Elles sont discrètes et c’est par vocation. Lentement mais sûrement leur communauté grandit, dans le cadre paisible d’un monastère d’une beauté simple et étonnante. Les dominicaines contemplatives d’Avrillé, près d’Angers, viennent de fêter le vingtcinquième anniversaire de leur fondation. Nous avons interrogé leur supérieure à cette occasion.
Mgr Bernard Tissier de Mallerais, aux journées de la Tradition en automne dernier, a prêché en faveur des vocations contemplatives féminines. Comment percevez-vous cette intervention épiscopale ?
Répondons par une autre interrogation : Que vont devenir les fruits et les feuilles d’un arbre dont la sève vient à disparaître ? Monseigneur a raison de s’alarmer. Si la note de sainteté de l’Église spécialement représentée par la vocation des contemplatives vient à disparaître… Il faut démythifier nos vies monastiques : nos cloîtres ne sont pas des lieux où l’on ne mange pas, où l’on ne dort pas et où l’on meurt de froid après s’être tué au travail ! Nos vies sont au contraire accessibles, simples, ruisselantes de joie surnaturelle et profondément équilibrées. Cet équilibre fait aujourd’hui souvent défaut dans le mode de vie des jeunes filles qui pensent se réaliser par une vie d’autonomie et d’indépendance, et les voilà cruellement aliénées. Pour des jeunes qui veulent donner un sens à leur vie, qui doivent réussir l’aventure de l’éternité, la vie contemplative est certainement l’une des plus belles où peut s’engager une âme avec pleine assurance. Car avec Dieu, peuton jamais être déçu ?
Vous parlez d’une formidable aventure, comment se conjugue-t-elle avec la régularité de votre vie : lever et coucher à la même heure et tous les jours, etc. ?
Face à Dieu, rien n’est monotone. Nos vies ne sont pas de ce monde, elles s’avancent vers le Ciel, c’est une ascension continuelle. Et comme en montagne, au désert ou aux glaces polaires, s’arrêter serait mourir.
Votre vocation contemplative vous amène à ne jamais pouvoir sortir de la clôture. Quel est le sens de cette restriction qui ne doit pas être facile aux jeunes personnes ?
Nous sommes en réalité comme prisonnières de l’Amour et pourtant infiniment libres.
Est-ce vous qui prenez la redoutable décision de juger d’une vocation ?
Les choses ne sont pas si simples et heureusement ! Nous exerçons un premier discernement. Mais comme la vocation est une proposition de Jésus à telle âme – « Si tu veux » –, l’âme seule peut ou non donner son consentement, un consentement d’amour.
Ensuite, la communauté qui reçoit a grâce, au nom de l’Église, pour authentifier cette vocation dans la vie quotidienne et l’épreuve du temps. Sainte Thérèse d’Avila disait qu’il lui fallait dix ans pour se prononcer sur une vocation contemplative : cela correspond pour nous au délai laissé avant de prononcer les vœux définitifs. L’Église, en mère prudente et sage, sauvegarde ainsi à la fois la liberté de l’âme et celle de la communauté.
Qu’est-ce qui frappe en premier une postulante qui franchit la clôture ?
Invariablement le silence, la simplicité et plus que tout la charité fraternelle.
Ce silence n’est-il pas pénible pour celle qui vient du monde et du bruit ?
Non pas, car c’est un silence plein de Dieu, plein de sa présence, tellement bienfaisant pour l’âme ainsi libérée de l’événementiel pour se consacrer à l’essentiel.
Et puis nous avons une récréation par jour où s’expriment la joie d’être ensemble, le bonheur du soutien mutuel dans une vie commune. Nos récréations sont un jaillissement de gaieté. Nous y échangeons les anecdotes du jour ou du passé, nos lectures, les derniers ouvrages offerts qui ouvrent tel pan de l’histoire de l’Église et de nos pays… Chaque nationalité apporte alors son témoignage.
Ces échanges fraternels, au même titre que la prière, le travail et l’étude sont un moyen pour favoriser notre vie d’union à Dieu.
Avez-vous un conseil pour une jeune fille en âge de se poser la question de la vocation ?
