Ce discours fait suite à celui du 17 juin sur « les ennemis de l’union indissoluble » :
II. – Les méfaits de l’amour désordonné de soi-même.
Combien Nous est agréable, chers jeunes mariés, votre présence en ce lieu ! Vous venez, avec la même joie et la même dévotion que tant de foules avant vous, recevoir de Nos lèvres le salut et les vœux du Père, et sa Bénédiction apostolique pour la route de votre vie nouvelle. Et vous êtes venus après avoir consacré et confié vos familles naissantes à l’amour infini du Cœur de Jésus, à cet amour qui répand la force et la grâce, à cet amour qui respire l’humilité et la douceur, à cet amour tout divin qui a la puissance d’ennoblir et de sanctifier l’amour humain, la puissance de donner à votre mutuelle affection, pureté, profondeur, inébranlable constance.
Dans la dernière audience aux jeunes époux, Nous avons parlé de l’amour désordonné de soi-même, de cet amour qu’il faut bien distinguer de l’amour de soi-même légitime et salutaire, et dans lequel nous avons dénoncé un ennemi de l’indissoluble union du mariage chrétien ; aujourd’hui, Nous Nous proposons de vous en montrer avec plus de détails les malfaisants agissements, en si tranchante opposition par ses mesquines exigences, par ses mesquines tyrannies, par ses mesquines cruautés, avec cette généreuse bonté, cette douceur et humilité de cœur, ces sublimes vertus que Jésus vous presse si vivement d’apprendre et d’imiter.
Contre les mesquines exigences de l’égoïsme, apprenez de Jésus la générosité
Mesquines exigences de l’égoïsme. L’amour-propre semble dormir aussi longtemps que les autres mettent leur pensée et leur soin, par devoir ou pure bonté, à en satisfaire les convoitises, les aspirations et les besoins. Souvent, sans presque y faire attention, les futurs époux ont vécu l’un et l’autre, jusqu’à leur mariage, du travail de leur père et des soins de leur mère, tranquillement habitués qu’ils étaient dès leur bas âge et même au temps de leur adolescence à compter sur leurs parents et sur les autres personnes de la maison. Mais voilà que maintenant l’un et l’autre doivent s’oublier un peu soi-même pour se dévouer au bien de leur communauté. Alors on commence à comprendre ce qu’il en coûtait de travaux et de fatigues à son père, quelle incessante abnégation animait le dévouement de sa mère, et avec quelle facilité celui qui écouterait la nature égoïste laisserait aux autres le soin et le souci de penser à tout. Ne voyez-vous point que c’est là le chemin par où s’insinue dans l’amour vrai l’amour désordonné de soi-même ? Ce n’est encore là qu’une légère fêlure dans l’amour, mais déjà elle l’entame. Apprenez du Cœur de Jésus la générosité dans le sacrifice, cette générosité qui bride les exigences de l’amour-propre par la complaisance et courtoisie de l’affection.
… contre ses mesquines tyrannies, l’humilité
Mesquines tyrannies de l’égoïsme. S’il n’y a que l’amour vrai qui conduise à une noble et profonde communauté de sentiments, l’amour-propre, lui, fait consister cette conformité dans la pleine soumission et subordination de l’autre partie à ses goûts à lui et à ses propres répugnances. Il le remarque si peu lui-même que dans le désir de faire quelque cadeau ou plaisir il consultera plutôt ses préférences personnelles que celles de celui ou de ceux qu’il entend contenter. Les échanges de vues, qui élargiraient l’horizon de l’un et l’autre, conduisent aux discussions, et les discussions cèdent bientôt la place aux définitives sentences de l’amour-propre tyrannique ; et pourtant la légère fêlure du début semblait laisser la surface parfaitement lisse. L’humilité de Jésus vous apprendra à vaincre l’orgueilleuse prétention de dominer en tout et jusque dans les petites contestations et préférences, et ce ne sera pas là une médiocre victoire sur l’amour-propre.
… contre ses mesquines cruautés, la douceur.
