Levée des excommunications : une justice prophétique – Abbé Pellabeuf


Sauf avis contraire, les articles ou confé­rences qui n’é­manent pas des
membres de la FSSPX ne peuvent être consi­dé­rés comme reflé­tant
la posi­tion offi­cielle de la Fraternité Saint-​Pie X

Abbé Pellabeuf, le 18 février 2009

Ainsi les évêques lefeb­vristes ont béné­fi­cié d’une mesure venant d’un état d’es­prit qu’ils n’aiment guère ! Car il est en quelque sorte la réédi­tion de ce que fit jadis le Pape Paul VI à l’é­gard du Patriarche Athénagoras : il leva l’ex­com­mu­ni­ca­tion pro­non­cée contre les Orientaux dis­si­dents depuis 1054 ; et cela dans l’es­prit de l’o­cu­mé­nisme conci­liaire. Ainsi appa­raît la por­tée juri­dique de cet acte : la levée des excom­mu­ni­ca­tions n’est pas la réin­té­gra­tion des anciens excom­mu­niés, mais une condi­tion à rem­plir en vue de celle-​ci, qu’on espère pas trop loin­taine. Mais il y a des dif­fé­rences entre l’acte de Paul VI et celui de Benoît XVI.
Aussi pour com­prendre l’o­ri­gi­na­li­té du geste de Benoît XVI, il faut com­prendre les cir­cons­tances pré­cises de l’or­di­na­tion des quatre évêques par Monseigneur Lefebvre, qui leur valut l’ex­com­mu­ni­ca­tion. Ces cir­cons­tances expliquent lar­ge­ment pour­quoi cet acte a pu être posé en 1988 : elles tiennent à la fois à la situa­tion de l’Eglise à l’é­poque, et par­ti­cu­liè­re­ment en France, à la place qui y était faite à Monseigneur Lefebvre et ses dis­ciples, et aux valeurs qu’ils défen­daient. On ver­ra ain­si que la levée des excom­mu­ni­ca­tions est une ouvre de jus­tice, et s’ins­crit par­fai­te­ment dans la ligne « seizièmo-bénédictine ».

La décadence des catholiques en France. 

En cette année 1988, qu’en était-​il de l’Eglise de France ? Eh bien jus­te­ment elle se disait « de France ». Or, s’il existe une Eglise d’Angleterre, et c’est l’Eglise angli­cane, l’Eglise gal­li­cane ne cor­res­pond à aucune ins­ti­tu­tion juri­dique et tend à prendre la place de l’Eglise catho­lique dans notre pays. Il est clair que cette ten­dance ne vise pas à s’é­loi­gner seule­ment de Rome, mais en même temps de pans entiers de l’ac­tion et de la doc­trine de l’Eglise catho­lique. Rappelons-​en quelques exemples, non exhaus­tifs, choi­sis à pro­pos des sacre­ments et du dogme.

Les sacrements malmenés. 

Le bap­tême des petits enfants était clai­re­ment contes­té. De nom­breux prêtres conseillaient à leurs parois­siens d’at­tendre que leurs enfants soient en âge de choi­sir eux-​mêmes. Et le fait de retar­der l’âge de la confir­ma­tion à l’a­do­les­cence a été sou­vent per­çu comme une revanche de ceux qui n’a­vaient pu impo­ser l’a­ban­don du bap­tême des petits enfants. Car, comme pour le bap­tême, on a vou­lu que les jeunes « sachent ce qu’ils font » : mais est-​on sûr qu’un enfant soit moins apte qu’un ado­les­cent à s’en­ga­ger pour Dieu ? Désormais, un prêtre bap­ti­sant un enfant peut se deman­der s’il a le droit d’ac­cep­ter les enga­ge­ments inhé­rents au bap­tême, alors que celui pour qui on les prend n’au­ra pas la grâce néces­saire pour affron­ter les graves tem­pêtes de l’en­trée au col­lège et de l’a­do­les­cence. D’ailleurs cer­tains disaient : « Si nous étions hon­nêtes, nous ne la ferions pas don­ner, car nous ne savons pas ce que c’est. »

Quant à l’eu­cha­ris­tie, on sait com­bien elle était mal­me­née. La bru­ta­li­té et l’am­pleur de la réforme litur­gique en avaient per­tur­bé plus d’un, et avait fait le lit de théo­ries révi­sion­nistes. On niait la doc­trine de la trans­sub­stan­tia­tion, on dimi­nuait le carac­tère sacri­fi­ciel de la messe, etc. Il s’en est sui­vi une ter­rible crise litur­gique, qui a pro­vo­qué la désaf­fec­tion des fidèles. En trente ans, le nombre des pra­ti­quants a été divi­sé par cinq.

