En réponse à la Fraternité Saint Vincent Ferrier

Suite à un récent article du Père Antoine-​Marie de Araujo enten­dant prou­ver que le droit à la liber­té reli­gieuse ne s’op­pose pas à la Royauté sociale du Christ, Monsieur l’ab­bé Jean-​Michel Gleize y répond dans cet article du Courrier de Rome paru en juin.

Réponse à l’abbé J‑B. Gleize et retour sur l’épineux sujet de la liber­té reli­gieuse ». Tel est l’intitulé (avec une erreur sur l’initiale de mon pré­nom) de l’article paru sur la page du 20 avril 2024 du site « Claves » de la Fraternité Saint Pierre, désor­mais bien connu des lec­teurs du Courrier de Rome. Cet article est signé par le Révérend Père Antoine-​Marie De Araujo ; de la Fraternité Saint Vincent Ferrier. Ce der­nier entre­prend de défendre l’argumentation du Père de Blignières, qua­li­fiée de « sédui­sante mais trom­peuse » par le Courrier de Rome, dans son numé­ro de février der­nier. Le Père de Blignières, fon­da­teur de la Fraternité sus­nom­mée, enten­dait prou­ver que le droit à la liber­té reli­gieuse, ensei­gné par la Déclaration Dignitatis huma­nae du concile Vatican II, ne s’opposerait pas à la Royauté sociale du Christ sur les socié­tés humaines.

I- Une opposition inscrite dans les textes

2. La dénon­cia­tion de cette oppo­si­tion a été et demeure encore l’un des points prin­ci­paux du com­bat mené par la Fraternité Saint Pie X. L’opposition (qui est de contra­dic­tion) réside sub­stan­tiel­le­ment en ceci. Jusqu’au concile Vatican II, la doc­trine sociale de l’Église obli­geait à tenir que seule la reli­gion catho­lique, parce que vraie, avait le droit de s’exprimer publi­que­ment, en béné­fi­ciant de la recon­nais­sance offi­cielle des pou­voirs publics. Les autres reli­gions, parce que fausses, n’avaient pas ce droit et pou­vaient béné­fi­cier tout au plus de la tolé­rance des pou­voirs publics. L’enseignement du concile Vatican II, tel qu’il figure dans la Déclaration Dignitatis huma­nae, reven­dique le droit de ne pas être empê­ché de s’exprimer publi­que­ment pour toute reli­gion, dans la mesure où cette expres­sion est celle d’une per­sonne humaine.

3. Telle est la doc­trine authen­tique de Vatican II, en rup­ture avec toute la Tradition de l’Église. Les suc­ces­seurs de Paul VI en ont don­né l’explicitation. Benoît XVI indique clai­re­ment la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre le régime de tolé­rance, admis par les Papes avant Vatican II, et le nou­veau droit intro­duit par ce Concile. Désormais, la tolé­rance ne suf­fit plus : « La tolé­rance reli­gieuse existe dans de nom­breux pays, mais elle n’engage pas beau­coup, car elle demeure limi­tée dans son champ d’action. Il est néces­saire de pas­ser de la tolé­rance à la liber­té reli­gieuse ».[1]

II- Des analyses pertinentes

4. Mgr Lefebvre ne fut pas le seul à dénon­cer la rup­ture intro­duite sur ce point par Vatican II. Les deux apôtres laïcs – pourrait-​on dire – de ce com­bat furent, avec Jean Madiran et après lui, Michel Martin et l’inlassable Arnaud de Lassus. Le pre­mier fit paraître, dans le numé­ro spé­cial de jan­vier 1986 de la revue De Rome et d’ailleurs, sous le titre Le concile Vatican II et la liber­té reli­gieuse, l’ensemble des huit prin­ci­paux articles publiés sur le sujet, depuis 1976. Quant au second, les colonnes de l’Action Familiale et Scolaire accueillirent régu­liè­re­ment ses ana­lyses tou­jours pré­cises et fouillées, qui son­naient le rap­pel de la doc­trine authen­tique de l’Église, face à la nou­velle et grande « illu­sion libé­rale », issue du der­nier Concile[2].

5. A trois reprises[3], Arnaud de Lassus fit lui-​même état du juge­ment du Père Joseph de Sainte-​Marie, auteur d’une étude appro­fon­die, publiée dans le numé­ro 162 d’octobre 1976 du Courrier de Rome, et inti­tu­lée : « Le concile Vatican II échappe-​t-​il à l’accusation de libé­ra­lisme ? ». Ce texte fut repro­duit deux fois, dans les numé­ros de juillet-​août 1987 et d’hiver 1991–1992 de la revue Itinéraires. Il figure encore en bonne place sur le site « Salve regi­na »[4], fon­dé en 2001 par des prêtres et des sémi­na­ristes de la Fraternité Saint Pierre.

6. Le Père Joseph de Sainte-​Marie (qui signait pour lors sous le pseu­do­nyme de R. Teverence) écri­vait ces lignes : 

« Pris tels qu’ils sont, les textes concer­nant » la liber­té reli­gieuse » tombent immé­dia­te­ment sous le coup des condam­na­tions por­tées contre le libé­ra­lisme par tous les papes pré­cé­dents, jusqu’à Jean XXIII exclu­si­ve­ment. Car – selon cette doc­trine constante de l’Église – autant il est vrai que la liber­té sacrée de l’acte de foi inter­dit toute pres­sion sur la conscience de la per­sonne humaine pour lui impo­ser ou pour lui inter­dire cette adhé­sion reli­gieuse de l’âme à Dieu, autant il est cer­tain que le Christ a ins­ti­tué une reli­gion à laquelle tous les hommes ont le devoir de tendre et que la socié­té civile elle-​même a le devoir de ser­vir et de pro­té­ger dans la juste dis­tinc­tion entre ce qui est de son domaine et ce qui relève de l’Église ».