Notre-Seigneur lui répond dans l’Évangile : « Venez et vous verrez. »
Chaque âme a son histoire, chaque âme a ses grâces et ses blessures, chaque âme est un monde. La vocation n’est pas du commerce en gros. C’est âme par âme qu’il faut considérer la question.
Il est des jeunes filles qui viennent à nous désireuses ou persuadées d’être appelées, mais nous ne discernons pas cet appel ou bien les aptitudes font défaut. Nous les encourageons alors à se tourner vers d’autres communautés ou à fonder un foyer si telle est la divine volonté. Les âmes sont à Dieu. Toutes partent vraiment apaisées car elles voient bien que nous cherchons la seule volonté de Dieu avec elles et sur elles.
Quand Dieu appelle, il donne tout ce qu’il faut pour le suivre. L’appel peut être très discret, au fond de l’âme. C’est alors qu’il faut prier. Et une fidélité aux premières avances de Dieu obtient tôt ou tard la lumière.
Pour notre vie cloîtrée, il faut une certaine soif de Dieu, un besoin de silence et de prière, et la grâce de comprendre que derrière une apparente inactivité se cache, dans la foi pure, une richesse de vie inépuisable. Dans une vie plus active, cette âme s’étiolerait, dépérirait, elle ne donnerait pas tout ce qu’elle peut donner. Il lui semblerait voler Dieu.
Si Dieu est Dieu, il est de la plus haute convenance qu’il prédestine quelquesunes de ses créatures à ne s’occuper que de lui au nom de tous les hommes, tout comme dans les hiérarchies angéliques certaines ne sont tournées que vers le Dieu trois fois saint.
Les jeunes filles savent, en entrant dans le cloître, qu’elles doivent sacrifier leur désir naturel d’être mère…
Qui est plus mère que la vierge consacrée ? En s’unissant à Dieu, elle lui enfante des âmes pour l’éternité.
Qu’est-ce qui va déterminer une jeune fille à devenir moniale dominicaine plutôt que carmélite, clarisse ou bénédictine ?
Certaines découvrent notre vie par le jeu de la Providence, et c’est alors la révélation de l’appel profond qui sourdait au fond de leur être. La jeune fille se sent bien. Elle est en paix : là est le lieu de son repos.
Plusieurs sont attirées par notre vie de contemplation étayée par l’étude et l’amour de la vérité. Tout y respire la lumière, la simplicité, la joie et une certaine gravité dans la sobriété des observances.
D’autres, parce que notre Ordre est éminemment marial. Notre-Seigneur a dit à saint Dominique : « J’ai confié ton Ordre à ma Mère. » Et ne nous donna-telle pas son rosaire ?
Il y a aussi le saint sacrement, les âmes du purgatoire, la Passion, toutes dévotions chères à l’âme dominicaine. Enfin, ce charme personnel de saint Dominique, homme de Dieu si profondément contemplatif, pur, joyeux, compatissant et d’une bonté inépuisable, « accueillant tous les hommes dans le vaste sein de sa charité » (bienheureux Jourdain de Saxe).
Que répondez-vous aux mauvaises langues qui prétendent que la vie religieuse, lorsqu’elle dure de nombreuses années, s’avère ennuyeuse ?
Lorsqu’on approche de la Source désirée toute sa vie, la soif s’intensifie, le cœur devient insatiable. N’oublions pas que l’on a accepté de tout perdre en route pour s’alléger et atteindre plus sûrement le Visage caché tant désiré, seul désiré. C’est ainsi que la vie intérieure se simplifie. Dans son jeu divin, l’Époux dépouille l’âme de tout l’inutile et dans sa vie extérieure et dans sa vie intérieure. C’est la suprême pauvreté.
Vous êtes soeurs prêcheresses. Comment expliquer que vous ne prêchiez pas ?
Dans un ordre voué à la prédication du Verbe, à la prédication de la Vérité, alors que le prêcheur porte aux âmes sa contemplation, la moniale prêcheresse porte les âmes dans sa contemplation.
Les dominicaines cloîtrées prêchent par le silence de leur vie cachée. Fondées avant leurs frères comme partie essentielle et constituante de l’Ordre, elles sont par vocation insérées dans l’incessante quête de Dieu et des âmes à sauver.
Précisez-nous un peu la spiritualité de votre saint fondateur.
