La distinction entre la constitution de l’Église catholique et ses membres pécheurs aurait quand même pu – et dû – sauter aux yeux de Jean-Marc Sauvé et de ses pairs de la CIASE.
Saint Augustin fut, au quatrième siècle, le docteur suscité par la Providence pour combattre l’hérésie du donatisme. Celle-ci faisait dépendre la sainteté et l’efficacité des moyens de grâce, et donc de l’Église, de la sainteté personnelle des ministres. Pour confondre cette hérésie, le saint évêque d’Hippone montre que les sacrements sont saints par eux-mêmes et non pas par les hommes qui les administrent. L’Église est faite de pécheurs et de justes et, s’il se trouve des pécheurs même parmi les ministres sacrés, les sacrements gardent pourtant toute leur force de sanctification, même s’ils sont administrés par des ministres indignes. Et, pour autant, l’Église demeure sainte. Car la sainteté de l’Église est d’abord et essentiellement la sainteté de la doctrine qu’elle prêche, des sacrements qu’elle administre et de son organisation sociale [1].
2. Cette sainteté de l’Église est un dogme de foi divine et catholique, et ce dogme est indissociable d’un autre, celui de son indéfectibilité. Le dogme de l’indéfectibilité de l’Église signifie que celle-ci ne peut pas cesser d’être sainte, dans sa doctrine et dans ses moyens de sanctification. L’Église est donc sainte par essence et nécessairement. Pour reprendre ici le vocabulaire actuellement en vogue chez les sociologues et les scientifiques, nous pourrions dire que la sainteté de l’Église est « systémique », au sens où cette sainteté est d’ordre institutionnel. Car c’est d’abord et avant tout, fondamentalement, l’Église comme telle qui est sainte, c’est-à-dire l’Église prise comme institution – et non des individus isolés dans l’Église. Et cette sainteté pour ainsi dire institutionnelle ne peut pas souffrir de défaillance. Tout cela découle en effet de la parole de l’Évangile de saint Matthieu (chapitre XVI, verset 18) : les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre l’Église, et ce en dépit de toutes les apparences.
3. De fait, nous voyons bien que, même aux heures les plus sombres de l’histoire de l’Église – heures au cours desquelles la malice humaine n’avait que peu à envier à celle des hommes de notre temps – les hommes d’Église ont reconnu leur part de responsabilité dans les abus qui ont pu fournir un prétexte aux ennemis du catholicisme. Ce fut notamment le cas au lendemain de la Renaissance, lorsque les Papes durent se défendre et défendre l’Église des accusations lancées par les réformateurs protestants. Voici par exemple, ce que le pape Adrien VI écrivait au nonce Chieregati, envoyé à la diète de Ratisbonne : « Nous reconnaissons librement que Dieu a permis cette persécution de l’Église à cause des péchés des hommes et en particulier des prêtres et des prélats. La sainte Écriture nous apprend que les fautes du peuple ont leur source dans les fautes du clergé. C’est pourquoi Notre Seigneur lorsqu’il voulut purifier la ville de Jérusalem alla d’abord au Temple. […] Nous savons que même sur le Saint-Siège depuis nombre d’années beaucoup d’abominations ont été commises : abus des choses saintes, transgression des commandements de telle sorte que tout a tourné au scandale […] Nous tous, prélats et ecclésiastiques nous nous sommes détournés de la voie de la justice » [2]. Lors du concile réuni à Trente pour affermir l’Église dans sa foi et la réformer dans sa vie, les plus hauts prélats, un cardinal Pole au début même du concile, en 1546 et un cardinal de Lorraine sur la fin en 1562, proclamaient chacun à leur tour un solennel mea culpa : « Si le sel s’affadit », rappelait le cardinal Pole, « il n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds » ; et il ajoutait cette pensée profonde : « Si nous ne reconnaissons