Il y a 25 ans, le 25 mars 1991, Monseigneur Marcel Lefebvre rendait sa belle âme à Dieu. Cet anniversaire est l’occasion de rendre hommage à cet homme de Dieu auquel la Tradition est si redevable. Beaucoup a été écrit à son sujet. C’est pourquoi Le Chardonnet a choisi de laisser la parole à quelques témoignages de la part de vos prêtres qui l’ont personnellement connu, MM. les abbés Jean-Pierre Boubée, Denis Puga, et Pierre-Marie Gainche.
Un homme de prière – Par l’abbé Jean-Pierre Boubée
Monseigneur Lefebvre ? Un souvenir qui ne s’éteint pas. Il nous fut donné la grâce de la côtoyer au quotidien : les anecdotes de simplicité et de serviabilité fourmillent. L’exemplaire personnalité du prélat culminait manifestement à la chapelle. Presque toujours présent largement avant les offices, son recueillement en imposait aux néophytes que nous étions. Non qu’il parût feindre une piété extravagante. Il paraissait simplement se plaire en Dieu, se perdre en Dieu.
Cette impression aurait pu paraître toute subjective, s’il ne s’était révélé indirectement dans ses conférences spirituelles. Il nous avouait avoir été saisi, dès le séminaire, par Dieu, l’Ens a se, l’Être par lui-même, qui n’a pas besoin de recevoir l’être d’un autre. Cette seule réalité le comblait de bonheur et d’humilité, nous révélant notre magnifique dépendance au Père céleste, à qui nous devons tout, et qui jamais ne nous abandonnera.
« On n’admirera jamais assez ces réponses lumineuses [de Jésus-Christ aux Juifs], qui correspondent d’ailleurs aux conclusions de notre raison. « Dieu est » ; Il est ens a se, l’être par lui-même ; tous les autres êtres sont ab alio, ils n’ont pas leur raison d’être par eux-mêmes », écrit-il dans les premières pages de son Itinéraire Spirituel. Et d’ajouter : « Ces affirmations simples sont une source de méditation et de sanctification inépuisables. Que ce soit le regard sur Dieu qui s’épuise dans l’infini, que ce soit la constatation des rapports de la créature au Créateur, ou la vue du néant de la créature, nous sommes en face de ce qu’il y a de plus vrai, de plus profond et de plus mystérieux en Dieu et en nous. »
L’élan qui transparaît en ces lignes indique cet amour infaillible envers Notre Seigneur Jésus-Christ. Le regarder prier, c’était déjà comprendre le tout de sa vie sacerdotale et épiscopale : « Nous qui voulons sauver et reconstituer cette dépendance de Dieu et de Notre Seigneur Jésus-Christ en nous, par l’intercession de la Très Sainte Vierge Marie, eh bien ! Nous nous révoltons contre ceux qui ne veulent pas la dépendance de Dieu, la dépendance de Notre-Seigneur, et contre ceux qui ruinent la dépendance de Notre-Seigneur Jésus-Christ » (Conférence du 13 décembre 1984)
Une belle humilité – Par l’abbé Pierre-Marie Gainche
Le souvenir qui m’est le plus cher est aussi le plus personnel, qu’on me le pardonne ! Ce fut un charmant guet apens dont je fus victime et monté par le prêtre du prieuré dont Monseigneur venait de bénir la nouvelle chapelle et auquel, au cours du camp scout qui se terminait et dont il avait été l’aumônier, j’avais révélé mon attrait pour le sacerdoce.
Le lendemain de la fête, lorsque toute la maison était redevenue calme, j’étais convié à la bibliothèque et me retrouvais seul, pour la première fois, face à Monseigneur mis dans la confidence. Après l’avoir vu, la veille, dans tous les atours du pontife, dans et hors cérémonies, j’étais en présence de celui qui aurait pu être pris pour un modeste frère, n’étaient sa croix et son anneau épiscopaux, avec sa soutane toute simple et son encore plus simple cordon spiritain en guise de ceinture. Ce détail suffit à mes yeux pour caractériser la personnalité que j’allais avoir la grande grâce de côtoyer habituellement pendant une dizaine d’années, toute de simplicité et de bien plus que cela… À mon entrée, il se lève et me présente le seul fauteuil qui se trouvait là à côté d’une simple chaise. Dieu merci ! je ne tombais pas dans cet autre piège, qui n’en était probablement pas un de sa part, et le lui laissais. Après cette conversation, il accepta non moins simplement de présider et bénir notre humble cérémonie de « promesses ». Et quelques semaines plus tard, je me retrouvais à Écône pour n’en plus sortir…
Ce qui m’a sans doute le plus impressionné en lui, ce prince de l’Église présenté souvent par les médias ou ses adversaires comme « l’évêque de fer », est cette modestie toute empreinte d’une douceur chaleureuse qui met tout de suite à l’aise et qui était une attitude habituelle, qu’il reçût en particulier, qu’il enseignât en salle de cours ou en chaire, qu’il présidât à table, etc. De plus, il ne semblait nullement affecté par le poids redoutable des responsabilités et surtout de la terrible crise de l’Église, qui le faisait pourtant souffrir intimement, car il était d’une humeur parfaitement égale et même joyeuse jusqu’à la taquinerie, cette « méchanceté des bons », mais jamais blessante de sa part.
