Mgr Lefebvre meurtri de ce que souffrait l’Eglise mais également de devoir s’opposer au pape

C’était il y a 25 années, le 2 avril 1991, nous dépo­sions le corps de Mgr Lefebvre au lieu où il attend la grande Pâque de notre résur­rec­tion. Ses plus jeunes frères Joseph (qui vient de célé­brer son 102° anni­ver­saire !) et Michel (décé­dé en 2009), ain­si que sa der­nière sœur Marie-​Thérèse (âgée aujourd’­hui de 91 ans et vivant en Colombie) étaient pré­sents. Seule man­quait par­mi les membres encore vivants de sa famille, Mère Marie-​Christiane, sa sœur car­mé­lite (décé­dée en 1996). C’est là que, peu de temps après, le Cardinal Oddi était venu cla­mer un vibrant : « Merci Monseigneur », et c’est là que ceux qui veulent lui demeu­rer fidèles aiment à venir se recueillir pour rece­voir un peu de son double esprit : amour de Rome et refus de ce qui défi­gure le visage de l’Eglise.

Comment pourrions-​nous, encore aujourd’­hui, nous déta­cher du sou­ve­nir de Monseigneur, et de tout ce que nous lui devons ? Quasiment seul face à tous, au monde et au Pape – lui qui, pen­dant plus de qua­rante années, de Rome à Paris, en pas­sant par le Gabon et le Sénégal, avait tou­jours été un ser­vi­teur docile, zélé et sou­mis – il affir­ma avec force et séré­ni­té que l’Eglise ne peut pas vivre sans fidé­li­té, et qu’il ne pou­vait pas vivre et œuvrer hors de cette fidé­li­té ! Il savait qu’il serait condam­né, mais il le serait pour avoir trans­mis ce qu’il avait reçu, comme lui avait deman­dé de le faire le pape Pie XII et comme l’a­vaient fait tant d’é­vêques avant lui ! Et la pen­sée de tant d’âmes déso­rien­tées depuis le Concile était pour lui une telle angoisse qu’être ain­si condam­né lui était indif­fé­rent. Sans vou­loir for­cer le trait, il a été un beau dis­ciple de Notre Seigneur Jésus-​Christ Prêtre et vic­time, s’of­frant à l’im­mo­la­tion pour nous conser­ver les moyens néces­saires au salut : la Foi, la Doctrine, la Messe et les sacre­ments, sources de toute grâce.

Cela n’al­la pas sans souf­frances et, comme le savent bien ceux qui ont connu et appro­ché un peu Monseigneur, je peux dire que – sans rien reti­rer de ses posi­tions et de sa fer­me­té dans les condam­na­tions des erreurs conci­liaires, et des actes désas­treux du Souverain Pontife – il souf­frit jus­qu’à la fin de ne pas pou­voir obéir comme il l’a­vait tou­jours fait depuis son sémi­naire romain jus­qu’à sa condam­na­tion de 1976. Monseigneur aimait trop l’Eglise romaine pour ne pas être pro­fon­dé­ment meur­tri non seule­ment de ce que souf­frait l’Eglise mais éga­le­ment de devoir s’op­po­ser au pape. Nul plus que lui, peut-​être, était enne­mi des conflits ; et c’est bien contre tout pen­chant natu­rel et sur­na­tu­rel qu’il a choi­si de dire NON à cer­taines orien­ta­tions venues de Rome, et au Pape lui-même.

Oui, j’ai vu Monseigneur pleu­rer sur les maux de l’Eglise, j’ai vu Monseigneur pleu­rer sur les mal­heurs de l’Eglise, avant de crier sa souffrance !

Je l’ai vu pleu­rer aus­si sur les péchés de ses prêtres, sur les défec­tions de ses prêtres, sur les aban­dons de ses amis, sur les tra­hi­sons de ses proches… Il pleu­rait alors en silence sans condam­ner, sans com­men­ter, éton­né et meur­tri mais tou­jours déter­mi­né et paisible.

Jusque sur son lit d’hô­pi­tal, espé­rant être bien­tôt réta­bli, il regar­dait encore l’a­ve­nir et se deman­dait quelle était la meilleure atti­tude à adop­ter, les actes à poser ou à ne pas poser, pour conti­nuer son action sans pro­vo­quer de nou­veaux conflits avec Rome. Il dési­rait tel­le­ment, et espé­rait tou­jours pou­voir réta­blir le lien avec Rome.

Il faut le dire et le redire, que ce soit avant ou après les sacres, avant ou après Assise, Monseigneur n’a jamais eu comme « prin­cipe » de son action le refus de res­tau­rer le lien cano­nique avec Rome tant que « Rome » ne s’é­tait pas « conver­tie » ! Il est facile d’i­so­ler ce qu’a pu dire Monseigneur dans un contexte unique et dans des cir­cons­tances par­ti­cu­lières – comme cela arrive à cha­cun d’entre nous – pour en faire un prin­cipe uni­ver­sel indis­cu­table auquel il sera alors facile de nous repro­cher de n’être pas fidèles !

Un de nos grands anciens me disait il y a peu : « Pourquoi par­ler de ral­lie­ment à la Rome moder­niste lorsque l’on parle de nor­ma­li­sa­tion cano­nique ? Ce sont-​là deux notions qui ne se recoupent pas. » Mais il est si facile de tout confondre pour jus­ti­fier ses refus !

