge… » ..

.Et je pen­sai, et je pense encore à tant de malades, qui peinent et qui souffrent : peines et souf­frances tour­nées en révoltes et en blas­phèmes, quand elles pour­raient contri­buer à la ran­çon du monde !

Vous qui souf­frez, pen­sez aux âmes à sau­ver ! Soyez nos vicaires ! Les portes du ciel s’ouvrent mieux, quand on les pousse avec des mains meurtries…

Extrait du Flamboyant n° 19 de sep­tembre 2014