Le pape ayant reçu en audience spéciale plus de mille abonnées et lectrices, qui portent le beau nom d’« Azzurre », de la revue féminine « Alba », à l’occasion du XXe anniversaire de sa fondation, leur a adressé l’allocution suivante :
Vous avez eu, chères filles, l’heureuse pensée de célébrer à Rome le XXe anniversaire de votre revue hebdomadaire et de votre association des « Azzurre ». Vous avez voulu aussi vous réunir près du Père commun pour lui manifester votre filial attachement et demander sa Bénédiction. « Vraiment, dans la Ville éternelle — avez-vous dit — centre du monde, nous apprendrons le secret qui fait grands les peuples et nous connaîtrons la lumière qui dévoile des trésors de vertus domestiques et civiques. » Vous avez appelé votre revue Alba. Il nous plaît de voir en elle l’aurore joyeuse de votre vie, l’aube de votre esprit et de votre cœur ; l’aube de votre ascension surnaturelle, l’aurore de votre journée qui, sur les rives du Tibre, vous a fait contempler les fameuses ruines de la Rome des Césars, les Catacombes, les basiliques et les monuments de la Rome des papes, les vastes réalisations et transformations de la Rome moderne. Oui « centre du monde » est cette Rome qui se glorifie et se rend éternellement heureuse avec le Christ, cette Rome vers les bords de laquelle l’ange pilote, selon l’image de l’Alighieri [1], « ramène ou recueille celui qui ne descend pas vers l’Achéron » [2].
Les vertus domestiques et sociales
La terre de Rome est terre de héros et d’apôtres de la vérité. Les vertus domestiques et sociales qui ont fait la grandeur de la Ville éternelle et qui font la vraie grandeur de tous les peuples, sont certainement de toutes les époques et de toutes les conditions sociales. Vous les trouvez chez les anciennes matrones romaines dont la dignité, cette vertu, fut respectée et honorée au sein de la civilisation païenne. Vous les voyez resplendir, ces vertus domestiques, à l’aube rose et rougeoyante du sang des confesseurs de la foi, dans les annales de l’Eglise, dans la figure des martyres chrétiennes, patriciennes ou esclaves, comme Agnès et Blandine, comme Perpétue et Félicité. Vous les voyez, à travers les siècles, briller dans la vie de famille et dans l’exercice de la charité communicative de Galla, de Françoise Romaine, d’Anne-Marie Taïgi.
… doivent adapter leur expression extérieure à la vie moderne.
Toutefois ces vertus, qui demeurent toujours essentiellement les mêmes, prennent, au cours des générations, des modalités et des degrés divers. Leur expression extérieure arrive d’ordinaire à se modifier et à se transformer par l’effet d’une lente et peu sensible évolution, sous l’influence et les variations des époques. Au contraire, aujourd’hui comme aux temps des grandes crises, cette évolution semble douée d’une rapidité foudroyante qui déconcerte celui qui s’arrête à en observer la marche. Pour Nous, les grandes crises, ce ne sont pas seulement les calamités, les guerres, les révolutions, les troubles civils, économiques, sociaux, politiques, mais en particulier, également voudrions-Nous dire, toute rupture d’équilibre entre les conditions de vie subitement transformées ou détruites et les traits immuables de la nature humaine.