7. Il ne suf­fit pas, en effet, de rap­pe­ler, comme le fait le n° 1 de Dignitatis huma­nae, le devoir des socié­tés d’embrasser la vraie reli­gion. Il faut encore rap­pe­ler le devoir des socié­tés d’empêcher les fausses reli­gions, rap­pe­ler que par consé­quent, le pou­voir poli­tique, en toute socié­té, a le devoir de répri­mer par des peines légales les vio­la­teurs de la reli­gion catho­lique – qui sont pré­ci­sé­ment tous ceux qui embrassent une reli­gion fausse, et qui la pro­fessent, au for externe public. Le Pape Pie IX condamne en effet dans Quanta cura la pro­po­si­tion sui­vante : « La meilleure condi­tion de la socié­té est celle où on ne recon­naît pas au pou­voir le devoir de répri­mer par des peines légales les vio­la­teurs de la reli­gion catho­lique, si ce n’est dans la mesure où la tran­quilli­té publique le demande » (DS 1689). Le n° 1 déjà cité de Dignitatis huma­nae pré­tend que la doc­trine de la liber­té reli­gieuse « ne porte aucun pré­ju­dice à la doc­trine catho­lique tra­di­tion­nelle au sujet du devoir moral de l’homme et des socié­tés à l’égard de la vraie reli­gion et de l’unique Église du Christ », sous pré­texte que « cette liber­té reli­gieuse que reven­dique l’homme dans l’accomplissement de son devoir de rendre un culte à Dieu, concerne l’exemption de contrainte dans la socié­té civile ». De quelle contrainte s’agit-il, pré­ci­sé­ment ? S’il s’agit de ne pas contraindre le croyant à embras­ser la vraie reli­gion, l’inférence est vraie. Mais s’il s’agit de ne pas empê­cher les croyants de pro­fes­ser publi­que­ment une reli­gion fausse, l’inférence n’est plus vraie. Or, Dignitatis huma­nae enseigne la liber­té de contrainte en matière reli­gieuse dans les deux sens. Si donc cette Déclaration ne porte pas pré­ju­dice à la doc­trine catho­lique tra­di­tion­nelle sur le pre­mier point, elle lui porte bel et bien pré­ju­dice sur le second. Comme nous l’écrivions dans le numé­ro de février du Courrier de Rome : « Toute la contra­dic­tion du catho­lique libé­ral est là : il pré­tend s’obliger en conscience et même obli­ger en conscience la socié­té à pro­fes­ser la vraie reli­gion, mais il pré­tend aus­si s’obliger en conscience à ne pas empê­cher les vio­la­teurs de la vraie reli­gion de vio­ler celle-​ci, du fait même qu’ils pro­fessent leurs reli­gions fausses. Ce qui est la néga­tion même de Royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ ».

8. Remarquons, au sur­plus, que, aux yeux du Pape Benoît XVI, l’expression uti­li­sée par le n° 1 de Dignitatis huma­nae, qui indique « le devoir des socié­tés d’embrasser la vraie reli­gion » est « dis­cu­table » et repré­sente une « faute de goût », dans la mesure où cette manière de dire reste emprun­tée à une logique dif­fé­rente de celle de Vatican II.

« Le pré­am­bule s’efforce de mettre en relief la conti­nui­té des posi­tions du magis­tère ecclé­sias­tique sur cette ques­tion et dit à ce sujet » qu’elle ne porte aucun pré­ju­dice à la doc­trine catho­lique tra­di­tion­nelle sur le devoir moral de l’homme et des asso­cia­tions à l’égard de la vraie reli­gion et de l’unique église du Christ Le terme de devoir des com­mu­nau­tés à l’égard de l’Église demeure dis­cu­table : la décla­ra­tion conci­liaire offre en réa­li­té du nou­veau, et d’une manière autre que celle que l’on peut trou­ver dans les décla­ra­tions de Pie IX ou de Pie XII. Cette expres­sion cor­rige d’elle-même une fleur de rhé­to­rique ini­tiale que l’on aurait peut-​être mieux fait de lais­ser car­ré­ment de côté, ou au moins de for­mu­ler autre­ment, eu égard à ce qui devait suivre. Elle ne change rien à la teneur du texte et, tout compte fait, il ne faut y voir rien d’autre qu’une simple faute de goût »[5].

9. En tout état de cause, le Père Joseph de Sainte-​Marie s’exprime avec toute la pré­ci­sion requise, et dans la fidé­li­té la plus exacte à la condam­na­tion de Pie IX, lorsqu’il écrit que la socié­té civile elle-​même a « le devoir de ser­vir et de pro­té­ger » la vraie reli­gion. Servir la vraie reli­gion en lui recon­nais­sant le droit exclu­sif d’être adop­tée tant par les indi­vi­dus que par la socié­té elle-​même. La pro­té­ger en empê­chant la pro­fes­sion publique des reli­gions fausses, qui repré­sente comme telle la vio­la­tion de ce droit.

III- Des objections spécieuses

Les limites à la liberté religieuse dans Dignitatis humanæ

10. La Fraternité Saint Vincent Ferrier nous objecte ici, par la plume du Père De Araujo, – et c’est deve­nu un lieu com­mun de la contro­verse – la fameuse ques­tion des « limites » de la liber­té reli­gieuse. Le texte de Dignitatis huma­nae vou­drait res­treindre le droit à la liber­té reli­gieuse dans de « justes limites » (men­tion­nées au n° 2), éta­blies par le pou­voir civil « selon des normes juri­diques, conformes à l’ordre moral objec­tif, qui sont requises par l’efficace sau­ve­garde des droits de tous les citoyens et l’harmonisation paci­fique de ces droits, et par un sou­ci adé­quat de cette authen­tique paix publique qui consiste dans une vie vécue en com­mun sur la base d’une vraie jus­tice, ain­si que par la pro­tec­tion due à la mora­li­té publique. Tout cela consti­tue une part fon­da­men­tale du bien com­mun et entre dans la défi­ni­tion de l’ordre public » (pré­ci­sions du n° 7). Comme la véri­té reli­gieuse fait par­tie de ce bien com­mun, nous dit le Père De Araujo, le texte de Dignitatis huma­nae signi­fie­rait que l’autorité civile doit gou­ver­ner en tenant compte de la véri­té reli­gieuse. Dès lors, les limites de la liber­té reli­gieuse étant celles de la véri­té reli­gieuse, la seule liber­té reli­gieuse qui vaille serait la liber­té de pro­fes­ser la vraie reli­gion, c’est-à-dire la seule reli­gion catho­lique. Et d’ailleurs, après le concile Vatican II, le Nouveau Catéchisme de l’Église catho­lique paru en 1992 sous Jean- Paul II, l’Encyclique Veritatis splen­dor du même en 1993, ain­si que l’Encyclique du pape Benoît XVI Caritas in veri­tate publiée en 2009, expli­ci­te­raient le texte de Dignitatis huma­nae en ce sens.