On se sou­vient de ce qui est adve­nu à la confes­sion, ou récon­ci­lia­tion. La géné­ra­li­sa­tion des abso­lu­tions col­lec­tives a pro­vo­qué une perte du sens du péché, dans un monde qui jus­te­ment per­dait le sens de la res­pon­sa­bi­li­té. Des théo­ries pseu­do psy­cho­lo­giques jus­ti­fiaient ces aban­dons : une sorte de pen­dant freu­dien de la sco­las­tique s’é­tait répan­due dans le cler­gé, hors de laquelle il sem­blait ne pas y avoir de salut. Pour le mariage, des prêtres pre­naient leur par­ti de la coha­bi­ta­tion avant le sacre­ment. Il est arri­vé qu’on bénisse de tels couples. La confé­rence épis­co­pale contre­di­sait le Pape au sujet de l’in­ter­dic­tion de la pilule même sous cou­vert de la théo­rie du moindre mal. Beaucoup admet­taient à la com­mu­nion les divor­cés rema­riés : on pro­pose aujourd’­hui encore des céré­mo­nies à l’Eglise spé­cia­le­ment pour célé­brer leur nou­velle pré­ten­due union. 

L’ordre était en plein aban­don. Les chiffres des voca­tions parlent d’eux-​mêmes. Ceux des prêtres quit­tant le minis­tère aus­si. On était impré­gné des théo­ries pro­tes­tantes selon les­quelles le sacer­doce com­mun des fidèles n’é­tait pas dif­fé­rent de celui des prêtres ordon­nés. On esti­mait que le manque de prêtres était une chance pour que les laïcs prennent dans l’Eglise une place qui leur reve­nait et le conseil épis­co­pal d’un dio­cèse com­tois publia ain­si sa conclu­sion : « Quand un prêtre cesse son minis­tère, il ne faut pas le rem­pla­cer, pour lais­ser aux laïcs un espace d’i­ni­tia­tive » ! Cette atti­tude explique qu’on ait don­né à des laïcs une auto­ri­té pas­to­rale sur des prêtres. Le prêtre se com­pre­nait bien sou­vent comme un ani­ma­teur psy­cho­so­cio­logue. En consé­quence, une grave crise, qui est loin d’être résor­bée, frap­pa les séminaires. 

Enfin on pré­ten­dait faire admi­nis­trer le sacre­ment des malades, par ailleurs bien reva­lo­ri­sé au niveau romain, par des laïcs. Dans bien des hôpi­taux, les malades peinent à trou­ver des prêtres pour le leur donner. 

La doctrine contestée. 

Au niveau de la doc­trine, quelques exemples suf­fi­ront. La doc­trine sociale clas­sique de l’Eglise était ran­gée par­mi les idéo­lo­gies. Déformée, elle s’ins­pi­rait des modèles du monde. De même qu’une sco­las­tique freu­dienne tenait lieu d’an­thro­po­lo­gie à une grande par­tie du cler­gé, ain­si une vul­gate mar­xiste leur ser­vait à l’a­na­lyse sociale. Et à pré­sent l’i­dée de la nation comme corps inter­mé­diaire indis­pen­sable est bat­tue en brèche par un épis­co­pat qui, sous influence hégé­lienne, semble avide qu’ad­vienne une Europe supra­na­tio­nale où les étran­gers n’au­raient pas spé­cia­le­ment à s’adapter. 

Le dogme du péché ori­gi­nel était net­te­ment nié. Les théo­ries évo­lu­tion­nistes fai­saient consi­dé­rer à cer­tains théo­lo­giens que nos pre­miers parents étaient des sous-​hommes : com­ment, « dans les brumes de leur conscience », auraient-​ils pu enga­ger toute leur pos­té­ri­té ? Mais leur conscience, jus­te­ment, était bien plus éclai­rée que la nôtre, puis­qu’ils vivaient dans l’in­ti­mi­té de Dieu, tan­dis que nous tâton­nons dans l’obs­cu­ri­té du péché. 

