« L’Eglise risque de devenir une secte » – Abbé Hans Kung


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Longue sil­houette au visage glabre et à la mèche rebelle, Hans Küng, consi­dé­ré comme le plus grand théo­lo­gien contes­ta­taire catho­lique vivant, reçoit chez lui, en Allemagne, à Tübingen, dans sa pro­prié­té élé­gante aux murs tapis­sés d’ou­vrages. Les siens, innom­brables et tra­duits dans toutes les langues, trônent en bonne place dans son bureau per­son­nel. Il revient ici sur la tem­pête déclen­chée par la main ten­due du pape Benoît XVI aux inté­gristes catholiques.

Comment analysez-​vous la déci­sion de Benoît XVI de lever l’ex­com­mu­ni­ca­tion de quatre évêques du cou­rant inté­griste de Mgr Lefebvre, dont l’un, Richard Williamson, est un néga­tion­niste affirmé ?

Je n’ai pas été sur­pris. Dès 1977, dans un entre­tien à un jour­nal ita­lien, Mgr Lefebvre indique que « des car­di­naux sou­tiennent (son) cou­rant » et que « le nou­veau car­di­nal Ratzinger a pro­mis d’in­ter­ve­nir auprès du pape pour (leur) trou­ver une solu­tion ». Cela montre que cette affaire n’est ni un pro­blème nou­veau ni une sur­prise. Benoît XVI a tou­jours beau­coup par­lé avec ces per­sonnes. Aujourd’hui, il lève leur excom­mu­ni­ca­tion, car il juge que le temps est venu. Il a pen­sé qu’il pour­rait trou­ver une for­mule pour réin­té­grer les schis­ma­tiques, qui, tout en conser­vant leurs convic­tions, pour­raient don­ner l’ap­pa­rence qu’ils sont en accord avec le concile Vatican II. Il s’est bien trompé.

Comment expliquez-​vous que le pape n’ait pas mesu­ré le tol­lé que sa déci­sion allait sus­ci­ter, au-​delà même des pro­pos néga­tion­nistes de Richard Williamson ?

La levée des excom­mu­ni­ca­tions n’a pas été un défaut de com­mu­ni­ca­tion ou de tac­tique, mais elle a consti­tué une erreur de gou­ver­ne­ment du Vatican. Même si le pape n’a­vait pas connais­sance des pro­pos néga­tion­nistes de Mgr Williamson et même s’il n’est pas lui-​même anti­sé­mite, cha­cun sait que les quatre évêques en ques­tion sont anti­sé­mites. Dans cette affaire, le pro­blème fon­da­men­tal, c’est l’op­po­si­tion à Vatican II, et notam­ment le refus d’une rela­tion nou­velle au judaïsme. Un pape alle­mand aurait dû consi­dé­rer cela comme un point cen­tral et se mon­trer sans ambi­guï­té sur l’Holocauste. Il n’a pas mesu­ré le dan­ger. Contrairement à la chan­ce­lière Angela Merkel, qui a vive­ment réagi.

Benoît XVI a tou­jours vécu dans un milieu ecclé­sias­tique. Il a très peu voya­gé. Il est res­té enfer­mé au Vatican – qui est comme le Kremlin d’au­tre­fois -, où il est pré­ser­vé des cri­tiques. Du coup, il n’a pas été capable de réa­li­ser l’im­pact d’une telle déci­sion dans le monde. Le secré­taire d’Etat, Tarcisio Bertone, qui pour­rait être un contre-​pouvoir, était son subor­don­né à la Congrégation pour la doc­trine de la foi ; c’est un homme de doc­trine, abso­lu­ment sou­mis à Benoît XVI. On est face à un pro­blème de struc­ture. Il n’y aucun élé­ment démo­cra­tique dans ce sys­tème, aucune cor­rec­tion. Le pape a été élu par des conser­va­teurs, et aujourd’­hui c’est lui qui nomme les conservateurs.

Dans quelle mesure peut-​on dire que le pape est encore fidèle aux ensei­gne­ments de Vatican II ?

Il est fidèle au concile, à sa manière. Il insiste tou­jours, comme Jean Paul II, sur la conti­nui­té avec la « tra­di­tion ». Pour lui, cette tra­di­tion remonte à la période médié­vale et hel­lé­nis­tique. Il ne veut sur­tout pas admettre que Vatican II a pro­vo­qué une rup­ture, par exemple, sur la recon­nais­sance de la liber­té reli­gieuse, com­bat­tue par tous les papes anté­rieurs au concile.

La concep­tion pro­fonde de Benoît XVI est qu’il faut accueillir le concile, mais qu’il convient de l’in­ter­pré­ter ; peut-​être pas à la manière des lefeb­vristes, mais en tout cas dans le res­pect de la tra­di­tion et de manière res­tric­tive. Il a par exemple tou­jours été cri­tique sur la litur­gie de Vatican II.

