Depuis bientôt quarante ans, au tout début de chaque année, paraît, en provenance du Saint Siège, un message du pape consacré à la Journée mondiale de la Paix.
L’ambivalence du Magistère à travers la succession des messages consacrés à la Journée Mondiale de la paix
Il n’est en rien question ici de contester la part de bien – fondé qu’il y a eu dans l’instauration de cette échéance magistérielle, par Paul VI, dans sa continuation par le même Paul VI, ou dans sa reconduction par son successeur Jean Paul II :
- d’une part, l’Eglise ne peut être indifférente aux menaces de guerres, aux risques de guerres, aux douleurs et aux souffrances découlant des guerres, que ce soit au sein des Etats ou entre les Etats ;
- d’autre part, l’Eglise ne peut manquer de préciser ou de rappeler que la véritable paix ne se limite pas, ne se résume pas, à l’absence de conflit armé, au sein des nations ou entre les nations ;
- enfin, l’Eglise ne peut manquer de préciser ou de rappeler que la paix la plus durable, la plus profonde, la plus libératrice, la plus responsabilisante, pour les individus comme pour les communautés, est la paix pensée, priée, vécue dans le Christ, demandée et obtenue dans le Christ, préparée et répandue dans le Christ, lui qui est le Prince de la Paix.
Or, c’est précisément sur ce dernier point que le magistère pontifical élaboré sur cette question donne l’impression au lecteur catholique d’être le plus en situation intérieure de déficit d’expression, de déficit d’explicitation de la radicalité et de formalisation de la spécificité de la Paix dans le Christ.
Une tonalité étonnante.…
Lisons, ne serait ce que le titre, de chacun des messages pour la paix de Paul VI et de Jean Paul II : c’est tout à fait instructif, notamment en ce qui concerne le registre du discours.
Chacun de ces discours commençant par les mots : « si tu veux la paix », le thème de la paix a été décliné, respectivement et successivement, de cette manière, par les souverains pontifes : si tu veux la paix,
- sois promoteur des droits de l’homme,
- chemin vers la paix, (1969)
- éduque à la paix, à travers la réconciliation,
- reconnais que tout homme est ton frère,
- agis pour la justice, reconnais que la paix est possible,
- reconnais que la paix dépend aussi de toi,
- mets en ouvre la réconciliation, chemin vers la paix,
- mets en ouvre les vraies armes de la paix, défends la vie, (1977)
- dis non à la violence, dis oui à la paix, (1978)
- éduque à la paix, (1979)
- reconnais la vérité, force de la paix,
- respecte la liberté,
- reconnais, en la paix, un don de Dieu, confié aux hommes,
- met en ouvre le dialogue pour la paix, un défi pour notre temps,
- reconnais que c’est d’un cœur nouveau que naît la paix,
- reconnais que la paix et les jeunes marchent ensemble,
- reconnais que la paix est une valeur sans frontières,
- reconnais que le développement et la solidarité sont deux clés pour la paix,
- reconnais que la liberté religieuse est une valeur, pour vivre ensemble la paix,
- respecte les minorités,
- sois en paix, avec Dieu créateur, avec toute la création,
- respecte la conscience de tout homme,
- reconnais que tous les croyants ont vocation à être unis dans la construction de la paix,
- va à la rencontre des pauvres,
- reconnais que, de la famille, naît la paix de la famille humaine,
- reconnais, en la femme, une éducatrice de la paix,
- donne aux enfants un avenir de paix,
- offres le pardon et reçois la paix,
- reconnais que, de la justice de chacun, naît la paix pour tous,
- reconnais que le secret de la véritable paix réside dans le respect des droits humains,
- met en ouvre la paix sur terre, pour les hommes, que Dieu aime,
- dialogue entre les cultures, pour une civilisation de l’amour et de la paix,
- reconnais qu’il n’y a pas de paix sans justice, ni de justice sans pardon,
- reconnais en « Pacem in Terris » un engagement permanent,
- éduque à la paix,
- ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien ( 2005 ).
Il serait certainement excessif et injuste de voir en chacun de ses messages la déclinaison, par occurrences et par récurrences, de ce qui ne serait qu’un humano-déisme eudémoniste immanentiste.
En effet, dans chacun de ces messages, les valeurs et les vertus chrétiennes ont été promues, d’abord par Paul VI, puis par Jean-Paul II, en des termes souvent édifiants et encourageants, dans le meilleur sens de chacun de ces deux termes, pour tous les hommes de bonne volonté, à qui ces messages sont adressés.