Les esprits, âmes et anges, subis­saient le même sort qu’aux yeux des Saducéens adver­saires de Jésus et de Saint Paul. S’en tenant à cer­taines obs­cu­ri­tés de la doc­trine des esprits au début de la révé­la­tion de l’Ancien Testament, les prêtres de Jérusalem contes­taient l’exis­tence des anges et l’im­mor­ta­li­té de l’âme. Une fausse exé­gèse pro­tes­tante née en Allemagne au XIXème siècle remit cette imbé­cil­li­té à l’ordre du jour. Vulgarisée, elle est tou­jours pro­po­sée dans les réunions de for­ma­tion du clergé.

L’ecclésiologie était dans l’im­passe. L’union au Pape n’é­tait plus consi­dé­rée comme un fon­de­ment de l’u­ni­té de l’Eglise : on devait s’af­fran­chir de pans entiers de la juri­dic­tion romaine, et les non-​catholiques pou­vaient très bien demeu­rer en dehors des fron­tières visibles de l’Eglise catho­lique. L’efficacité sal­vi­fique du bap­tême était d’ailleurs omise : on affir­mait que Dieu avait par­lé dans le Coran, ce qui devait dis­pen­ser d’é­van­gé­li­ser les musul­mans dont le nombre crois­sait sur notre sol. D’ailleurs on par­lait « d’Eglise péche­resse », on niait la jus­tesse de l’ex­pres­sion du cre­do, très claire pour­tant en grec, « Je crois EN l’Eglise ». Toutes ces erreurs, et bien d’autres, se trou­vaient vul­ga­ri­sées dans un caté­chisme conçu non comme une ins­truc­tion chré­tienne, mais comme une tech­nique pour « res­tau­rer dans l’en­fant un tis­su psy­cho­lo­gique et social ». A la suite des péda­gogues du monde, on avait adop­té pour la caté­chèse les conclu­sions de cer­tains psy­cho­logues et socio­logues sans pas­ser leurs pré­sup­po­sés phi­lo­so­phiques au crible de la Révélation. Le curé d’une cathé­drale du Midi notait récem­ment sans s’en émou­voir que le caté­chisme ne pro­duit plus de catho­liques pra­ti­quants. Les enfants des familles authen­ti­que­ment catho­liques, mêlés aux non-​pratiquants, ne reçoivent plus ce dont ils ont besoin pour persévérer.

Des valeurs légitimes rejetées. 

Venons-​en aux valeurs que Monseigneur Lefebvre vou­lait pro­mou­voir, au-​delà du main­tien de la foi catho­lique. On lui a repro­ché d’être roya­liste. Et alors ? Le Concile Vatican II n’a-​t-​il pas pro­cla­mé « l’au­to­no­mie des réa­li­tés tem­po­relles » ? N’a-​t-​il pas affir­mé que les choix pour l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té relèvent de la com­pé­tence propre des laïcs ? Pourquoi donc les clercs devraient abso­lu­ment s’abs­te­nir d’exa­mi­ner sous un angle chré­tien des options légi­times qu’ils ont en com­mun avec cer­tains de leurs fidèles ? Bien sûr, le dan­ger serait de ne plus dis­tin­guer ce qui relève de choix contin­gent de ce qui est doc­trine défi­nie. Mais là, Monseigneur Lefebvre fut bien en deçà des confu­sions entre­te­nues dans les milieux ecclé­sias­tiques gau­chi­sants. Et c’est une chance pour toute l’Eglise d’a­voir en son sein des gens sans illu­sion sur la République avor­teuse, sou­mise aux consé­quences ultimes de la révo­lu­tion de 1989 : les révo­lu­tions morale et culturelle.

Dans les valeurs impor­tantes aux yeux de Monseigneur Lefebvre et de ses dis­ciples, il y a le port de la sou­tane. On le leur a repro­ché. Le prêtre qui se dis­tingue par un habit qui per­met de le recon­naître pour ce qu’il est serait un inté­griste : il impose à tous de se sou­ve­nir de sa pré­sence. Alors il faut dire que les Lefebvristes sont en bonne com­pa­gnie dans ce qui ferait leur inté­grisme : Jean-​Paul II est avec eux. Il a en effet insis­té pour que les prêtres portent un habit ecclé­sias­tique. Ceux qui déso­béissent ne sont pas les Lefebvristes, mais leurs adver­saires, sur ce point comme sur de nom­breux autres. D’ailleurs on n’a jamais enten­du ceux qui cri­tiquent cette visi­bi­li­té des prêtres s’in­sur­ger contre les musul­mans qui affichent leur appar­te­nance reli­gieuse par leur vêtement. 