Au fond, Benoît XVI a une posi­tion ambi­guë sur les textes du concile, car il n’est pas à l’aise avec la moder­ni­té et la réforme. Or Vatican II a repré­sen­té l’in­té­gra­tion du para­digme de la réforme et de la moder­ni­té dans l’Eglise catho­lique. Mgr Lefebvre ne l’a jamais accep­té, et ses amis à la Curie non plus. En cela Benoît XVI a une cer­taine sym­pa­thie envers Mgr Lefebvre.

Par ailleurs, je trouve scan­da­leux que pour le cin­quan­tième anni­ver­saire du lan­ce­ment du concile par Jean XXIII (en jan­vier 1959), le pape n’ait pas fait l’é­loge de son pré­dé­ces­seur, mais ait choi­si de lever l’ex­com­mu­ni­ca­tion de per­sonnes oppo­sées à ce concile.

Quelle Eglise le pape Benoît XVI est-​il en train de léguer à ses successeurs ?

Je pense qu’il défend l’i­dée du « petit trou­peau ». C’est un peu la ligne des inté­gristes, qui estiment que, même si l’Eglise perd beau­coup de ses fidèles, il y aura au final une Eglise éli­tiste, for­mée de « vrais » catho­liques. C’est une illu­sion de pen­ser que l’on peut conti­nuer comme cela, sans prêtres, sans voca­tions. Cette évo­lu­tion est clai­re­ment un mou­ve­ment de res­tau­ra­tion. Cela se mani­feste par la litur­gie, mais aus­si par des actes ou des gestes, par exemple lors­qu’il dit aux pro­tes­tants que l’Eglise catho­lique est la seule vraie Eglise.

L’Eglise catho­lique est-​elle en danger ?

L’Eglise risque de deve­nir une secte. Beaucoup de catho­liques n’at­tendent plus rien de ce pape. Et c’est très douloureux.

Vous avez écrit : « Comment un théo­ri­cien aus­si doué, aimable et ouvert que Joseph Ratzinger a pu chan­ger à ce point et deve­nir le Grand Inquisiteur romain ? » Alors, comment ?

Je pense que le choc des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion de 1968 a res­sus­ci­té son pas­sé. Ratzinger était conser­va­teur. Durant le concile, il s’est ouvert, même s’il était déjà scep­tique. Avec 68, il est reve­nu à des posi­tions très conser­va­trice, qu’il a gar­dées jus­qu’à aujourd’hui.

Le pape actuel peut-​il encore cor­ri­ger cette évolution ? 

Quand il m’a reçu en 2005, il a fait un acte cou­ra­geux et j’ai vrai­ment cru qu’il trou­ve­rait le che­min pour réfor­mer, même len­te­ment. Mais, en quatre ans, il a prou­vé le contraire. Aujourd’hui, je me demande s’il est capable de faire quelque chose de cou­ra­geux. Déjà, il fau­drait qu’il recon­naisse que l’Eglise catho­lique tra­verse une crise pro­fonde. Ensuite, il pour­rait très faci­le­ment faire un geste pour les divor­cés et dire qu’à cer­taines condi­tions ils peuvent être admis à la com­mu­nion. Il pour­rait cor­ri­ger l’en­cy­clique Humanae Vitae (qui a condam­né toutes formes de contra­cep­tion en 1968) en disant que dans cer­tains cas la pilule est pos­sible. Il pour­rait cor­ri­ger sa théo­lo­gie, qui date du concile de Nicée (en 325). Il pour­rait dire demain : « J’abolis la loi du céli­bat pour les prêtres. » Il est beau­coup plus puis­sant que le pré­sident des Etats-​Unis ! Il n’a pas à rendre compte à une Cour suprême ! Il pour­rait aus­si convo­quer un nou­veau concile. 

Un Vatican III ?

Cela pour­rait aider. Une telle réunion per­met­trait de régler des ques­tions aux­quelles Vatican II n’a pas répon­du, comme le céli­bat des prêtres ou le contrôle des nais­sances. Il fau­drait aus­si pré­voir un nou­veau mode d’é­lec­tion des évêques, dans lequel le peuple aurait davan­tage son mot à dire. La crise actuelle a sus­ci­té un mou­ve­ment de résis­tance. Beaucoup de fidèles refusent de reve­nir à l’an­cien sys­tème. Même des évêques ont été obli­gés de cri­ti­quer la poli­tique du Vatican. La hié­rar­chie ne peut l’ignorer.

Votre réha­bi­li­ta­tion pour­rait faire par­tie de ces gestes forts ?