Mesquines cruautés de l’égoïsme. Nul n’est parfait ici-bas. Souvent l’amour est aveugle durant le temps des fiançailles : il ne voyait pas les défauts ou les prenait pour des vertus. Mais l’amour-propre est tout yeux : il observe et découvre, quand même il n’a nullement à en souffrir, les plus légères imperfections, les plus inoffensives bizarreries du conjoint. Pour peu qu’elles lui déplaisent ou simplement qu’elles le gênent, il les relève aussitôt par un regard doucement ironique, puis par une parole légèrement piquante, peut-être par une cinglante raillerie en présence d’autres personnes. Il est seul à soupçonner si peu quel dard il lance, quelle blessure il ouvre ; mais lui, il s’irrite dès que les autres, même sans dire un mot, s’aperçoivent de ses défauts, si pénibles qu’ils soient à autrui. Simple fêlure encore ? Ce ne sont certes pas là ces courtoises et douces manières dont le Cœur de Jésus nous donne l’exemple, lui qui, dans son patient amour, nous pardonne tant de choses à nous-mêmes.
La tragique guerre de l’égoïsme.
Si l’égoïsme ne domine que dans un cœur, l’autre en garde une secrète blessure dans sa profonde et docile vertu. Mais deux égoïsmes en viennent-ils à se dresser l’un contre l’autre, c’est la tragique guerre, c’est l’entêtement farouche où s’incarne l’amour de soi et de son propre jugement. Oh ! que de sagesse dans les réflexions et les conseils de l’Imitation du Christ : « Plusieurs se recherchent secrètement dans ce qu’ils font, et ils l’ignorent. Ils semblent affermis dans la paix, lorsque tout va selon leurs désirs ; mais éprouvent-ils des contradictions, aussitôt ils s’émeuvent et tombent dans la tristesse… Appliquez-vous à supporter patiemment les défauts et les infirmités des autres, quels qu’ils soient, parce qu’il y a aussi bien des choses en vous que les autres ont à supporter… Nous aimons que les autres soient exempts de défauts, et nous ne corrigeons pas les nôtres [1]. »
En soi, pour des époux qui unissent leurs vies, rien d’étonnant qu’il y ait des différences de tempérament et de caractère, et elles ne leur causent aucune surprise lorsqu’ils les découvrent : elles restent dans les limites et les règles de la bonne entente. Aussi arrive-t-il que des caractères pourtant divers s’allient et se complètent à merveille dans un mutuel perfectionnement. Mais dès que l’un des conjoints ou l’un et l’autre refusent de céder en des choses futiles, en des questions de pur goût, en des désirs tout à fait personnels, c’est alors que commence le malheur. C’est déjà une fêlure : l’œil ne parvient pas à la découvrir, mais, au moindre heurt, le vase ne rend plus le même son. La fêlure s’élargit ; les disputes se font plus fréquentes et plus vives ; même si la rupture n’est pas encore consommée, il n’y a plus qu’une communauté tout extérieure, au lieu de cette union de deux vies qui gagne le fond des cœurs. Qu’en penseront, qu’en diront les enfants ? Les scènes dont ils sont témoins, quels ravages ne causeront-elles pas dans leur âme et dans leur amour ! Et si la maison est déserte d’enfants, quel tourment que la vie des époux ! Qui peut voir ou prévoir à quels résultats conduisent parfois les mesquines cruautés de l’amour-propre ?
Par votre renoncement généreux vous vaincrez l’amour-propre.
