Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 19 juin 1940
Il y a quarante ans, à une heure difficile pour la société chrétienne, et moins angoissante que la nôtre cependant, Notre glorieux prédécesseur Léon XIII rappelait dans son encyclique Annum sacrum l’apparition de la croix à un jeune empereur en signe de la prochaine victoire, alors que le joug des Césars opprimait l’Eglise du Christ. « Aujourd’hui, ajoutait Léon XIII, apparaît à nos regards un autre symbole, présage des plus heureux : c’est le Cœur Sacré de Jésus, surmonté de la croix et resplendissant au milieu des hommes d’un incomparable éclat. C’est en lui que nous devons mettre toutes nos espérances ; c’est à lui que nous devons demander le salut des hommes et de lui qu’il nous faut l’espérer. »
Cette invitation, jeunes époux, Nous tenons, en ce mois du Sacré-Cœur, à vous l’adresser au milieu des troubles actuels, à vous qui avez besoin, plus que d’autres, de regarder l’avenir avec confiance.
Dieu, qui a créé l’homme par amour et pour en être aimé, n’a pas seulement fait appel à son intelligence et à sa volonté : il a pris lui-même, pour toucher les cœurs, un cœur de chair. Et comme c’est dans la pleine donation mutuelle que l’amour de deux cœurs trouve son expression la plus forte, Jésus daigne proposer à l’homme un échange de cœurs ; il a donné le sien sur le Calvaire, il le donne chaque jour des milliers de fois sur l’autel ; il demande en retour le cœur de l’homme : « Mon fils, donne-moi ton cœur » [1]. Cet appel universel s’adresse spécialement à la famille, car le divin Cœur lui promet, à elle, des faveurs toutes particulières.
Chef‑d’œuvre du Créateur, l’homme est fait à l’image de Dieu [2]. Or, dans la famille, cette image acquiert, pour ainsi dire, une ressemblance spéciale avec le divin modèle. Comme l’essentielle unité de la nature divine existe en trois personnes distinctes, consubstantielles et coéternelles, ainsi, l’unité morale de la famille humaine se réalise dans la trinité du père, de la mère et des enfants. La fidélité conjugale et l’indissolubilité du mariage chrétien constituent le principe d’une unité qui peut sembler importune à la partie inférieure de l’homme, mais qui est conforme à sa nature spirituelle. D’autre part, l’ordre donné au premier couple humain : « Croissez et multipliez-vous » [3], fait de la fécondité une loi ; il assure à la famille la perpétuité à travers les siècles et met en elle comme un reflet d’éternité.
C’est à la famille que furent promises et accordées les grandes bénédictions de l’Ancien Testament. Noé ne fut point seul à être sauvé du déluge : il entra dans l’arche « avec son fils, son épouse et les épouses de ses fils » [4], pour en sortir sain et sauf avec eux [5]. Dieu alors le bénit, lui et sa descendance, à laquelle il ordonna de croître et de se multiplier jusqu’à remplir la terre [6]. Les promesses solennelles de Dieu à Abraham, saint Paul (Gal., 3, 16) relève qu’elles ne s’adressaient pas au seul patriarche, mais qu’elles s’étendaient à toute sa descendance, laquelle était destinée à posséder la terre promise et à se multiplier infiniment [7]. Lorsque Sodome fut détruite à cause de ses iniquités, et précisément pour ses délits contre la famille, le fidèle Lot, averti par les anges, fut épargné avec ses filles et ses gendres [8]. Héritier des promesses et des prédilections du Très-Haut, David chanta la miséricorde de Dieu qui se répandrait sur sa race [9] de génération en génération [10]. Car, si Dieu le prit, petit berger conduisant son troupeau, s’il lui donna un grand nom et le libéra de ses ennemis, c’était pour lui annoncer qu’il « lui ferait une maison », c’est-à-dire une famille, et qu’il aurait pour elle les soins d’un père : « Lorsque tes jours seront accomplis et que tu dormiras avec tes pères, je te susciterai une postérité » [11].
