Cet homme selon le cœur de Dieu ne se montre pas au dehors, et Dieu ne le choisit pas sur les apparences, ni sur le témoignage de la voie publique. Lorsqu’il envoya Samuel dans la maison de Jessé pour y trouver David, le premier de tous qui a mérité cet éloge, ce grand homme, que Dieu destinait à la plus auguste couronne du monde, n’était pas même connu dans sa famille. On présente sans songer à lui tous ses aînés au prophète ; mais Dieu, qui ne juge pas à la manière des hommes, l’avertissait en secret de ne regarder pas à leur riche taille, ni à leur contenance hardie : si bien que rejetant ceux que l’on produisait dans le monde, il fit approcher celui que l’on envoyait paître les troupeaux ; et versant sur sa tête l’onction royale, il laissa ses parents étonnés d’avoir si peu jusqu’alors connu ce fils, que Dieu choisissait avec un avantage si extraordinaire.
Une semblable conduite de la Providence divine me fait appliquer aujourd’hui à Joseph, le fils de David, ce qui a été dit de David lui-même. Le temps était arrivé que Dieu cherchât un homme selon son cœur, pour déposer en ses mains ce qu’il avait de plus cher ; je veux dire la personne de son Fils unique, l’intégrité de sa sainte Mère, le salut du genre humain, le secret le plus sacré de son conseil, le trésor du ciel et de la terre. Il laisse Jérusalem et les autres villes renommées ; il s’arrête sur Nazareth ; et dans cette bourgade inconnue il va choisir encore un homme inconnu, un pauvre artisan, Joseph en un mot, pour lui confier un emploi dont les anges du premier ordre se seraient sentis honorés, afin, que nous entendions que l’homme selon le cœur de Dieu doit être lui-même cherché dans le cœur, et que ce sont les vertus cachées qui le rendent digne de cette louange. Comme je me propose aujourd’hui de traiter ces vertus cachées, c’est-à-dire de vous découvrir le cœur du juste Joseph, j’ai besoin plus que jamais, chrétiens, que celui qui s’appelle le Dieu de nos cœurs[1] m’éclaire par son Saint-Esprit. Mais quelle injure ferions-nous à la divine Marie, si ayant accoutumé en d’autres sujets de lui demander son secours, maintenant qu’il s’agit de son saint époux, nous ne nous efforcions de lui dire avec une dévotion particulière : Ave.
C’est un vice ordinaire aux hommes, de se donner entièrement au dehors et de négliger le dedans, de travailler à la montre et à l’apparence et de mépriser l’effectif et le solide, de songer souvent quels ils paraissent et de ne penser point quels ils doivent être. C’est pourquoi les vertus qui sont estimées, ce sont celles qui se mêlent d’affaires et qui entrent dans le commerce des hommes : au contraire les vertus cachées et intérieures, où le public n’a point de part, où tout se passe entre Dieu et l’homme, non seulement ne sont pas suivies, mais ne sont pas même entendues. Et toutefois c’est dans ce secret que consiste tout le mystère de la vertu véritable. En vain pensez-vous former un bon magistrat, si vous ne faites auparavant un homme de bien : en vain vous considérez quelle place vous pourrez remplir dans la société civile, si vous ne méditez auparavant quel homme vous êtes en particulier. Si la société civile élève un édifice, l’architecte fait tailler premièrement une pierre, et puis on la pose dans le bâtiment. Il faut composer un homme en lui-même, avant que de méditer quel rang on lui donnera parmi les autres ; et si l’on ne travaille sur ce fonds, toutes les autres vertus, si éclatantes qu’elles puissent être, ne seront que des vertus de parade et appliquées par le dehors, qui n’auront point de corps ni de vérité. Elles pourront nous acquérir de l’estime et rendre nos mœurs agréables, enfin elles pourront nous former au gré et selon le cœur des hommes ; mais il n’y a que les vertus particulières qui aient ce droit admirable, de nous composer au gré et selon le cœur de Dieu.
Ce sont ces vertus particulières, c’est cet homme de bien, cet homme au gré de Dieu et selon son cœur, que je veux vous montrer aujourd’hui en la personne du juste Joseph. Je laisse les dons et les mystères qui pourraient relever son panégyrique. Je ne vous dis plus, chrétiens, qu’il est le dépositaire des trésors célestes, le père de Jésus-Christ, le conducteur de son enfance, le protecteur de sa vie, l’époux et le gardien de sa sainte Mère. Je veux taire tout ce qui éclate pour faire l’éloge d’un Saint dont la principale grandeur est d ‘avoir été à Dieu sans éclat. Les vertus mêmes dont je parlerai ne sont ni de la société ni du commerce ; tout est renfermé dans le secret de sa conscience. La simplicité, le détachement, l’amour de la vie cachée sont donc les trois vertus du juste Joseph, que j’ai dessein de vous proposer. Vous me paraissez étonnés de voir l’éloge d’un si grand Saint dont la vocation est si haute, réduit à trois vertus si communes : mais sachez qu’en ces trois vertus consiste le caractère de cet homme de bien dont nous parlons ; et il m’est aisé de vous faire voir que c’est aussi en ces trois vertus que consiste le caractère du juste Joseph. Car cet homme de bien que nous considérons, pour être selon le cœur de Dieu, il faut premièrement qu’il le cherche ; en second lieu, qu’il le trouve ; en troisième lieu, qu’il en jouisse. Quiconque cherche Dieu, qu’il cherche en simplicité celui qui ne peut souffrir les voies détournées. Quiconque veut trouver Dieu, qu’il se détache de toutes choses pour trouver celui qui veut être lui seul tout notre bien. Quiconque veut jouir de Dieu, qu’il se cache et qu’il se retire pour jouir en repos, dans la solitude, de celui qui ne se communique point parmi le trouble et l’agitation du monde. C’est ce qu’a fait notre patriarche. Joseph, homme simple, a cherché Dieu ; Joseph, homme détaché, a trouvé Dieu ; Joseph, homme retiré, a joui de Dieu : c’est le partage de ce discours
Premier point
Le chemin de la vertu n’est pas de ces grandes routes dans lesquelles on peut s’étendre avec liberté : au contraire nous apprenons par les saintes Lettres que ce n’est qu’un petit sentier et une. voie étroite et serrée, et tout ensemble extrêmement droite : Semita justi recta est, reclus callis justi ad ambulandum[2]. Par où nous devons apprendre qu’il faut y marcher en simplicité et dans une grande droiture. Si peu non seulement que l’on se détourne, mais même que l’on chancelle dans cette voie, on tombe dans les écueils dont elle est environnée de part et d’autre. C’est pourquoi le Saint-Esprit voyant ce péril, nous avertit si souvent de marcher dans la voie qu’il nous a marquée, sans jamais nous détourner à droite ou à gauche : Non declinabitis neque ad dexteram neque ad sinistram[3]; nous enseignant par cette parole que pour tenir cette voie, il faut dresser tellement son intention, qu’on ne lui permette jamais de se relâcher ni de faire le moindre pas de côté ou d’autre.