Les drames et les tragédies de certaines familles vous auront sans doute avertis, car l’histoire est le témoin des temps et la maîtresse de la vie ; vous pressentez et vous préparez dans vos cœurs le moyen de ne point tomber dans une erreur si fatale, vous voulez prévenir une si déplorable évolution de votre amour, courageux et fermement résolus que vous êtes à arrêter le mal et à le couper à sa racine, si par malheur vous le sentiez lever en vous. Quel est ce moyen et quelle est cette résolution ? Cette résolution et ce moyen, c’est de vous décider, c’est d’apprendre, dès aujourd’hui, à renoncer à vous-mêmes, à dominer et à dompter votre amour-propre par un amour agissant, par un généreux esprit de sacrifice, dans une union assidue avec Dieu – secret qui ne paraît pas au-dehors – et cela dans les grandes choses et dans les grandes contrariétés autant que dans les petits incidents, ennuis, déplaisirs et fatigues de la vie quotidienne, qui ne sont quelquefois pas moins ardus et pénibles à supporter. Conquérez l’habitude de la patience, du support et du pardon mutuel, et vous deviendrez maîtres de votre amour-propre ; la victoire remportée sur vous-mêmes ne sera plus un renoncement, mais une acquisition. Alors, d’instinct, pour ainsi dire, et comme par un mouvement naturel, chacun de vous fera siens les jugements, les goûts, les inclinations de son conjoint ; et ces jugements, ces goûts, ces inclinations perdront de leur tranchant, se poliront, s’embelliront, s’enrichiront dans l’harmonie, au profit des deux époux. Aucun d’eux n’y perdra, et même il en résultera cette abondance de fruits qui naît de la collaboration, de cette collaboration dont nous avons naguère parlé à un autre groupe de jeunes mariés.
Faites de joyeuses concessions mutuelles, mais jamais aux dépens de la loi divine.
Il est vrai que ces concessions, qui facilitent dans la diversité des caractères la communauté des pensées et des sentiments, ont leurs limites. Plaise à Dieu que vous n’ayez jamais à en faire la douloureuse expérience ! Ce sont des limites marquées par le devoir, la vérité, la morale, par des intérêts sacrés. Nous faisons avant tout allusion, vous le comprenez, à la sainteté du mariage, à la foi et à la pratique religieuse, à la bonne éducation des enfants. Y a‑t-il conflit en ces matières, la fermeté devient une obligation indiscutable. Mais si ces grands et solennels principes ne sont pas en jeu et que votre vertu vous ait amenés à faire joyeusement ces concessions réciproques si utiles à la paix des foyers, il sera bien difficile que naisse un conflit et il n’y aura pas lieu d’une intransigeante opposition. Les occasions de conflits seront encore plus réduites, si, au lieu de se laisser séduire par des considérations toutes extérieures et secondaires ou par des intérêts vulgaires, si au lieu de s’engager à la légère et avec précipitation, les fiancés ont pris avant le mariage le temps de se mieux connaître ; s’ils n’ont pas fermé l’oreille aux sages avis ; s’ils se sont assurés que les divergences de caractère dont Nous venons de parler n’étaient pas incompatibles. En de pareilles conditions, s’il venait à se montrer en l’un des époux quelque variation ou altération, même légère, d’idées, de tendances, d’affection, le cœur de l’autre, par son dévouement inaltérable, par sa patiente longanimité, par ses attentions courtoises et délicates, saura aisément retenir ou reconduire dans l’union conjugale l’esprit hésitant et la volonté chancelante de son conjoint. Le mari verra en sa femme se développer le sérieux et disparaître la frivolité, et il n’oubliera pas avec les années le conseil du Prophète : « Ne sois point infidèle à la femme de ta jeunesse » (Mal., ii, 15). La femme verra en son époux se raffermir la foi et la fidélité non moins que l’affection et elle le gagnera à une dévotion solide et aimable. Ils rivaliseront dans leurs désirs de rendre le foyer domestique paisible, gai et plaisant, de sorte qu’ils ne songeront ni l’un ni l’autre à chercher ailleurs une compensation, du repos ou des divertissements ; et l’amour-propre, source de tous les troubles, ne sera pas une menace pour l’ordre et la tranquillité de la famille. Le Cœur de Jésus y régnera en souverain et il en garantira la vraie, l’intime, l’indestructible félicité. Puisse votre union et votre amour porter leurs fruits, chers jeunes époux, puisse une frétillante couronne d’enfants, tels les rameaux de l’olivier, entourer votre table ! C’est le vœu paternel que Notre âme présente à Dieu avec effusion, tandis que Nous vous donnons de tout cœur Notre Bénédiction apostolique.
Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, année 1942, Édition Saint-Augustin Saint-Maurice. – D’après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. IV, p. 133 ; cf. la traduction française des Discours aux jeunes époux, t. II, p. 172.
- L. I, chap. XIV et XVI.[↩]