Ce qui est grave dans cette que­relle par­ti­cu­lière, c’est qu’elle dénote une crise beau­coup plus impor­tante : l’i­nef­fi­cience du droit canon. La loi de l’Eglise est conti­nuel­le­ment bafouée. L’indiscipline est géné­ra­li­sée, nous l’a­vons vu à pro­pos des normes litur­giques en par­lant de l’eu­cha­ris­tie, à pro­pos du mariage avec les béné­dic­tions diverses don­nées à des états de vie contraires aux exi­gences du Christ. 

Monseigneur Lefebvre par ailleurs sou­te­nait une vie sacer­do­tale proche du type cano­nial. Les prêtres de la fra­ter­ni­té Saint Pie X vivent en com­mu­nau­tés et récitent l’of­fice par­tiel­le­ment en com­mun. Ce mou­ve­ment se fait aus­si sen­tir en bien d’autres lieux ecclé­siaux, elle est un don de l’Esprit à l’Eglise de notre temps. Mais les par­ti­sans d’autres modes de vie – comme le « par­tage » cher à la mis­sion de France ou à l’ac­tion catho­lique – s’y opposent, comme s’ils res­sen­taient dans la résur­rec­tion de ce mode de vie tra­di­tion­nel une mar­gi­na­li­sa­tion sinon une condam­na­tion du leur.

Abordons l’u­sage du latin dans la litur­gie. Monseigneur se trom­pait sur la méthode, pas sur la nature du com­bat à mener. Beaucoup d’é­vêques, une majo­ri­té pro­ba­ble­ment, en était arri­vée à consi­dé­rer que l’Eglise s’é­tait four­voyée en uti­li­sant pour la litur­gie une langue dif­fé­rente de celle des autres usages quo­ti­diens. Cela aus­si dénote une ecclé­sio­lo­gie défi­ciente, car tra­di­tion­nel­le­ment on affir­mait que l’Eglise est « la socié­té de la louange divine » ; c’est bien vu, même si cela n’é­puise pas le mys­tère de l’Eglise. Alors, si l’Eglise s’est trom­pée en matière si fon­da­men­tale dans sa mis­sion, c’est qu’elle n’est pas vrai­ment divine, et ce fait dénote une crise extrê­me­ment grave. La bonne méthode est de s’en tenir à ce que dit le Concile sur lequel pré­tendent s’ap­puyer les adver­saires du latin litur­gique. Mais Monseigneur Lefebvre, oppo­sé au Concile, ne pou­vait uti­li­ser cet argu­ment, et son com­bat pre­nait ain­si un tour mar­gi­nal. Pourtant c’est lui qui avait rai­son : il est indis­pen­sable que dans l’Eglise de rite romain le latin soit tenu en hon­neur. Que tous ne l’u­ti­lisent pas éga­le­ment, c’est une chose. Qu’on en prêche l’a­ban­don est une absur­di­té, trop cou­rante encore à présent. 

Enfin, il faut étu­dier la ques­tion de l’an­cien mis­sel. Force est aujourd’­hui de consta­ter que le rôle de Monseigneur Lefebvre a été pro­phé­tique. Sans son action, cette forme litur­gique aurait dis­pa­ru. Or, et Benoît XVI l’af­firme, elle a encore bien des choses à nous dire. La res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle de Paul VI est effrayante. Il n’a pas fait res­pec­ter par les arti­sans de la réforme litur­gique la recom­man­da­tion fon­da­men­tale des Pères de Vatican II que les formes litur­giques nou­velles appa­raissent comme en conti­nui­té avec les anciennes. Et Jean Guitton lui a prê­té cette idée que si l’Eglise per­met­tait le retour à l’an­cien mis­sel, elle per­drait toute crédibilité ! 

Des personnes exclues. 