pas tout cela, c’est en vain que nous entrons en concile, en vain que nous invoquons le Saint-Esprit […] Tant que cet Esprit ne nous a pas condamnés nous-mêmes devant nous-mêmes, nous ne pouvons pas encore dire qu’il soit entré en nous et il n’y entrera pas si nous refusons d’être attentifs à nos propres péchés » [3]. Et le cardinal de Lorraine se fera l’écho de ces paroles en citant l’Épitre de saint Pierre : « Que le jugement commence par la maison du Seigneur » [4]. Et en 1537, une Commission de cardinaux et de prélats adressant au pape Paul III un mémoire sur la réforme de l’Église reprend également les expressions de l’Écriture pour dénoncer la responsabilité des membres de la hiérarchie : « C’est par nous que le nom du Christ est blasphémé parmi les Nations » [5]. Mais nous voyons aussi que les mêmes dignitaires ecclésiastiques, tout en reconnaissant les péchés des membres de l’Église, ont affirmé la sainteté de principe de l’institution et de sa hiérarchie. Nulle part ils n’ont parlé d’une prévarication de l’Église elle-même et ils se sont toujours refusés à imputer quelque défaillance institutionnelle à la société divinement instituée par Jésus Christ. Voici par exemple la réponse que, au dix-huitième encore, le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, apporte aux objections que lui adressait le protestant Zinzendorf : « Vous attribuez à cette Église qui est l’Épouse de Jésus-Christ toujours pure, toujours sainte par elle-même les fautes de ses ministres : elle en gémit, elle les châtie, mais elle n’en est pas coupable. […] Condamnez tant qu’il vous plaira la mauvaise conduite des évêques, des cardinaux, des Papes même quand leurs actions ne répondent pas à la sainteté de leur caractère, mais respectez l’Église qui leur a donné des règles saintes et qui est conduite par l’Esprit de sainteté et de vérité » [6].
4. Les papes de ces deux derniers siècles n’ont pas dit autre chose. Ils n’ont pas hésité à rappeler la présence du péché dans l’Église : le Pape Pie IX affirme que de nombreux membres ne sont pas saints dans l’Église : « Il est toujours vrai cependant que l’Église est composée d’hommes lesquels souvent de pulvere sordescunt ; et bien que l’un de ses caractères soit celui de la sainteté parce qu’elle est sainte par son Fondateur, sainte par sa doctrine, sainte par la sainteté d’un grand nombre de ses membres, elle renferme aussi néanmoins dans son sein de nombreux membres qui ne sont pas saints et qui l’affligent, la persécutent et la méconnaissent » [7] ; le Pape Pie XI affirme : « La mission divine de l’Église qui s’exerce par des hommes et doit s’exercer par des hommes peut être douloureusement obscurcie par l’humain-trop humain qui par moments foisonne et revient sans cesse comme de la mauvaise herbe dans le froment du Royaume de Dieu » [8]; et le Pape Pie XII rappelle à plusieurs reprises cette vérité : les pécheurs font partie de l’Église et le péché en quelque sorte souille malheureusement les membres de ce Corps mystique [9] ; il projette comme des zones d’ombre parmi les fils de lumière [10]. Mais les Papes de ces derniers siècles ont fait eux aussi la distinction entre les défaillances éventuelles des membres de l’Église et la sainteté inaltérable de l’Église, en précisant que l’Église ne doit redouter aucun préjudice si elle reconnaît le péché de ses membres : ce péché ne saurait l’atteindre elle-même. Voici par exemple ce que rappelle Pie XI en 1923 dans l’Encyclique Ecclesiam Dei : « Les Orientaux schismatiques dissidents ont le devoir d’abandonner leurs antiques préjugés pour chercher à connaître la véritable vie de l’Église, de ne point imputer à l’Église romaine les écarts qu’elle condamne et auxquels elle s’efforce de remédier » [11]. Et encore Pie XII dans l’Encyclique Mystici corporis : « Que si l’Église manifeste