Des sacres sans juridiction, un schisme ?

Réponse aux sophismes de La Nef.

Note : Cet article reprend, à peine modi­fié pour La Porte Latine, celui paru sous le titre « Une lec­ture assi­due » dans le numé­ro 687 du Courrier de Rome. Nous invi­tons nos lec­teurs à le lire en sa ver­sion intégrale.

1. De l’opinion à la science.

1. La consé­cra­tion d’un évêque par un autre évêque relève-​t-​elle du droit divin ou du droit ecclé­sias­tique ? De la réponse à cette ques­tion dépend le juge­ment que l’on pour­ra por­ter sur les consé­cra­tions épis­co­pales opé­rées par Mgr Lefebvre en 1988 : y a‑t-​il schisme ? En cette matière grave et tech­nique, pour dépas­ser l’opinion com­mune et atteindre une cer­ti­tude, il est néces­saire de recou­rir à une démons­tra­tion scien­ti­fique et ici, en matière théo­lo­gique, celle-​ci prend sa source dans l’argument d’autorité que repré­sente l’enseignement du Magistère. 

2. La juste com­pré­hen­sion de celui-​ci réclame une cer­taine maî­trise. Et celle-​ci se doit d’être par­ti­cu­liè­re­ment accom­plie, dans une matière telle que l’ecclésiologie, dont les don­nées essen­tielles sont direc­te­ment impli­quées par la solu­tion des graves dif­fi­cul­tés de l’heure pré­sente. L’auteur du pam­phlet publié sur la page du 27 mars 2025 du site de la revue La Nef le recon­naît d’ailleurs : « Certains défen­seurs de la FSSPX sou­tiennent que Mgr Lefebvre n’a pas com­mis d’acte schis­ma­tique, car selon eux la pré­ro­ga­tive de sélec­tion­ner les évêques ne serait pas une pré­ro­ga­tive qui appar­tient au Pape de droit divin mais seule­ment de droit ecclé­sias­tique. Or le droit ecclé­sias­tique peut connaitre des excep­tions en cas d’état de néces­si­té, ce qui per­met de jus­ti­fier les sacres. L’abbé Gleize, théo­lo­gien offi­ciel de la FSSPX résume bien cette posi­tion dans ses écrits. Toutefois, il recon­nait que, si sacrer un évêque contre la volon­té du Pape est inter­dit de droit divin, alors les sacres de 1988 seraient schis­ma­tiques. C’est donc cette unique pré­misse qu’il faut exa­mi­ner. Cela se fait par une lec­ture assi­due du Magistère ».

3. Une lec­ture assi­due du Magistère : voi­là qui est bien dit et qui rejoint exac­te­ment ce que nous vou­lons dire ici. Mais, dans l’esprit de l’auteur de ces lignes, il est à craindre que l’assiduité en ques­tion n’aille pas dans le sens de la pro­fon­deur – et de la véri­table intel­li­gence de l’enseignement des Papes. Il est vain, en effet d’accumuler des quan­ti­tés de cita­tions du Magistère qui ne sont pas appro­priées à la ques­tion à résoudre. Trop sou­vent, les apo­lo­gistes de La Nef et d’ailleurs, lorsqu’ils entre­prennent de contrer les posi­tions de la Fraternité Saint Pie X, fonc­tionnent selon ce mode : ils dressent des cata­logues, certes impres­sion­nants, de cita­tions, mais il n’est que trop clair qu’ils n’en ont pas la véri­table intel­li­gence, et qu’ils les exposent à leurs lec­teurs d’une manière trop super­fi­cielle pour en don­ner la juste compréhension.

4. Il est à craindre que ce mode de pro­cé­der pro­duise quelque effet sur les mal­heu­reux lec­teurs de l’obédience Ecclesia Dei, qui croient trop naï­ve­ment avoir de quoi se confor­ter dans leur refus du sup­po­sé « schisme » de Mgr Lefebvre. Les cita­tions longues et répé­tées du Magistère peuvent les impres­sion­ner, au vu d’une éru­di­tion ras­su­rante et d’un recours appa­rent à l’argument prin­ci­pal et diri­mant, qui est celui de l’autorité du Magistère. Mais en défi­ni­tive, tout repose plu­tôt sur le cré­dit que les lec­teurs accordent au fai­seur de cita­tions. Et à citer Pie XII, sans en don­ner la bonne intel­li­gence, en est-​on ration­nel pour autant ? La foi est cen­sée cher­cher l’intelligence et cette recherche est celle d’une science aux méthodes dûment éprou­vées : celles-​ci ne s’improvisent pas. Ici comme ailleurs la « tra­di­tion » n’est pas seule­ment la trans­mis­sion d’un dépôt, elle est aus­si la for­ma­tion des intelligences.

