L’Église est indéfectible

L’Église appa­raît comme la seule réa­li­té créée dont on puisse dire ici-​bas que, non seule­ment elle n’a jamais ces­sé, mais encore qu’elle ne peut pas ces­ser d’être ce qu’elle est.

1. Indéfectible et indéfectibilité : aux origines d’une terminologie

Le sub­stan­tif fran­çais « indé­fec­ti­bi­li­té » fait son appa­ri­tion au dix-​septième siècle. Le Dictionnaire de l’Académie Française le men­tionne dans sa 3e édi­tion de 1740, le donne pour un « terme dog­ma­tique » et le défi­nit comme « la qua­li­té de ce qui est indé­fec­tible », en pré­ci­sant qu’il n’a « guère d’usage que dans cette phrase, L’indéfectibilité de l’Église. ». Il en demeu­re­ra ain­si d’édition en édi­tion, jusqu’à la 7e, de 1878, où une pré­ci­sion nou­velle est intro­duite : le mot « se dit pour­tant quel­que­fois en termes de phi­lo­so­phie. L’indéfectibilité des sub­stances. ». C’est seule­ment en 1935, dans la 8e édi­tion du Dictionnaire, que notre sub­stan­tif se ver­ra attri­buer une signi­fi­ca­tion non plus exclu­si­ve­ment dog­ma­tique : il est désor­mais pré­sen­té comme « un terme didac­tique » et désigne « la qua­li­té de ce qui est indé­fec­tible », au sens le plus large du terme, « L’indéfectibilité de l’Église. L’indéfectibilité des sub­stances. ». Le Dictionnaire de l’Académie réserve paral­lè­le­ment le même sort à l’adjectif « indé­fec­tible ». Ce terme fait lui aus­si son appa­ri­tion dans la 3e édi­tion de 1740, et, jusqu’à la 7e édi­tion de 1878, il est don­né pour un « terme dog­ma­tique », défi­ni comme « ce qui ne peut défaillir, ces­ser d’être », et « n’est guère usi­té que dans cette phrase, L’Église est indé­fec­tible ». Ce n’est qu’avec la 8e édi­tion de 1935 que ce mot est dési­gné comme « un terme didac­tique », signi­fiant dans un sens élar­gi « ce qui ne peut défaillir, ces­ser d’être. L’Église est indé­fec­tible. Ligne de conduite indé­fec­tible ». L’édition actuelle du Dictionnaire, la 9e, consacre cette évo­lu­tion séman­tique. L’adjectif « indé­fec­tible » est défi­ni comme « ce qui ne sau­rait faire défaut ou ces­ser d’être. Une mémoire indé­fec­tible. Une ami­tié indé­fec­tible. Une ligne de conduite indé­fec­tible. Selon la doc­trine catho­lique, l’Église est indé­fec­tible, elle doit durer jusqu’à la fin des temps ». Le sub­stan­tif « indé­fec­ti­bi­li­té » est défi­ni quant à lui comme « la qua­li­té de ce qui est indé­fec­tible. L’indéfectibilité d’un sen­ti­ment. L’indéfectibilité de l’Église. ».

2. Cet élar­gis­se­ment du sens doit gar­der toute son impor­tance, car l’historique du mot vient ici confir­mer la por­tée de la chose qu’il s’emploie à dési­gner. L’indéfectibilité est ori­gi­nai­re­ment le propre exclu­sif de l’Église, et cela se conçoit aisé­ment puisque l’Église appa­raît comme la seule réa­li­té créée dont on puisse dire ici-​bas que, non seule­ment elle n’a jamais ces­sé, mais encore qu’elle ne peut pas ces­ser d’être ce qu’elle est : non seule­ment indé­fi­ciente ou indé­faillante, mais pré­ci­sé­ment indé­fec­tible ou, si l’on nous per­met de ris­quer ici le néo­lo­gisme, « indé­faillible ». Le mot signi­fie ici, dans son sens pre­mier, une impos­si­bi­li­té de prin­cipe, et non un simple fait. Et cela tient bien sûr à la nature essen­tiel­le­ment sur­na­tu­relle de l’Église. A tel point que l’indéfectibilité ne sau­rait se dire, par exten­sion de sens, des autres réa­li­tés d’ici-bas, que dans un sens impropre et dimi­nué, au sens d’un simple fait et non plus d’une pure impossibilité.