C’est ce qui s’appelle dans les Ecritures avoir le cœur droit avec Dieu, et marcher en simplicité devant sa face. C’est le seul moyen de le chercher et la voie unique pour aller à lui, parce que, comme dit le Sage, a Dieu conduit le juste par les voies droites:» Justum deduxit Dominus per vias rectas[4]. Car il veut qu’on le cherche avec grande ardeur, et ainsi que l’on prenne les voies les plus courtes, qui sont toujours les plus droites : si bien qu’il ne croit pas qu’on le cherche, lorsqu’on ne marche pas droitement à lui. C’est pourquoi il ne veut point ceux qui s’arrêtent, il ne veut point ceux qui se détournent, il ne veut point ceux qui se partagent. Quiconque prétend partager son cœur entre la terre et le ciel ne donne rien au ciel, et tout à la terre, parce que la terre retient ce qu’il lui engage, et que le ciel n’accepte pas ce qu’il lui offre.
Vous devez entendre par ce discours que cette bienheureuse simplicité tant vantée dans les saintes Lettres, c’est une certaine droiture de cœur et une pureté d’intention ; et l’acte principal de cette vertu, c’est d’aller à Dieu de bonne foi et sans s’en imposer à soi-même : acte nécessaire et important, qu’il faut que je vous explique. Ne vous persuadez pas, chrétiens, que je parle ainsi sans raison. Car si dans la voie de la vertu il y en a qui trompent les autres, beaucoup aussi se trompent eux-mêmes. Ceux qui se partagent entre les deux voies, qui veulent avoir un pied dans l’une et dans l’autre, qui se donnent tellement à Dieu qu’ils ont toujours un regard au monde ; ceux-là ne marchent point en simplicité ni devant Dieu ni devant les hommes, et n’ont point par conséquent de vertu solide. Ils ne sont pas droits avec les hommes, parce qu’ils imposent à leur vue par l’image d’une piété qui ne peut être que contrefaite, étant altérée par le mélange : ils ne sont pas droits devant Dieu, parce que pour plaire à ses yeux, il ne suffit pas, chrétiens, de produire par étude et par artifice des actes de vertu empruntés et des directions d’intention forcées.
Un homme engagé dans l’amour du monde, viole tous les jours les lois les plus saintes de la bonne foi, ou de l’amitié, ou de l’équité naturelle que nous devons aux plus étrangers, pour satisfaire à son avarice. Cependant sur une certaine inclination vague et générale qui lui reste pour la vertu, il s’imagine être homme de bien et il en veut produire des actes : mais quels actes, ô Dieu tout-puissant ? Il a ouï dire à ses directeurs ce que c’est qu’un acte de détachement, ou un acte de contrition et de repentance : il tire de sa mémoire les paroles qui le composent, ou l’image des sentiments qui le forment. Il les applique comme il peut sur sa volonté, car je ne puis dire autre chose, puisque son intention y est opposée, et il s’imagine être vertueux ; mais il se trompe, il s’abuse, il se joue lui-même.
Pour se rendre agréable à Dieu, il ne suffit pas, chrétiens, de tirer par artifice des actes de vertu forcés et des directions d’intention étudiées. Les actes de piété doivent naître du fond du cœur, et non pas être empruntés de l’esprit ou de la mémoire. Mais ceux qui viennent du cœur ne souffrent point de partage. « Nul ne peut servir deux maîtres[5 » Dieu ne peut souffrir cette intention louche, si je puis parler de la sorte, qui regarde de deux côtés en un même temps. Les regards ainsi partagés, rendent l’abord d’un homme choquant et difforme ; et l’âme se défigure elle-même, quand elle tourne en deux endroits ses intentions. « Il faut, dit le Fils de Dieu, que votre œil soit simple[6], » c’est-à-dire que votre regard soit unique ; et pour parler encore en termes plus clairs, que l’intention pure et dégagée s’appliquant toute entière à la même fin, le cœur prenne sincèrement et de bonne foi les sentiments que Dieu veut. Mais ce que j’en ai dit en général, se connaîtra mieux dans l’exemple.
