Survivre au monde moderne

Le Baptême de Clovis, par François-Louis Dejuinne († 1844)

Le civique d’une nation comme la France com­porte, et non point en annexe, le caté­chisme romain et la messe tra­di­tion­nelle. Les catho­liques fran­çais auront-​ils besoin que ce soit l’agnostique Maurras qui vienne, une fois encore, le leur rapprendre ?

De plus en plus nom­breux sont ceux qui s’inquiètent et dénoncent le mal qui enva­hit nos socié­tés. Nos diri­geants vivent avec force le cri de Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers, je le suis, je veux l’être », et les pauvres humains qui leur sont sou­mis, qui vivent donc pri­vés de toute réfé­rence spi­ri­tuelle et se trouvent enfer­més dans leur moi ani­mal, deviennent l’illustration vivante de la sen­tence de Chesterton : « L’humanité est dés­équi­li­brée à l’endroit du sexe, et la san­té véri­table ne lui est per­mise que dans la sain­te­té. »

Cet apho­risme de Chesterton est la forme tri­viale, acces­sible à tous, des prin­cipes de la répu­blique ! Tous, en effet, n’ont pas les capa­ci­tés intel­lec­tuelles pour com­prendre ce que sont ces « valeurs » qu’on pré­sente comme les « prin­cipes » de la répu­blique, dont l’autorité est bien supé­rieure aux lois divines ! Mais tous com­prennent lorsqu’on leur parle de liber­té sexuelle.

Je reli­sais les pages pro­phé­tiques de Jean Madiran dans sa Réclamation au Saint-​Père de 1974, suite de L’hérésie du XXème siècle de 1968. C’est sur­tout le cha­pitre VII « Survivre au monde moderne ». Tout ce cha­pitre est à relire, mais quelques extraits nous per­met­tront de suivre sa pen­sée, lorsque, repre­nant l’axiome de Chesterton, il conduit le rai­son­ne­ment jusqu’à la source du mal : 

« La com­mu­nion des enfants ins­ti­tuée par saint Pie X est pour notre temps : car aujourd’hui les enfants sont au centre du com­bat spi­ri­tuel. Ce n’est pas nous qui avons ins­tal­lé la guerre reli­gieuse par­mi les enfants. C’est Satan lui-​même et ses sup­pôts : ils ont vidé le caté­chisme de tout conte­nu sur­na­tu­rel, et ils ont ins­tal­lé leur édu­ca­tion sexuelle à la place de l’éducation de la foi. Il est tou­jours trop tôt, selon eux, pour ensei­gner aux enfants la doc­trine révé­lée, mais il n’est jamais trop tôt, simul­ta­né­ment, pour leur révé­ler la sexua­li­té et ses sor­ti­lèges. Tel est le com­bat du Démon dans notre socié­té pour­rie. Ce que les païens eux-​mêmes n’avaient pas fait, la remarque est de Pie XII et nous allons y reve­nir, les por­no­graphes catho­liques l’entreprennent depuis trente ans contre la pure­té des enfants. Ce sont les mêmes qui reculent l’âge du caté­chisme et qui avancent l’âge de l’éducation sexuelle. Mais le caté­chisme qu’ils reculent n’est plus le caté­chisme, l’éducation sexuelle qu’ils avancent n’est pas une édu­ca­tion. Ils per­ver­tissent tout ce qu’ils touchent. Ne refu­sez pas la véri­té reli­gieuse aux enfants : et vous ver­rez qu’ils sau­ront très bien dis­tin­guer un bon prêtre d’un mau­vais prêtre. De toutes façons, parents chré­tiens, vous n’avez pas le choix. Aucun point de ma lettre à Paul VI du 27 octobre 1972, abso­lu­ment aucun n’était une nou­veau­té : tout ce que j’y disais au pape en résu­mé, je l’avais dit en détail, avant lui, à tous les autres. Mais il fal­lait que cela aus­si soit dit au Souverain pon­tife, et je n’ai trou­vé aucune manière de le lui dire qui soit plus courte que celle-​ci : « Les enfants chré­tiens ne sont plus édu­qués, mais avi­lis par les méthodes, les pra­tiques, les idéo­lo­gies qui pré­valent le plus sou­vent, désor­mais, dans la socié­té ecclé­sias­tique. Les inno­va­tions qui s’y imposent en se récla­mant à tort ou à rai­son du der­nier concile et du pape actuel, — et qui consistent, en résu­mé, à sans cesse retar­der et dimi­nuer l’instruction des véri­tés révé­lées, à sans cesse avan­cer et aug­men­ter la révé­la­tion de la sexua­li­té et de ses « sor­ti­lèges », — font lever dans le monde entier une géné­ra­tion d’apostats et de sau­vages, chaque jour mieux pré­pa­rés à demain s’entretuer aveuglément. »