2. Définition de l’Église

3. Encore faut-​il avoir une idée assez pré­cise de ce qu’est l’Église. Car la nature de l’attribut dépend, ici comme en toutes choses, de celle de la réa­li­té dont il découle. L’indéfectibilité dont il s’agit est pré­ci­sé­ment celle de l’Église, prise comme telle. Et quand il s’agit de déter­mi­ner la nature exacte de l’Église, pour en déduire celle de son indé­fec­ti­bi­li­té, il importe de prendre pour règle le prin­cipe rap­pe­lé par le Pape Léon XIII dans l’Encyclique Satis cogni­tum de 1896 : « L’Église a été fon­dée et consti­tuée par Jésus Christ Notre Seigneur ; par consé­quent, lorsque nous nous enqué­rons de la nature de l’Église, l’essentiel est de savoir ce que Jésus Christ a vou­lu faire et ce qu’il a fait en réa­li­té. Et en toute réa­li­té, Jésus Christ a vou­lu éta­blir son Église comme une socié­té visible ». Et c’est ici que les dif­fi­cul­tés com­mencent. C’est pour y échap­per qu’il convient de com­men­cer par rap­pe­ler quelques évi­dences trop sou­vent mécon­nues[1].

2.1 Une société…

4. La réa­li­té d’une socié­té est celle du lien stable qui résulte d’une action com­mune. Celle-​ci se tra­duit par le fait que les actions indi­vi­duelles de ses membres ne sont pas indé­pen­dantes les unes des autres mais au contraire consti­tuent les par­ties com­plé­men­taires d’une même action[2]. Or, une action est tou­jours inter­mé­diaire entre un sujet et un objet, entre un agent et une fin. L’action com­mune qui est impli­quée dans la défi­ni­tion de la socié­té – car elle est au fon­de­ment du lien pro­pre­ment social n’échappe pas à cette règle. Elle se situe néces­sai­re­ment dans la double dépen­dance et d’une auto­ri­té et d’un bien com­mun. Cette action com­mune se défi­nit en effet d’abord en réfé­rence à son objet, qui est un bien com­mun, c’est à dire un bien qui est propre à plu­sieurs. D’autre part, cette action com­mune ne pour­rait exis­ter sans une auto­ri­té qui uni­fie les actions indi­vi­duelles dans la recherche de ce bien com­mun ; car « plu­sieurs recherchent néces­sai­re­ment plu­sieurs buts, tan­dis qu’un seul n’en recherche qu’un, ce qui fait dire à Aristote : « Chaque fois que plu­sieurs élé­ments sont ordon­nés à une seule fin, on en trouve tou­jours un qui prend la tête et qui dirige[3] »». L’action com­mune se défi­nit donc aus­si en réfé­rence à son sujet, qui est pré­ci­sé­ment non pas l’autorité mais l’union de tous les agents par­ti­cu­liers, membres de la socié­té, sujet qui n’est tel que si ces agents par­ti­cu­liers sont diri­gés par l’autorité. Autant dire, pour recou­rir au lan­gage de l’École, que l’autorité est la cause motrice de la socié­té, tan­dis que sa cause for­melle est le bon ordre ou l’union ou encore le lien des dif­fé­rentes actions par­ti­cu­lières. Quant à sa cause finale, il s’agit du bien com­mun, qui est le bien dont tous doivent pro­fi­ter comme de leur bien propre et qui s’identifie à l’action com­mune vertueuse.

5. Voilà qui devrait déjà per­mettre d’entrevoir, sinon où se situe l’indéfectibilité de l’Église, du moins où elle ne se situe pas nécessairement.

