Excellence,
Le Saint-Père a soigneusement médité devant Dieu votre lettre du 5 avril dernier, à la lumière de sa responsabilité de Pasteur Suprême de l’Église. Il m’a ensuite chargé de vous répondre en son nom. C’est de ce devoir que je m’acquitte dans la présente lettre.
I. – Vous ne serez pas surpris d’apprendre que le Souverain Pontife a été déçu et attristé du brusque refus que vous opposez à son offre généreuse de vous ouvrir le chemin de la réconciliation.
En effet, vous accusez à nouveau les Livres liturgiques de l’Église, avec une sévérité qui surprend après les entretiens que nous avons eus. Comment pouvez-vous qualifier les textes du nouveau missel de « messe œcuménique » ? Vous savez bien que ce missel contient le vénérable Canon Romain ; que les autres Prières eucharistiques parlent d’une manière très nette du Sacrifice ; que la plus grande partie des textes provient des traditions liturgiques anciennes.
Pour ne citer qu’un exemple, vous savez qu’après l’oblation du pain et du vin, ce nouveau missel nous fait dire comme le précédent : « sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie… Orate, fratres, ut meum ac vestrum sacrificium… ».
Vous savez également que pour l’interprétation du missel, l’essentiel n’est pas ce que disent les auteurs privés, mais seulement les documents officiels du Saint-Siège. Les affirmations du P. Boyer et de Mgr Bugnini auxquelles vous faites allusion ne sont que des opinions privées.
Par contre, j’attire votre attention sur la définition authentique de l’intention et de la signification du missel proposée dans le prœmium de l’Institutio Generalis, spécialement à l’article 2, ainsi que sur les raisons et les idées déterminantes de la réforme, exposées aux articles 6 à 9. Selon ces textes officiels, on n’a jamais voulu une réduction des éléments catholiques de la Messe, mais au contraire, une présence plus riche de la tradition des Pères. En cela, on suit fidèlement la norme de saint Pie V, selon les possibilités d’une connaissance accrue des traditions liturgiques.
Avec le consentement du Saint-Père, je puis vous dire encore une fois que toute critique des livres liturgiques n’est pas a priori exclue, que même l’expression du désir d’une nouvelle révision est possible, à la manière dont le mouvement liturgique antérieur au Concile a pu souhaiter et préparer la réforme. Mais ceci à condition que la critique n’empêche pas et ne détruise pas l’obéissance et qu’elle ne mette pas en discussion la légitimité de la liturgie de l’Église.
Je vous demande donc avec insistance et au nom du Saint-Père d’examiner à nouveau vos affirmations en toute humilité devant le Seigneur et compte tenu de votre responsabilité d’Évêque et de réviser celles qui sont inconciliables avec l’obéissance due au Successeur de saint Pierre.
Il n’est pas admissible que vous parliez d’« une messe équivoque, ambiguë, dont la doctrine catholique a été estompée », ni que vous déclariez votre intention de « détourner les prêtres et les fidèles de l’usage de ce nouvel Ordo Missæ ».
Vous apporteriez une véritable contribution à la pureté de la foi dans l’Église si vous vous limitiez à rappeler aux prêtres et aux fidèles qu’on doit renoncer à l’arbitraire, qu’il faut s’en tenir avec soin aux livres liturgiques de l’Église, qu’il faut interpréter et réaliser la liturgie selon la tradition de la foi catholique et en accord avec les intentions des Papes. En fait pour l’instant, vous n’encouragez malheureusement que la désobéissance.
II. – Après les entretiens qui se sont déroulés entre nous, je pensais personnellement qu’il n’y avait plus d’obstacles à propos du point I, c’est-à-dire l’acceptation du deuxième concile du Vatican interprété à la lumière de la Tradition catholique et compte-tenu des déclarations mêmes du Concile sur les degrés d’obligation de ses textes. Aussi le Saint-Père est-il étonné que même votre acceptation du Concile interprété selon la Tradition demeure ambiguë, puisque vous affirmez immédiatement que la Tradition n’est pas compatible avec la Déclaration sur la Liberté religieuse.