2. Les textes de Pie XII.

5. Le site de La Nef vou­drait s’appuyer sur la Lettre Encyclique du Pape Pie XII, Ad apos­to­lo­rum prin­ci­pis, du 29 juin 1958. « Pie XII ensei­gnait aus­si » écrit l’apologète ecclé­sia­déiste, « que des consé­cra­tions épis­co­pales sans man­dat pon­ti­fi­cal sont : » de graves atten­tats contre la dis­ci­pline et l’unité de l’Église, et (que) c’est notre devoir exprès de rap­pe­ler à tous que la doc­trine et les prin­cipes qui régissent la consti­tu­tion de la socié­té divi­ne­ment fon­dée par Jésus Christ sont tout différents « .

Plus loin, il rap­pelle que » per­sonne ne peut confé­rer légi­ti­me­ment la consé­cra­tion épis­co­pale sans la cer­ti­tude préa­lable du man­dat pon­ti­fi­cal. Une consé­cra­tion ain­si confé­rée contre le droit divin et humain et qui est un très grave atten­tat à l’unité même de l’Église, est puni d’une excom­mu­ni­ca­tion « . […] Ainsi, le Magistère enseigne bien que seul le Pape a pri­vi­lège de droit divin de choi­sir les membres du Collège des évêques en ver­tu de sa pri­mau­té. De la même manière que le Christ seul envoie ses dis­ciples à tra­vers le monde, le vicaire du christ seul envoie (expres­sé­ment ou taci­te­ment) les évêques à tra­vers le monde. Cela implique que l’on ne peut jamais deve­nir membre du Collège des évêques, contre la volon­té du chef du Collège des évêques. Le sacre d’évêques contre la volon­té expresse du Pape est donc néces­sai­re­ment de nature schismatique ».

6. Pie XII est invo­qué en même temps que saint Innocent I[1], saint Léon le Grand[2] et Pie IX[3]. Mais l’on est bien en droit de se deman­der si l’auteur du pam­phlet pro­duit par La Nef a sai­si toute la signi­fi­ca­tion de leurs écrits. Car ces trois pas­sages font clai­re­ment allu­sion au pou­voir de juri­dic­tion, qui est com­mu­ni­qué non par la consé­cra­tion épis­co­pale mais par l’acte de la volon­té du Pape qui donne la mis­sion cano­nique à l’évêque élu, qu’il soit déjà consa­cré ou non. Faut-​il encore redire ces évi­dences[4] ? Le pou­voir épis­co­pal est spé­ci­fi­que­ment double : d’une part, l’évêque se dit de celui qui pos­sède et exerce le pou­voir épis­co­pal d’ordre, c’est-à-dire le pou­voir d’administrer le sacre­ment de l’ordre ain­si que celui de la confir­ma­tion ; d’autre part l’évêque se dit de celui qui pos­sède et exerce le pou­voir épis­co­pal de juri­dic­tion, c’est-à-dire le pou­voir de gou­ver­ner une par­tie de l’Eglise, sous la juri­dic­tion suprême et uni­ver­selle du Pontife romain. Les deux pou­voirs sont dis­tincts et sépa­rables ; l’un peut se trou­ver sans l’autre dans un sujet don­né, bien que, la plu­part du temps, les deux soient réunis dans le même sujet qui sera dit « évêque » dans les deux sens du terme. Et, ce qui importe ici, les deux pou­voirs ne sont pas com­mu­ni­qués de la même manière : le pou­voir épis­co­pal d’ordre est com­mu­ni­qué par tout évêque (même autre que le Pape) vali­de­ment consa­cré et usant du rite de l’Eglise ; le pou­voir épis­co­pal de juri­dic­tion est com­mu­ni­qué par l’acte de la volon­té du seul évêque de Rome, et de nul autre. Les textes cités de saint Innocent I, de saint Léon le Grand, de Pie IX et enfin de Pie XII parlent pré­ci­sé­ment de la com­mu­ni­ca­tion du pou­voir de juri­dic­tion, laquelle, comme le disent ces Papes, relèvent exclu­si­ve­ment du suc­ces­seur de Pierre. Mais il ne sau­rait être ici ques­tion du pou­voir d’ordre, ou, s’il en est ques­tion, cela se trouve en tant que, à la com­mu­ni­ca­tion de ce pou­voir d’ordre par le sacre est de fait conjointe la com­mu­ni­ca­tion d’un pou­voir de juri­dic­tion. Les textes invo­qués soit ne s’entendent nul­le­ment du pou­voir d’ordre, soit s’entendent de lui par acci­dent ou … par ailleurs. et c’est pour­quoi, uti­li­ser ces textes à pro­pos du pou­voir d’ordre épis­co­pal serait com­mettre le sophisme de l’accident[5]. Ou tout sim­ple­ment com­mettre l’impair bien sco­laire d’un total hors sujet.