Il a légué à ses enfants sa soif, sa nostalgie inextinguible de Dieu et du salut des âmes
. La moniale dominicaine, quant à elle, ne quitte pas l’état contemplatif, mais sa vie d’oraison recèle une note apostolique. Elle est tout occupée de l’intimité de Dieu, mais jamais sans penser à obtenir le salut et le soulagement de ceux qui souffrent et luttent… C’est en priant, en s’immolant que s’exerce sa charité fraternelle, charité universelle et efficace, qui féconde l’apostolat des prêtres et des missionnaires dans le monde entier.
Il est bien connu que l’étude a plus de place dans votre vie que dans les autres ordres.
Certes, mais pas en ce sens que nous sommes des intellectuelles qui étudient pour étudier. Nous étudions pour aimer. Notre étude soutient et nourrit notre vie de foi, lui donne ses fondements et prépare la contemplation. C’est une étude objective qui s’appuie sur le dogme et l’enseignement inépuisable de saint Thomas d’Aquin.
Veritas, la devise de notre Ordre, c’est le primat donné à l’intelligence pour sortir de soi à la recherche de Dieu ou à la recherche des âmes. D’où cet équilibre et cette harmonie entre le cœur et la pensée, cette liberté d’âme, cette pureté et cet amour de la vérité alliés à la force que l’on retrouve jusque dans la pénitence, empreinte de discrétion.
La vie d’un monastère s’apparente certainement à celle d’une ruche. Parlez-nous un peu de vos activités.
Nos occupations sont bien variées en effet mais unifiées quant à leur fin : quoi que nous fassions, nous tâchons que ce soit en esprit d’oraison, le regard posé sur Dieu, pour son amour et sa joie, sa gloire la plus pure. C’est aussi pour soutenir des prêtres, telle famille, une conversion, des détresses…
Dans la communauté, il y a celles qui chantent et celles qui brodent. Celles qui font des semis et celles qui nous nourrissent. Celle qui reçoit les dons et celle qui paye les factures. Celles qui remercient et celle qui mendie. Celles qui manient la truelle, la scie ou la perceuse et celles qui enluminent. Les bibliothécaires et leurs complices de la reliure. Les lingères et les anges du ménage. Les sacristines et celles qui manient la pioche. Celles qui ont charge de la vie profonde des soeurs et celles qui dirigent les travaux. Celles qui décapent et celles qui peignent. Celles qui cousent et celles qui trouent. L’infirmière et ses tisanes, les polyglottes et leurs élèves, sans oublier les indispensables traductrices et correctrices ou celles qui confectionnent des chapelets. Et celle qui écrit des pièces de théâtre.
Parmi les contemplatives de la Tradition, vous êtes, semble-t-il, les seules à avoir des moniales converses ?
Oui, nos moniales converses sont un héritage de famille que nous gardons chèrement et que la Providence nous a permis de reprendre. Leur présence assure à notre vie en communauté sa parfaite unité.
Elles réalisent leur vocation d’union à Notre-Seigneur davantage par les travaux manuels, avec en plus la douce charge de recevoir les hôtes. Elles prient ensemble le rosaire qui leur tient lieu d’office et aiment aussi étudier.
À l’image de la sainte famille, leur vocation est un appel de grâce à une vie plus humble.
Avez-vous des liens avec les autres communautés contemplatives ?
Nos liens sont aussi profonds que fraternels car, dans le silence de nos vies, nous avons tout sacrifié en commun pour l’unique amour de Jésus.
Voyez, avec nos soeurs clarisses, le simple échange épistolaire annuel quasi sacré de la Sainte Claire et de la Saint Dominique exprime entre nous le tout de cette charité.
Ou nos soeurs carmélites qui ont accueilli la châsse de sainte Thérèse de Lisieux, et nous voilà comblées des vestiges de sa visite.
Les filles de saint Benoît, à leur tour, nous montrent le premier dégrossi des plans de leur monastère pour nous demander conseil, et en prime nous leur glissons nos propres erreurs de chantier. La diversité des ordres et des spiritualités est une des pures merveilles de la sainte Église. Les âmes doivent être là où Dieu les veut, et c’est ainsi que nous nous réjouissons quand une jeune fille passée chez nous entre finalement au Carmel. Ou que nos soeurs bénédictines nous envoient une vocation. De même, lorsque nous recevons des retraitantes attirées par notre spiritualité, nous les orientons vers nos soeurs enseignantes si nous ne discernons pas chez elles l’appel à une vie contemplative.