Ce qui est cer­tain, quelles que soient les for­mules et les expres­sions uti­li­sées, c’est que c’est tou­jours au nom de la pru­dence et non d’un prin­cipe que Monseigneur a refu­sé de pour­suivre sur la voie de l’ac­cord pré­vu le 5 mai 1988. Mgr de Galarreta l’a rap­pe­lé fort à pro­pos, et, pour ceux qui l’au­raient oublié, je rap­pelle les termes du cour­rier adres­sé par Monseigneur au Cardinal Ratzinger le 6 mai 1988 :

« Hier, c’est avec une réelle satis­fac­tion que j’ai appo­sé ma signa­ture au pro­to­cole éla­bo­ré les jours pré­cé­dents. Mais, vous avez-​vous-​même consta­té une pro­fonde décep­tion à la lec­ture de la lettre que vous m’a­vez remise m’ap­por­tant la réponse du Saint-​Père au sujet de la consé­cra­tion épis­co­pale. […] Étant don­né les cir­cons­tances par­ti­cu­lières de cette pro­po­si­tion, le Saint-​Père peut très bien faci­le­ment abré­ger la pro­cé­dure pour que le man­dat nous soit com­mu­ni­qué à la mi-​juin. Si la réponse était néga­tive, je me ver­rais, en conscience, obli­gé de pro­cé­der à la consé­cra­tion, m’ap­puyant sur l’a­gré­ment don­né par le Saint Siège dans le pro­to­cole pour la consé­cra­tion d’un évêque membre de la Fraternité. […] Dans l’es­poir que cette requête ne sera pas un obs­tacle irré­duc­tible à la récon­ci­lia­tion en cours, je vous prie, Éminence… ».

Monseigneur n’ai­mait guère les for­mules mon­daines et diplo­ma­tiques ; son par­ler était doux mais franc, et lors­qu’il par­lait de « réelle satis­fac­tion » ou de « récon­ci­lia­tion en cours », ce n’é­tait pas une for­mule de style, mais une réa­li­té. Sa déci­sion était le fruit d’un choix pru­den­tiel, rela­tif à la date de la consé­cra­tion épis­co­pale, non une remise en cause de sa signa­ture du texte signé la veille. Ce n’é­tait pas un refus de prin­cipe ; mais le moment n’é­tait pas venu ! Et lors de la retraite sacer­do­tale de 1989, Monseigneur était très affirmatif :

« Je pense quand même que nous avons besoin d’un lien avec Rome, Rome c’est quand même là que se trouve la suc­ces­sion de Pierre, la suc­ces­sion des apôtres, de l’a­pôtre Pierre, de la pri­mau­té de Pierre et de l’Eglise ; si on coupe avec ce lien, on est vrai­ment comme une embar­ca­tion qui est lar­guée au grès des flots, sans plus savoir à quel lieu nous sommes rat­ta­chés et à qui nous sommes rattachés. »

Et Monseigneur était alors « excom­mu­nié » et « Rome » n’é­tait pas encore « conver­tie » ! Sans doute évoquait-​il alors le sédé­va­can­tisme, mais qu’on ne vienne pas me dire que Monseigneur n’at­ta­chait aucune impor­tance au lien avec Rome, et n’a­vait pas le désir de le res­tau­rer ! C’est ce désir, désir dont nous avons héri­té, qui jus­ti­fie d’ailleurs que nous en appe­lions à la sup­pléance de l’Eglise. C’est ce désir qui sup­plée à l’ab­sence de recon­nais­sance cano­nique for­melle. Malheur à qui en vien­drait à ne plus l’a­voir, car ce serait se pri­ver de cette sup­pléance que l’Eglise accorde à ceux qui, mal­gré eux, ne peuvent lui être liés par les moyens ordinaires.

Le moment est-​il venu aujourd’­hui ? Je ne sais, mais je le désire et je l’es­père, non pour nous, mais pour l’Eglise meur­trie, bles­sée et tou­jours belle et vivante au-​delà de ses meur­tris­sures, l’Eglise qui est notre Mère et que je veux aimer et secou­rir avec tout ce que j’ai reçu d’elle.

S’il faut souf­frir encore et attendre encore, nous le ferons par amour pour l’Eglise, le cœur illu­mi­né par le « soleil de la Croix », mais rien ne pour­ra nous arra­cher du cœur cet amour de l’Eglise, même et sur­tout si Elle est malade, souf­frante et persécutée.

Et si ce lien était pro­chai­ne­ment réta­bli – puisque la rumeur en cir­cule – ne croyons pas que l’heure de la souf­france serait pas­sée. L’Eglise aura long­temps encore à souf­frir et nous avec Elle et pour Elle, mais c’est une loi qui date de cette Semaine du plus grand amour que nous venons de célé­brer. Le soleil de la Croix rayonne au cœur de l’Eglise et en illu­mine tous les actes, et nul ne peut y échap­per s’il veut être chré­tien et ser­vir l’Église :

« L’on a dit qu’il faut savoir souf­frir non seule­ment pour l’Eglise, mais par l’Eglise. […] Ce trai­te­ment fort, nous fai­sant effi­ca­ce­ment concou­rir à l’ordre et à la sain­te­té de l’Eglise, nous sera l’é­qui­valent sur­na­tu­rel d’une mis­sion. En tout cas, le signe cer­tain que nous gar­dons la plé­ni­tude de l’es­prit, est de ne jamais admettre que nous puis­sions souf­frir par l’Eglise autre­ment que nous pou­vons souf­frir par Dieu. » (P. Clérissac, Le mys­tère de l’Eglise)

Saint temps de Pâques à tous, dans la joie d’a­voir été aimés au-​delà de ce que nous pour­rions jamais méri­ter, et dans la joie d’ai­mer Celui qui, aujourd’­hui glo­rieux, a vou­lu se faire le plus petit et le plus mécon­nu des hommes. Que sa Sainte Mère ne soit pas oubliée, tel­le­ment unie à Lui ici-​bas qu’elle ne pou­vait en être sépa­rée dans la gloire.

Abbé Michel Simoulin, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Sources : Le Seignadou n° 176 d’a­vril 2016