Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

18 mars 1942

Discours aux jeunes époux

La collaboration des époux qui se réalise dans l'esprit, dans la volonté et dans l'action

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 18 mars 1942

C’est un joug pesant, chers jeunes époux, que la vie de l’homme sur la terre. Le Saint-​Esprit le pro­clame bien haut dans l’Ecriture Sainte : « Un joug pesant est sur les enfants des hommes, depuis le jour où ils sortent du sein de leur mère, jus­qu’au jour de la sépul­ture dans le sein de la mère com­mune. Ce qui trouble leurs pen­sées et fait craindre leurs cœurs, c’est la pen­sée de leur attente, c’est la crainte de la mort. Depuis l’homme qui siège sur un trône, dans la gloire, jus­qu’au mal­heu­reux assis par terre et sur la cendre, depuis celui qui porte la pourpre et la cou­ronne, jus­qu’au misé­rable cou­vert d’une toile gros­sière, la colère, l’en­vie, le trouble, l’a­gi­ta­tion, la crainte de la mort, l’ai­greur et les que­relles sont le par­tage de tous, et, dans le temps où cha­cun repose sur sa couche, le som­meil de la nuit bou­le­verse ses idées » (Si 40,1–5).

Mais ce joug de misère, ce far­deau d’an­goisse dont nous a char­gés la faute d’Adam, Notre-​Seigneur Jésus-​Christ, le nou­vel Adam, l’a allé­gé pour nous par le joug de sa grâce et de son Evangile : « Venez à moi, nous dit-​il, vous tous qui êtes fati­gués et ployez sous le far­deau, et je vous sou­la­ge­rai. Prenez sur vous mon joug et rece­vez mes leçons, car je suis doux et humble de cœur, et vous trou­ve­rez le repos de vos âmes. Car mon joug est doux et mon far­deau léger » (Mt 11, 28–30). O bien­heu­reux joug du Christ, qui ne trouble pas l’es­prit ni le cœur, qui ne nous humi­lie pas, mais nous exalte à ses yeux, et qui nous apaise dans la séré­ni­té de l’a­mi­tié divine ! C’est pour vous aus­si, bien-​aimés jeunes époux, un joug de grâce que le grand sacre­ment de mariage ; il vous a, devant le prêtre et l’au­tel, unis par un lien indis­so­luble dans la com­mu­nau­té d’une même vie, afin que vous che­mi­niez ensemble ici-​bas et que vous vous aidiez l’un l’autre, por­tant en com­mun le poids de la famille, des enfants et de leur éducation.

Dans la vie fami­liale, autres sont les devoirs par­ti­cu­liers à l’homme, autres les devoirs qui regardent l’é­pouse ; mais ni la femme ne peut demeu­rer com­plè­te­ment étran­gère au tra­vail de son mari, ni le mari aux sou­cis de sa femme. Tout ce qui se fait dans la famille doit être de quelque manière le fruit de la col­la­bo­ra­tion, l’œuvre com­mune des époux.

Mais qu’est-​ce que col­la­bo­rer ? Est-​ce sim­ple­ment l’ad­di­tion de deux forces dont cha­cune tra­vaille pour son propre compte, comme lorsque deux loco­mo­tives unissent leurs éner­gies pour tirer un train trop pesant ? Non, il n’y a point là de véri­table col­la­bo­ra­tion. Par contre, le méca­ni­cien et le chauf­feur de cha­cune de ces deux machines (comme le méca­ni­cien et son aide sur une de ces modernes loco­mo­tives élec­triques), font, eux, œuvre de véri­table col­la­bo­ra­tion maté­rielle et consciente, pour assu­rer la bonne marche du convoi. Chacun, il est vrai, accom­plit un tra­vail bien à soi, mais non sans se pré­oc­cu­per de son com­pa­gnon, réglant au contraire son action sur la sienne, selon que celui-​ci en a besoin et qu’il est en droit de l’attendre.