Considérez le mouvement et l’acheminement de la vie et de la civilisation moderne. N’observez-vous pas comment les progrès merveilleux de la science dans tous les domaines, les découvertes et les inventions bienfaisantes ou dangereuses dans tous les secteurs de l’industrie ont introduit, pour ainsi dire automatiquement, de profonds changements dans la vie matérielle et, par conséquent, dans toutes les manifestations de l’activité de l’homme ? Et ces changements n’ont-ils pas, à leur tour donné naissance à une transformation qu’il vaudrait mieux appeler renversement ou complet renouvellement des conditions sociales ? Il est superflu de vous indiquer de multiples exemples de ces changements à vous qui les avez continuellement sous les yeux. Sources et moyens de loisirs, de bien-être, de commodités, qui insinuent, allument, excitent le plaisir ou la jouissance des uns en exaspérant la convoitise des autres. Domaines innombrables ouverts à la curiosité des sens et de l’esprit. Foule de problèmes débattus qui séduisent, excitent, troublent et captivent la raison et la conscience. Variété et suite sans fin de distractions, d’amusements, de divertissements, de plaisirs, depuis les plus nobles de l’esprit jusqu’aux plus vulgaires et sensuels. Vertigineuse rapidité des communications qui supprime la distance ou l’espace et se joue du temps. Cent autres dons de l’époque moderne plus ou moins utiles à la vie et à la conduite, offerts au regard et à la main de tous, sinon pour en jouir, au moins pour en connaître ou en sentir les réactions dans l’âme. Tout cela appelle et met en mouvement de multiples et diverses activités de la nature humaine, fait naître des professions et des arts nouveaux, de nouvelles façons de vivre et d’agir, de nouvelles tendances et affections, de nouveaux desseins, de nouvelles préférences du cœur. Pratiquement, tout cela invite à une activité plus prompte et plus directe la femme et la jeune fille elles-mêmes, les saisit et les entraîne dans le tourbillon qui pousse en avant et emporte le monde.
Comportement de la jeune fille dans le monde actuel.
Avec le nouvel aspect de la vie, nouveau devient aussi le comportement de la jeunesse féminine. Le contact permanent et continuel avec le monde, et avec le monde tel qu’il est, mêlé comme il est, arrive à donner à cette jeunesse quelque chose de plus libre, de plus décidé, de plus viril, dirait-on. La conscience de ses devoirs et de ses responsabilités lui confère en même temps plus d’assurance et de hardiesse.
Cette nouvelle physionomie de la vie est-elle un mal ? Elle n’est pas un mal en elle-même ; mais d’ordinaire, elle n’est pas exempte de dangers. De même le nouveau comportement de la jeune fille n’est pas, en lui-même, un mal. Cette espèce de désinvolture, conséquence des conditions actuelles de la vie, lorsqu’elle est bien réglée et comprise, est, à sa façon, une force ; maintenue en de justes limites et bien dirigée, elle peut devenir une arme : arme de défense en face des dangers personnels ; arme de conquête en face des périls des autres ; elle peut devenir une attitude sage, réservée, courtoise, qui, semblable à la vertu, n’humilie pas et n’offense pas, mais concilie l’estime, l’admiration, l’affection.
L’état de choses actuel est ce qu’il est, vous ne pouvez le changer ; serait-il même désagréable, il serait vain de se perdre en lamentations stériles. S’il a ses dangers, il faut les regarder en face pour s’en défendre et pour les surmonter. Mais d’où viennent ces dangers ? D’où vient la crise moderne elle-même ? Elle vient, Nous l’avons déjà dit, de ce que, au milieu des circonstances extérieures qui changent et nonobstant le changement d’allure qui en résulte, la nature, le caractère, le tempérament ne changent pas substantiellement ; s’ils se modifient, leur fond demeure immobile et immuable ; seule leur surface est remuée ; ils ne marchent pas au même rythme que l’air et le vent qui soufflent autour d’eux et leur caressent le front.
La nature féminine ne change pas.
Bien que, pour avoir acquis un air dégagé, de la force et de la fierté de pensée, la femme ou la jeune fille ne refera pas pour autant sa propre nature ; elle restera toujours sensitive, impressionnable, souvent sans douter ou se défier d’elle-même ; parfois elle se laissera d’autant plus conduire par les mouvements impulsifs de son esprit et de son cœur qu’il y aurait plus de raison de prendre des précautions, d’être réservée. Dans sa constitution elle garde cette générosité instinctive qui l’incline et la pousse au don total d’elle- même, qui la pousserait, si elle n’était pas vigilante et attentive, aux enthousiasmes irréfléchis, aux élans passionnés, aux imprudences fatales. Dans ce monde où elle passe et où elle vit, malheur si elle oublie que chez les autres non plus la nature humaine ne change pas, qu’elle n’a nullement perdu les stigmates et les blessures de sa chute première au paradis terrestre. Les rejetons d’une si mauvaise racine n’ont jamais cessé de dominer dans le cœur des hommes : l’orgueil et la superbe, la sensualité hardie, la convoitise toujours avide, la concupiscence brûlante ; le scandale voulu, calculé des séducteurs, des corrupteurs et des corrompus ; le scandale involontaire, mais non moins dangereux, des passionnés, des fragiles, des nonchalants, des étourdis, qui ne pèsent pas les conséquences d’une parole, d’un regard, d’une démarche, et de leur arc, comme les enfants ou les gamins de la rue, décochent un trait qui donnera peut-être la mort, ou pour le moins blessera un cœur pour toute la vie. Et cependant, il est inévitable, il est souvent obligatoire de fouler ce chemin, d’avancer au milieu de ces ronces, de vivre dans un tel monde et de traiter avec lui.