des traces évidentes de la condition de notre humaine faiblesse, il ne faut pas l’attribuer à sa constitution juridique mais plutôt à ce lamentable penchant pour le mal des individus que son divin Fondateur souffre jusque dans les membres les plus élevés de son Corps mystique » [12]. Et dans ce même passage, Pie XII ajoute que l’Église « brille d’un éclat sans tache » dans sa foi, dans ses lois, dans ses conseils évangéliques et dans ses sacrements : « Assurément notre pieuse Mère brille d’un éclat sans tache dans les sacrements où elle engendre ses fils et les nourrit ; dans la foi qu’elle garde toujours à l’abri de toute atteinte ; dans les lois très saintes qu’elle impose à tous et les conseils évangéliques qu’à tous elle propose ; enfin dans les grâces célestes et les charismes surnaturels par lesquels elle engendre avec une inlassable fécondité des troupes innombrables de martyrs, de confesseurs et de vierges ». Et il précise quelles doivent être les conditions et la signification d’une véritable et juste repentance de la part de l’Église : l’Église certes récite tous les jours le Pater Noster et tous les jours elle demande pardon à Dieu ; mais elle demande pardon des fautes de ses fils et non pas de ses propres fautes.
5. Ces papes de l’époque moderne sont même allés plus loin. Ils ont dit que non seulement les péchés des hommes ne portent pas ombrage à la sainteté de l’Église, mais qu’au contraire ces péchés contribuent à la mettre davantage en relief ; car si l’on voit que l’institution persévère en dépit des défaillances humaines, c’est un argument qui doit être invoqué en faveur de la divinité de cette institution. L’Église constitue alors un véritable miracle moral. Écoutons par exemple Léon XIII : « L’historien de l’Église sera d’autant plus fort pour faire ressortir son origine divine qu’il aura été plus loyal à ne rien dissimuler des épreuves que les fautes de ses enfants et parfois même de ses ministres ont fait subir à cette épouse du Christ » [13]. Et puis surtout il y a ce texte du Pape saint Pie X tiré de l’Encyclique Editæ sæpe, qui est plus explicite : « Seul un miracle de la puissance divine peut faire que malgré l’invasion de la corruption et les fréquentes défections de ses membres l’Église corps mystique du Christ puisse se maintenir indéfectible dans la sainteté de sa doctrine, de ses lois et de sa fin, tirer des mêmes causes des effets également fructueux, recueillir de la foi et de la justice d’un grand nombre de ses fils des fruits très abondants de salut » [14]. Saint Pie X dira même encore : « Quand la licence des mœurs est plus déchaînée, plus féroce l’élan de la persécution, plus perfides les embûches de l’erreur, quand ces maux semblent la menacer de la dernière ruine, lui arracher même nombre de ses fils pour les jeter au tourbillon de l’impiété et des vices c’est alors que l’Église éprouve le plus efficacement la protection divine » [15].
6. L’on ne saurait donc identifier, comme a voulu le faire (en son n° 1091) le Rapport de la Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l’Église (CIASE) remis à la Conférence épiscopale française le 5 octobre dernier, l’ensemble des faits incriminés dans l’Église à « un phénomène systémique ». Car c’est commettre la confusion qui a toujours été clairement dénoncée et réprouvée dans la Révélation divine, telle que la propose depuis plus de vingt siècles le Magistère divinement institué. Le Rapport présenté aux évêques de France par le Président de ladite Commission, Monsieur Jean-Marc Sauvé, parle (dans sa Recommandation n° 24) d’une « responsabilité systémique de l’Église » et d’une « défaillance institutionnelle ». Autant d’affirmations qui ne sauraient souffrir la confrontation avec la parole de l’Évangile de saint Matthieu : « Et portæ inferi non prævalebunt adversus eam ».
