Le civique d’une nation comme la France comporte, et non point en annexe, le catéchisme romain et la messe traditionnelle. Les catholiques français auront-ils besoin que ce soit l’agnostique Maurras qui vienne, une fois encore, le leur rapprendre ?
De plus en plus nombreux sont ceux qui s’inquiètent et dénoncent le mal qui envahit nos sociétés. Nos dirigeants vivent avec force le cri de Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers, je le suis, je veux l’être », et les pauvres humains qui leur sont soumis, qui vivent donc privés de toute référence spirituelle et se trouvent enfermés dans leur moi animal, deviennent l’illustration vivante de la sentence de Chesterton : « L’humanité est déséquilibrée à l’endroit du sexe, et la santé véritable ne lui est permise que dans la sainteté. »
Cet aphorisme de Chesterton est la forme triviale, accessible à tous, des principes de la république ! Tous, en effet, n’ont pas les capacités intellectuelles pour comprendre ce que sont ces « valeurs » qu’on présente comme les « principes » de la république, dont l’autorité est bien supérieure aux lois divines ! Mais tous comprennent lorsqu’on leur parle de liberté sexuelle.
Je relisais les pages prophétiques de Jean Madiran dans sa Réclamation au Saint-Père de 1974, suite de L’hérésie du XXème siècle de 1968. C’est surtout le chapitre VII « Survivre au monde moderne ». Tout ce chapitre est à relire, mais quelques extraits nous permettront de suivre sa pensée, lorsque, reprenant l’axiome de Chesterton, il conduit le raisonnement jusqu’à la source du mal :
« La communion des enfants instituée par saint Pie X est pour notre temps : car aujourd’hui les enfants sont au centre du combat spirituel. Ce n’est pas nous qui avons installé la guerre religieuse parmi les enfants. C’est Satan lui-même et ses suppôts : ils ont vidé le catéchisme de tout contenu surnaturel, et ils ont installé leur éducation sexuelle à la place de l’éducation de la foi. Il est toujours trop tôt, selon eux, pour enseigner aux enfants la doctrine révélée, mais il n’est jamais trop tôt, simultanément, pour leur révéler la sexualité et ses sortilèges. Tel est le combat du Démon dans notre société pourrie. Ce que les païens eux-mêmes n’avaient pas fait, la remarque est de Pie XII et nous allons y revenir, les pornographes catholiques l’entreprennent depuis trente ans contre la pureté des enfants. Ce sont les mêmes qui reculent l’âge du catéchisme et qui avancent l’âge de l’éducation sexuelle. Mais le catéchisme qu’ils reculent n’est plus le catéchisme, l’éducation sexuelle qu’ils avancent n’est pas une éducation. Ils pervertissent tout ce qu’ils touchent. Ne refusez pas la vérité religieuse aux enfants : et vous verrez qu’ils sauront très bien distinguer un bon prêtre d’un mauvais prêtre. De toutes façons, parents chrétiens, vous n’avez pas le choix. Aucun point de ma lettre à Paul VI du 27 octobre 1972, absolument aucun n’était une nouveauté : tout ce que j’y disais au pape en résumé, je l’avais dit en détail, avant lui, à tous les autres. Mais il fallait que cela aussi soit dit au Souverain pontife, et je n’ai trouvé aucune manière de le lui dire qui soit plus courte que celle-ci : « Les enfants chrétiens ne sont plus éduqués, mais avilis par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s’y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile et du pape actuel, — et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l’instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses « sortilèges », — font lever dans le monde entier une génération d’apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s’entretuer aveuglément. »
Le monde antique avait laborieusement découvert le sens de la nature des choses et de la nature de l’homme ; et il avait conçu la règle de suivre la nature. Mais il n’y arrivait pas : plus il s’efforçait de suivre la nature, plus il constatait qu’il s’en éloignait. Dans ce désastre incompréhensible comme une obscure malédiction, la révélation du péché originel fut une bonne nouvelle parce qu’elle était à la fois une explication et une espérance : l’humanité n’était donc pas maudite, elle était guérissable, et le salut était venu jusqu’à elle.
Voici maintenant d’autres jours, où l’humanité ne veut plus reconnaître ni nature ni péché, ni échec de la nature ni explication de l’échec par le péché, et n’attend plus rien que du rêve collectif. Le monde moderne s’est détaché du réel et dérive dans l’imaginaire, qui est le seul domaine où l’homme puisse se faire dieu. La démocratie imaginaire. L’égalité imaginaire. Le progrès imaginaire. L’évolution imaginaire. La sexualité imaginaire. C’est-à-dire la démocratie, l’égalité, le progrès, l’évolution, la sexualité non point tels qu’ils sont ou peuvent être, mais tels que s’en nourrit l’imagination collective. Les autorités, officielles, par peur de l’impopularité, ne regardent plus qu’à satisfaire en rêve les rêves des hommes et non plus leur nature. Après avoir collectivisé, exploité, réparti l’imagination politique, puis l’imagination économique, puis l’imagination culturelle, on en est venu à l’imagination sexuelle. Et les autorités religieuses travaillent à faire du christianisme, revu et corrigé, un rêve adapté à cet univers de rêve, afin qu’il remporte lui aussi des succès : des succès mondains au sein d’un monde en train de s’évanouir.