La col­la­bo­ra­tion humaine se réa­lise à la fois dans l’es­prit, dans la volon­té et dans l’ac­tion. Nous disons bien : dans l’es­prit, parce que seules les créa­tures intel­li­gentes peuvent conju­guer leur libre acti­vi­té, col­la­bo­rer entre elles. Collaborer, ce n’est pas seule­ment joindre ses efforts pour son propre compte, mais les adap­ter à ceux d’au­trui afin de les secon­der et afin de fusion­ner, pour ain­si dire, en une com­mune réa­li­sa­tion. Collaborer, c’est donc subor­don­ner orga­ni­que­ment l’œuvre par­ti­cu­lière de cha­cun à une pen­sée com­mune, en vue d’une fin com­mune, qui déter­mi­ne­ra le sens, la place et la mesure de toute chose dans la hié­rar­chie des moyens, et qui, dès que plu­sieurs per­sonnes la dési­re­ront en com­mun, rap­pro­che­ra leurs intel­li­gences dans un même inté­rêt et uni­ra leurs cœurs étroi­te­ment dans une affec­tion réci­proque, les por­tant à renon­cer à leur propre indé­pen­dance pour se plier à toutes les néces­si­tés qu’im­po­se­ra la recherche de cette fin. C’est dans une seule pen­sée, dans une seule foi, dans une com­mune volon­té que prend nais­sance toute col­la­bo­ra­tion véri­table, et elle sera d’au­tant plus étroite et féconde que cette pen­sée, cette foi et cet amour agi­ront avec plus d’in­ten­si­té et exer­ce­ront une influence plus forte sur l’ac­tion elle-​même tout entière.

Dès lors vous com­pre­nez qu’une col­la­bo­ra­tion par­faite qui engage l’in­tel­li­gence, la volon­té et l’ac­tion, ne soit pas tou­jours chose aisée. Avec cette grande idée de l’u­nion et de la col­la­bo­ra­tion des forces, avec cette intime convic­tion de la fin à atteindre, avec cette ardente volon­té d’y arri­ver coûte que coûte, la col­la­bo­ra­tion sup­pose encore une mutuelle com­pré­hen­sion, l’es­time sin­cère et le sens de l’in­dis­pen­sable concours que les autres apportent et qu’ils doivent appor­ter à la même fin, une large et sage bien­veillance à prendre en consi­dé­ra­tion les inévi­tables diver­si­tés entre col­la­bo­ra­teurs et à les admettre, réso­lu, bien loin de s’en irri­ter, à en tirer pro­fit. La col­la­bo­ra­tion exige donc une cer­taine abné­ga­tion per­son­nelle qui sache se vaincre et céder, au lieu de vou­loir faire pré­va­loir en tout ses propres vues, de se réser­ver tou­jours les tra­vaux qui plaisent et conviennent le mieux et de se refu­ser à entrer dans l’ombre par­fois et à voir le fruit de son propre labeur se perdre, pour ain­si dire, dans le vague ano­ny­mat de l’in­té­rêt commun.

Cependant, pour dif­fi­cile qu’ap­pa­raisse une aus­si har­mo­nieuse et intime col­la­bo­ra­tion, elle est indis­pen­sable au bon­heur que Dieu des­tine à la famille. Ils sont deux, l’homme et la femme, à mar­cher de pair, à se don­ner la main, à s’u­nir par le lien d’un anneau, lien d’a­mour que le paga­nisme lui-​même n’hé­si­tait pas à appe­ler « lien conju­gal », vin­cu­lum jugale. Qu’est-​ce donc que la femme, sinon l’aide de l’homme ? N’est-​ce pas à elle que Dieu a accor­dé le pri­vi­lège sacré de mettre l’homme au monde ? N’est-​ce point une de ses sœurs – la plus grande de toutes, « plus humble et plus haute que ne le fut jamais nulle créa­ture, et fruit des éter­nels décrets de Dieu » – qui devait nous don­ner le Rédempteur du genre humain et mettre en liesse par le pre­mier miracle de son Fils le « lien conju­gal » des noces de Cana ?