11. A cette objec­tion, le Père Joseph de Sainte-​Marie, et après lui Arnaud de Lassus, tou­jours pré­sents sur le site « Salve regi­na », avaient déjà répon­du. « C’est en cela », écri­vait le pre­mier dès 1976, « très pré­ci­sé­ment que consiste la nou­veau­té et le très grave pro­blème posé par le texte conci­liaire : en cette affir­ma­tion d’un droit à la liber­té reli­gieuse au for externe ins­crit dans la nature humaine et dans l’ordre même éta­bli par Dieu, droit qui se voit limi­té uni­que­ment par les exi­gences de « l’ordre public ». De cet ordre public, il sera dit un peu plus loin (au n° 7) qu’il implique « le bien com­mun ». Mais il faut bien avouer que, dans une telle confu­sion de pen­sée, la notion de » bien com­mun » devient très floue et qu’il ne reste guère comme cri­tère pra­tique de l’inévitable régle­men­ta­tion de la liber­té reli­gieuse que « l’ordre public » assu­ré par l’État sou­ve­rain maître en ses affaires »[6]. L’imprécision de cette notion fut d’ailleurs signa­lée, au moment du concile Vatican II, par le car­di­nal arche­vêque de Florence, Mgr Ermenegildo Florit (1901–1985) qui prit la parole lors de la cent-​trentième assem­blée géné­rale, le 17 sep­tembre 1965, pour obser­ver que la notion de « bien com­mun », loin d’être seule­ment impli­quée par celle de « l’ordre public », la dépasse de beau­coup. Le bien com­mun intègre en effet d’autres biens et de plus impor­tants que ceux requis à l’ordre public, comme la véri­té et la ver­tu. C’est pour­quoi les limites de la liber­té reli­gieuse ne sau­raient se réduire à celles qu’imposent les néces­si­tés de l’ordre public, mais elles devraient aus­si cor­res­pondre à celles qu’imposent la véri­té reli­gieuse[7]. Or, le texte de Dignitatis huma­nae ne donne pas ces pré­ci­sions pour­tant indis­pen­sables. Qui plus est, tou­jours au moment du Concile, lors de la cent-​vingt-​huitième assem­blée géné­rale du 15 sep­tembre 1965, le rap­por­teur du sché­ma, Mgr De Smedt, a don­né du texte une expli­ca­tion qui refuse aux pou­voirs publics la com­pé­tence requise pour empê­cher l’erreur reli­gieuse, et qui se base pour cela sur la dis­tinc­tion signa­lée entre les deux notions de bien com­mun et d’ordre public, « Parfois on allègue que les erreurs reli­gieuses, prin­ci­pa­le­ment si elles sont dif­fu­sées dans une nation ayant l’unité catho­lique, nuisent au bien com­mun. Même si on le concède, il ne s’ensuit pas que ces erreurs ou les cultes fon­dés en quelque façon dans l’erreur doivent être empê­chés de façon coer­ci­tive par la puis­sance publique »[8]. Certes, il pour­rait appar­te­nir à la pru­dence d’un chef d’État de ne pas empê­cher ces erreurs et de les tolé­rer, en vue d’éviter un mal pire, mais la rai­son que donne Mgr De Smedt pour refu­ser à la puis­sance publique le devoir d’empêcher l’erreur reli­gieuse est autre, car c’est dans le prin­cipe même que l’État est répu­té incom­pé­tent pour le faire : « En effet », précise-​t-​il, « d’une part il n’ap­par­tient pas au devoir de l’État d’extirper par la loi ou par une autre action coer­ci­tive tout ce qui, de quelque façon, contra­rie le bien com­mun. D’autre part, il appar­tient abso­lu­ment au devoir de l’État de pro­té­ger les droits ou les immu­ni­tés des per­sonnes en matière reli­gieuse, sauf si à l’occasion elles cessent, l’ordre public étant violé ».

12. Le Père Joseph de Sainte-​Marie ajoute alors très jus­te­ment : « N’est-ce pas l’État, en der­nière ana­lyse, qui juge­ra des exi­gences de » l’ordre public « , au nom duquel il sera habi­li­té à régle­men­ter la liber­té reli­gieuse ? On parle bien d’un « ordre moral objec­tif » (n° 7) pour fon­der ces droits du pou­voir civil. Mais dans quoi se fon­de­ra cet ordre lui-​même à par­tir du moment où on ne recon­naît plus à l’État aucun devoir envers la reli­gion en tant que telle, et envers la reli­gion révé­lée en par­ti­cu­lier ? ». Aucun devoir, puisque, jus­te­ment, tout indi­vi­du a le droit de ne pas être empê­ché par l’État de pro­fes­ser, seul ou avec d’autres, la reli­gion de son choix, dans les justes limites de l’ordre public – autre que le bien com­mun. Il découle logi­que­ment de là que les seules limites qui pour­raient res­treindre le droit de Vatican II sont des limites extrin­sèques au domaine pro­pre­ment reli­gieux, limites impo­sées par l’ordre public tel qu’il ne sau­rait, par consé­quent, impli­quer la véri­té ou la faus­se­té d’une religion.