Le monde antique avait labo­rieu­se­ment décou­vert le sens de la nature des choses et de la nature de l’homme ; et il avait conçu la règle de suivre la nature. Mais il n’y arri­vait pas : plus il s’efforçait de suivre la nature, plus il consta­tait qu’il s’en éloi­gnait. Dans ce désastre incom­pré­hen­sible comme une obs­cure malé­dic­tion, la révé­la­tion du péché ori­gi­nel fut une bonne nou­velle parce qu’elle était à la fois une expli­ca­tion et une espé­rance : l’humanité n’était donc pas mau­dite, elle était gué­ris­sable, et le salut était venu jusqu’à elle.

Voici main­te­nant d’autres jours, où l’humanité ne veut plus recon­naître ni nature ni péché, ni échec de la nature ni expli­ca­tion de l’échec par le péché, et n’attend plus rien que du rêve col­lec­tif. Le monde moderne s’est déta­ché du réel et dérive dans l’imaginaire, qui est le seul domaine où l’homme puisse se faire dieu. La démo­cra­tie ima­gi­naire. L’égalité ima­gi­naire. Le pro­grès ima­gi­naire. L’évolution ima­gi­naire. La sexua­li­té ima­gi­naire. C’est-à-dire la démo­cra­tie, l’égalité, le pro­grès, l’évolution, la sexua­li­té non point tels qu’ils sont ou peuvent être, mais tels que s’en nour­rit l’imagination col­lec­tive. Les auto­ri­tés, offi­cielles, par peur de l’impopularité, ne regardent plus qu’à satis­faire en rêve les rêves des hommes et non plus leur nature. Après avoir col­lec­ti­vi­sé, exploi­té, répar­ti l’imagination poli­tique, puis l’imagination éco­no­mique, puis l’imagination cultu­relle, on en est venu à l’imagination sexuelle. Et les auto­ri­tés reli­gieuses tra­vaillent à faire du chris­tia­nisme, revu et cor­ri­gé, un rêve adap­té à cet uni­vers de rêve, afin qu’il rem­porte lui aus­si des suc­cès : des suc­cès mon­dains au sein d’un monde en train de s’évanouir.

Les auto­ri­tés, offi­cielles, par peur de l’impopularité, ne regardent plus qu’à satis­faire en rêve les rêves des hommes et non plus leur nature.

Il s’enfonce, ce monde moderne, en un désastre incom­pa­ra­ble­ment plus grand que celui du monde païen : car l’antique monde païen mou­rut vic­time d’une énigme dont il n’avait pas reçu la clef, tan­dis que le monde moderne avait tout reçu, il était l’héritier ensemble du monde antique et du monde chré­tien, et ensemble il a reje­té la nature et la grâce, le pro­blème et sa solu­tion, la sagesse des hommes et la folie de la Croix. C’est en quoi résident sa nou­veau­té, son évo­lu­tion, sa mutation.

Les doc­teurs de l’apostasie imma­nente, les hié­rarques de l’auto-démolition se sont mis à son école. Ils ne veulent pas « se cou­per » du monde moderne. Au contraire le chris­tia­nisme s’est tou­jours sépa­ré du monde. Écoutez Bossuet (deuxième ser­mon pour la fête de la Conception de la Sainte Vierge, « second point ») : « Qu’est-ce que le peuple fidèle ? C’est un peuple sépa­ré des autres, de la masse de per­di­tion et de la con- tagion géné­rale. C’est un peuple qui habite au monde, mais néan­moins qui n’est pas du monde. Il a sa pos­ses­sion dans le ciel, il y a sa mai­son et son héri­tage. Dieu lui a impri­mé sur le front le carac­tère du bap­tême, afin de le sépa­rer pour lui seul. Oui, chré­tien, si tu t’engages dans l’amour du monde, si tu ne vis comme sépa­ré, tu perds la grâce du chris­tia­nisme. — Mais com­ment se sépa­rer, direz-​vous ? Nous sommes au milieu du monde, dans les diver­tis­se­ments, dans les com- pagnies. Faut-​il se ban­nir des socié­tés ? Faut-​il s’exclure de tout com­merce ? — Que te dirai-​je ici, chré­tien, sinon que tu sépares du moins le cœur ? C’est par le cœur que nous sommes chré­tiens : Corde cre­di­tur (Rom., X, 10) ; c’est le cœur qu’il faut sépa­rer… Cette entre­prise est bien dif­fi­cile, d’être tou­jours au milieu du monde et de tenir son cœur sépa­ré… Mais que voulez-​vous que je vous dise ? Puis-​je vous prê­cher un autre évan­gile à suivre ? De tant d’heures que vous don­nez inuti­le­ment aux occu­pa­tions de la terre, séparez-​en du moins quelques-​unes pour vous reti­rer en vous-​même. Faites-​vous quel­que­fois une soli­tude où vous médi­te­rez en secret les dou­ceurs des biens éter­nels et la vani­té des choses mor­telles. Séparez-​vous avec Jésus-Christ. »