Dieu a éta­bli que coopèrent à la fin essen­tielle et pri­maire du mariage – qui est la pro­créa­tion des enfants – le père et la mère, et cela par une col­la­bo­ra­tion libre­ment consen­tie, dans une com­mune sou­mis­sion à tout ce qu’un but si magni­fique pour­ra impo­ser de sacri­fices. But vrai­ment magni­fique, puisque le Créateur fait par­ti­ci­per les parents à la suprême puis­sance par laquelle il for­ma le pre­mier homme du limon de la terre, tan­dis que lui se réserve d’in­fu­ser le spi­ra­cu­lum vitae, le souffle d’im­mor­telle vie, et qu’il devient par là le sou­ve­rain col­la­bo­ra­teur du père et de la mère, de même qu’il est cause de toute acti­vi­té et qu’il agit en tous ceux qui agissent. Votre joie, ô mères, est donc aus­si la sienne, lorsque vous oubliez toutes vos peines pour vous écrier, joyeuses, à la nais­sance de votre enfant : Natus est homo in mun­dum ! « Un homme est né dans le monde ! » (Jn 16, 21). Elle s’est accom­plie en vous cette béné­dic­tion que Dieu avait déjà don­née au para­dis ter­restre à nos pre­miers parents et qu’il renou­ve­la après le déluge à Noé, le second père du genre humain : « Croissez et mul­ti­pliez, et rem­plis­sez la terre » ( Gn 1, 28 Gn 8, 17). Mais il ne suf­fit pas de col­la­bo­rer pour la nais­sance de l’en­fant à la vie et à la san­té cor­po­relles : vous devez col­la­bo­rer à son édu­ca­tion spi­ri­tuelle. En cette âme tendre, les pre­mières impres­sions laissent de puis­santes traces ; la fin prin­ci­pale du mariage ne se limite pas à la pro­créa­tion des enfants : elle com­prend leur éducation3 et leur pro­grès dans la crainte de Dieu et dans la foi, de sorte que vous retrou­viez et goû­tiez dans cette col­la­bo­ra­tion qui doit péné­trer et ani­mer toute votre vie conju­gale, la féli­ci­té dont Dieu a dépo­sé tant de semences fécondes dans la famille chrétienne.

Mais la pen­sée et le sou­ci de l’en­fant dont la nais­sance a cou­ron­né et consa­cré l’u­nion des deux époux, ne suf­fi­raient pas encore à créer entre eux la col­la­bo­ra­tion spon­ta­née d’une vie entière, si venaient à man­quer ou à défaillir la volon­té de col­la­bo­rer et la science cor­diale de la col­la­bo­ra­tion. La volon­té de col­la­bo­rer en sus­cite la réso­lu­tion, mais cette réso­lu­tion sup­pose la convic­tion de la néces­si­té de collaborer.

A‑t-​il vrai­ment conscience de cette néces­si­té de la col­la­bo­ra­tion, celui qui entre dans la vie conju­gale avec la pré­ten­tion d’y appor­ter et d’y main­te­nir jalou­se­ment sa propre liber­té sans rien sacri­fier de son indé­pen­dance per­son­nelle ? N’est-​ce point là mar­cher au devant des pires conflits, rêver contre toute jus­tice d’une situa­tion impos­sible et chi­mé­rique dans la réa­li­té de la vie com­mune ? Il fau­dra donc com­prendre et accep­ter sin­cè­re­ment et plei­ne­ment, avec un amour cor­dial, et non seule­ment avec rési­gna­tion, une condi­tion si essen­tielle de la voie choi­sie ; il fau­dra embras­ser avec géné­ro­si­té, cou­rage et joie, tout ce qui ren­dra pos­sible, sin­cère et cour­toise cette col­la­bo­ra­tion, que ce soit le sacri­fice de goûts, pré­fé­rences, habi­tudes ou dési­rs per­son­nels, ou que ce soit la mono­to­nie des humbles, obs­curs et pénibles tra­vaux de la vie quotidienne.

La volon­té de col­la­bo­rer. Qu’est-​ce donc que vou­loir col­la­bo­rer ? Vouloir et cher­cher la col­la­bo­ra­tion : c’est aimer à tra­vailler ensemble sans attendre que votre conjoint le pro­pose, le demande ou l’exige ; c’est prendre les devants, c’est savoir faire les pre­miers pas, s’il le faut, pour mettre soi-​même l’œuvre en train ; c’est sou­hai­ter ces pre­miers pas, c’est en avoir le désir vif et tenace, c’est avoir, dans une vigi­lante sol­li­ci­tude, la per­sé­vé­rance néces­saire pour trou­ver le moyen d’une liai­son réelle de vos deux acti­vi­tés, sans décou­ra­ge­ments et sans impa­tiences quand l’aide que vous apporte votre conjoint pour­ra ne vous sem­bler pas suf­fi­sante ni pro­por­tion­née à vos propres efforts, fidèles que vous res­tez tou­jours à votre réso­lu­tion de ne recu­ler, coûte que coûte, devant aucun sacri­fice qui puisse contri­buer à la réa­li­sa­tion de cette har­mo­nie si dési­rable, si indis­pen­sable et si pro­fi­table dans la recherche com­mune du bien de la famille.