2.2 … unique en son genre

6. La réa­li­té de l’Église, qui est celle d’une socié­té, se tra­duit par le fait que chaque fidèle bap­ti­sé agit de concert avec tous les autres sous la direc­tion de l’autorité hié­rar­chique pour pro­fes­ser publi­que­ment la foi et le culte catho­liques. Telle qu’elle résulte de cette action com­mune, la réa­li­té de l’Église est, dans sa cause for­melle, celle d’un triple lien : lien de l’unité dans l’activité externe et publique de foi, de culte et de gou­ver­ne­ment. L’autorité suprême du Pape et l’autorité subor­don­née des évêques en est le prin­cipe comme cause motrice. La pro­fes­sion externe et publique de la foi et du culte en est le prin­cipe comme bien com­mun ou cause finale pro­chaine. Cette réa­li­té de l’Église est dési­gnée au moyen de l’expression du « Corps mys­tique du Christ », laquelle équi­vaut à une ana­lo­gie méta­pho­rique révé­lée. Elle entend rendre compte de ce fait que, pour être réel­le­ment une socié­té au sens propre de ce terme, l’Église ne l’est pas exac­te­ment au même sens que les socié­tés de l’ordre natu­rel. L’Église est une « socié­té » d’ordre sur­na­tu­rel, et donc dans un sens ana­lo­gique. L’analogie implique res­sem­blance et dif­fé­rence. La res­sem­blance avec les socié­tés natu­relles est que l’Église com­porte – dans sa cause motrice – un gou­ver­ne­ment ; mais la grande dif­fé­rence est que ce gou­ver­ne­ment pré­sup­pose d’abord un Magistère, car la pro­fes­sion de foi est le lien radi­cal et abso­lu­ment pre­mier de l’unité sociale de l’Église. Et la foi étant en vue du salut éter­nel (car elle est le com­men­ce­ment du salut) ce gou­ver­ne­ment pré­sup­pose aus­si un pou­voir de sanc­ti­fier. Comme en toute socié­té, le bien com­mun est le prin­cipe abso­lu­ment pre­mier, fon­da­men­tal et radi­cal, qui com­mande toute la réa­li­té de l’Église. Mais ici, ce bien com­mun est celui d’une per­fec­tion d’ordre sur­na­tu­rel, qui équi­vaut à la sanc­ti­fi­ca­tion des âmes par la grâce et l’exercice de la cha­ri­té, telle qu’elle sup­pose elle-​même la pro­fes­sion de foi et de culte. C’est ensuite que le gou­ver­ne­ment vient s’exercer, comme l’acte direc­tif de l’autorité et il s’exerce dans la dépen­dance de ce bien com­mun qui en mesure toute l’activité, puisqu’il consti­tue son objet spécifiant.

7. Voilà pour­quoi l’unité de l’Église n’est pas uni­que­ment ni même fon­da­men­ta­le­ment, une uni­té de gou­ver­ne­ment, comme dans les autres socié­tés de l’ordre natu­rel. Elle est aus­si, et d’abord, une uni­té de foi et de sacre­ments. Car le Pape et les évêques ne peuvent gou­ver­ner que ceux qu’ils ont au préa­lable ins­truits par leur pou­voir de Magistère et dont ils doivent assu­rer la sanc­ti­fi­ca­tion. Comme le disait déjà le Pape Léon XIII, dans l’Encyclique Satis cogni­tum[4], l’unité de foi pré­cède l’unité de gou­ver­ne­ment, comme l’entente et l’union des intel­li­gences est le fon­de­ment de l’harmonie des volon­tés et de l’accord dans les actions. Et dans l’Encyclique Mortalium ani­mas, le Pape Pie XI disait aus­si déjà : « C’est l’unité de foi qui doit être le lien prin­ci­pal unis­sant les dis­ciples du Christ. […] Cette uni­té ne peut naître que d’un Magistère unique, d’une règle unique de foi et d’une même croyance des chré­tiens »[5]. Pie XI ne dit pas seule­ment que l’unité de l’Église naît de la règle de la foi ; il dit qu’elle ne peut pas naître autre­ment. Et les deux pre­mières uni­tés, l’unité de foi et l’unité de gou­ver­ne­ment, sont elles-​mêmes don­nées en vue de l’unité de sanc­ti­fi­ca­tion, à tra­vers le culte.