Elle serait en tout cas plus facile que la réin­té­gra­tion des schis­ma­tiques ! Mais je n’y crois pas, car Benoît XVI se sent plus proche des inté­gristes que des gens comme moi, qui ont tra­vaillé et accep­té le concile.

Propos recueillis par Nicolas Bourcier et Stéphanie Le Bars pour du 25 février 2009

(1) Bibiograhie de Hans Kung

Après avoir fait des études en théo­lo­gie à Rome à l’Université gré­go­rienne, il est ordon­né prêtre en 1954. Il conti­nue ses études dans diverses uni­ver­si­tés euro­péennes, dont la Sorbonne à Paris où il sou­tient une thèse de doc­to­rat inti­tu­lée « La jus­ti­fi­ca­tion. La doc­trine de Karl Barth et une réflexion catho­lique ». En 1960, Hans Küng est nom­mé pro­fes­seur de théo­lo­gie à l’u­ni­ver­si­té Eberhard Karl de Tübingen, en République fédé­rale d’Allemagne. Il y a pour col­lègue Josef Ratzinger (futur pape Benoît XVI), avec qui il par­ti­cipe au concile Vatican II comme théo­lo­gien expert (per­itus). Cette expé­rience le mar­que­ra profondément.

Au cours des années 1970, Hans Küng publie de nom­breux ouvrages tout en pour­sui­vant son ensei­gne­ment. Il se fait remar­quer dès le début de la décen­nie en publiant en 1971 Infaillible ? Une inter­pel­la­tion dans lequel il remet en cause un cer­tain nombre d’af­fir­ma­tions de la doc­trine catho­lique consa­crées par le concile Vatican I (1870), durant lequel avait notam­ment été pro­cla­mé le dogme de l’in­failli­bi­li­té de l’é­vêque de Rome, c’est à dire le pape. C’est éga­le­ment à cette époque qu’il publie son monu­men­tal Être chré­tien, qui est en quelque sorte un expo­sé rai­son­né de son sys­tème théologique. 

En décembre 1979, suite à une longue contro­verse avec Rome et spé­cia­le­ment la Congrégation pour la doc­trine de la foi, il se voit reti­ré sa mis­sio cano­ni­ca (recon­nais­sance offi­cielle de l’Église catho­lique qu’un pro­fes­seur est habi­li­té à ensei­gner la théo­lo­gie et à par­ti­ci­per à la col­la­tion des grades uni­ver­si­taires catho­liques). Il est main­te­nu à l’u­ni­ver­si­té Eberhard Karl de Tübingen comme pro­fes­seur et direc­teur de l’ins­ti­tut des recherches oecuméniques.

Il cesse offi­ciel­le­ment son ensei­gne­ment en 1996.

Il se dévoue depuis déjà 1993 à la fon­da­tion « Pour une éthique pla­né­taire » (Weltethos) qui cherche à déve­lop­per et ren­for­cer la coopé­ra­tion entre les reli­gions au delà d’une vague recon­nais­sance des valeurs com­munes. Il cherche par­ti­cu­liè­re­ment à ini­tier de véri­tables ini­tia­tives pra­tiques en vue de la paix et du déve­lop­pe­ment. On peut consul­ter son site qui inclut la décla­ra­tion pour une éthique pla­né­taire. Cet enga­ge­ment lui a valu de rece­voir le Prix Niwano de la paix en 2005. 

En sep­tembre 2003, il publie un article dans le Monde des Religions, pour consta­ter que la repen­tance de l’an 2000 est un geste média­tique qui n’a pas été sui­vi d’actes majeurs ten­dant à la concrétiser. 

Pour lui, les dif­fé­rentes reli­gions sont l’ex­pres­sion de la légi­time reli­gio­si­té de l’homme. Elles sont ou devraient être au ser­vice de l’homme et ne devraient être que des aspects secon­daires d’une éthique humaine, et donc mon­diale (la « Weltethik »), plus fon­da­men­tale, où – fina­le­ment – Dieu est au ser­vice de l’homme. Il a décla­ré en 2003 cher­cher une « récon­ci­lia­tion prag­ma­tique » avec Rome. Le car­di­nal Karl Lehmann, de Mayence, a décla­ré alors à la presse que son atti­tude était une « remar­quable expres­sion de bonne volon­té » et annon­cé son inten­tion d’in­ter­ve­nir à ce sujet auprès de la Congrégation pour la doc­trine de la foi. 

Bien que inquiet par l’é­lec­tion du car­di­nal Josef Ratzinger comme pape sous le nom de Benoît XVI, Hans Küng a lon­gue­ment été reçu par celui-​ci à Castel Gandolfo le 24 sep­tembre 2005]. 

En 2007, il a reçu un prix dans une loge maçon­nique pour l’en­semble de son ouvre.