Lettre du cardinal Ratzinger à Mgr Lefebvre du 20 juillet 1983

Excellence,

Le Saint-​Père a soi­gneu­se­ment médi­té devant Dieu votre lettre du 5 avril der­nier, à la lumière de sa res­pon­sa­bi­li­té de Pasteur Suprême de l’Église. Il m’a ensuite char­gé de vous répondre en son nom. C’est de ce devoir que je m’acquitte dans la pré­sente lettre.

I. – Vous ne serez pas sur­pris d’apprendre que le Souverain Pontife a été déçu et attris­té du brusque refus que vous oppo­sez à son offre géné­reuse de vous ouvrir le che­min de la réconciliation.

En effet, vous accu­sez à nou­veau les Livres litur­giques de l’Église, avec une sévé­ri­té qui sur­prend après les entre­tiens que nous avons eus. Comment pouvez-​vous qua­li­fier les textes du nou­veau mis­sel de « messe œcu­mé­nique » ? Vous savez bien que ce mis­sel contient le véné­rable Canon Romain ; que les autres Prières eucha­ris­tiques parlent d’une manière très nette du Sacrifice ; que la plus grande par­tie des textes pro­vient des tra­di­tions litur­giques anciennes.

Pour ne citer qu’un exemple, vous savez qu’après l’oblation du pain et du vin, ce nou­veau mis­sel nous fait dire comme le pré­cé­dent : « sic fiat sacri­fi­cium nos­trum in conspec­tu tuo hodie… Orate, fratres, ut meum ac ves­trum sacri­fi­cium… ».

Vous savez éga­le­ment que pour l’interprétation du mis­sel, l’essentiel n’est pas ce que disent les auteurs pri­vés, mais seule­ment les docu­ments offi­ciels du Saint-​Siège. Les affir­ma­tions du P. Boyer et de Mgr Bugnini aux­quelles vous faites allu­sion ne sont que des opi­nions privées.

Par contre, j’attire votre atten­tion sur la défi­ni­tion authen­tique de l’intention et de la signi­fi­ca­tion du mis­sel pro­po­sée dans le prœ­mium de l’Institutio Generalis, spé­cia­le­ment à l’article 2, ain­si que sur les rai­sons et les idées déter­mi­nantes de la réforme, expo­sées aux articles 6 à 9. Selon ces textes offi­ciels, on n’a jamais vou­lu une réduc­tion des élé­ments catho­liques de la Messe, mais au contraire, une pré­sence plus riche de la tra­di­tion des Pères. En cela, on suit fidè­le­ment la norme de saint Pie V, selon les pos­si­bi­li­tés d’une connais­sance accrue des tra­di­tions liturgiques.

Avec le consen­te­ment du Saint-​Père, je puis vous dire encore une fois que toute cri­tique des livres litur­giques n’est pas a prio­ri exclue, que même l’expression du désir d’une nou­velle révi­sion est pos­sible, à la manière dont le mou­ve­ment litur­gique anté­rieur au Concile a pu sou­hai­ter et pré­pa­rer la réforme. Mais ceci à condi­tion que la cri­tique n’empêche pas et ne détruise pas l’obéissance et qu’elle ne mette pas en dis­cus­sion la légi­ti­mi­té de la litur­gie de l’Église.

Je vous demande donc avec insis­tance et au nom du Saint-​Père d’examiner à nou­veau vos affir­ma­tions en toute humi­li­té devant le Seigneur et compte tenu de votre res­pon­sa­bi­li­té d’Évêque et de révi­ser celles qui sont incon­ci­liables avec l’obéissance due au Successeur de saint Pierre.

Il n’est pas admis­sible que vous par­liez d’« une messe équi­voque, ambi­guë, dont la doc­trine catho­lique a été estom­pée », ni que vous décla­riez votre inten­tion de « détour­ner les prêtres et les fidèles de l’usage de ce nou­vel Ordo Missæ ».

Vous appor­te­riez une véri­table contri­bu­tion à la pure­té de la foi dans l’Église si vous vous limi­tiez à rap­pe­ler aux prêtres et aux fidèles qu’on doit renon­cer à l’arbitraire, qu’il faut s’en tenir avec soin aux livres litur­giques de l’Église, qu’il faut inter­pré­ter et réa­li­ser la litur­gie selon la tra­di­tion de la foi catho­lique et en accord avec les inten­tions des Papes. En fait pour l’instant, vous n’encouragez mal­heu­reu­se­ment que la désobéissance.

II. – Après les entre­tiens qui se sont dérou­lés entre nous, je pen­sais per­son­nel­le­ment qu’il n’y avait plus d’obstacles à pro­pos du point I, c’est-à-dire l’acceptation du deuxième concile du Vatican inter­pré­té à la lumière de la Tradition catho­lique et compte-​tenu des décla­ra­tions mêmes du Concile sur les degrés d’obligation de ses textes. Aussi le Saint-​Père est-​il éton­né que même votre accep­ta­tion du Concile inter­pré­té selon la Tradition demeure ambi­guë, puisque vous affir­mez immé­dia­te­ment que la Tradition n’est pas com­pa­tible avec la Déclaration sur la Liberté religieuse.