    Les limites à la liberté religieuse dans Le Nouveau Catéchisme de Jean-​Paul II

    13. Le Nouveau Catéchisme de Jean- Paul II (1992) appe­lé à la res­cousse par le Père de Blignières et le Père De Araujo, loin de catho­li­ci­ser le droit à la liber­té reli­gieuse, ne fait que confir­mer cette ana­lyse du Père Joseph de Sainte-​Marie. C’est Arnaud de Lassus qui le démontre dans sa bro­chure de 1993. Celle-​ci com­porte comme il se doit un cha­pitre VIII, consa­cré à « L’enseignement sur la liber­té reli­gieuse du Catéchisme de l’Église catho­lique » [9]. Ce Nouveau Catéchisme de Jean-​Paul II traite du droit à la liber­té reli­gieuse aux § 2104–2109 et au § 2137. Le § 2106 repro­duit l’essentiel du n° 2 de la Déclaration Dignitatis huma­nae. Le § 2107 repro­duit le pas­sage du n° 6 : « Si, en rai­son des cir­cons­tances par­ti­cu­lières dans les­quelles se trouvent cer­tains peuples, une recon­nais­sance civile spé­ciale est accor­dée dans l’ordre juri­dique de la cité à une com­mu­nau­té reli­gieuse don­née, il est néces­saire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les com­mu­nau­tés reli­gieuses, le droit à la liber­té en matière reli­gieuse soit recon­nu et sau­ve­gar­dé ». Nulle reli­gion, vraie ou fausse, ne sau­rait donc se voir recon­naître une valeur exclu­sive, sur le plan pro­pre­ment reli­gieux, à l’égard des autres reli­gions, vraies ou fausses. Le § 2108 défi­nit la liber­té reli­gieuse comme « un droit natu­rel de la per­sonne humaine à l’immunité de contrainte exté­rieure, dans de justes limites, en matière reli­gieuse, de la part du pou­voir poli­tique ». Le § 2109 pré­cise pour­tant que ce droit à la liber­té reli­gieuse ne peut être limi­té « seule­ment par un » ordre public » conçu de manière posi­ti­viste ou natu­ra­liste. Les » justes limites » qui lui sont inhé­rentes doivent être déter­mi­nées pour chaque situa­tion sociale par la pru­dence poli­tique selon les exi­gences du bien com­mun, et rati­fiées par l’autorité civile selon des » règles juri­diques conformes à l’ordre moral objec­tif » (DH 7) ».

    14. Cependant, ce bien com­mun tem­po­rel de la cité doit s’entendre dans le sens indi­qué par les § 1906–1909 du même Nouveau Catéchisme. Dire qu’il n’est pas « natu­ra­liste » n’équivaut pas à dire qu’il serait catho­lique. Il équi­vaut (§ 1906) à « l’ensemble des condi­tions sociales qui per­mettent, tant aux groupes qu’à cha­cun de leurs membres d’atteindre leur per­fec­tion, d’une façon plus totale et plus aisée ». Il sup­pose : pre­miè­re­ment (§ 1907) « le res­pect de la per­sonne en tant que telle », en par­ti­cu­lier « droit d’agir selon la droite règle de sa conscience, droit à la sau­ve­garde de la vie pri­vée et à la juste liber­té, y com­pris en matière reli­gieuse » ; deuxiè­me­ment (§ 1908), « le bien-​être social et le déve­lop­pe­ment du groupe lui-​même » ; troi­siè­me­ment (§ 1909), « la paix, c’est-à-dire la durée et la sécu­ri­té d’un ordre juste ». Ainsi que l’observe Arnaud de Lassus, « cette nou­velle concep­tion du bien com­mun tem­po­rel de la cité est plei­ne­ment conforme à la concep­tion du bien com­mun que pro­pose la décla­ra­tion conci­liaire sur la liber­té reli­gieuse. Elle intègre l’élément nou­veau que repré­sente la pro­tec­tion du droit natu­rel à la liber­té reli­gieuse. L’État, ayant la charge d’assurer cette pro­tec­tion, n’a plus la pos­si­bi­li­té pra­tique d’intervenir contre les fausses reli­gions quand l’ordre public juste n’est pas trou­blé ». Les limites du droit à la liber­té reli­gieuse sont bien celles com­man­dées par le res­pect de ce « bien com­mun », mais la nou­velle défi­ni­tion que le Nouveau Catéchisme donne de celui-​ci intègre pré­ci­sé­ment la pro­tec­tion dudit droit, ain­si que l’affirme le § 1907. Du droit aux limites du droit et de celles-​ci au même droit, la pen­sée de ce Nouveau Catéchisme semble bien tour­ner en rond.

    15. A la véri­té, ces limites ne limitent rien, dans le domaine pro­pre­ment reli­gieux. Autant dire qu’elles ne lui sont pas intrin­sèques. Le droit de ne pas être empê­ché de pro­fes­ser sa reli­gion au for externe sera limi­té non en rai­son de la nature de la dite reli­gion, vraie ou fausse, mais pour d’autres rai­sons qui lui sont extrin­sèques, par exemple le res­pect du droit posi­tif de la loi civile, comme celui de la cir­cu­la­tion rou­tière ou celui du silence noc­turne ; Ou encore le res­pect de l’ordre moral objec­tif, en confor­mi­té avec la seule loi natu­relle, comme l’explique le Pape Benoît XVI dans son dis­cours à l’union des juristes catho­liques ita­liens, le 9 décembre 2006. Autant dire que, si les auto­ri­tés publiques ont le pou­voir d’empêcher la pro­fes­sion publique d’une reli­gion qui ne res­pec­te­rait pas l’ordre moral objec­tif de la loi natu­relle, elles n’ont plus ce pou­voir pour empê­cher la pro­fes­sion publique d’une reli­gion qui ne res­pec­te­rait pas l’ordre de la loi divine posi­tive, révé­lée par le Christ et les apôtres et dont le dépôt a été confié à l’Église catho­lique. L’État n’a aucun pou­voir pour répri­mer les vio­la­teurs de la vraie reli­gion révé­lée, la reli­gion catho­lique. L’autonomie des réa­li­tés ter­restres, dont parle la consti­tu­tion Gaudium et spes en son n° 36 et qu’entend rap­pe­ler Benoît XVI dans le Discours déjà cité, ne doit certes pas s’entendre d’une auto­no­mie de l’ordre moral, mais elle doit tout de même s’entendre d’une auto­no­mie du domaine ecclé­sias­tique[10]. Ce res­pect de l’ordre moral objec­tif, conforme à la loi natu­relle, va de pair avec le droit de ne pas être empê­ché de pro­fes­ser sa reli­gion, même fausse et oppo­sée au droit divi­ne­ment révé­lé tel que l’exprime le droit ecclé­sias­tique, pour­vu que cette reli­gion fausse n’aille pas à l’encontre de la loi naturelle