A la dernière Cène, Notre-Seigneur priant pour ses apôtres, disait à son Père : « Je ne vous demande pas de les enlever du monde, mais de les garder du mauvais » (Jean, xvii, 15). Il savait bien qu’il les envoyait dans le monde « comme des agneaux au milieu des loups » (Luc, x, 3).
Le monde n’est pas essentiellement changé : Dieu le gouverne et le dirige, il ne peut se soustraire à son autorité ni à celle du Christ au pouvoir de qui sont le ciel et la terre. Aujourd’hui, beaucoup de barrières qui existaient autrefois entre le bien et le mal sont tombées ; vous ne pouvez plus, chères filles, attendre d’elles votre défense. La barrière qui reste n’est pas hors de vous, mais en vous. Saint Vincent de Paul disait gracieusement aux premières Filles de la Charité : « Vous n’avez pas et ne pouvez avoir le genre de vie des anciennes religieuses : vous aurez pour cloître les rues de la ville ; pour clôture l’obéissance ; pour grille, la crainte de Dieu ; pour voile, la sainte modestie [3].
Qualités et vertus nécessaires à la jeune fille chrétienne d’aujourd’hui
Ces paroles du saint ne s’appliquent-elles pas, d’une certaine façon, à vous également, jeunes filles et femmes chrétiennes ? Vous devrez parcourir les rues de la ville ; vous devrez vous défendre par vous-mêmes au moyen de la barrière et de l’arme qu’est votre vertu ; votre décision, votre franchise et votre attitude pourront aussi vous aider à vous défendre. Dans la rue, dans les réunions, dans les magasins, dans les ateliers, dans les bureaux, dans les universités, dans les bibliothèques, une parole cinglante, si besoin est, vous débarrassera d’un insolent ; un rire franc découragera un amoureux importun ; dans un geste aimable votre main jettera au feu ou dans la boue le dessin, le périodique, le livre venu de la boue d’où il n’aurait jamais dû sortir.
Toutefois, cela ne suffit pas. Ces belles qualités qui se manifestent à l’extérieur doivent jaillir de l’intérieur de votre âme ; c’est de là qu’elles acquièrent et reçoivent leur force. La prudence et l’humilité intérieures enseignent la modération dans les actes et les sentiments, la juste mesure dans la gracieuseté des paroles et de la personne. Elles font reconnaître et comprendre que la docilité est sagesse, que l’obéissance apprend à commander, que le silence est l’éducateur de la parole et plus d’une fois une véritable éloquence.
…pour lutter contre les dangers
Si les belles qualités extérieures ne proviennent pas de celles du dedans, moins brillantes, mais non moins nécessaires, elles finissent par montrer le revers de leur médaille. On se crée la conscience (ô l’illusion) de s’être élevées au-dessus de cette vulgarité qu’on effleure à chaque pas, de cheminer dignement et vertueusement au milieu des tentations et des séductions de tout genre. La fierté qui naît de cette conscience se change facilement en secret orgueil. On attribue volontiers à soi-même, à sa force propre, à l’élévation de caractère, la dignité de sa vie personnelle et la conservation de la vertu. On oublie qu’on est faible ; on ne prend pas assez garde à la complaisance dans l’estime que cette vertu elle-même et cette dignité font naître. En un mot, on ne se souvient pas qu’on est filles d’Eve, et dans une témérité imprudente on se croit en sécurité contre n’importe quelle attaque de l’ennemi (cf. Ps., xxix, 7). Alors, insouciante du danger qui menace l’esprit, la foi, le cœur, la pureté, la jeune fille d’Eve est fascinée devant le serpent ; elle se laisse, au début, effleurer la vue par une page légère ou sceptique, par un sourire, une déclaration ou un aveu agréable, par une parole flatteuse ou présomptueuse, par une invitation à une promenade charmante. Prudence et humilité. Combien l’humilité est nécessaire pour être prudents ! Combien elle aide à trouver, à demander le secours divin et le secours humain, à reconnaître aussi le besoin qu’on en a ! Malheureuses ces jeunes filles qui ne ressentent pas un pareil besoin et qui ne demandent pas un pareil secours, sinon à l’heure de l’expérience douloureuse et humiliante de la chute, d’un faux pas, d’une situation délicate, d’un danger imminent, d’un lien qui déjà est sur le point d’être fortement serré.