Ce qui pose ici problème, c’est la coloration englobante, la tonalité générale, de chacun de ces messages : il n’est pas totalement impossible de considérer qu’ils ne constituent en rien un exposé explicite et spécifique, radical et substantiel, de la Paix dans le Christ, en ce que celle-ci est d’une nature surnaturelle, et non conjoncturelle, purement humaine, comme l’est la paix sans le Christ.
Adossé au magistère conciliaire, et, en particulier, à Pacem in Terris, Gaudium et Spes, Populorum Progressio, qui ne sont pas tous les trois conciliaires d’origine, mais qui sont tous les trois conciliaires d’inspiration, surtout en ce qui concerne les deux derniers documents, le magistère pontifical consacré à la paix se présente à nous comme un universalisme humaniste, explicitement obligatoire, dont les fondamentaux catholiques seraient implicitement facultatifs, ou ne seraient conducteurs et directifs que pour les catholiques.
Le Magistère vraiment catholique
A contrario, voici ce qu’aurait été un magistère pontifical explicitement et spécifiquement, organiquement et spécifiquement catholiques, dans son inspiration, en faveur de la paix : il aurait consisté à dire, à tous les hommes de bonne volonté, à peu près ceci : si tu veux la paix,
- conforme toi à chacun des dix commandements, constitutifs de la loi divine, et nécessaires à la paix,
- mets en pratique chacune des sept vertus chrétiennes, nécessaires à la paix authentique,
- ouvres ton cœur et tes mœurs à chacun des sept dons du Saint Esprit, salutaires pour la véritable paix,
- dépose et cultive, en toi et autour de toi, le germe de chacun des douze fruits de l’Esprit, fruits de la seule paix juste et vraie,
- conforme ton esprit et ta vie à chacune des huit béatitudes, fondement de la paix, dès ici-bas, et horizon pour la paix, dans l’au-delà.
Il y aurait eu ainsi matière à 44 messages différents, consacrés aux éléments de la Paix dans le Christ ; au lieu de cette catéchèse catholique de la Paix dans le Christ, nous avons droit, depuis 1969, à une exégèse catholique de la paix sans le Christ, très certainement indispensable, mais aussi, très probablement insuffisante, et surtout, très certainement ambivalente.
Quelle est la valeur, quelle est la vertu d’une apologie « humaniste intégrale », en faveur de la paix, sans apologétique, explicitement et spécifiquement, radicalement et substantiellement, catholique, mettant en valeur les exigences et les références constitutives du fondement et de l’horizon, de la source et du sommet de la Paix dans le Christ ?
Ne s’agit-il pas de la seule paix qui nécessite et rend possible une authentique conversion des cœurs, une véritable conversion des mœurs, dans la sphère privée comme dans la sphère publique ?
Il ne s’agit pas pour moi de dire qu’aucune de ces exigences, de ces références, ne figure dans les messages des pontifes consacrés à la paix, mais de poser les quelques questions qui suivent :
- Pourquoi donc ces exigences, ces références, n’y figurent-elles pas d’une manière immédiatement identifiable, en tant que manière catholique d’exprimer, de formuler ces exhortations, ces incitations à construire la paix ?
- Pourquoi donc ces messages donnent-ils si souvent l’impression, à celui qui les lit, qu’en définitive, la vision de la paix, proposée par l’Eglise, à tous les hommes de bonne volonté, n’est pas fondamentalement d’une autre nature que celle proposée par l’ONU, aux mêmes hommes ?
Ebauche, esquisse de réponse : parce que ce qui est exprimé, formulé dans ces messages, leur fil conducteur, leur ligne directrice, ce n’est pas la nécessité, pour le salut des hommes, de mettre en forme, dans le droit, et de mettre en ouvre, dans les faits, la Paix dans le Christ, c’est la nécessité, pour le bonheur des hommes, de mettre en forme et de mettre en ouvre une éthique mondiale, formalisée par la conception moderne des droits de l’homme, et réalisée par la démocratie libérale : la paix en l’homme et dans le monde, si possible, dans le Christ, si nécessaire, sans le Christ.
De Pie XII à aujourd’hui…
Il me semble que Pie XII, pour sa part, n’était hostile ni aux droits de l’homme, ni à la démocratie, mais qu’il était partisan
- de la conception classique des droits de l’homme, celle qui subordonne le droit positif au droit naturel, et celui-ci à l’autorité de la loi naturelle, d’origine divine et non humaine ;
- promoteur de la conception classique de la démocratie, celle qui subordonne les modalités de désignation des responsables publics, par la population ou par ses représentants, les modalités de définition et d’application de l’ordre juridique, dans les sphères privée et publique, à une finalité transcendante, indépendante et suréminente, par rapport aux intérêts régionaux ou sectoriels, clientélistes ou corporatistes, le Bien commun, d’origine divine et non humaine.