Le rai­son­ne­ment de La Nef accu­mule des cita­tions du Magistère sans en don­ner l’exacte intel­li­gence. C’est un rai­son­ne­ment faux, un sophisme, dont la faus­se­té repose sur la confu­sion entre le sacre don­né avec juri­dic­tion (dont parlent les textes de Pie XII et tous les autres textes cités) et le sacre don­né sans juri­dic­tion (dont les mêmes textes ne parlent pas).

7. Il est clair, en par­ti­cu­lier, que lorsque Pie XII parle d’une consé­cra­tion épis­co­pale accom­plie « sans la cer­ti­tude préa­lable du man­dat pon­ti­fi­cal », il s’agit pré­ci­sé­ment (comme l’indique tout le contexte) d’une consé­cra­tion à laquelle est conjointe l’attribution d’une juri­dic­tion. Pie XII n’envisage donc pas ici la consé­cra­tion épis­co­pale en tant que telle. Il parle for­mel­le­ment de l’attribution illi­cite du pou­voir de juri­dic­tion, com­mise à l’occasion d’une consé­cra­tion épiscopale.

Le texte parle en effet de « hujus­mo­di conse­cra­tio »[6], ren­voyant par là même aux pré­ci­sions don­nées dans la phrase pré­cé­dente. Celle-​ci parle exac­te­ment de « l’institution cano­nique don­née à un évêque », pour réaf­fir­mer que celle-​ci est réser­vée au seul Pontife romain : « De ce que Nous vous avons expo­sé, il suit qu’aucune auto­ri­té autre que celle du Pasteur suprême, ne peut inva­li­der l’institution cano­nique don­née à un évêque ; aucune per­sonne ou assem­blée, de prêtres ou de laïcs, ne peut s’arroger le droit de nom­mer des évêques ; per­sonne ne peut confé­rer légi­ti­me­ment la consé­cra­tion épis­co­pale sans la cer­ti­tude préa­lable du man­dat pon­ti­fi­cal »[7]. Si la consé­cra­tion épis­co­pale n’est pas légi­time sans la cer­ti­tude d’un man­dat pon­ti­fi­cal, c’est dans la mesure où cette consé­cra­tion vient s’adjoindre à la col­la­tion d’une juri­dic­tion. Le texte dit en effet : « une consé­cra­tion ain­si confé­rée … », c’est-à-dire confé­rée en même temps que l’attribution d’un pou­voir de juri­dic­tion, que seul le Pape peut donner.