    3. L’indéfectibilité de l’Église

    8. Que sera, dès lors, l’indéfectibilité de l’Église ? Celle-​ci implique deux élé­ments : quant à l’existence, la per­pé­tui­té ; quant à l’essence, le fait de l’immutabilité sub­stan­tielle. Une socié­té est donc indé­fec­tible au sens où elle ne pour­ra ici-​bas, avant la fin du monde, ni ces­ser d’exister, ni chan­ger sub­stan­tiel­le­ment. Nous com­pre­nons dès lors pour­quoi cette indé­fec­ti­bi­li­té est le propre de l’Église, socié­té d’ordre sur­na­tu­rel : c’est parce qu’elle ne sau­rait s’expliquer qu’en rai­son d’une assis­tance du même ordre, car divine. Seule l’Église peut en effet béné­fi­cier de ce genre d’assistance.

      9. L’indéfectibilité de l’Église n’a pas fait jusqu’ici l’objet d’une défi­ni­tion expli­cite de la part du Magistère solen­nel et infaillible de l’Église[6]. Seule est défi­nie la péren­ni­té du Primat de l’évêque de Rome[7]. La sainte Écriture enseigne cette indé­fec­ti­bi­li­té de l’Église dans l’Évangile de saint Matthieu, au ver­set 18 du cha­pitre XVI, lorsque Notre Seigneur pré­dit que les puis­sances enne­mies ne par­vien­dront jamais à détruire l’Église. « Tu es Pierre », dit-​il à son apôtre, « et sur cette pierre je bâti­rai mon Église et les portes de l’enfer ne pré­vau­dront pas contre elle ». Le Magistère cor­ro­bore cette véri­té révé­lée lorsque le Pape Pie VI, dans le Bulle Auctorem fidei du 28 août 1794 déclare que « la pro­po­si­tion qui affirme : “ Dans ces der­niers siècles un obs­cur­cis­se­ment géné­ral a été répan­du sur des véri­tés de grande impor­tance rela­tives à la reli­gion et qui sont la base de la foi et de la doc­trine morale de Jésus Christ ” est héré­tique ». Puisque cette pro­po­si­tion condam­née nie équi­va­lem­ment l’indéfectibilité de l’Église, l’Église est donc indé­fec­tible et le nier repré­sente impli­ci­te­ment une héré­sie. Enfin, le Pape saint Pie X, dans le Décret Lamentabili du 3 juillet 1907, condamne la pro­po­si­tion sui­vante : « La consti­tu­tion orga­nique de l’Église n’est pas immuable ; mais la socié­té chré­tienne est sou­mise comme la socié­té humaine à une per­pé­tuelle évo­lu­tion ». Or, cette pro­po­si­tion nie impli­ci­te­ment l’indéfectibilité de l’Église. Le Décret Lamentabili déclare donc impli­ci­te­ment que l’Église est indé­fec­tible. La valeur dog­ma­tique de cette affir­ma­tion est celle d’une « doc­trine catho­lique », c’est-à-dire d’une véri­té divi­ne­ment révé­lée et ensei­gnée – équi­va­lem­ment ou impli­ci­te­ment – par le Magistère ordi­naire ou non infaillible de l’Église[8]. L’on ne sau­rait la consi­dé­rer comme un dogme pro­pre­ment dit, même si elle réclame l’adhésion de l’assentiment reli­gieux interne[9], c’est-à-dire l’équivalent d’une obéis­sance de la part de l’intelligence.