Il s’enfonce, ce monde moderne, en un désastre incomparablement plus grand que celui du monde païen : car l’antique monde païen mourut victime d’une énigme dont il n’avait pas reçu la clef, tandis que le monde moderne avait tout reçu, il était l’héritier ensemble du monde antique et du monde chrétien, et ensemble il a rejeté la nature et la grâce, le problème et sa solution, la sagesse des hommes et la folie de la Croix. C’est en quoi résident sa nouveauté, son évolution, sa mutation.
Les docteurs de l’apostasie immanente, les hiérarques de l’auto-démolition se sont mis à son école. Ils ne veulent pas « se couper » du monde moderne. Au contraire le christianisme s’est toujours séparé du monde. Écoutez Bossuet (deuxième sermon pour la fête de la Conception de la Sainte Vierge, « second point ») : « Qu’est-ce que le peuple fidèle ? C’est un peuple séparé des autres, de la masse de perdition et de la con- tagion générale. C’est un peuple qui habite au monde, mais néanmoins qui n’est pas du monde. Il a sa possession dans le ciel, il y a sa maison et son héritage. Dieu lui a imprimé sur le front le caractère du baptême, afin de le séparer pour lui seul. Oui, chrétien, si tu t’engages dans l’amour du monde, si tu ne vis comme séparé, tu perds la grâce du christianisme. — Mais comment se séparer, direz-vous ? Nous sommes au milieu du monde, dans les divertissements, dans les com- pagnies. Faut-il se bannir des sociétés ? Faut-il s’exclure de tout commerce ? — Que te dirai-je ici, chrétien, sinon que tu sépares du moins le cœur ? C’est par le cœur que nous sommes chrétiens : Corde creditur (Rom., X, 10) ; c’est le cœur qu’il faut séparer… Cette entreprise est bien difficile, d’être toujours au milieu du monde et de tenir son cœur séparé… Mais que voulez-vous que je vous dise ? Puis-je vous prêcher un autre évangile à suivre ? De tant d’heures que vous donnez inutilement aux occupations de la terre, séparez-en du moins quelques-unes pour vous retirer en vous-même. Faites-vous quelquefois une solitude où vous méditerez en secret les douceurs des biens éternels et la vanité des choses mortelles. Séparez-vous avec Jésus-Christ. »
Se séparer du monde moderne par une opération de pensée individuelle ne concerne que des individus. Ce n’est pas rien, mais cela est de tous les temps. Les vocations érémitiques savent toujours trouver le chemin du désert qui leur convient. Il s’agit aujourd’hui de se séparer du monde moderne par une opération concertée, collective, sociale. Il s’agit, pour survivre, de tisser des cellules et des communautés chrétiennes dans le tissu même de ce monde. L’inverse en somme, ou plutôt le contraire de l’apostasie immanente qui est entrée dans l’Eglise : la contre-révolution immanente, vécue et fomentée non pas au désert mais à l’intérieur du monde moderne, au point exact d’insertion du devoir d’état de chacun.
La séparation d’avec le monde moderne est spirituelle et non pas physique : vivre dans ce monde comme n’en étant pas. S’en donner les moyens temporels, ce qui veut dire à la fois les inventer et les réaliser. Besogne temporelle et de commandement temporel ; besogne de chefs temporels, si Dieu nous les donne.
De chefs temporels. Assurément. Car s’il est vrai, pour prendre un exemple, que la Parole de Dieu, transmise par le ministère sacerdotal, est la cause nécessaire et, en un sens, suffisante, des cathédrales, des hôpitaux, des orphelinats qui ont couvert la terre chrétienne, ils n’ont cependant pas été construits avec des mots, ni par des clercs, ni au moyen des sciences ecclésiastiques. Il y fallut l’art et la science du gouvernement temporel des hommes : gouvernement qui est en vue de fins spirituelles qu’il ne se fixe point à lui-même, mais auxquelles il a mission de conduire un groupe social en tant que groupe. Cette science et cet art ne peuvent guère trouver refuge et s’exercer sainement, dans ce monde apostat, qu’au niveau de l’élémentaire, c’est-à-dire des plus petites sociétés fondées sur la proximité locale, l’affinité immédiate, l’entraide entre voisins et compagnons. C’est ce qui spécifie notre situation en ce moment de l’histoire humaine : l’apostasie moderniste est gigantesque et totalitaire ; le christianisme en est revenu, comme firent les premiers chrétiens, à tisser des micro-réalisations, de petites sociétés chrétiennes qui en elles et à partir d’elles, si Dieu veut, referont une chrétienté.