Dieu a ordonné au juste Joseph de recevoir la divine Vierge comme son Epouse fidèle pendant qu’elle devient mère sans qu’il y ait part, de regarder comme son Fils propre un enfant qui ne le touche que parce qu’il est dans sa maison, de révérer comme son Dieu celui auquel il est obligé de servir de protecteur et de gardien. Dans ces trois choses, mes Frères, où il faut prendre des sentiments délicats et que la nature ne peut pas donner, il n’y a qu’une extrême simplicité qui puisse rendre le cœur docile et traitable. Voyons ce que fera le juste Joseph. Nous remarquerons en son lieu qu’à l’égard de sa sainte Epouse, jamais le soupçon ne fut plus modeste, ni le doute plus respectueux : mais enfin il était si juste, qu’il ne pouvait pas se désabuser sans que le ciel s’en mêlât. Aussi un ange lui déclare, de la part de Dieu, qu’elle a conçu de son Saint-Esprit[7]. Si son1ntention eût été moins droite, s’il n’eût été à Dieu qu’à demi, il ne se serait pas rendu tout à fait ; il serait demeuré au fond de son âme quelque reste de soupçon mal guéri, et son affection pour la sainte Vierge aurait toujours été douteuse et tremblante. Mais son cœur, qui cherche Dieu en simplicité, ne sait point se partager avec Dieu : il n’a point de peine à connaître que la vertu incorruptible de sa sainte Epouse méritait le témoignage du Ciel. Il surpasse la foi d’Abraham, bien qu’il nous soit donné dans les Ecritures[8] comme le modèle de la foi parfaite. Abraham est loué dans les saintes Lettres pour avoir cru l’enfantement d’une stérile[9]: Joseph a cru celui d’une vierge, et il a reconnu en simplicité ce grand et impénétrable mystère de la virginité féconde.
Mais voici quelque chose de plus admirable. Dieu veut que vous receviez comme votre Fils cet Enfant de la pureté de Marie. Vous ne partagerez pas avec cette Vierge l’honneur de lui donner la naissance, parce que la virginité y serait blessée ; mais vous partagerez avec elle ces soins, ces veilles, ces inquiétudes par lesquelles elle élèvera ce cher Fils : vous tiendrez lieu de père à ce saint Enfant, qui n’en a point sur la terre ; et quoique vous ne le soyez pas par la nature, il faut que vous le deveniez par l’affection. Mais comment s’accomplira un si grand ouvrage ? Où prendra-t-il ce cœur paternel, si la nature ne le lui donne pas ? Ces inclinations peuvent-elles s’acquérir par choix ; et ne craindrons-nous pas, en ce lieu, ces mouvements empruntés et ces affections artificielles que nous venons de reprendre tout à l’heure ? Non, mes Frères ; ne le craignons pas. Un cœur qui cherche Dieu en simplicitéest une terre molle et humide, qui reçoit la forme qu’il lui veut donner ; ce que Dieu veut lui passe en nature. Si donc c’est la volonté du Père céleste que Joseph tienne sa place en ce monde et qu’il serve de père à son Fils, il ressentira, n’en doutez pas, pour ce saint et divin Enfant, cette inclination naturelle, toutes ces douces émotions, tous ces tendres empressements d’un cœur paternel.
En effet durant ces trois jours que le Fils de Dieu s’était dérobé pour demeurer dans le temple avec les docteurs, il est aussi touché que la Mère même, et elle le sait bien reconnaître : Pater tuus et ego dolentes quærebamus te[10]; « Votre père et moi étions affligés. » Voyez qu’elle le joint avec elle dans la société des douleurs. Je ne crains pas de l’appeler ici votre père, et je ne prétends pas faire tort à la pureté de votre naissance : il s’agit de soins et d’inquiétudes ; et c’est par là que je puis dire qu’il est votre père, puisqu’il a vraiment des inquiétudes paternelles. Voyez, comme ce saint homme prend simplement et de bonne foi les sentiments que Dieu lui ordonne. Mais aimant Jésus-Christ comme son fils, se pourra-t-il faire, mes Sœurs, qu’il le révère comme son Dieu ? Sans doute, et il n’y aurait rien de plus difficile, si la sainte simplicité n’avait rendu son esprit docile pour céder sans peine aux ordres divins.
Voici, chrétiens, le dernier effort de la simplicité du juste Joseph dans la pureté de sa foi. Le grand mystère de notre foi, c’est de croire un Dieu dans la faiblesse. Mais afin de bien comprendre combien est parfaite la foi de Joseph, il faut, s’il vous plaît, remarquer que la faiblesse de Jésus-Christ peut être considérée en deux états : ou comme étant soutenue par quelque effet de puissance, ou comme étant délaissée et abandonnée à elle-même. Dans les dernières années de la vie de notre Sauveur, quoique l’infirmité de sa chair fût visible par ses souffrances, sa toute-puissance divine ne l’était pas moins par ses miracles. Il est vrai qu’il paraissait homme ; mais cet homme disait des choses qu’aucun homme n’avait jamais dites, mais cet homme faisait des choses qu’aucun homme n’avait jamais faites. Alors la faiblesse étant soutenue, je ne m’étonne pas que dans cet état Jésus ait attiré des adorateurs, les marques de sa puissance pouvant donner lieu de juger que l’infirmité était volontaire ; et la foi n’était pas d’un si grand mérite. Mais en l’état que l’a vu Joseph, j’ai quelque peine à comprendre comment il a cru si fidèlement, parce que jamais la faiblesse n’a paru plus abandonnée , non pas même, je le dis sans crainte, dans l’ignominie de la croix. Car c’était cette heure importante pour laquelle il était venu : son Père l’avait délaissé ; il était d’accord avec lui qu’il le délaisserait en ce jour : lui-même s’abandonnait volontairement pour être livré aux mains des bourreaux. Si durant ces jours d’abandonnement la puissance de ses ennemis a été fort grande, ils ne doivent pas s’en glorifier, parce que les ayant renversés d’abord par une seule de ses paroles, il leur a bien fait connaître qu’il ne leur cédait que par une faiblesse volontaire : Non haberes potestatem adversum me ullam, nisi tibi datum esset desuper[11] : « Vous n’auriez aucun pouvoir sur moi, s’il ne vous était donné d’en haut. » Mais en l’état dont je parle et dans lequel le voit saint Joseph, la faiblesse est d’autant plus grande, qu’elle semble en quelque sorte forcée.