      10. Remarquons sur­tout que cette indé­fec­ti­bi­li­té est le propre de l’Église telle que nous l’avons pré­cé­dem­ment défi­nie : elle n’est pas d’abord et avant tout, ou fon­da­men­ta­le­ment, le propre de l’autorité, le propre de la hié­rar­chie – nous disons bien : d’abord et avant tout. Certes, oui, c’est une véri­té de foi, solen­nel­le­ment défi­nie, et donc un dogme, que le Primat du Pape est per­pé­tuel. Mais l’indéfectibilité est dif­fé­rente de la per­pé­tui­té et elle est d’abord le propre de l’Église prise comme une socié­té, et c’est donc fon­da­men­ta­le­ment l’indéfectibilité du triple lien de l’unité de pro­fes­sion externe et publique de foi et de culte, dans la sou­mis­sion au gou­ver­ne­ment hié­rar­chique divi­ne­ment ins­ti­tué. L’indéfectibilité de ce lien sup­pose sans doute lui-​même l’indéfectibilité du gou­ver­ne­ment et de l’autorité hié­rar­chique, et donc sa péren­ni­té. Mais il ne s’y réduit pas, même si les deux coïn­cident le plus sou­vent. Ou, plus exac­te­ment, l’indéfectibilité de l’Église, prise dans ce triple lien de son uni­té, peut ne pas tou­jours aller de pair avec l’indéfectibilité de l’autorité, prise dans l’exercice de ses actes : l’histoire est là pour le mon­trer. Et c’est aus­si tout le sens de la dis­tinc­tion expri­mée dans le ver­set 18 du cha­pitre XVI de l’Évangile de saint Matthieu, déjà cité : « et por­tae infe­ri non prae­va­le­bunt adver­sus eam ». A quoi ren­voie ici le pro­nom démons­tra­tif « eam » ? Ce pas­sage de l’Évangile fait l’objet d’interprétations dif­fé­rentes sur les­quelles le Magistère ne s’est pas pro­non­cé[10]. Le Christ indique-​t-​il de façon indi­recte l’indéfectibilité de son Église, moyen­nant celle de la pierre sur laquelle il la bâti­ra, c’est-à-dire la Papauté, ou indique-​t-​il de façon directe en affir­mant que les portes de l’enfer ne pré­vau­dront jamais contre l’Église elle-​même ? Tout dépend du sens que l’on donne à l’incise « adver­sus eam ». Quoi qu’il en soit, l’indéfectibilité de l’Église demeure tou­jours affir­mée dans son prin­cipe. Mais elle se dis­tingue comme telle de l’indéfectibilité de la Papauté, c’est-à-dire de l’autorité suprême dans l’Église. Et l’indéfectibilité de la Papauté (qui est un dogme) se dis­tingue elle-​même de l’indéfectibilité de l’exercice de la Papauté, ou de tous et cha­cun de ses actes, indé­fec­ti­bi­li­té qui n’est pas un dogme, et qui n’est nul­le­ment affir­mée dans les sources de la Révélation.

      11. Il y a en effet une dis­tinc­tion à faire entre d’une part l’institution même de l’Église, qui est une ins­ti­tu­tion divine et donc indé­fec­tible, et d’autre part les actes des hommes qui repré­sentent cette ins­ti­tu­tion. Pareille dis­tinc­tion est mise en relief par saint Thomas d’Aquin, dans la Somme théo­lo­gique, lorsqu’il étu­die la per­pé­tui­té de la Loi nou­velle, à l’article 4 de la ques­tion 106 dans la 1a 2ae : la Loi nou­velle doit-​elle durer jusqu’à la fin du monde ou bien est-​ce qu’une autre Loi dif­fé­rente devra lui suc­cé­der ? Si l’on retient cette idée que l’Église est l’unique ins­ti­tu­tion sociale vou­lue par Dieu pour accom­plir la Loi nou­velle dans l’état de ce monde, la ques­tion posée ici est équi­va­lem­ment celle de l’indéfectibilité de l’Église.

      12. Or, la Loi telle qu’elle se trouve dans l’état de ce monde peut subir deux sortes de chan­ge­ments. Premièrement, un chan­ge­ment qui l’affecterait en tant que telle, et qui serait donc le chan­ge­ment même de la Loi. Un tel chan­ge­ment est impos­sible et en ce sens, aucun autre état ne doit suc­cé­der à celui de la Loi nou­velle. Celle-​ci a déjà elle-​même suc­cé­dé à la Loi ancienne comme un état plus par­fait suc­cède à un état moins par­fait ; mais aucun autre état de la vie pré­sente ne peut être plus par­fait que celui de la Loi nou­velle, car rien ne peut être plus proche de la fin ultime que ce qui y intro­duit immé­dia­te­ment. L’Église qui accom­plit cette Loi ne sau­rait donc chan­ger elle non plus. Mais, deuxiè­me­ment, la Loi telle qu’elle se trouve dans l’état de ce monde peut aus­si chan­ger par acci­dent, en ce sens que, la Loi res­tant la même, les hommes se com­portent dif­fé­rem­ment à son égard, avec plus ou moins de per­fec­tion. En ce sens, l’état de la Loi ancienne a connu de fré­quents chan­ge­ments : par moments, les dis­po­si­tions légales étaient obser­vées avec soin ; par moments, elles étaient tota­le­ment négli­gées. De même, l’état de la Loi nou­velle varie lui aus­si, selon la dif­fé­rence des lieux, des époques, des per­sonnes, dans la mesure où la grâce du Saint-​Esprit est pos­sé­dée plus ou moins par­fai­te­ment par tel ou tel. Par consé­quent, l’Église demeu­re­ra tou­jours iden­tique à elle-​même, tan­dis que les hommes qui vivent dans l’Église peuvent se com­por­ter dif­fé­rem­ment vis-​à-​vis de l’Église. L’Église est donc indé­fec­tible en tant que telle, bien qu’elle ne le soit pas dans tels ou tels de ses membres, fussent-​ils les titu­laires de l’autorité dans l’Église.