Au niveau des grandes sociétés nationales, des grandes administrations civiles ou ecclésiastiques, au niveau des grandes dimensions sociales, l’apostasie moderne s’est établie d’une manière qui ne laisse pour le moment aucune chance à la transmission de la loi naturelle et de la religion révélée. Cette transmission ne survit, sauf exceptions devenues rares, qu’au niveau de la famille chrétienne. Mais la famille chrétienne n’y suffit que pour les premiers âges de l’enfant. Nous vérifions ici le principe de philosophie sociale selon lequel la famille est une « société imparfaite », c’est-à-dire incapable de se procurer partout et toujours à elle-même tout ce dont elle a besoin. C’est pourquoi les familles s’assemblent en société : la société civile. Elle est dite « société parfaite » en ce que, grâce à leur coopération en son sein, les familles peuvent s’y procurer les unes aux autres, par complémentarité, l’ensemble des biens matériels et moraux nécessaires à la poursuite de leur fin, qu’elles ne pourraient obtenir de leur industrie propre en restant isolées. C’est sur cette base et pour cette raison que se fonde la société. La société civile moderne est devenue entièrement apostate quant à ses autorités, ses institutions, sa législation, ses idéaux, sa culture, son enseignement, ses moyens d’information, ses coutumes et ses loisirs.
Les familles chrétiennes sont, physiquement, partie intégrante de cette société apostate ; spirituellement, elles s’en sont séparées. Dans cette situation, elles sont appelées à recommencer de fonder à partir d’elles-mêmes la société chrétienne, en s’unissant par petits groupes pour se procurer l’enseignement du catéchisme et la célébration du sacrifice de la messe qui, sans cela, ne leur seraient plus assurés. La défense de la foi de leurs enfants les conduit pratiquement à tisser entre elles une société de catacombes : de catacombes non plus physiques, en tout cas point pour le moment, mais de catacombes mystiques. Quand cela est possible, et c’est le meilleur des cas, avec une école, autour d’une école chrétienne, petite et libre, d’autant plus libre que petite.
Cette auto-défense des familles est une organisation temporelle ayant une fin spirituelle, comme toute société ; elle relève du pouvoir temporel du laïcat chrétien, à qui il appartient de prendre toutes les dispositions pratiques pour ordonner temporellement l’entraide et la complémentarité des familles qui veulent vivre dans la fidélité à la loi naturelle et à la doctrine révélée. Il a toujours fallu quelque péril prochain, quelque nécessité majeure pour que se constituent des autorités temporelles. Celles qui aujourd’hui sont appelées à se constituer par la plus majeure des nécessités, la nécessité du catéchisme romain et de la messe catholique, ont à restaurer dans les faits, sur le terrain, et presque empiriquement, les premières fondations d’un pouvoir temporel du laïcat chrétien.
Le pouvoir temporel, distinct du pouvoir spirituel, ce n’est pas seulement l’État, ses ministres et ses préfets. Ceux-là, tels qu’ils sont aujourd’hui, étrangers au christianisme, le chrétien les subit parce qu’il ne peut pas faire autrement ; il n’en pense pas moins. Le chrétien remarque que ce pouvoir temporel ignore non seulement le Dieu des chrétiens, mais encore le Dieu de la loi naturelle, et que cette soi-disant neutralité tournera forcément à la ruine de ceux qui la professent et qui la vivent ès qualités. Non que le chrétien attende de l’État qu’il impose par la violence, à un peuple infidèle, la reconnaissance de la Seigneurie de Jésus-Christ : mais le chrétien sait qu’un État ne reconnaissant point pour loi fondamentale la loi naturelle, y compris les trois premiers commandements du Décalogue, est condamné à l’évanouissement. Soumis cependant aux lois et aux chefs de la cité dans la mesure où ils ne commandent rien de contraire à la loi de Dieu, le chrétien, d’autre part, en tant que laïc chrétien, a besoin (surtout aujourd’hui, pour le catéchisme, la messe et les écoles) de chefs temporels : qui ne sont évidemment pas les chefs temporels de la cité apostate.
En qualité de citoyen, le chrétien reconnaît dans toute la mesure possible le pouvoir de l’État. En qualité de chrétien, il ne reconnaît à l’État non-chrétien aucune autorité sur le temporel chrétien en tant que tel. Le temporel chrétien réclame un pouvoir temporel. Ce pouvoir se confond en partie avec celui de l’État quand l’État est chrétien. Dans le cas contraire il s’en distingue : il fallait s’en aviser, ce fut en notre temps la grande intuition de Jean Ousset. Reste à comprendre que le temporel chrétien ne se limite pas au civique. Ou que, si l’on préfère s’exprimer ainsi, le civique d’une nation comme la France comporte, et non point en annexe, le catéchisme romain et la messe traditionnelle. Les catholiques français auront-ils besoin que ce soit l’agnostique Maurras qui vienne, une fois encore, le leur rapprendre ? »
Source : Le Seignadou de février 2022