    IV- Benoît XVI, interprète authentique de Dignitatis humanae

    16. En défi­ni­tive, toute la ques­tion est de savoir si le droit reven­di­qué par Dignitatis huma­nae est exclu­si­ve­ment celui des catho­liques, dans la mesure où ceux-​ci pro­fessent l’unique vraie reli­gion. En d’autres termes, la liber­té reli­gieuse, pré­sen­tée comme l’un des droits fon­da­men­taux de la per­sonne humaine, est-​elle l’un des droits chré­tiens de l’homme ou représente-​t-​elle seule­ment l’un des droits de l’homme en tant que tel, et donc com­muns à tout homme, quelle que soit sa religion ?

    17. L’explication don­née par Benoît XVI échappe ici à toute ambi­guï­té : « Les chré­tiens portent une atten­tion par­ti­cu­lière aux droits fon­da­men­taux de la per­sonne humaine. Affirmer pour autant que ces droits ne sont que des droits chré­tiens de l’homme, n’est pas juste. Ils sont sim­ple­ment des droits exi­gés par la digni­té de toute per­sonne humaine et de tout citoyen quels que soient ses ori­gines, ses convic­tions reli­gieuses et ses choix poli­tiques »[11]. Parmi ces droits fon­da­men­taux de la per­sonne humaine en tant qu’humaine (et pas seule­ment en tant que catho­lique) figure la liber­té reli­gieuse : « La liber­té reli­gieuse est le som­met de toutes les liber­tés. Elle est un droit sacré et inalié­nable. Elle com­prend à la fois, au niveau indi­vi­duel et col­lec­tif, la liber­té de suivre sa conscience en matière reli­gieuse, et la liber­té de culte. Elle inclut la liber­té de choi­sir la reli­gion que l’on juge être vraie et de mani­fes­ter publi­que­ment sa propre croyance. Il doit être pos­sible de pro­fes­ser et de mani­fes­ter libre­ment sa reli­gion et ses sym­boles, sans mettre en dan­ger sa vie et sa liber­té per­son­nelle »[12]. L’homme n’a pas droit à la liber­té reli­gieuse en rai­son du fait qu’il pro­fesse la vraie reli­gion. Il y a droit en rai­son du simple fait qu’il est une per­sonne humaine : « La liber­té reli­gieuse s’enracine dans la digni­té de la per­sonne ; elle garan­tit la liber­té morale et favo­rise le res­pect mutuel »[13] […] « Toute per­sonne doit pou­voir exer­cer libre­ment le droit de pro­fes­ser et de mani­fes­ter indi­vi­duel­le­ment ou de manière com­mu­nau­taire, sa reli­gion ou sa foi, aus­si bien en public qu’en pri­vé, dans l’enseignement et dans la pra­tique, dans les publi­ca­tions, dans le culte et dans l’observance des rites. Elle ne devrait pas ren­con­trer d’obstacles si elle désire, éven­tuel­le­ment, adhé­rer à une autre reli­gion ou n’en pro­fes­ser aucune »[14].

    18. Ce prin­cipe a été rap­pe­lé en détail, à maintes reprises, par Benoît XVI, tout au long de son pon­ti­fi­cat. Par exemple lors de son voyage en Turquie à l’automne 2006 : « C’est le devoir des Autorités civiles dans tout pays démo­cra­tique de garan­tir la liber­té effec­tive de tous les croyants et de leur per­mettre d’organiser libre­ment la vie de leur com­mu­nau­té reli­gieuse. Je sou­haite bien sûr que les croyants, à quelque com­mu­nau­té reli­gieuse qu’ils appar­tiennent, puissent tou­jours béné­fi­cier de ces droits, cer­tain que la liber­té reli­gieuse est une expres­sion fon­da­men­tale de la liber­té humaine et que la pré­sence active des reli­gions dans la socié­té est un fac­teur de pro­grès et d’enrichissement pour tous. Cela implique bien sûr que les reli­gions elles-​mêmes ne recherchent pas à exer­cer direc­te­ment un pou­voir poli­tique, car elles n’ont pas voca­tion à cela, et, en par­ti­cu­lier, qu’elles renoncent abso­lu­ment à cau­tion­ner le recours à la vio­lence comme expres­sion légi­time de la démarche reli­gieuse »[15]. L’idée de la saine laï­ci­té, cor­ré­la­tive au prin­cipe de la liber­té reli­gieuse, est donc rigou­reu­se­ment iden­tique à celle de l’indifférentisme reli­gieux des pou­voirs publics.