Car enfin, mon divin Sauveur, quelle est en cette rencontre la conduite de votre Père céleste ? Il veut sauver les Mages qui vous sont venus adorer, et il les fait échapper par une autre voie. Je ne l’invente pas, chrétiens, je ne fais que suivre l’histoire sainte. Il veut vous sauver vous-mêmes, et il semble qu’il ait peine à l’exécuter. Un ange vient du ciel éveiller pour ainsi dire Joseph en sursaut, et lui dire comme pressé par un péril imprévu : « Fuyez vite, partez cette nuit avec la Mère et l’Enfant, et sauvez-vous en Egypte[12]. » Fuyez : ô quelle parole ! Encore s’il avait dit : Retirez-vous. Mais : Fuyez pendant la nuit : ô précaution de faiblesse ! Quoi donc ! le Dieu d’Israël ne se sauve qu’à la faveur des ténèbres ! Et qui le dit ? C’est un ange qui arrive soudainement à Joseph comme un messager effrayé : « De sorte, dit un ancien, qu’il semble que tout le ciel soit alarmé, et que la terreur s’y soit répandue avant même de passer à la terre[13] : » Ut videatur cœlum timor ante tenuisse quam terram. Mais voyons la suite de cette aventure. Joseph se sauve en Egypte, et le même ange revient à lui : « Retournez, dit-il, en Judée ; car ceux-là sont morts qui cherchaient l’âme de l’Enfant[14]. » Eh quoi ! s’ils étaient vivants, un Dieu ne serait pas en sûreté ! O faiblesse délaissée et abandonnée ! Voilà l’état du divin Jésus ; et en cet état saint Joseph l’adore avec la même soumission que s’il avait vu ses plus grands miracles. Il reconnaît le mystère de ce miraculeux délaissement ; il sait que la vertu de la foi, c’est de soutenir l’espérance sans aucun sujet d’espérance : In spem contra spem[15]. Il s’abandonne à Dieu en simplicité, et exécute sans s’enquérir tout ce qu’il commande. En effet l’obéissance est trop curieuse qui examine les causes du commandement : elle ne doit avoir des yeux que pour considérer son devoir, et elle doit chérir son aveuglement, qui la fait marcher en sûreté. Mais cette obéissance de saint Joseph venait de ce qu’il croyait en simplicité ; et que son esprit ne chancelant pas entre la raison et la foi, suivait avec une intention droite les lumières qui venaient d’en haut. 0 foi vive, ô foi simple et droite, que le Sauveur a raison de dire qu’il ne te trouvera plus sur la terre[16] ! Car, mes Frères, comment croyons-nous ? Qui nous donnera aujourd’hui de pénétrer au fond de nous-mêmes pour voir si ces actes de foi, que nous faisons quelquefois, sont véritablement dans le cœur, ou si ce n’est pas la coutume qui les y amène du dehors ?
Que si nous ne pouvons pas lire dans nos cœurs, interrogeons nos œuvres et connaissons notre peu de foi. Une marque de sa faiblesse, c’est que nous n’osons entreprendre de bâtir dessus ; nous n’osons nous y confier, ni établir sur ce fondement l’espérance de notre bonheur. Démentez-moi, si je ne dis pas la vérité. Lorsque nous flottons incertains entre la vie chrétienne et la vie du monde, n’est-ce pas un doute secret qui nous dit dans le fond du cœur : Mais cette immortalitéque l’on nous promet, est-ce une chose assurée ; et n’est-ce pas trop hasarder son repos, son bonheur, que de quitter ce qu’on voit pour suivre ce qu’on ne voit pas ? Nous ne croyons donc pas en simplicité, nous ne sommes pas chrétiens de bonne foi.
Mais je croirais, direz-vous, si je voyais un ange comme saint Joseph. 0 hommes, désabusez-vous : Jonas a disputé contre Dieu, quoiqu’il fût instruit de ses volontés par une vision manifeste ; et Job a été fidèle, quoiqu’il n’eût point encore été confirmé par des apparitions extraordinaires. Ce ne sont pas les voies extraordinaires qui font fléchir notre cœur, mais la sainte simplicité et la pureté d’intention que produit la charité véritable, qui attache aisément notre esprit à Dieu, en le détachant des créatures. C’est, mes Sœurs, ce détachement qui fera notre seconde partie.
Deuxième point
Dieu, qui a établi son Evangile sur des contrariétés mystérieuses, ne se donne qu’à ceux qui se contentent de lui et se détachent des autres biens. Il faut qu’Abraham quitte sa maison et tous les attachements de la terre avant que Dieu lui dise : Je suis ton Dieu. Il faut abandonner tout ce qui se voit pour mériter ce qui ne se voit pas, et nul ne peut posséder ce grand tout, s’il n’est au monde comme n’ayant rien : Tamquam nihil habentes[17]. Si jamais il y eut un homme à qui Dieu se soit donné de bon cœur, c’est sans doute le juste Joseph, qui le tient dans sa maison et entre ses mains, et à qui il est présent à toutes les heures beaucoup plus dans le cœur que devant les yeux. Voilà un homme qui a trouvé Dieu d’une façon bien particulière : aussi s’est-il rendu digne d’un si grand trésor par un détachement sans réserve, puisqu’il est détaché de ses passions, détaché de son intérêt et de son propre repos.
Deux sortes de passions ont accoutumé de nous émouvoir, je veux dire les passions douces et les passions violentes. Desquelles des deux, mes Sœurs, est-il plus difficile de se rendre maître ? Il n’est pas aisé de le décider. J’ai appris du grand saint Thomas que celles-là sont à craindre par la durée, celles-ci par la promptitude et par l’impétuosité de leur mouvement : celles-là nous flattent, celles-ci nous poussent par la force ; celles-là nous gagnent, celles-ci nous entraînent. Mais quoique par des voies différentes, les unes et les autres renversent le sens, les unes et les autres engagent le cœur. Ô pauvre cœur humain, de combien d’ennemis es-tu la proie ? de combien de tempêtes es-tu le jouet ? de combien d’illusions es-tu le théâtre ?