      13. Nous tenons ici un prin­cipe solide, sur lequel le théo­lo­gien peut et doit s’appuyer pour rendre compte des faits qui pour­raient appa­rem­ment conduire à nier l’indéfectibilité de l’Église, mais qui trouvent leur expli­ca­tion à la lumière de la dis­tinc­tion susdite.

        4. Solution des objections

        14. Premièrement, nous pour­rions objec­ter que l’Église de Rome, visible dans sa hié­rar­chie humaine, a défailli, tan­tôt depuis le siècle selon les schis­ma­tiques ortho­doxes, tan­tôt depuis le 16e siècle, selon les héré­tiques réfor­més. De la sorte, si l’Église est indé­fec­tible, ce n’est pas celle de Rome, selon les schis­ma­tiques ou ce n’est pas une Église visible et hié­rar­chique, selon les pro­tes­tants. L’Église n’est donc pas indé­fec­tible pré­ci­sé­ment en tant qu’elle s’identifierait à l’Église catho­lique romaine, socié­té visible et hié­rar­chique. A cela, il est facile de répondre que la défaillance indi­quée, si elle est avé­rée, concerne non l’Église visible de Rome en tant que telle, prise comme ins­ti­tu­tion et dans ses pou­voirs divi­ne­ment ins­ti­tués, mais cer­tains de ses membres, qui sont tom­bés dans le schisme et l’hérésie en pre­nant occa­sion de cer­taines atti­tudes impar­faites, voire scan­da­leuses, d’autres membres de l’Église.

        15. Deuxièmement, depuis le concile Vatican II, les auto­ri­tés de l’Église enseignent des erreurs graves déjà condam­nées aupa­ra­vant par le Magistère du Saint-​Siège. Or, cela revient à dire que l’Église défaille [11] L’Église n’est donc pas indé­fec­tible. A cela, nous répon­dons que la défaillance concerne non l’Église en tant que telle, consi­dé­rée dans son Magistère, mais cer­tains des actes accom­plis par cer­tains des membres de sa hié­rar­chie qui ont rom­pu avec la Tradition et qui occupent mal­heu­reu­se­ment les postes d’autorité dans l’Église. Ce qu’il est conve­nu de dési­gner comme « l’Église conci­liaire » n’est pas une autre socié­té qui naî­trait de la cor­rup­tion, c’est à dire de la mort ou de la défaillance, de l’Église catho­lique. Elle est une pri­va­tion, et elle est la pri­va­tion non de l’être mais de l’agir de l’Église catho­lique. C’est une para­ly­sie, qui a lieu chez cer­tains de ses membres, de l’action com­mune de l’Église (c’est à dire de sa pro­fes­sion de foi et de culte) mais ce ne sau­rait être la mort de l’Église, puisque celle-​ci ne peut pas ces­ser d’être avant la parousie.