    V- Nouvelles objections spécieuses

    19. Le Père de Blignières et le Père De Araujo nous objectent encore, avec le n° 34 de l’Encyclique Veritatis splen­dor de Jean-​Paul II, le n° 55 de l’Encyclique Caritas in veri­tate, où Benoît XVI affirme, tout comme son pré­dé­ces­seur : « La liber­té reli­gieuse ne veut pas dire indif­fé­rence reli­gieuse et elle n’implique pas que toutes les reli­gions soient équi­va­lentes. Un dis­cer­ne­ment concer­nant la contri­bu­tion que peuvent appor­ter les cultures et les reli­gions en vue d’édifier la com­mu­nau­té sociale dans le res­pect du bien com­mun s’avère néces­saire, en par­ti­cu­lier de la part de ceux qui exercent le pou­voir poli­tique. Un tel dis­cer­ne­ment devra se fon­der sur le cri­tère de la cha­ri­té et de la véri­té ». Encore une fois, de quel indif­fé­ren­tisme s’agit-il ? Jean-​Paul II et Benoît XVI réprouvent ici l’indifférentisme reli­gieux de la conscience indi­vi­duelle, mais ils admettent aus­si, dans la dépen­dance de Dignitatis huma­nae, l’indifférentisme des pou­voirs publics.

    20. L’affirmation de Benoît XVI qui date de 2009 doit prendre tout son sens à la lumière de ce que le même Pape explique trois ans plus tard, dans l’Exhortation apos­to­lique Ecclesia in Medio Oriente, citée plus haut. Déclarant qu’il est néces­saire « de pas­ser de la tolé­rance à la liber­té reli­gieuse », le Pape pré­cise : « Ce pas­sage n’est pas une porte ouverte au rela­ti­visme, comme l’affirment cer­tains »[16]. Le rela­ti­visme consis­te­rait ici à accor­der le même droit à la véri­té et à l’erreur, dans la conscience indi­vi­duelle, ce que certes récusent tant Jean-​Paul II que Benoît XVI dans les deux Encycliques pré­ci­tées. Le concile Vatican II pré­tend y échap­per du fait que le droit à la liber­té reli­gieuse est pré­ci­sé­ment un droit à la liber­té : non pas à la véri­té ni à l’erreur, mais à la liber­té. Et la liber­té en ques­tion est celle dont jouit la per­sonne humaine, vis-​à-​vis des pou­voirs publics, lorsque celle-​ci agit au for externe de la socié­té en matière reli­gieuse, quelle que soit la reli­gion quelle pro­fesse. Moyennant quoi, aux dires du Pape Benoît XVI, le pas­sage de la tolé­rance au droit à la liber­té « n’est pas une fis­sure ouverte dans la croyance, mais une recon­si­dé­ra­tion du rap­port anthro­po­lo­gique à la reli­gion et à Dieu »[17]. Pour avoir évi­té l’indifférentisme de la conscience indi­vi­duelle, l’on n’a pas évi­té l’indifférentisme des pou­voirs publics.

    21. Le prin­cipe énon­cé par Dignitatis huma­nae ne concerne pas direc­te­ment la véri­té ou la faus­se­té de la croyance ; il concerne la per­sonne humaine et la manière dont elle doit exer­cer sa reli­gion pour entrer en rap­port avec Dieu : cette manière doit être celle de l’homme, une manière « anthro­po­lo­gique », conforme à la digni­té de la nature humaine. Or, l’homme agit en confor­mi­té avec sa digni­té d’homme lorsqu’il agit de manière libre. Vatican II a donc sim­ple­ment vou­lu éri­ger en prin­cipe cette réa­li­té du mode humain d’agir, qui est celui de la liber­té : « La véri­té ne peut être connue et vécue que dans la liber­té, c’est pour­quoi, nous ne pou­vons pas impo­ser la véri­té à l’autre »[18] Et la liber­té au sens où l’entend ici le Concile est la liber­té de toute contrainte à l’égard des pou­voirs publics, dans le cadre de l’agir au for externe de la socié­té : liber­té qui équi­vaut à ne pas être empê­ché par les auto­ri­tés civiles de pro­fes­ser sa reli­gion, vraie ou fausse. Benoît XVI l’avait déjà dit à l’occasion de son voyage de 2008 dans les pays arabes : « Je sou­haite vive­ment qu’une authen­tique liber­té reli­gieuse soit par­tout effec­tive et que les droits de cha­cun à pra­ti­quer libre­ment sa reli­gion, ou à en chan­ger, ne soient pas entra­vés. Il s’agit d’un droit pri­mor­dial de tout être humain »[19].

    22. C’est pré­ci­sé­ment cela qui est en contra­dic­tion mani­feste avec l’enseignement de toute la Tradition de l’Église, réca­pi­tu­lé par Pie IX dans Quanta cura. En contra­dic­tion mani­feste aus­si avec la nature pro­fonde de l’homme, qui est un être fait pour vivre en socié­té, et qui a besoin de l’appui de l’autorité pour se gar­der de l’erreur dans la recherche du vrai. Voilà pour­quoi l’autorité a le devoir de répri­mer l’expression publique de l’erreur, pour venir en aide à l’exercice de la liber­té, dans sa recherche du vrai. Car, comme le dit le Pape Léon XIII, « la liber­té consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puis­sions plus aisé­ment vivre selon les pres­crip­tions de la loi éter­nelle »[20]. Et voi­là aus­si pour­quoi l’on ne sau­rait évi­ter l’indifférentisme des consciences indi­vi­duelles à moins d’éviter aus­si l’indifférentisme des pou­voirs publics. Cet indif­fé­ren­tisme a été réprou­vé en ces termes par le Pape Léon XIII : « De même qu’il n’est per­mis à per­sonne de négli­ger ses devoirs envers Dieu, et que le plus grand de tous les devoirs est d’embrasser d’es­prit et de cœur la reli­gion, non pas celle que cha­cun pré­fère, mais celle que Dieu a pres­crite et que des preuves cer­taines et indu­bi­tables éta­blissent comme la seule vraie entre toutes, ain­si les socié­tés poli­tiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n’exis­tait en aucune manière, ou se pas­ser de la reli­gion comme étran­gère et inutile, ou en admettre une indif­fé­rem­ment selon leur bon plai­sir »[21].