7. Le Gouvernement de Sa Majesté britannique ayant jadis usé aux Indes de cruelles représailles pour maîtriser une révolte, un député travailliste, pour s’en plaindre au ministre des Colonies, lui demanda ce qui désormais distinguait son pays de l’Allemagne nazie. « Mon honorable collègue », répondit le ministre, « semble ignorer une distinction fondamentale : les Allemands appliquent leurs principes ; nous, nous violons les nôtres ». Autant dire que la distinction aurait quand même pu – et dû – sauter aux yeux de Jean-Marc Sauvé et de ses pairs. « Que si l’Église manifeste des traces évidentes de la condition de notre humaine faiblesse », disait déjà Pie XII, « il ne faut pas l’attribuer à sa constitution juridique mais plutôt à ce lamentable penchant pour le mal des individus que son divin Fondateur souffre jusque dans les membres les plus élevés de son Corps mystique ». Penchant qui est le triste privilège non des membres de l’Église pris comme tels mais de l’humanité en général. Et c’est justement pour y remédier que Dieu a voulu établir ici-bas son Église comme le moyen indéfectible du salut et de la sainteté.
Source : Courrier de Rome n° 647
- Saint Augustin, Commentaire sur l’Évangile de saint Jean, traités 5 et 6 dans Patrologie de Migne, série latine, t. XXXV, col. 1414–1437 ; Du baptême contre les donatistes, livre III, ibidem, t. XLIII, col. 139–152.[↩]
- Adrien VI, Instructions au nonce Chieregati (1522) cité par Louis Pastor, Histoire des Papes, t. 9, p. 103 et sq.[↩]
- « Admonition des Légats à la deuxième session du concile, le 7 janvier 1546 » dans Acta concilii Tridentini, t. IV, pars prima, p. 550–551.[↩]
- I Pe, IV, 17.[↩]
- Consilium delectorum cardinalium et aliorum praelatorum de emendanda Ecclesia, 1537, cité par Louis Pastor, Histoire des Papes, tome 11, pages 138 et sq.[↩]
- Cité par A. Salmon, La Catholicité du monde chrétien d’après la correspondance inédite du comte Louis de Zinzendorf avec le cardinal de Noailles et les évêques appelants, 1719–1728, 1929, p. 21–22.[↩]
- Pie IX, « Allocution à des pèlerins savoyards du 15 septembre 1876 » Les Enseignements Pontificaux de Solesmes, L’Église, t. 2, n° 435.[↩]
- Pie XI, Allocution du 14 mars 1937, dans AAS t. XXIX (1937), p. 152.[↩]
- Pie XII, Encyclique Mystici corporis du 29 juin 1943, dans AAS, t. XXXV (1943), p. 203–204.[↩]
- Pie XII, Radio-message de Pâques aux fidèles du monde entier, le 6 avril 1958, dans AAS, t. L (1958), p. 263. Traduction française dans Les Enseignements Pontificaux de Solesmes, L’Église, t. 2, n° 1512.[↩]
- Pie XI, Encyclique Ecclesiam Dei du 12 novembre 1923, dans AAS t. XV (1923), p. 580.[↩]
- Pie XII, Encyclique Mystici corporis du 29 juin 1943 dans AAS, t. XXXV (1943), p. 225. Traduction française dans Les Enseignements Pontificaux de Solesmes, L’Église, t. 2, n° 1065–1066.[↩]
- Léon XIII, Lettre aux évêques et au clergé de France du 8 septembre 1899 dans Acta Leonis XIII, t. 7, page 295.[↩]
- Saint Pie X, Encyclique Editæ sæpe du 26 mai 1910, dans AAS, t. II (1910), p. 361. Traduction française dans Les Enseignements Pontificaux de Solesmes, L’Église, t. 1, n° 726.[↩]
- Saint Pie X, Encyclique Editæ sæpe du 26 mai 1910, dans AAS, t. II (1910), p. 360. Traduction française dans Les Enseignements Pontificaux de Solesmes, L’Église, t. 1, n° 724.[↩]