Mais c’est paradoxalement au contact de cette bonté rayonnante que j’ai découvert ce qu’est la vraie « sainte colère ». Cela m’a sans doute d’autant plus marqué qu’elles ont été rares : en un peu plus de 10 ans, je n’en ai été témoin que deux fois seulement. Et pourtant sa vindicte aurait pu bien des fois et légitimement s’exprimer à l’évocation des incroyables égarements que nous constations tous chez les instances les plus hautes de l’Église.
Certes, l’indignation transparaissait assez souvent, en privé ou en public, mais elle était toujours d’une grande modération avec un grand respect des autorités de l’Église et surtout une grande douleur.… Même attitude ou belle maîtrise de soi lors des crises internes et régulières de la Fraternité qui le crucifiaient probablement davantage. Je veux parler de la vraie colère avec sa violence caractéristique, véritable coup de tonnerre dans un ciel d’azur ; que dis-je, comme la foudre qui vous tombe dessus !
Curieusement ce fut, les deux fois, à l’occasion des ordinations sacerdotales de juin. La première, Monseigneur venait de commencer son sermon ; puis il y eut tout à coup un silence qui fut suivi d’une volée de bois vert de quelques secondes à l’adresse de photographes intempestifs ou anarchiques qui eux aussi doivent s’en souvenir… Il reprend ensuite le fil de son discours comme si de rien n’était.
La seconde fois, c’était vers la fin du repas festif qui suit traditionnellement la très longue cérémonie. Au moment des toasts usuels, l’un des invités prend la parole. Il eut une réponse de Monseigneur comme peut-être jamais personne n’y eut droit, qui plus est en public, mais qui provoqua sa fuite… La première fois, ce fut donc pour faire respecter le recueillement dû dans la maison de Dieu ; la seconde, pour dénoncer et réprimer un certain scandale plus ou moins notoire que comportait la vie de cette personne élevée en dignité.
Je me rappelais, alors, des non moins rares mais bien réelles colères divines dans l’Évangile : celles de Jésus dans le Temple ; et ses paroles très sévères contre les fauteurs de scandales…
Mais le plus impressionnant et fondamental, en définitive, dans le caractère de Monseigneur était à mon sens sa très grande humilité, d’autant plus remarquable et à souligner qu’il s’est opposé aux autorités de l’Église et qu’on l’a pour cela souvent suspecté et accusé d’orgueil engendrant sa prétendue désobéissance. Elle transparaissait de façon évidente et frappante dans toute son attitude. Il ne s’éleva contre Rome, qu’il avait si bien servie toute sa vie d’évêque, qu’à contre cœur et en raison de sa soumission parfaite à la Tradition de l’Église que le pape lui-même n’a pas le droit de contredire (« si même un ange, a dit St Paul, venait vous enseigner autre chose que ce que je vous ai moi-même enseigné etc. »). Son humilité était d’autant plus grande qu’elle remontait loin dans sa vie, qu’elle était profonde.
La preuve suffisante et la plus belle est pour moi la suivante : celui, qui est devenu l’un des plus grands évêques de toute l’histoire de l’Église, aspirait, au départ, à n’être qu’un simple moine convers dans un obscur monastère. Celui qui dirigeait alors son âme l’en dissuada et on connait la suite. Deo gratias !
« C’était vraiment un homme de Dieu » – Par l’abbé Denis Puga
Je ne suis pas à compter parmi ceux qui ont le mieux connu Mgr Marcel Lefebvre ni participé au cœur de ses conseils et décisions, mais la Providence m’a fait la grâce d’avoir partagé sa vie quotidienne tout spécialement dans les cinq dernières années qui précédèrent sa mort alors qu’il résidait à Écône où j’étais professeur. C’est d’ailleurs une grâce que je considère parmi les plus grandes que j’ai reçues dans cette vallée de larmes.
Le souvenir de sa mort, il y a 25 ans, me rattache aussi à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, puisqu’à l’époque de sa dernière maladie, je faisais tous les dimanches un aller-retour entre Écône et Paris pour assurer les prédications du Carême. Ainsi je l’ai encore visité le samedi 23 mars au soir à l’hôpital de Martigny dans l’unité de soins intensifs où il avait été placé après sa grave opération.