Au troi­sième para­graphe de vos sug­ges­tions, vous par­lez d’« affir­ma­tions ou expres­sions du Concile qui sont contraires au Magistère offi­ciel de l’Église ». Ce disant, vous enle­vez toute por­tée à votre accep­ta­tion anté­cé­dente ; et, en énu­mé­rant trois textes conci­liaires incom­pa­tibles selon vous avec le Magistère, en y ajou­tant même un « etc. », vous ren­dez votre posi­tion encore plus radicale.

Ici comme à pro­pos des ques­tions litur­giques, il faut noter que – en fonc­tion des divers degrés d’autorité des textes conci­liaires – la cri­tique de cer­taines de leurs expres­sions, faites selon les règles géné­rales de l’adhésion au Magistère, n’est pas exclue. Vous pou­vez de même expri­mer le désir d’une décla­ra­tion ou d’un déve­lop­pe­ment expli­ca­tif sur tel ou tel point.

Mais vous ne pou­vez pas affir­mer l’incompatibilité des textes conci­liaires – qui sont des textes magis­té­riels – avec le Magistère et la Tradition. Il vous est pos­sible de dire que per­son­nel­le­ment, vous ne voyez pas cette com­pa­ti­bi­li­té, et donc de deman­der au Siège Apostolique des expli­ca­tions. Mais si, au contraire, vous affir­mez l’impossibilité de telles expli­ca­tions, vous vous oppo­sez pro­fon­dé­ment à cette struc­ture fon­da­men­tale de la foi catho­lique, à cette obéis­sance et humi­li­té de la foi ecclé­sias­tique dont vous vous récla­mez à la fin de votre lettre, lorsque vous évo­quez la foi qui vous a été ensei­gnée au cours de votre enfance et dans la Ville éternelle.

Sur ce point vaut du reste une remarque déjà faite pré­cé­dem­ment à pro­pos de la litur­gie : les auteurs pri­vés, même s’ils furent experts au Concile (comme le P. Congar et le P. Murray que vous citez) ne sont pas l’autorité char­gée de l’interprétation. Seule est authen­tique et auto­ri­ta­tive l’interprétation don­née par le Magistère, qui est ain­si l’interprète de ses propres textes : car les textes conci­liaires ne sont pas les écrits de tel ou de tel expert ou de qui­conque a pu contri­buer à leur genèse, ils sont des docu­ments du Magistère.

III. – Avant de conclure, je dois encore ajou­ter ceci : le Saint-​Père ne mécon­naît ni votre foi, ni votre pié­té. Il sait que, dans la Fraternité Saint-​Pie‑X, vous insis­tez pour que soit recon­nue la légi­ti­mi­té qui est la Sienne, et que vous vous êtes sépa­ré de membres de la Fraternité qui refu­saient de vous suivre dans cette atti­tude. Il sait que vous vous refu­sez à ce qui serait vrai­ment le com­men­ce­ment d’un schisme, à savoir la consé­cra­tion d’un Évêque, et recon­naît que sur ce point déci­sif, vous vous main­te­nez dans l’obéissance au Successeur de saint Pierre. En tout cela se trouve le motif de la géné­reuse patience avec laquelle le Souverain Pontife recherche tou­jours la voie de la récon­ci­lia­tion. Mais votre lettre du 5 avril montre aus­si que vous posez à votre obéis­sance des réserves, qui touchent la sub­stance même de cette obéis­sance et ouvrent la porte à une séparation.

Encore une fois, au nom du Pape Jean-​Paul II, je vous prie avec cor­dia­li­té, mais aus­si avec insis­tance, de réflé­chir devant le Seigneur à tout ce que je viens de vous écrire. Il n’est pas exi­gé de vous que vous renon­ciez à la tota­li­té de vos cri­tiques du Concile et de la réforme litur­gique. Mais, en ver­tu de sa res­pon­sa­bi­li­té dans l’Église, le Souverain Pontife doit insis­ter pour que vous réa­li­siez cette obéis­sance concrète et indis­pen­sable dont le conte­nu est for­mu­lé dans ma lettre du 23 décembre 1982. Si l’une ou l’autre expres­sion vous cause des dif­fi­cul­tés insur­mon­tables, vous pou­vez pro­po­ser ces dif­fi­cul­tés : les mots en eux-​mêmes ne consti­tuent pas des abso­lus ; mais leur conte­nu est indispensable.

Le Saint-​Père m’a expres­sé­ment char­gé de vous assu­rer de sa prière à votre intention.

Je vous assure éga­le­ment de la mienne, et vous prie d’agréer, Excellence, l’expression de mes sen­ti­ments de res­pec­tueux dévoue­ment en Notre Seigneur.

Joseph card. RATZINGER