8. Ce que nous pou­vons et devons dire, en nous appuyant sur les textes cités du Magistère, est que la consé­cra­tion d’un évêque à laquelle est liée l’attribution d’un pou­voir de juri­dic­tion dépend de droit divin de la seule volon­té du Pape. Mais aucun de ces textes ne peut ser­vir d’argument d’autorité pour nous obli­ger à dire que la consé­cra­tion d’un évêque à laquelle n’est pas liée l’attribution d’un pou­voir de juri­dic­tion dépende de droit divin de la seule volon­té du Pape. L’on doit dire qu’elle en dépend, en rai­son de cette véri­té divi­ne­ment révé­lée que le Pape est le chef suprême de toute l’Eglise, mais il n’est nul­le­ment prou­vé à par­tir des textes cités qu’elle en dépende de droit divin. Il est même prou­vé, de l’avis des théo­lo­giens et des cano­nistes, qu’elle en dépend de droit seule­ment ecclé­sias­tique, tout comme en dépend, à tout prendre, l’ordination d’un prêtre ou celle d’un diacre[8].

3. La lecture sophistique de La Nef.

9. Le rai­son­ne­ment de La Nef accu­mule des cita­tions du Magistère sans en don­ner l’exacte intel­li­gence. C’est un rai­son­ne­ment faux, un sophisme, dont la faus­se­té repose sur la confu­sion entre le sacre don­né avec juri­dic­tion (dont parlent les textes de Pie XII et tous les autres textes cités) et le sacre don­né sans juri­dic­tion (dont les mêmes textes ne parlent pas).

Notes de bas de page
  1. « Du Siège apos­to­lique découlent l’épiscopat et toute son auto­ri­té » (Lettre 29, au Concile de Carthage de 417, DS n° 217 ; « Pierre est l’auteur et du nom et de la digni­té des évêques » (Lettre 30 aux Pères du Synode de Milève, DS n° 218).[]
  2. « Tout ce que Jésus-​Christ a don­né aux autres évêques, il le leur a don­né par Pierre » (Sermon 4, Pour son anni­ver­saire, Migne latin, t. LIV, col. 150).[]
  3. « Quant à Notre droit de choi­sir un sujet en dehors des trois can­di­dats pro­po­sés, Nous n’avons pas cru devoir le pas­ser sous silence, afin que dans l’avenir le Siège Apostolique ne fût jamais for­cé de recou­rir à l’exercice de ce droit. Du reste, n’en aurions-​Nous pas par­lé, que ce droit et ce devoir seraient res­tés dans toute leur inté­gri­té à la chaire de Saint-​Pierre. En effet, les droits et les pri­vi­lèges accor­dés à cette chaire par Jésus-​Christ lui-​même peuvent être atta­qués, mais ne sau­raient jamais lui être enle­vés, et il n’est pas au pou­voir d’un homme de renon­cer à un droit divin qu’il peut être par­fois obli­gé d’exercer par la volon­té de Dieu même » (Lettre ency­clique Quartus supra à pro­pos du schisme armé­nien, du 6 jan­vier 1873).[]
  4. Voir les articles parus dans les numé­ros de sep­tembre 2019, juillet-​août 2022 et octobre 2022 du Courrier de Rome.[]
  5. Voir l’article « Du bien pen­ser au bien dire » dans le numé­ro du mois de mai 2025 du Courrier de Rome.[]
  6. « Itaque, si huius­mo­di conse­cra­tio contra jus fasque imper­ti­tur, quo faci­nore gra­vis­sime peti­tur ipsa uni­tas Ecclesiae, sta­tu­ta est excom­mu­ni­ca­tio spe­cia­lis­si­mo modo Sedi Apostolicae reser­va­ta, in quam ipso fac­to incur­rit qui conse­cra­tio­nem ex arbi­trio col­la­tam reci­pit, atque etiam conse­crans ipse » (AAS, t. L (1958), p. 612–613).[]
  7. « Ex iis, quae expo­sui­mus, sequi­tur, ut nul­la pror­sus auc­to­ri­tas, prae­ter eam, quae Supremi Pastoris pro­pria est, ins­ti­tu­tio­nem cano­ni­cam ali­cui Episcopo conces­sam pos­sit irri­tam effi­cere ; ut nul­la per­so­na nul­lusve coe­tus sive sacer­do­tum sive lai­co­rum jus sibi queat arro­gare Episcopos nomi­nan­di ; ut nemo conse­cra­tio­nem epi­sco­pa­lem valeat legi­time conferre, nisi prius de pon­ti­fi­cio man­da­to consti­te­rit » (Ibidem).[]
  8. Voir l’article « Les sacres : suite … et fin ? » dans le numé­ro de mars 2025 du Courrier de Rome.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.