Se sépa­rer du monde moderne par une opé­ra­tion de pen­sée indi­vi­duelle ne concerne que des indi­vi­dus. Ce n’est pas rien, mais cela est de tous les temps. Les voca­tions éré­mi­tiques savent tou­jours trou­ver le che­min du désert qui leur convient. Il s’agit aujourd’hui de se sépa­rer du monde moderne par une opé­ra­tion concer­tée, col­lec­tive, sociale. Il s’agit, pour sur­vivre, de tis­ser des cel­lules et des com­mu­nau­tés chré­tiennes dans le tis­su même de ce monde. L’inverse en somme, ou plu­tôt le contraire de l’apostasie imma­nente qui est entrée dans l’Eglise : la contre-​révolution imma­nente, vécue et fomen­tée non pas au désert mais à l’intérieur du monde moderne, au point exact d’insertion du devoir d’état de chacun.

La sépa­ra­tion d’avec le monde moderne est spi­ri­tuelle et non pas phy­sique : vivre dans ce monde comme n’en étant pas. S’en don­ner les moyens tem­po­rels, ce qui veut dire à la fois les inven­ter et les réa­li­ser. Besogne tem­po­relle et de com­man­de­ment tem­po­rel ; besogne de chefs tem­po­rels, si Dieu nous les donne.

De chefs tem­po­rels. Assurément. Car s’il est vrai, pour prendre un exemple, que la Parole de Dieu, trans­mise par le minis­tère sacer­do­tal, est la cause néces­saire et, en un sens, suf­fi­sante, des cathé­drales, des hôpi­taux, des orphe­li­nats qui ont cou­vert la terre chré­tienne, ils n’ont cepen­dant pas été construits avec des mots, ni par des clercs, ni au moyen des sciences ecclé­sias­tiques. Il y fal­lut l’art et la science du gou­ver­ne­ment tem­po­rel des hommes : gou­ver­ne­ment qui est en vue de fins spi­ri­tuelles qu’il ne se fixe point à lui-​même, mais aux­quelles il a mis­sion de conduire un groupe social en tant que groupe. Cette science et cet art ne peuvent guère trou­ver refuge et s’exercer sai­ne­ment, dans ce monde apos­tat, qu’au niveau de l’élémentaire, c’est-à-dire des plus petites socié­tés fon­dées sur la proxi­mi­té locale, l’af­fi­ni­té immé­diate, l’entraide entre voi­sins et com­pa­gnons. C’est ce qui spé­ci­fie notre situa­tion en ce moment de l’histoire humaine : l’apostasie moder­niste est gigan­tesque et tota­li­taire ; le chris­tia­nisme en est reve­nu, comme firent les pre­miers chré­tiens, à tis­ser des micro-​réalisations, de petites socié­tés chré­tiennes qui en elles et à par­tir d’elles, si Dieu veut, refe­ront une chrétienté.

Au niveau des grandes socié­tés natio­nales, des grandes admi­nis­tra­tions civiles ou ecclé­sias­tiques, au niveau des grandes dimen­sions sociales, l’apostasie moderne s’est éta­blie d’une manière qui ne laisse pour le moment aucune chance à la trans­mis­sion de la loi natu­relle et de la reli­gion révé­lée. Cette trans­mis­sion ne sur­vit, sauf excep­tions deve­nues rares, qu’au niveau de la famille chré­tienne. Mais la famille chré­tienne n’y suf­fit que pour les pre­miers âges de l’enfant. Nous véri­fions ici le prin­cipe de phi­lo­so­phie sociale selon lequel la famille est une « socié­té impar­faite », c’est-à-dire inca­pable de se pro­cu­rer par­tout et tou­jours à elle-​même tout ce dont elle a besoin. C’est pour­quoi les familles s’assemblent en socié­té : la socié­té civile. Elle est dite « socié­té par­faite » en ce que, grâce à leur coopé­ra­tion en son sein, les familles peuvent s’y pro­cu­rer les unes aux autres, par com­plé­men­ta­ri­té, l’ensemble des biens maté­riels et moraux néces­saires à la pour­suite de leur fin, qu’elles ne pour­raient obte­nir de leur indus­trie propre en res­tant iso­lées. C’est sur cette base et pour cette rai­son que se fonde la socié­té. La socié­té civile moderne est deve­nue entiè­re­ment apos­tate quant à ses auto­ri­tés, ses ins­ti­tu­tions, sa légis­la­tion, ses idéaux, sa culture, son ensei­gne­ment, ses moyens d’information, ses cou­tumes et ses loisirs.