Mais apprenons, chrétiens, par l’exemple de saint Joseph à vaincre ces douceurs qui nous charment, ces violences qui nous emportent. Voyez comme il est détaché de ses passions, puisqu’il a pu surmonter sans effort parmi les douces la plus flatteuse, parmi les violentes la plus farouche, je veux. dire l’amour et la jalousie. Son Epouse est sa sœur. Il n’est touché, si je le puis dire, que de la virginité de Marie ; mais il l’aime pour la conserver en sa chaste Epouse, et ensuite pour l’imprimer en soi-même par une entière unité de cœur. La fidélité de ce mariage consiste à se garder l’un à l’autre la parfaite intégrité qu’ils se sont promise. Voilà les promesses qui les assemblent, voilà le traité qui les lie. Ce sont deux virginités qui s’unissent, pour se conserver l’une l’autre éternellement par une chaste correspondance de désirs pudiques ; et il me semble que je vois deux astres, qui n’entrent ensemble en conjonction qu’à cause que leurs lumières s’allient. Tel est le nœud de ce mariage, d’autant plus ferme, dit saint Augustin[18], que les promesses qu’ils se sont données doivent être plus inviolables en cela même qu’elles sont plus saintes.
Mais la jalousie, chrétiens, a pensé rompre le sacré lien de cette amitié conjugale. Joseph, encore ignorant des mystères dont sa chère Epouse était rendue digne, ne sait que penser de sa grossesse. Je laisse aux peintres et aux poètes de représenter à vos yeux les horreurs de la jalousie, le venin de ce serpent et les cent yeux de ce monstre : il me suffit de vous dire que c’est une espèce de complication des passions les plus furieuses. C’est là qu’un amour outragé pousse la douleur jusqu’au désespoir, et la haine jusqu’à la furie ; et c’est peut-être pour cette raison que le Saint-Esprit nous a dit : Dura sicut infernus æmulatio[19]; « La jalousie est dure comme l’enfer, » parce qu’elle ramasse en effet les deux choses les plus cruelles que l’enfer ait, la rage et le désespoir.
Mais ce monstre si furieux ne peut rien contre le juste Joseph. Car admirez sa modération envers sa sainte et divine Epouse. Il sent le mal tel qu’il ne peut la défendre ; et il ne veut pas la condamner tout à fait. Il prend un conseil tempéré. Réduit par l’autorité de la loi à l’éloigner de sa compagnie, il évite du moins de la diffamer, il demeure dans les bornes de la justice ; et bien loin d’exiger le châtiment, il lui épargne même la honte. Voilà une résolution bien modérée : mais encore ne presse-t-il pas, l’exécution. Il veut attendre la nuit, cette sage conseillère dans nos ennuis, dans nos promptitudes, dans nos précipitations dangereuses. Et en effet cette nuit lui découvrira le mystère, un ange viendra éclaircir ses doutes ; et j’ose dire que Dieu devait ce secours au juste Joseph. Car puisque la raison humaine soutenue de la grâce s’était élevée à son plus haut point, il fallait que le Ciel achevât le reste ; et celui-là était digne de savoir la vérité, qui sans l’avoir reconnue, n’avait pas laissé néanmoins de pratiquer la justice : Merito responsum subvenit mox divinum, cui humano deficiente consilio justitia non defecit[20].
Certainement saint Jean Chrysostome a raison d’admirer ici la philosophie de Joseph[21] ». C’était, dit-il, un grand philosophe parfaitement détaché de ses passions, puisque nous lui voyons surmonter la plus tyrannique de toutes. Combien est maître de ses mouvements un homme qui en cet état est capable de prendre conseil, et un conseil modéré, et qui l’ayant pris si sage, peut encore en suspendre l’exécution, et dormir parmi ces pensées d’un sommeil tranquille ? Si son âme n’eût été calme, croyez que les lumières d’en haut n’y seraient pas sitôt descendues. Il est donc indubitable, mes Frères, qu’il était bien détaché de ses passions, tant de celles qui charment par leur douceur que de celles qui entraînent par leur violence.
Plusieurs jugeront peut-être qu’étant si détaché de ses passions, c’est un discours superflu de vous dire qu’il l’est aussi de ses intérêts. Mais je ne sais pas, chrétiens, si cette conséquence est bien assurée. Car cet attachement à notre intérêt est plutôt un vice qu’une passion, parce que les passions ont leur cours et consistent dans une. certaine ardeur que les emplois changent, que l’âme modère, que le temps emporte, qui se consume enfin elle-même : au lieu que l’attachement à l’intérêt s’enracine de plus en plus par le temps, parce que, dit saint Thomas[22], venant de faiblesse, il se fortifie tous les jours à mesure que tout le reste se débilite et s’épuise. Mais quoi qu’il en soit, chrétiens, il n’est rien de plus dégagé de cet intérêt que l’âme du juste Joseph. Représentez-vous un pauvre artisan qui n’a point d’héritage que ses mains, point de fonds que sa boutique, point de ressource que son travail ; qui donne d’une main ce qu’il vient de recevoir de l’autre, et se voit tous les jours au bout de son fonds ; obligé néanmoins à de grands voyages, qui lui ôtent toutes ses pratiques (car il faut parler de la sorte du père de Jésus-Christ !), sans que l’ange qu’on lui envoie lui dise jamais un mot de sa subsistance. Il n’a pas eu honte de souffrir ce que nous avons honte de dire : humiliez-vous, ô grandeurs humaines ! Il va néanmoins, sans s’inquiéter, toujours errant, toujours vagabond, seulement parce qu’il est avec Jésus-Christ ; trop heureux de le posséder à ce prix. Il s’estime encore trop riche, et il fait tous les jours de nouveaux efforts pour vider son cœur, afin que Dieu y étende ses possessions et y dilate son règne ; abondant, parce qu’il n’a rien ; possédant tout, parce que tout lui manque ; heureux, tranquille, assuré, parce qu’il ne rencontre ni repos, ni demeure, ni consistance.