Je ne veux pas dire que Paul VI et Jean Paul II, à travers leurs messages pour la paix, se sont ralliés à la conception moderne des droits de l’homme et à la démocratie libérale, ou ont renié la conception classique de l’ordre juridique et de l’ordre politique, je veux dire qu’ils ont saisi l’occasion constituée par chacun de ses messages,
- non pour proclamer, d’une manière frontale, à tous les hommes de bonne volonté, le caractère nécessaire et salutaire de la construction de la Paix dans le Christ ;
- mais pour proposer, d’une manière oblique, aux mêmes hommes, le caractère bienveillant et bienfaisant de la vision chrétienne de la paix, vision la plus conforme possible aux valeurs et aux vertus contemporaines, telles qu’elles ont vocation à se manifester dans les droits de l’homme et la démocratie, dans le cadre d’une vocation, si nécessaire, purement humaine, et si possible (et non parce que c’est nécessaire et salutaire), parfaitement chrétienne.
Qui ne voit le lien existant, depuis le Concile Vatican II, entre le renoncement pontifical contemporain à la doctrine du Christ Roi, à la logique de Chrétienté, et la mise en forme pontificale contemporaine d’une doctrine qui entend conduire tous les hommes vers la Paix dans le Christ, non en la leur proclamant comme nécessaire et impérative, mais en la leur proposant comme préférable et indicative ?
Qui ne voit qu’une doctrine à la fois adossée au Concile et adressée à l’homme et au monde modernes, considérés en tant que tels, aboutit à présenter la vision chrétienne de la paix comme quelque chose d’équivalent à un adogmatisme, à un ocuménisme et à un eudémonisme, en matière temporelle ?
Qui ne voit qu’une telle doctrine, aussi valable soit-elle, dans ses éléments orthodoxes, exprime et formule un ensemble équivoque, consistant à dire aux hommes et au monde, en quelque sorte : si vous pensez et vivez dans et pour la Paix dans le Christ, c’est très bien, mais si vous pensez et vivez dans et pour la paix sans le Christ, c’est très bien aussi, ou, en tout cas, c’est à peine moins bien.
Quel est le problème, me dira-t-on ? La paix sans le Christ, n’est ce pas mieux, à tout prendre, que la guerre sans le Christ ? D’une part, l’un n’exclut pas l’autre, il n’est que de se confronter à l’actualité pour le constater. D’autre part, de quelle paix sans le Christ s’agit-il exactement, en particulier, depuis la fin de la bi – polarisation entre l’URSS et les USA, disons depuis le début des années 1990 ?
A mes yeux, il s’agit, dans l’ensemble, de ce que j’appellerai ici la pax americana, non par anti-américanisme, mais par simple constatation d’un état de fait : les conditions de vie, les conduites de vie les plus représentatives, les plus significatives de cette paix sans le Christ, sont presque toutes d’origine anthropologique et civilisationnelle américaine : anthropologie du produire pour consommer, et civilisation des désirs, des loisirs et des plaisirs.
Il me semble tout à fait illusoire de vouloir exhorter, inciter les hommes de bonne volonté à canaliser, à réorienter, en eux-mêmes et autour d’eux, cette vision de l’homme et du monde, en direction d’une pacification généralisée des catégories et des comportements qui serait implicitement, indirectement, intrinsèquement, invisiblement, d’inspiration et d’origine chrétiennes.
En réalité, il y a contradiction fondamentale entre la paix sans le Christ et la paix dans le Christ, l’une n’a ni le sens de la loi, ni celui de la personne, l’autre promeut et protège à la fois le sens de la loi et le sens de la personne.
Si jamais ce sont des considérations pastorales qui ont amené Paul VI et Jean Paul II à procéder ainsi, depuis bientôt quarante ans, à ce qui ressemble fort à un adoucissement, à un affadissement, une décoloration, à une édulcoration du corpus chrétien sur la paix, nous disposons aujourd’hui de suffisamment de « profondeur de champ » pour commencer à prendre la mesure de la fécondité de ce positionnement en faveur de la paix.
En réalité, la mondialisation, la dénomination officielle de l’américanisation du monde, qui n’est pas nécessairement synonyme de main mise économique, énergétique, diplomatique, territoriale, des USA sur le monde, mais qui est plutôt synonyme de main mise axiologique, du mode de pensée et de vie américains, sur le monde, risque fort de ressembler autant à la Paix dans le Christ, que le meilleur des mondes au paradis sur terre.