Les familles chré­tiennes sont, phy­si­que­ment, par­tie inté­grante de cette socié­té apos­tate ; spi­ri­tuel­le­ment, elles s’en sont sépa­rées. Dans cette situa­tion, elles sont appe­lées à recom­men­cer de fon­der à par­tir d’elles-mêmes la socié­té chré­tienne, en s’unissant par petits groupes pour se pro­cu­rer l’enseignement du caté­chisme et la célé­bra­tion du sacri­fice de la messe qui, sans cela, ne leur seraient plus assu­rés. La défense de la foi de leurs enfants les conduit pra­ti­que­ment à tis­ser entre elles une socié­té de cata­combes : de cata­combes non plus phy­siques, en tout cas point pour le moment, mais de cata­combes mys­tiques. Quand cela est pos­sible, et c’est le meilleur des cas, avec une école, autour d’une école chré­tienne, petite et libre, d’autant plus libre que petite.

Cette auto-​défense des familles est une orga­ni­sa­tion tem­po­relle ayant une fin spi­ri­tuelle, comme toute socié­té ; elle relève du pou­voir tem­po­rel du laï­cat chré­tien, à qui il appar­tient de prendre toutes les dis­po­si­tions pra­tiques pour ordon­ner tem­po­rel­le­ment l’entraide et la com­plé­men­ta­ri­té des familles qui veulent vivre dans la fidé­li­té à la loi natu­relle et à la doc­trine révé­lée. Il a tou­jours fal­lu quelque péril pro­chain, quelque néces­si­té majeure pour que se consti­tuent des auto­ri­tés tem­po­relles. Celles qui aujourd’hui sont appe­lées à se consti­tuer par la plus majeure des néces­si­tés, la néces­si­té du caté­chisme romain et de la messe catho­lique, ont à res­tau­rer dans les faits, sur le ter­rain, et presque empi­ri­que­ment, les pre­mières fon­da­tions d’un pou­voir tem­po­rel du laï­cat chrétien.

Le pou­voir tem­po­rel, dis­tinct du pou­voir spi­ri­tuel, ce n’est pas seule­ment l’État, ses ministres et ses pré­fets. Ceux-​là, tels qu’ils sont aujourd’hui, étran­gers au chris­tia­nisme, le chré­tien les subit parce qu’il ne peut pas faire autre­ment ; il n’en pense pas moins. Le chré­tien remarque que ce pou­voir tem­po­rel ignore non seule­ment le Dieu des chré­tiens, mais encore le Dieu de la loi natu­relle, et que cette soi-​disant neu­tra­li­té tour­ne­ra for­cé­ment à la ruine de ceux qui la pro­fessent et qui la vivent ès qua­li­tés. Non que le chré­tien attende de l’État qu’il impose par la vio­lence, à un peuple infi­dèle, la recon­nais­sance de la Seigneurie de Jésus-​Christ : mais le chré­tien sait qu’un État ne recon­nais­sant point pour loi fon­da­men­tale la loi natu­relle, y com­pris les trois pre­miers com­man­de­ments du Décalogue, est condam­né à l’évanouissement. Soumis cepen­dant aux lois et aux chefs de la cité dans la mesure où ils ne com­mandent rien de contraire à la loi de Dieu, le chré­tien, d’autre part, en tant que laïc chré­tien, a besoin (sur­tout aujourd’hui, pour le caté­chisme, la messe et les écoles) de chefs tem­po­rels : qui ne sont évi­dem­ment pas les chefs tem­po­rels de la cité apostate.

En qua­li­té de citoyen, le chré­tien recon­naît dans toute la mesure pos­sible le pou­voir de l’État. En qua­li­té de chré­tien, il ne recon­naît à l’État non-​chrétien aucune auto­ri­té sur le tem­po­rel chré­tien en tant que tel. Le tem­po­rel chré­tien réclame un pou­voir tem­po­rel. Ce pou­voir se confond en par­tie avec celui de l’État quand l’État est chré­tien. Dans le cas contraire il s’en dis­tingue : il fal­lait s’en avi­ser, ce fut en notre temps la grande intui­tion de Jean Ousset. Reste à com­prendre que le tem­po­rel chré­tien ne se limite pas au civique. Ou que, si l’on pré­fère s’exprimer ain­si, le civique d’une nation comme la France com­porte, et non point en annexe, le caté­chisme romain et la messe tra­di­tion­nelle. Les catho­liques fran­çais auront-​ils besoin que ce soit l’agnostique Maurras qui vienne, une fois encore, le leur rapprendre ? »

Source : Le Seignadou de février 2022