C’est ici le dernier effet du détachement de Joseph, et celui que nous devons remarquer avec une réflexion plus sérieuse. Car notre vice le plus commun et le plus opposé au christianisme, c’est une malheureuse inclination de nous établir sur la terre ; au lieu que nous devons toujours avancer, et ne nous arrêter jamais nulle part. Saint Paul, dans la divine Epître aux Hébreux, nous enseigne que Dieu nous a bâti une cité : « Et c’est pour cela, dit-il, qu’il ne rougit pas de s’appeler notre Dieu » ldeo non confunditur Deus vocari Deus eorum : paravit enim illis civitatem[23]. Et en effet, chrétiens, comme le nom de Dieu est un nom de père, il aurait honte avec raison de s’appeler notre Dieu, s’il ne pourvoyait à nos besoins. Il a donc songé, ce bon Père, à pourvoir soigneusement ses enfants : il leur a préparé une cité qui a des fondements, dit saint Paul, fundamenta habentem civitatem[24], c’est-à-dire qui est solide et inébranlable. S’il a honte de n’y pas pourvoir, quelle honte de ne l’accepter pas ! Quelle injure faites-vous à votre patrie, si vous vous trouvez bien dans l’exil ! Quel mépris faites-vous de Sion, si vous êtes à votre aise dans Babylone ! Allez et marchez toujours, et n’ayez jamais de demeure fixe. C’est ainsi qu’a vécu le juste Joseph. A‑t-il jamais goûté un moment de joie, depuis qu’il a eu Jésus-Christ en garde ? Cet Enfant ne laisse pas les siens en repos : il les inquiète toujours dans ce qu’ils possèdent, et toujours il leur suscite quelque nouveau trouble.
Il nous veut apprendre, mes Sœurs, que c’est un conseil de la miséricorde de mêler de l’amertume dans toutes nos joies. Car nous sommes des voyageurs, exposés pendant le voyage à l’intempérie de l’air et à l’irrégularité des saisons. Parmi les fatigues d’un si long voyage, l’âme épuisée par le travail, cherche quelque lieu pour se délasser. L’un met son divertissement dans un emploi ; l’autre a sa consolation dans sa femme, dans son mari, dans sa famille ; l’autre son espérance en son fils. Ainsi chacun se partage, et cherche quelque appui sur la terre. L’Evangile ne blâme pas ces affections : mais comme le cœur humain est précipité dans ses mouvements, et qu’il lui est difficile de modérer ses désirs, ce qui lui était donné pour se relâcher, peu à peu il s’y repose et enfin il s’y attache. Ce n’était qu’un bâton pour le soutenir pendant le travail du voyage, il s’en fait un lit pour s’y endormir ; et il demeure, il s’arrête, il ne se souvient plus de Sion. Universum stratum ejus versasti in infirmitate ejus[25]! Dieu lui renverse ce lit où il s’endormait parmi les félicités temporelles, et par une plaie salutaire il fait sentir à ce cœur combien ce repos était dangereux. Vivons donc en ce monde comme détachés. Si nous y sommes comme n’ayant rien, nous y serons en effet comme possesseurs de tout : si nous nous détachons des créatures, nous y gagnerons le Créateur ; et il ne nous restera plus que de nous cacher avec Joseph, pour en jouir dans la retraite et la solitude : c’est notre dernière partie.
Troisième point
La justice chrétienne est une affaire particulière de Dieu avec l’homme, et de l’homme avec Dieu ; c’est un mystère entre eux deux, qu’on profane quand on le divulgue, et qui ne peut être caché avec trop de religion à ceux qui ne sont pas du secret. C’est pourquoi le Fils de Dieu nous ordonne, lorsque nous avons dessein de prier, et le même doit s’entendre de toutes les vertus chrétiennes ; il nous ordonne, dis-je, de nous retirer en particulier, et de fermer la porte sur nous[26]. « Fermez, dit-il, la porte sur vous, et célébrez votre mystère avec Dieu tout seul, sans y admettre personne que ceux qu’il lui plaira d’appeler : « Solo pectoris contentus arcano orationem tuam fac esse mysterium[27]. Ainsi la vie chrétienne doit être une vie cachée, et le chrétien véritable doit désirer ardemment de demeurer couvert sous l’aile de Dieu sans avoir d’autre spectateur.
Mais ici toute la nature réclame et ne peut souffrir cette obscurité, dont voici la raison, si je ne me trompe : c’est que la nature répugne à la mort ; et vivre caché et inconnu, c’est être comme mort dans l’esprit des hommes. Car comme la vie est dans l’action, celui qui cesse d’agir semble avoir aussi cessé de vivre. Or, mes Sœurs, les hommes du monde accoutumés au tumulte et aux empressements, ne savent pas ce que c’est qu’une action paisible et intérieure ; et ils croient qu’ils n’agissent pas s’ils ne s’agitent, et qu’ils ne se remuent pas s’ils ne font du bruit ; de sorte qu’ils considèrent la retraite et l’obscurité comme une extinction de la vie : au contraire ils mettent tellement la vie dans cet éclat du monde et dans ce bruit tumultueux, qu’ils osent bien se persuader qu’ils ne seront pas tout à fait morts, tant que leur nom fera du bruit sur la terre. C’est pourquoi la réputation leur paraît comme une seconde vie : ils comptent pour beaucoup de survivre dans la mémoire des hommes ; et peu s’en faut qu’ils ne croient qu’ils sortiront en secret de leurs tombeaux pour entendre ce qu’on dira d’eux ; tant ils sont persuadés que vivre, c’est faire du bruit et remuer encore les choses humaines, parce qu’ils mettent la vie dans le bruit. Voilà l’éternité que promet le siècle : éternité par les titres, immortalité par la renommée : Qualem potest præstare sæculum de titulis æternitatem, de fama immortalitatem[28]. Vaine et fragile immortalité, mais dont ces anciens conquérants faisaient tant d’état. C’est cette fausse imagination qui fait que l’obscurité semble une mort aux amateurs du monde et même, si je l’ose dire, quelque chose de plus dur que la mort, puisque selon leur opinion vivre caché et inconnu, c’est s’ensevelir tout vivant et s’enterrer pour ainsi dire au milieu du monde.