La « science cor­diale » de la col­la­bo­ra­tion. Nous vou­lons dire cette science qui ne s’ap­prend pas dans les livres, mais est ensei­gnée par le cœur, qui aime, lui, l’ac­tive col­la­bo­ra­tion dans le gou­ver­ne­ment et la marche du foyer ; cette science, cet art qui est affec­tion réci­proque, mutuelle pré­ve­nance et sol­li­ci­tude dans le même nid fami­lial ; cet art, enfin, qui est une longue et mutuelle édu­ca­tion et for­ma­tion des époux néces­saire à deux âmes qui s’ins­truisent l’une l’autre pour par­ve­nir à réa­li­ser une vraie et intime col­la­bo­ra­tion. Si, avant de vivre sous le même toit, les futurs époux ont vécu et se sont for­més cha­cun pour soi ; si l’un et l’autre viennent de familles qui, mal­gré leurs res­sem­blances, ne seront jamais pareilles si donc cha­cun apporte au foyer com­mun des manières de pen­ser, de sen­tir, d’a­gir et de frayer que les pre­miers contacts ne trou­ve­ront jamais en pleine et par­faite har­mo­nie ; vous voyez bien que, pour s’ac­cor­der, il fau­dra avant tout se connaître mutuel­le­ment plus à fond que ne l’a per­mis le temps des fian­çailles : il fau­dra pro­fi­ter de toutes les cir­cons­tances pour cher­cher et dis­cer­ner les ver­tus et les défauts, les capa­ci­tés et les lacunes de son conjoint, non pas afin de se lan­cer dans des cri­tiques ou des que­relles, ou de se juger supé­rieur à lui, ne voyant que les fai­blesses de celui ou de celle à qui on a lié sa propre vie, mais afin de se rendre compte de ce qu’on ne peut en attendre, de ce qu’on devra sup­pléer ou com­pen­ser soi-même.

Une fois connu le pas sur lequel il vous fau­dra régler le vôtre, vous aurez dans un tra­vail géné­reux à modi­fier, ajus­ter et har­mo­ni­ser vos pen­sées et vos habi­tudes. Ce tra­vail s’ac­com­pli­ra insen­si­ble­ment, par l’af­fec­tion mutuelle, et ne se lais­se­ra point trou­bler par les trans­for­ma­tions, les chan­ge­ments et les sacri­fices, qui ne doivent pas peser sur un seul conjoint, mais dont cha­cun doit por­ter sa part avec amour et confiance, en son­geant que se lève­ra bien­tôt le jour où la joie de l’har­mo­nie de leurs âmes par­fai­te­ment réa­li­sée dans la pen­sée, la volon­té et l’ac­tion, leur don­ne­ra la récom­pense et le sou­la­ge­ment de leurs peines, dans la satis­fac­tion bien douce d’une pleine et féconde col­la­bo­ra­tion à la pros­pé­ri­té et au bon­heur de leur famille.

Tous les hommes ici-​bas sont pèle­rins de Dieu (cf. II Co 5, 6) et s’a­che­minent vers lui dans la voie des vivants ; mais sur le che­min bat­tu de la vie conju­gale, plus d’une fois la diver­si­té de carac­tère des deux pèle­rins change pour l’un ou l’autre la marche en un exer­cice de ver­tu bien capable de l’é­le­ver dans la lumière de la sain­te­té. Lisez la vie de la bien­heu­reuse Anne-​Marie Taïgi, et vous ver­rez avec stu­pé­fac­tion quelle dif­fé­rence d’o­ri­gine, de tem­pé­ra­ment, d’é­du­ca­tion, d’in­cli­na­tion et de goûts il y avait entre elle et son mari ; elle avait néan­moins réa­li­sé entre leurs deux âmes si diverses un admi­rable accord. Puisse cette héroïque mère de famille obte­nir à cha­cun et à cha­cune d’entre vous, bien-​aimés fils et filles, l’a­bon­dance des grâces célestes, afin que réus­sisse et fleu­risse dans toutes vos familles une aus­si véri­table et chré­tienne col­la­bo­ra­tion au ser­vice de Dieu. Ce sont ces mêmes grâces que Nous deman­dons pour vous à Notre-​Seigneur, en vous accor­dant de toute Notre pater­nelle affec­tion la Bénédiction apostolique.

PIE XII, Pape.

19 août 1942
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