On y jouira de la paix entre adultes consentants et contentés, les systèmes de valeurs morales, politiques, religieuses qui ne flattent pas l’égoisme individuel y seront reclus dans l’ordre de l’intime, les ennemis du système y seront traités d’extrémistes ou d’intégristes, de fanatiques ou de terroristes, ou y seront psychiatrisés.
Un conformisme et un mode de pensée unique et obligatoire
Le conformisme y sera le ressort de la paix sans le Christ, conformisme qui n’exclura pas, mais au contraire impliquera, que l’on laisse aux individus l’illusion ou l’impression de croire qu’ils pensent et qu’ils vivent, au moins dans leur sphère privée, en fonction de leurs options individuelles, alors que tout aura été formaté et programmé, dans le cadre d’une économie générale des séductions et des tentations, des transgressions et des sensations, mais aussi des frustrations et des perversions, qui, elles, seront génératrices d’agressivité et de régressivité.
La paix sans le Christ n’est pas implicitement, indirectement, humaniste ni chrétienne ; elle est explicitement et très directement hédoniste, anti-humaniste, néo-paienne et post-chrétienne.
Elle est faussement pluraliste, que ce soit en morale, en politique ou en religion, puisqu’elle soumet tous les systèmes de valeurs antérieurs à son apparition à une théorie générale de la convergence de tout ce qui la précède, en direction de son propre système de valeurs, évolutif et conjoncturel.
La paix sans le Christ est l’horizon indépassable de notre temps, au même titre que l’Etat mondial pressenti par Hegel : de dépassements successifs en dépassements successifs, l’humanité s’est élevée au niveau de camps de concentration de ceux qui sont en état économique et psychologique de prendre du plaisir de camps de relégation de ceux qui ne sont pas en état de le faire : les plus faibles, ceux qui vont bientôt naître ou qui viennent de naître, et ceux qui vont bientôt mourir, les pauvres, les petits, les faibles, les anormaux, les handicapés, les inadaptés, les plus honnêtes, les plus intègres, les préférés du Seigneur.
Il n’y a rien, dans la conception moderne des droits de l’homme, il n’y a rien, dans la démocratie libérale (qui réduisent le Droit et la Cité à l’état de marchés), qui s’oppose, en quoi que ce soit, à ce que la paix sans le Christ devienne comparable à l’univers envisagé par Aldous HUXLEY.
Pour l’Eglise catholique en général, pour les souverains pontifes, en particulier, la tâche urgente à accomplir n’est pas de consentir à proposer le Christ, tout en se contentant de déplorer les effets, les excès de la mondialisation, la dénomination officielle de la paix sans le Christ, mais est de consentir à proclamer le Christ, tout en consentant à dénoncer les causes de cette permissivité généralisée, qui « propose » à nos contemporains, à travers cet exemple : la Foi (TF1), l’Espérance (le PMU), la Charité (le RMI).
Pour l’Eglise catholique en général, pour les souverains pontifes en particulier, il y a urgence à expliciter, à formaliser, au bénéfice et à destination de tous, le lien indispensable entre la disponibilité intérieure, sapientielle et spirituelle, donnée à l’homme, par Dieu, dans le Christ, et la responsabilité extérieure, sapientielle et temporelle, donnée à l’homme, par Dieu, dans le Christ, contre le péché du monde et pour le salut du monde.
Si tu veux la paix, convertis toi avant tout en direction de la sainteté, au contact de Dieu fait Homme, et non Si tu veux la paix, convertis toi avant tout en direction de la sympathie, au contact des hommes qui pâtissent de plus en plus de ce qu’ils bâtissent de plus en plus : un monde sans Dieu, non sans idoles.
Si tu veux la paix, fais vivre en toi et autour de toi des fondamentaux catholiques opératoires et non Si tu veux la paix, fais vivre en toi et autour de toi des universaux humanistes incantatoires.
Si tu veux la paix, avant tout, prends conscience de ton péché, remets toi en cause, mets en ouvre la Grâce : rends toi disponible à la vie surnaturelle et rends toi responsable par la vie surnaturelle. et non Si tu veux la paix, respecte la dignité et la liberté de ton humanité et de celle des autres hommes ; sois un frère pour tes frères, et, si tu as le sentiment que tes frères oublient ou méprisent, renient ou trahissent les valeurs qui te tiennent le plus à cœur, c’est qu’elles te tiennent trop à cœur, au point de porter atteinte à ta dignité et ta liberté : elles ne sont pas là pour te conduire, mais pour te servir.
François Lemoine, ce 20 avril 2007