        16. Troisièmement, depuis le concile Vatican II est appa­ru ce que Mgr Lefebvre n’hésite pas à appe­ler « une nou­velle Église, une Église libé­rale, une Église réfor­mée, sem­blable à l’église réfor­mée de Luther »[12], une « Église conci­liaire » et « moder­niste »[13]. Or, l’Église est unique et elle ne sau­rait se dis­tin­guer comme telle non d’une autre Église mais d’une secte, schis­ma­tique ou héré­tique. Donc, l’Église étant deve­nue libé­rale et moder­niste, elle n’est plus catho­lique et a défailli. L’Église n’est donc pas indé­fec­tible. A cela, nous répon­dons que dans l’esprit de Mgr Lefebvre, les expres­sions qu’il emploie en par­lant d’Église libé­rale, moder­niste ou conci­liaire dési­gnent non l’Église en tant que telle, mais l’Église consi­dé­rée dans l’une de ses par­ties, qui tend à para­ly­ser son opé­ra­tion de l’intérieur, en sub­sti­tuant à la fin de l’Église catho­lique, vou­lue par son divin Fondateur, une autre fin inven­tée de toutes pièces par des conspi­ra­teurs. Autrement dit, l’Église est dite libé­rale, moder­niste ou conci­liaire non pas essen­tiel­le­ment et en tant que telle (car alors, elle ne serait plus catho­lique et aurait défailli) mais acci­den­tel­le­ment et en tant que cer­tains de ses membres font subir à d’autres les effets néfastes d’une « infil­tra­tion ennemie ».

        Source : Courrier de Rome n° 678 – sep­tembre 2024

        Notes de bas de page
        1. Le lec­teur pour­ra se repor­ter à ce que nous avons écrit dans les numé­ros de février et sep­tembre 2013 du Courrier de Rome ain­si que dans l’article « Unité et léga­li­té »
          paru dans le numé­ro de mai 2017 du même.[]
        2. Cajetan, dans son Commentaire de la Somme théo­lo­gique de saint Thomas, sur l’article 1 de la ques­tion 39 dans la 2a2ae, uti­lise, pour dési­gner cette réa­li­té, l’expression de l’ « agere ut pars » : le membre de la socié­té étant, pris comme tel, celui qui « agit en tant que par­tie d’un tout ».[]
        3. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, 1a pars, ques­tion 96, article 4, cor­pus.[]
        4. Léon XIII, Encyclique Satis cogni­tum in Enseignements pon­ti­fi­caux de Solesmes, L’Église, t. I, n° 557.[]
        5. Pie XI, Encyclique Mortalium ani­mos in Enseignements pon­ti­fi­caux de Solesmes, L’Église, t. I, n° 867–869.[]
        6. Joachim Salaverri, De Ecclesia Christi, the­sis 7, n° 294–296. Le concile Vatican I avait pré­vu de publier la défi­ni­tion for­melle et expli­cite de la péren­ni­té de l’Église,
          dans les deux sché­mas suc­ces­si­ve­ment pro­po­sés aux Pères (celui de Clément Schrader, reje­té, puis celui de Joseph Kleutgen) mais cette ini­tia­tive ne put abou­tir pour les rai­sons que l’on sait. Et l’on remar­que­ra que la péren­ni­té est autre chose que l’indéfectibilité[]
        7. Concile Vatican I, consti­tu­tion dog­ma­tique Pastor aeter­nus, Prologue (DS 3051–3052) et cha­pitre I (DS 3056 et 3058). Est affir­mée la per­pé­tui­té de l’Eglise (« … quae
          fun­da­ta supra petram ad finem sae­cu­lo­rum usque fir­ma sta­bit … ») mais celle-​ci ne fait pas l’objet direct de la défi­ni­tion.[]
        8. Salaverri, n° 297.[]
        9. Voir dans le numé­ro d’avril 2016 du Courrier de Rome les articles « Assentiment ou sou­mis­sion ? » et « Obéir ou assen­tir ? ».[]
        10. Cf Dominique Palmieri, Tractatus de roma­no pon­ti­fice, thèse 1, § 6, 5e démons­tra­tion, Rome, 1877, p. 257–259[]
        11. « L’Église conci­liaire naît de la cor­rup­tion de l’Église catho­lique et ne peut vivre que de cette cor­rup­tion » (« Editorial » dans Le Sel de la terre, n° 85 de l’été 2013, p. 10).[]
        12. Mgr Lefebvre, « Conférence à Ecône le 29 sep­tembre 1975 » dans Vu de haut n° 13, p. 24.[]
        13. Interview de Mgr Lefebvre, « Un an après les sacres » dans Fideliter n° 70 (juillet-​août 1989), p. 6 et 8.[]

        FSSPX

        M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.