Dans un jardin aussi fécond que celui de la sainte Église, chaque fleur est heureuse là où Dieu l’a mise et se réjouit de la beauté de toutes les autres fleurs. La rivalité n’existe pas dans le monde des saints. La vie monastique n’est-elle pas une anticipation de la vie du Ciel où nous nous réjouirons infiniment du bonheur de tous et de chacun en Dieu, pour Dieu ?
Votre monastère fête cette année son « jubilé d’argent ». Qu’est-ce que cela évoque pour vous ?
Dieu et sa providence de toute bonté ! L’essentiel dans un jubilé, c’est Dieu. Nous, nous n’avons rien fait, et même moins que rien. Si seulement nous n’avons pas été un obstacle à la grâce.
Après Dieu, la Vierge Marie et saint Joseph, ce sont les prêtres avec nos amis et bienfaiteurs qui ont une place privilégiée dans ces 25 ans. Convaincus du primat de la vie contemplative, c’est par amour de l’Église qu’ils nous ont assistées pas à pas au spirituel comme au temporel. Qu’aurions-nous fait sans eux ?
Au fil du temps, y a‑t-il des joies plus saillantes ?
S’il faut choisir parmi les grâces, nommons celle d’offrir solennellement sept fois le jour l’office divin, prière ininterrompue des psaumes que le Christ chante pour son Église et l’Église pour son Christ. Également d’avoir pu reprendre pour l’Office et la messe chantés chaque jour les mélodies propres de la liturgie dominicaine, abandonnées depuis le Concile.
Joie profonde aussi des professions perpétuelles qui scellent à jamais le choix de Dieu sur chacune de nos soeurs.
Joie si pure lorsque deux soeurs qui se sont fait de la peine s’en demandent pardon du fond du cœur. Nous avons pour ce faire une belle observance : la soeur qui regrette baise les pieds de l’offensée et celle-ci fait de même en retour, en signe d’un pardon entièrement accordé. L’ordre sacré de la charité est rétabli.
Votre fondation n’a pas encore offert sa gerbe pour le Ciel comme d’autres communautés. Nonobstant vous avez quand même dû rencontrer des épreuves ?
Une fondation, à l’heure même où les fondements de la foi sont ébranlés dans l’Église, ne serait pas de Dieu si elle n’était sous la croix. La rédemption s’est faite par le sacrifice suprême de Notre- Seigneur s’offrant à son Père, sacrifice renouvelé chaque jour à la messe, centre de nos vies. Et près de cette croix, iuxta, était la Vierge Mère, la Contemplative par excellence. L’amour crucifié ne peut que nous être intimement présent.
Les mauvaises langues (encore elles) prétendent qu’être vouées à la transcendance de Dieu et l’adorer au nom de tous, c’est beau, mais que cela trahit un défaut de sens pratique chez la contemplative, une fuite du réel. Que leur répondez-vous ?
On n’entre pas dans cette vie parce qu’on est dépourvu de talents humains. L’expérience jette un lourd démenti sur de tels préjugés. Être contemplatif, c’est au contraire mettre les choses à leur vraie place : le spirituel à la sienne – la plus importante, celle qui domine tout – et les affaires temporelles qui lui sont subordonnées, à la leur. Dans le monde, il y a plus que jamais un complet renversement des valeurs.
Les plus grands contemplatifs se sont révélés être aussi les plus probants dans l’action. Voyez la beauté et la multiplicité des monastères dans les âges chrétiens, la pérennité de leurs œuvres…
Question peut-être indiscrète, ma Mère : envisagez-vous d’essaimer ?
Oui, si Dieu le veut. Mais où et quand il décidera. Une parole pour terminer ? Écoutez le testament de notre Père saint Dominique : « Ayez la charité, gardez l’humilité, « possédez la pauvreté volontaire. » Priez, s’il vous plaît, pour que nous y soyons fidèles.
Merci à M. l’abbé Toulza et à Fideliter pour l’autorisation de publication