    23. Si l’on réplique que c’est la per­sonne qui agit libre­ment, non la véri­té ou l’erreur, nous répon­dons que l’on ne sau­rait pour­tant déduire de là que le droit à la liber­té reli­gieuse n’est pas un droit à l’erreur. Car la véri­té et l’erreur n’existent pas comme des sub­stances sépa­rées, qui seraient comme telles sujets de droits. La véri­té est l’état d’une intel­li­gence qui se conforme au réel, l’erreur celui d’une intel­li­gence qui ne s’y conforme pas. Existent donc concrè­te­ment non la véri­té ou l’erreur, mais ceux qui sont dans le vrai et ceux qui sont dans l’erreur. Le droit de l’errant est donc déjà en tant que tel le droit de l’erreur, puisque l’erreur n’existe (du moins d’abord et avant tout, comme pre­mier ana­lo­gué) que dans l’intelligence de celui qui erre[22]. Aussi le pape Pie IX condamne-​t-​il très pré­ci­sé­ment non le droit civil à l’erreur reli­gieuse mais le droit civil des vio­la­teurs de la véri­té reli­gieuse : « La meilleure condi­tion de la socié­té est celle où l’on ne recon­naît pas au pou­voir l’office de répri­mer par des peines légales les vio­la­teurs de la reli­gion catho­lique, si ce n’est lorsque la paix publique le demande ; la liber­té de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme ; ce droit doit être pro­cla­mé et garan­ti par la loi dans toute socié­té bien orga­ni­sée »[23].

    24. En défi­ni­tive, que nous objecte la Fraternité Saint Vincent Ferrier ? Elle nous objecte que, selon Jean-​Paul II et Benoît XVI, la liber­té reli­gieuse de Vatican II ne serait pas la liber­té de l’in­dif­fé­ren­tisme de reli­gion au sens où les indi­vi­dus comme les socié­tés ne seraient pas tenus d’embrasser la vraie reli­gion plu­tôt que l’une des fausses. Nous l’accordons, mais nous répon­dons en même temps que cette objec­tion passe à côté du véri­table pro­blème posé par la Déclaration Dignitatis huma­nae et, de plus, se méprend sur la véri­table signi­fi­ca­tion de l’enseignement de Jean-​Paul II et de Benoit XVI. Si elle n’en­seigne pas direc­te­ment l’indifférentisme de reli­gion, la Déclaration sur la liber­té reli­gieuse (et dans le sens authen­tique que lui donnent Jean-​Paul II et Benoit XVI) enseigne l’indifférentisme des pou­voirs publics, au sens où ceux-​ci ont le devoir de ne pas empê­cher l’exercice public des reli­gions, celui de la vraie comme celui des fausses, et ce en ver­tu du droit de la per­sonne humaine à ne pas être empê­chée d’agir, en pri­vé comme en public, selon sa conscience en matière reli­gieuse. Le n° 2 de Dignitatis huma­nae pré­cise même que « le droit à cette exemp­tion de toute contrainte per­siste en ceux-​là mêmes qui ne satis­font pas à l’obligation de cher­cher la véri­té et d’y adhé­rer ; son exer­cice ne peut être entra­vé, dès lors que demeure sauf un ordre public juste ».

      VI- Une vieille utopie

      25. Le meilleur – et le plus triste – hom­mage adres­sé par le pré­dé­ces­seur de François au dogme maçon­nique de la liber­té reli­gieuse, et qui est en même temps l’une de ses meilleures expli­ca­tions, figure dans le dis­cours du 16 avril 2008, adres­sé par le Pape au Président des États-​Unis, lors de sa récep­tion à la Maison Blanche.

        « Je suis heu­reux », dit Benoît XVI, « d’être l’hôte de tous les Américains. Je viens en tant qu’ami et annon­cia­teur de l’Évangile, comme une per­sonne qui res­pecte pro­fon­dé­ment cette vaste socié­té plu­ra­liste. […] Les jours pro­chains, j’attends avec joie de ren­con­trer non seule­ment la com­mu­nau­té catho­lique d’Amérique, mais éga­le­ment d’autres com­mu­nau­tés chré­tiennes et les délé­ga­tions de nom­breuses tra­di­tions reli­gieuses pré­sentes dans ce pays. Historiquement, non seule­ment les catho­liques, mais tous les croyants ont trou­vé ici la liber­té d’adorer Dieu selon les impé­ra­tifs de leur conscience, étant en même temps accep­tés comme par­tie d’une confé­dé­ra­tion dans laquelle chaque indi­vi­du et chaque groupe peut faire entendre sa propre voix. La nation devant à pré­sent affron­ter des ques­tions poli­tiques et éthiques tou­jours plus com­plexes, je suis cer­tain que les Américains pour­ront trou­ver dans leurs croyances reli­gieuses une source pré­cieuse de dis­cer­ne­ment et une ins­pi­ra­tion pour pour­suivre un dia­logue rai­son­nable, res­pon­sable et res­pec­tueux dans l’effort d’édifier une socié­té plus humaine et plus libre »[24].

        26. En ver­tu de ce plu­ra­lisme, au Moyen-​Orient comme aux États-​Unis d’Amérique, selon le vœu du Pape et la nou­velle orien­ta­tion de Vatican II, « les reli­gions peuvent se mettre ensemble au ser­vice du bien com­mun et contri­buer à l’épanouissement de chaque per­sonne et à la construc­tion de la socié­té »[25]. Nous retrou­vons ici, après à peine un siècle d’intervalle, l’idéal de Marc Sangnier. Idéal faux, puisque condam­né par saint Pie X dans la Lettre Notre Charge apos­to­lique : « Ils demandent donc à tous ceux qui veulent trans­for­mer la socié­té pré­sente dans le sens de la démo­cra­tie de ne pas se repous­ser mutuel­le­ment à cause des convic­tions phi­lo­so­phiques ou reli­gieuses qui peuvent les sépa­rer, mais de mar­cher la main dans la main, non pas en renon­çant à leurs convic­tions, mais en essayant de faire sur le ter­rain des réa­li­tés pra­tiques la preuve de l’excellence de leurs convic­tions per­son­nelles. […] Que vont-​ils pro­duire ? Qu’est-​ce qui va sor­tir de cette col­la­bo­ra­tion ? Une construc­tion pure­ment ver­bale et chi­mé­rique, où l’on ver­ra miroi­ter pêle-​mêle et dans une confu­sion sédui­sante les mots de liber­té, de jus­tice, de fra­ter­ni­té et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une digni­té humaine mal com­prise. […] Nous crai­gnons qu’il n’y ait encore pire. Le béné­fi­ciaire de cette action sociale cos­mo­po­lite ne peut être qu’une démo­cra­tie qui ne sera ni catho­lique, ni pro­tes­tante, ni juive ; une reli­gion plus uni­ver­selle que l’Église catho­lique, réunis­sant tous les hommes deve­nus enfin frères et cama­rades dans « le règne de Dieu » : On ne tra­vaille pas pour l’Église, on tra­vaille pour l’hu­ma­ni­té »[26].