Pareillement, la Loi Nouvelle assure des grâces nouvelles à la famille. Le sacrement fait du mariage un moyen de sanctification pour les époux et une source inépuisable d’assistance surnaturelle. Il fait de l’union des époux le symbole de celle du Christ et de l’Eglise ; par lui, les époux deviennent les collaborateurs du Père dans l’œuvre de la création, du Fils dans l’œuvre de la Rédemption, du Saint-Esprit dans son œuvre d’illumination et d’éducation. N’est-ce point là de la part de Dieu une véritable prédilection, un amour de son Cœur, comme le chantait le psalmiste à la vue des pensées du divin Cœur au cours des générations humaines ? Cogitationes cordis eius in generatione et generationem [12].
Mais il y a plus. Aux familles chrétiennes le Sacré-Cœur promet et donne davantage. Il a voulu, avant tout, leur offrir un modèle pour ainsi dire plus tangible et plus imitable que la sublime et inaccessible Trinité. Jésus, qui, « auteur et consommateur de la foi », renonça aux joies humaines et, « au lieu de la joie qu’il avait devant lui, endura une croix dont il méprisa l’infamie » [13], Jésus n’en goûta pas moins les douceurs du foyer domestique à Nazareth. Nazareth est l’idéal de la famille : l’autorité sereine et sans âpreté s’y allie à l’obéissance souriante et sans hésitation ; l’intégrité s’y joint à la fécondité, le travail à la prière, la bonne volonté de l’homme à la bienveillance de Dieu. Tel est l’encourageant exemple que Jésus propose aux familles chrétiennes.
Mais à vous, chefs de famille des siècles nouveaux, son Cœur réserve des bénédictions encore plus explicites. Ce divin Cœur s’est engagé à assister et à protéger dans leurs nécessités les familles qui se consacraient à Lui. Hélas ! que de soucis, parfois bien durs, pèsent aujourd’hui sur les familles, et combien d’autres les menacent ! Personne, peut-être, ne peut se dire aujourd’hui sans malheur et sans préoccupation pour l’avenir ; et dans la famille le péril de chacun devient la sollicitude de tous et le péril de tous augmente l’anxiété de chaque membre.
C’est donc, maintenant plus que jamais, le moment pour les familles chrétiennes de se tourner vers le Sacré-Cœur et de lui consacrer tout ce qui leur est cher. Confiez-lui le jeune foyer que vous venez de fonder et qui ne désire que s’accroître dans le calme, au milieu des agitations du monde extérieur. Confiez-lui la maison paternelle que vous avez dû peut-être abandonner, quittant des parents âgés, privés désormais de votre appui. Confiez-lui votre patrie, dont la terre fécondée par la sueur et peut-être par le sang de vos ancêtres, vous demande de la servir avec générosité. Avec Nous confiez-lui la sainte Eglise, qui a des promesses de vie éternelle et ne succombera point aux assauts de l’enfer, mais qui pleure comme Rachel sur beaucoup de ses fils qui ne sont plus [14], sur tant d’églises détruites, sur tant de prêtres entravés dans l’exercice de leur ministère, sur de pauvres âmes sans nombre, brebis errant parmi les ruines de leur bercail anéanti ou dans les regrets de l’exil, tandis que la ruse et la séduction s’unissent pour les éloigner de leur véritable Pasteur.
Confiez enfin l’humanité entière au Sacré-Cœur, cette humanité divisée, déchirée, ensanglantée. Des milliers d’hommes oublient leur baptême et parfois même la loi naturelle que le doigt du Créateur a gravée au fond de chaque conscience. Puissent-ils en retrouver le souvenir avec un sentiment de douloureuse confusion et, après leurs prévarications, rentrer dans leur propre cœur : Mementote istud et confundamini : redite, praevaricatores, ad cor ! [15]. Puissent-ils, dans ce retour à leur passé et à celui de leurs pères, se souvenir qu’il n’y a qu’un Dieu et qu’il est sans égal : Recordamini prioris saeculi quoniam ego sum Deus… nec est similis mei [16]. Mais qu’ils se souviennent surtout, en contemplant l’image du Sacré-Cœur, que ce Dieu sans égal s’est fait égal aux hommes ; qu’il a un cœur semblable au leur et blessé d’amour pour eux ; que ce Cœur, vivant au tabernacle, est prêt à recevoir leur repentir et leurs supplications, toujours ouvert pour répandre sur eux, avec l’effusion de son sang, l’abondance de ses grâces, seules capables de guérir toutes les misères, de sécher toutes les larmes, de réparer toutes les ruines.
PIE XII, Pape.