… avec l’aide de Dieu
Non, chères filles, ne tardez pas à invoquer le secours divin et le secours humain. Dans n’importe quelle épreuve, calamité, douleur, rien au monde n’est véritablement puissant comme la religion et la foi, comme la prière qui sauve du désastre. Tout autant que l’homme, la femme a besoin de croire en Dieu ; au pied de l’arbre défendu, la première faute du genre humain est celle d’Eve qui croit davantage à la trompeuse promesse du serpent qu’au précepte et à la menace du Seigneur. La femme a besoin de prier, comme de connaître et d’aimer Jésus-Christ et la Vierge Immaculée, sa Mère ; elle a besoin de la religion qui a fait de ses joies familiales une sanctification, de ses larmes une supplication et une hymne, qui l’a exaltée dans l’amour de son cœur au foyer et dans l’église. Approfondissez votre connaissance de la vie et de la doctrine du Sauveur ; elle vous révélera la nécessité et l’aimable puissance du secours divin ; la prière et la réception des sacrements vous l’assureront. Quant au secours humain, est-il besoin de vous indiquer à vous les « Azzurre » d’Alba, où le chercher et le trouver, alors que l’amour, la délicatesse d’esprit et de cœur de Celle qui vous est comme une Mère vous comprend et vous aime ? Sa bonté et sa sagesse sont lumière, conseil, réconfort pour chacun de vos pas.
… pour aider les autres jeunes filles.
Vous marchez sur les routes où le monde marche : chaque jour vous respirez l’air et vous êtes dans le tourbillon de la vie réelle ; dans la foule qui passe, qui se presse, s’agite, s’amuse, rit, vous rencontrez encore trop souvent des gens qui pleurent, que les larmes et les plaintes suffoquent. Vous apercevez et reconnaissez un très grand nombre de jeunes filles, sorties récemment de la maison, timides, saisies de peur, perdues ; vous en reconnaissez d’autres, déjà ébranlées, vacillantes sur le bord de l’abîme, d’autres encore qui, courbées sous l’humiliation d’une surprise, découragées, effleurant le bord du précipice, du désespoir et de l’abandon, prêtes à se jeter pour oublier, pour s’étourdir, dans le gouffre d’une situation humainement irréparable. N’abandonnez aucune de ces malheureuses. Elles sont vos sœurs. Le Christ est venu également pour elles. Ne les méprisez pas, ne les repoussez pas loin de vous. Ayez pitié. Aimez, priez, soutenez, consolez, aidez ; faites aux autres, moins bien favorisées que vous, un peu de ce bien qui vous a été fait à vous-mêmes.
En cette heure qui s’écoule si cruelle et si triste pour les peuples, les dangers sont aussi plus grands et plus pressants. Que votre cœur s’agrandisse dans l’amour du Christ et dans l’amour du prochain ! Que votre prière demande la miséricorde, le pardon, la grâce, pour le monde entier, pour les frères et les sœurs, pour tous ceux qui souffrent, combattent, pour tous ceux qui pleurent dans les maisons et pour tous ceux qui versent leur sang sur les champs de bataille !
Afin que le Seigneur, qui voit tout, gouverne tout et organise tout dans ses desseins impénétrables vous exauce, Nous vous accordons, avec une paternelle affection, la Bénédiction apostolique.
Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, Édition Saint-Augustin Saint-Maurice. – D’après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. IV, p. 97 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. IV, p, 142.