Le lendemain je partais pour la dernière prédication à Paris pour laquelle il me donna sa bénédiction. C’était la dernière fois que je le voyais. Dans la nuit il entrait dans le coma et rendit son âme à Dieu vingt-quatre heures plus tard. Durant cette toute dernière conversation, je me souviens lui avoir dit que le cardinal Gagnon venait de faire dans un journal italien, une déclaration selon laquelle, durant la visite canonique de 1987, il n’avait rien trouvé à condamner dans la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X.
C’était la première fois depuis les sacres de 1988, qu’une voix un peu positive se faisait entendre de Rome. Je me souviens très bien de la réaction de Monseigneur à cette nouvelle : allongé dans son lit de souffrance, il resta un instant silencieux comme songeur puis d’une voix très calme et assez lente, il me dit : « un jour la vérité se fera ». Il y avait aussi une autre nouvelle que je venais d’apprendre, c’était sa condamnation pour propos raciste par les tribunaux français. Mais cela, je me gardais bien de le lui dire. Il ne l’aura donc jamais su et je suis très fier d’avoir évité à celui qui fut un des grands évêques missionnaires de l’Afrique noire, d’être blessé dans ses derniers moments par une diffamation de plus…
Deux ou trois jours, avant son opération, le samedi 16 mars, alors qu’au Séminaire se déroulaient les ordinations au sous-diaconat, je pris ma voiture et me rendit à l’hôpital de Martigny pour tenir compagnie à Mgr Lefebvre. Je le vois encore, assis dans son fauteuil de malade. Dans notre conversation, nous remarquions que c’était la première fois depuis les sacres de 1988 que les nouveaux évêques conféraient des ordres que lui, Monseigneur, était dans l’impossibilité physique de donner. Il me fit cette remarque qui me fit penser au Nunc Dimitis du vieillard Siméon : « Oui, maintenant je peux m’en aller en paix, je laisse la Fraternité armée, structurée avec tout ce qui lui faut pour survivre et se développer ».
Quelques jours auparavant Monseigneur, sentant le mal progresser de façon significative, avait demandé à M. l’abbé Simoulin, alors directeur d’Écône, de lui administrer l’extrême onction et de faire venir un prêtre du séminaire pour se confesser. Il n’y avait pas d’angoisse ou d’inquiétude dans la demande de Monseigneur mais simplement la disposition d’un chrétien qui, sentant sa mort approcher, voulait se préparer à la rencontre de son Maître. Jusqu’à son opération il recevra la Communion tous les soirs. Je me souviens que par ma faute un jour le prêtre ne put venir qu’après la distribution du repas du soir qui se fait assez tôt dans les hôpitaux. Monseigneur n’avait pas touché à son repas à la grande inquiétude des infirmières. Il attendait patiemment…
Je me souviens aussi d’avoir croisé dans le couloir de l’hôpital le médecin radiologue qui venait de longuement passer aux rayons X « l’évêque de fer » pour tenter de discerner l’extension de la tumeur abdominale cause de tant de souffrance. Il m’arrêta et me donna à peu près ce témoignage dont j’essaye ici de donner les mots exacts : « M. l’abbé, je viens de passer un long moment avec Mgr Lefebvre que je ne connaissais pas ; il gagne à être connu, il rayonne de bonté, c’est vraiment un homme de Dieu ». J’ai appris par la suite que ce médecin n’était pas catholique.
On ne peut s’empêcher de penser que le Bon Dieu nous a donné un signe en venant chercher son serviteur, en début de Semaine Sainte, qu’il lui a donné de vivre sa dernière journée le dimanche des Rameaux jour où l’Église proclame d’une manière toute particulière la Royauté du Christ qui s’exerce par sa Passion. Et c’est à l’aube du 25 mars, anniversaire de l’Incarnation, que Mgr Lefebvre quitta ce monde.
Tous ces éléments providentiels rappelaient les thèmes fondamentaux de la prédication du fondateur de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X. Je me souviens aussi que quelques mois plus tard, le cardinal Oddi visita le séminaire d’Écône. Il avait été préfet de la congrégation du clergé pendant la crise d’Écône, et c’est lui qui désespérément, la veille des sacres, avait essayé de dissuader Monseigneur de procéder à ce qu’il considérait comme un geste irréparable. À cette occasion, il demanda à voir la tombe de Mgr Lefebvre. Après s’y être recueilli quelques instants il termina sa prière à haute voix en disant : « Merci, Monseigneur ».
Ainsi dans le cœur des vrais Romains l’action du Saint-Esprit préparait peu à peu la transformation de l’excommunication en action de grâces…
Sources : Le Chardonnet n° 316 de mars 2016