        27. Le rêve de Vatican II et de Benoît XVI, le rêve de la fra­ter­ni­té uni­ver­selle de François est celui dont vou­draient s’accommoder le Père de Blignières et son dis­ciple, en lui don­nant les fausses appa­rences d’une sup­po­sée royau­té sociale du Christ. Qu’est-​il en réa­li­té, sinon l’utopie jadis dénon­cée par saint Pie X ? Rêve d’une « vaste socié­té plu­ra­liste » ; rêve d’une « socié­té plus humaine et plus libre » : serait-​ce là toute l’ambition d’un véri­table Vicaire du Christ ? Le prin­cipe de la liber­té reli­gieuse, tel que le prêchent Jean-​Paul II, Benoît XVI et François, et tel que vou­drait le défendre la Fraternité Saint Vincent Ferrier, équi­vaut stric­te­ment au rela­ti­visme condam­né par Pie IX, rela­ti­visme qui prend pour pré­texte le bien appa­rent de la liber­té : il s’appelle libéralisme.

        Source : Courrier de Rome n° 676 – juin 2024

        Notes de bas de page
        1. Benoît XVI, Exhortation apos­to­lique Ecclesia in Medio Oriente du 14 sep­tembre 2012, n° 27[]
        2. « La liberté reli­gieuse » dans les deux numéros 79 et 80 d’octobre et décembre 1988 ; « Cinq ques­tions sur la liberté reli­gieuse » dans le numéro 82 d’avril 1989 ; « Liberté reli­gieuse. Aide-mémoire » dans le numéro 180 d’août 2005 ; « La doc­trine sociale de l’Église dans la crise doc­tri­nale actuelle », supplément au numéro 134 ; « Connaissance élémentaire du libéralisme catho­lique », supplément au numéro 140 ; et sur­tout l’importante bro­chure « La liberté reli­gieuse. Trente ans après Vatican II (1965–1995) ».[]
        3. AFS 80 de décembre 1988, p. 30–31 ; Supplément au numéro 134 de l’AFS de décembre 1997, p. 72 ; bro­chure « La liberté reli­gieuse trente ans après Vatican II (1965–1995) », p. 66–67.[]
        4. Site Salve​-regi​na​.com : http://salve-regina.com/index.php?title=La_liberté_religieuse. Nous l’y avons consulté le mar­di 21 mai 2024. Le site « Salve regi­na » repro­duit intégralement l’étude d’Arnaud de Lassus parue en supplément au numéro 134 de l’AFS : « La doc­trine sociale de l’Église dans la crise doc­tri­nale actuelle » – http://salve-regina.com/index.php?title=La_doctrine_sociale_de_l%27Église_dans_la_crise_doctrinale_actuelle#.E2.80.A2Un_jugement_du_p.C3.A8re_Joseph_de_sainte_Marie.[]
        5. Joseph Ratzinger, Mon Concile Vatican II, Artège 2011, p. 215–216[]
        6. Itinéraires 315 de juillet-​août 1987, p. 105.[]
        7. Acta conci­lii vati­ca­ni secun­di, vol. IV, t. I, p. 286.[]
        8. Acta conci­lii vati­ca­ni secun­di, vol. IV, t. I, p. 191[]
        9. « La liberté reli­gieuse trente ans après Vatican II (1965–1995) », p. 88–93.[]
        10. Benoît XVI, « Discours à l’union des juristes catho­liques ita­liens le 9 décembre 2006 » dans DC n° 2375, p. 214–215[]
        11. Benoît XVI, Exhortation apos­to­lique Ecclesia in Medio Oriente, n°25.[]
        12. Benoît XVI, Exhortation apos­to­lique Ecclesia in Medio Oriente, n° 26.[]
        13. Ibidem.[]
        14. Benoît XVI, Message pour la célé­bra­tion de la jour­née mon­diale de la paix, 1er jan­vier 2011[]
        15. Benoît XVI, « Discours au corps diplo­ma­tique auprès de la république de Turquie », le 28 novembre 2006.[]
        16. Benoît XVI, Exhortation apos­to­lique Ecclesia in Medio Oriente, n° 27[]
        17. Ibidem[]
        18. Ibidem.[]
        19. Benoît XVI, « Discours aux évêques latins des régions arabes », le 18 jan­vier 2008.[]
        20. Léon XIII, Encyclique Libertas du 20 juin 1888[]
        21. Léon XIII, Encyclique Immortale Dei du 1er novembre 1885.[]
        22. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, 1a pars, ques­tion 15, articles 1 et 3 ; Questions disputée De veri­tate, ques­tion 1, articles 1 et 12[]
        23. Pie IX, Encyclique Quanta cura du 8 décembre 1864[]
        24. Benoît XVI, « Discours au président des États-​Unis lors de la cérémonie de bien­ve­nue à la Maison Blanche », le 16 avril 2008.[]
        25. Benoît XVI, Exhortation apos­to­lique Ecclesia in Medio Oriente, n° 28.[]
        26. Saint Pie X, Lettre Notre charge apos­to­lique du 25 août 1910.[]

        FSSPX

        M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.