Notre Seigneur Jésus-Christ étant venu pour mourir et s’immoler, il a voulu mourir et s’immoler pour nous en toutes manières : de sorte qu’il ne s’est point contenté de mourir de la mort naturelle, ni de la mort la plus cruelle et la plus violente ; mais il a encore voulu y ajouter la mort civile et politique. Et comme cette mort civile vient par deux moyens, ou par l’infamie, ou par l’oubli, il a voulu subir l’une et l’autre. Victime pour l’orgueil humain, il a voulu se sacrifier par tous les genres d’humiliations ; et il a donné à cette mort d’oubli les trente premières années de sa vie. Pour mourir avec Jésus-Christ, il nous faut mourir de cette mort, afin de pouvoir dire avec saint Paul : Mihi mundus crucifixus est, et ego mundo[29]: « Le monde est crucifié pour moi, et je suis crucifié pour le monde. »
Le grand pape saint Grégoire donne à ce passage de l’Apôtre une belle interprétation : Le monde, dit-il[30], est mort pour nous quand nous le quittons ; mais, ajoute-t-il, ce n’est pas assez : il faut pour arriver à la perfection, que nous soyons morts pour lui et qu’il nous quitte ; c’est-à-dire que nous devons nous mettre en tel état que nous ne plaisions plus au monde, qu’il nous tienne pour morts, et qu’il ne nous compte plus pour être de ses parties et de ses intrigues, ni même de ses entretiens et de ses discours. C’est la haute perfection du christianisme, c’est là que l’on trouve la vie, parce que l’on apprend à jouir de Dieu, qui n’habite pas dans le tourbillon ni dans le tumulte du siècle, mais dans la paix de la solitude et de la retraite.
Ainsi était mort le juste Joseph : enseveli avec Jésus-Christ et la divine Marie, il ne s’ennuyait pas de cette mort, qui le faisait vivre avec le Sauveur. Au contraire il ne craint rien tant que le bruit et la vie du siècle viennent troubler, ou interrompre ce repos caché et intérieur. Mystère admirable : Joseph a dans sa maison de quoi attirer les yeux de toute la terre, et le monde ne le connaît pas : il possède un Dieu-Homme, et il n’en dit mot : il est témoin d’un si grand mystère, et il le goûte en secret sans le divulguer. Les mages et les pasteurs viennent adorer Jésus-Christ, Siméon et Anne publient ses grandeurs : nul autre ne pouvait rendre meilleur témoignage du mystère de Jésus-Christ que celui qui en était le dépositaire, qui savait le miracle de sa naissance, que l’ange avait si bien instruit de sa dignité et du sujet de son envoi. Quel père ne parlerait pas d’un fils si aimable ? Et cependant l’ardeur de tant d’âmes saintes qui s’épanchent devant lui avec tant de zèle pour célébrer les louanges de Jésus-Christ, n’est pas capable d’ouvrir sa bouche pour leur découvrir le secret de Dieu qui lui a été confié. Erant mirantes, dit l’Evangéliste[31] : ils paraissaient étonnés, il semblait qu’ils ne savaient rien : ils écoutaient parler tous les autres ; et ils gardaient le silence avec tant de religion, qu’on dit encore dans leur ville au bout de trente ans : « N’est-ce pas le fils de Joseph[32]? » sans qu’on ait rien appris durant tant d’années du mystère de sa conception virginale. C’est qu’ils savaient l’un et l’autre que, pour jouir de Dieu en vérité, il fallait se faire une solitude, qu’il fallait rappeler en soi-même tant de désirs qui errent et tant de pensées qui s’égarent, qu’il fallait se retirer avec Dieu et se contenter de sa vue.
Mais, chrétiens, où trouverons-nous ces hommes spirituels et intérieurs dans un siècle qui donne tout à l’éclat ? Quand je considère les hommes, leurs emplois, leurs occupations, leurs empressements, je trouve tous les jours plus véritable ce qu’a dit saint Jean Chrysostome[33], que si nous rentrons en nous-mêmes, nous trouverons que nos actions se font toutes par des vues humaines. Car pour ne point parler en ce lieu de ces âmes prostituées qui ne tâchent que de plaire au monde, combien pourrons-nous en trouver qui ne se détournent pas de la droite voie, s’ils rencontrent en leur chemin les puissances ; qui ne se relâchent du moins, s’ils ne se ralentissent pas tout à fait ; qui ne tâchent de se ménager entre la justice et la faveur, entre le devoir et la complaisance ? Combien en trouverons-nous à qui le préjugé des opinions, la tyrannie de la coutume, la crainte de choquer le monde, nefassent pas chercher du moins des tempéraments pour accorder Jésus-Christ avec Bélial, et l’Evangile avec le siècle ? Que s’il y en a quelques-uns en qui les égards humains n’étouffent ni ne resserrent les sentiments de la vertu, y en aura-t-il quelqu’un qui ne se lasse pas d’attendre sa couronne en l’autre vie, et qui ne veuille pas en tirer toujours quelque fruit par avance dans les louanges des hommes ? C’est la peste de la vertu chrétienne. Et comme j’ai l’honneur de parler en présence d’une grande reine, qui écoute tous les jours les justes applaudissements de ses peuples, il me sera permis d’appuyer un peu sur cette morale.