Au troisième paragraphe de vos suggestions, vous parlez d’« affirmations ou expressions du Concile qui sont contraires au Magistère officiel de l’Église ». Ce disant, vous enlevez toute portée à votre acceptation antécédente ; et, en énumérant trois textes conciliaires incompatibles selon vous avec le Magistère, en y ajoutant même un « etc. », vous rendez votre position encore plus radicale.
Ici comme à propos des questions liturgiques, il faut noter que – en fonction des divers degrés d’autorité des textes conciliaires – la critique de certaines de leurs expressions, faites selon les règles générales de l’adhésion au Magistère, n’est pas exclue. Vous pouvez de même exprimer le désir d’une déclaration ou d’un développement explicatif sur tel ou tel point.
Mais vous ne pouvez pas affirmer l’incompatibilité des textes conciliaires – qui sont des textes magistériels – avec le Magistère et la Tradition. Il vous est possible de dire que personnellement, vous ne voyez pas cette compatibilité, et donc de demander au Siège Apostolique des explications. Mais si, au contraire, vous affirmez l’impossibilité de telles explications, vous vous opposez profondément à cette structure fondamentale de la foi catholique, à cette obéissance et humilité de la foi ecclésiastique dont vous vous réclamez à la fin de votre lettre, lorsque vous évoquez la foi qui vous a été enseignée au cours de votre enfance et dans la Ville éternelle.
Sur ce point vaut du reste une remarque déjà faite précédemment à propos de la liturgie : les auteurs privés, même s’ils furent experts au Concile (comme le P. Congar et le P. Murray que vous citez) ne sont pas l’autorité chargée de l’interprétation. Seule est authentique et autoritative l’interprétation donnée par le Magistère, qui est ainsi l’interprète de ses propres textes : car les textes conciliaires ne sont pas les écrits de tel ou de tel expert ou de quiconque a pu contribuer à leur genèse, ils sont des documents du Magistère.
III. – Avant de conclure, je dois encore ajouter ceci : le Saint-Père ne méconnaît ni votre foi, ni votre piété. Il sait que, dans la Fraternité Saint-Pie‑X, vous insistez pour que soit reconnue la légitimité qui est la Sienne, et que vous vous êtes séparé de membres de la Fraternité qui refusaient de vous suivre dans cette attitude. Il sait que vous vous refusez à ce qui serait vraiment le commencement d’un schisme, à savoir la consécration d’un Évêque, et reconnaît que sur ce point décisif, vous vous maintenez dans l’obéissance au Successeur de saint Pierre. En tout cela se trouve le motif de la généreuse patience avec laquelle le Souverain Pontife recherche toujours la voie de la réconciliation. Mais votre lettre du 5 avril montre aussi que vous posez à votre obéissance des réserves, qui touchent la substance même de cette obéissance et ouvrent la porte à une séparation.
Encore une fois, au nom du Pape Jean-Paul II, je vous prie avec cordialité, mais aussi avec insistance, de réfléchir devant le Seigneur à tout ce que je viens de vous écrire. Il n’est pas exigé de vous que vous renonciez à la totalité de vos critiques du Concile et de la réforme liturgique. Mais, en vertu de sa responsabilité dans l’Église, le Souverain Pontife doit insister pour que vous réalisiez cette obéissance concrète et indispensable dont le contenu est formulé dans ma lettre du 23 décembre 1982. Si l’une ou l’autre expression vous cause des difficultés insurmontables, vous pouvez proposer ces difficultés : les mots en eux-mêmes ne constituent pas des absolus ; mais leur contenu est indispensable.
Le Saint-Père m’a expressément chargé de vous assurer de sa prière à votre intention.
Je vous assure également de la mienne, et vous prie d’agréer, Excellence, l’expression de mes sentiments de respectueux dévouement en Notre Seigneur.
Joseph card. RATZINGER