La vertu est comme une plante qui peut mourir en deux sortes quand on l’arrache, ou quand on la dessèche. Il viendra un ravage d’eaux qui la déracinera et la portera par terre ; ou bien, sans y employer tant de violence, il arrivera quelque intempérie qui la fera sécher sur son tronc : elle paraîtra encore vivante, mais elle aura cependant la mort dans le sein. Il en est de même de la vertu. Vous aimez l’équité et la justice : quelque grand intérêt se présente à vous, ou quelque passion violente qui pousse impétueusement dans votre cœur cet amour que vous avez pour la justice : s’il se laisse emporter par cette tempête, ce sera un ravage d’eaux qui déracinera la justice. Vous soupirez quelque temps sur l’affaiblissement que vous éprouvez ; mais enfin vous laissez arracher cet amour de votre cœur. Tout le monde est étonné de voir que vous avez perdu la justice, que vous cultiviez avec tant de soin.
Mais quand vous aurez résisté à ces efforts violents, ne prétendez pas pour cela de l’avoir sauvée, si vous ne la gardez d’un autre péril, j’entends celui des louanges. Le vice contraire la déracine, l’amour des louanges la dessèche. Il semble qu’elle se tienne en état, elle paraît se bien soutenir, et elle trompe en quelque sorte les yeux des hommes. Mais la racine est séchée, elle ne tire plus de nourriture, elle n’est plus bonne que pour le feu. C’est cette herbe des toits dont parle David, qui se sèche d’elle-même avant qu’on l’arrache : Quod priusquam evellatur exaruit[34]. Qu’il serait à désirer, chrétiens, qu’elle ne fût pas née dans un lieu si haut, et qu’elle durât plus longtemps dans quelque vallée déserte ! Qu’il serait à désirer pour cette vertu qu’elle ne fût pas exposée dans une place si éminente, et qu’elle se nourrît dans quelque coin par l’humilité chrétienne !
Que si c’est une nécessité qu’il faille mener une vie publique et entendre les louanges des hommes, voici ce qu’il faut penser. Quand ce que l’on dit n’est pas au-dedans, craignons un plus grand jugement. Si les louanges sont véritables, craignons de perdre notre récompense. Pour éviter ce dernier malheur, Madame, voici un sage conseil que vous donne un grand Pape, c’est saint Grégoire le Grand[35]; il mérite que Votre Majesté lui donne audience. Ne cachez jamais la vertu comme une chose dont vous ayez honte : il faut qu’elle luise devant les hommes, afin qu’ils glorifient le Père céleste[36]. Elle doit luire principalement dans la personne des souverains, afin que les mœurs dépravées soient, non seulement réprimées par l’autorité de leurs lois, mais encore confondues par la lumière de leurs exemples. Mais pour dérober quelque chose aux hommes, je propose à Votre Majesté un artifice innocent. Outre les vertus qui doivent l’exemple, « mettez toujours quelque chose dans l’intérieur que le monde ne connaisse pas » ; faites-vous un trésor caché que vous réserviez pour les yeux de Dieu ; ou, comme dit Tertullien : Mentire aliquid ex his quæ intus sunt, ut soli Deo exhibeas veritatem[37].
MADAME,
Ce sera de là que sortira votre grande gloire. Joseph a mérité les plus grands honneurs, parce qu’il n’a jamais été touché de l’honneur : l’Eglise n’a rien de plus illustre, parce qu’elle n’a rien de plus caché. Je rends grâces au Roi d’avoir voulu honorer sa sainte mémoire avec une nouvelle solennité. Fasse le Dieu tout-puissant que toujours il révère ainsi la vertu cachée ; mais qu’il ne se contente pas de l’honorer dans le ciel, qu’il la chérisse aussi sur la terre ; qu’à l’exemple des rois pieux il aille quelquefois la forcer dans sa retraite ; et qu’il puisse bien entendre cette vérité, que la vertu qui s’empresse avec plus d’ardeur à paraître au grand jour que fait sa présence, n’est pas toujours le plus à l’épreuve. Si Votre Majesté, Madame, lui inspire ces sages pensés, elle aura pour sa récompense la félicité éternelle.
Amen
Notes
[1] Psal. LXXII, 26.
[2]Isa., XXVI, 7
[3] Deut., V, 32 ; XVII, 11 ; Prov., IV, 27 ; Isa., XXX, 21.
[4] Sapient., X, 10.
[5] Matth., VI, 24.
[6] Luc., XI, 34.
[7]Matth., I, 20.
[8] Rom., IV, 11 et seq.
[9]Genes., XV, 6.
[10] Luc., II, 48.
[11] Joan., XIX, 11.
[12] 1 Matth., II, 13.
[13] S. Petr. Chrysol. Serm. CLI.
[14]Matth., II, 20.
[15] Rom., IV, 18. Luc., XVIII, 8.
[17] II Cor., VI, 10.
[18] nupt. et concup., lib. I, n. 12.
[19] Cant., VIII, 6.
[20]S. Petr. Chrysol., Serm. CLXXV.
[21]In Matth., hom. IV, n. 4.
[22] II-II, quæst. CXVIII, art. 1, ad 3.
[23]Hebr., XI, 16.
[24]Ibid., 10.
[25] Psal. XLI, 4.
[26]Matth., VI, 6.
[27]S. Chrysost., in Matth., hom. XIX, n. 3.
[28]Tertull., Scorp., II. 6.
[29]Galat., VI, 14.
[30]Moral. in Job., lib. V, cap. III.
[31]Luc., II, 33.
[32] Joan., VI, 42.
[33]In Matth., hom. XIX, n. 1.
[34] Psal. CXXVIII, 6.
[35]Greg. Mag., Moral, lib. XXII, cap. VIII.
[36]Matth., V, 16.
[37]De Virg., veland., n. 16.