On ne peut pas­ser sous silence la façon indigne dont Monseigneur Lefebvre et ceux qui par­ta­geaient ses valeurs ont été trai­tés, même s’ils avaient quit­té la fra­ter­ni­té Saint Pie X. Monseigneur Lefebvre avait été arche­vêque de Dakar, avec une res­pon­sa­bi­li­té de type diplo­ma­tique pour toute l’Afrique Occidentale Française. Mal impres­sion­né par ce que le futur pré­sident du Sénégal se soit dit chré­tien et mar­xiste, et que l’Union Soviétique soit à l’o­ri­gine de la façon lamen­table dont la déco­lo­ni­sa­tion s’est faite, il prit des posi­tions qui ont conduit à le nom­mer en France. Or cela prit la tour­nure d’un désa­veu cin­glant : on ne lui confia pas un archi­dio­cèse pour­tant vacant à l’é­poque, mais un des dio­cèses les plus déshé­ri­tés à l’é­poque, celui de Tulle. En peu de temps il y fit grand bien. Mais les Spiritains vou­lurent ven­ger l’af­front qui, ayant été fait à l’un des leurs, attei­gnait du même coup tous les mis­sion­naires en niant leurs com­pé­tences : ils élirent Mgr Lefebvre comme supé­rieur géné­ral, et c’est en cette qua­li­té qu’il par­ti­ci­pa à la fin des tra­vaux du Concile Vatican II. 

On n’a sans doute pas assez consi­dé­ré com­bien le début du Concile a dû être éprou­vant pour lui. Il avait pris une part très active à l’é­la­bo­ra­tion des sché­mas qui devaient y être dis­cu­tés. Or d’emblée, un Cardinal belge les fit écar­ter pour que l’as­sem­blée déter­mine elle-​même ce dont elle devait par­ler. Ce n’é­tait pas poli : il aurait pu tout aus­si bien faire cette pro­po­si­tion avant que les sché­mas soient éla­bo­rés. C’était contraire à la nature de l’ins­ti­tu­tion conci­liaire : Jean XXIII lais­sa faire, mais nor­ma­le­ment dans l’Eglise, c’est celui qui convoque un conseil qui déter­mine ce sur quoi il a besoin d’a­vis, res­tant sauve la pos­si­bi­li­té de lui sug­gé­rer d’autres ques­tions. Enfin c’é­tait dan­ge­reux : cer­tains textes allaient souf­frir d’un défi­cit dans l’é­la­bo­ra­tion, ce qui allait conduire à des situa­tions épi­neuses. Ainsi de Gaudium et Spes, qui se vou­lait un dia­logue de l’Eglise avec le monde d’a­lors : ce texte montre sur­tout, dans un style gran­di­lo­quent, les illu­sions qu’en­tre­te­naient cer­tains intel­lec­tuels catho­liques sur la bon­té d’un monde déli­vré de l’obs­cu­ran­tisme moyen­âgeux ! Mais c’est avant tout Dignitatis Humanae qui allait pro­vo­quer l’in­com­pré­hen­sion du grand pré­lat. Il eût fal­lu que ce texte prenne appui sur les décla­ra­tions pré­cé­dentes au sujet de la liber­té reli­gieuse pour bien arti­cu­ler sa pen­sée sur elles. Il y eut peut-​être une erreur de pers­pec­tive, en met­tant dans l’in­ci­pit les mots de “digni­té humaine” : celle-​ci n’est pas un abso­lu, elle se fonde sur la capa­ci­té qu’a l’homme à l’é­gard de Dieu, elle se com­prend donc en fonc­tion de l’o­rien­ta­tion effec­tive du sujet à Dieu. On peut sou­hai­ter qu’une ency­clique vienne mettre les points sur les “i” dans ce domaine. Monseigneur fut encore mal trai­té en 1974. La dis­so­lu­tion de sa fra­ter­ni­té eut toutes les appa­rences d’un déni de droit. Elle se fon­dait sur les décla­ra­tions du pré­lat devant une com­mis­sion car­di­na­lice, dont on ne lui avait jamais dit qu’elle avait une por­tée juri­dique. La déci­sion romaine fut prise en même temps que la déci­sion du dio­cèse de Fribourg en Suisse, où la fra­ter­ni­té avait été cano­ni­que­ment éri­gée, ce qui empê­chait tout recours pen­dant lequel on aurait pu s’entendre. 

Mais ceux qui avaient des valeurs légi­times en com­mun avec Monseigneur Lefebvre ne furent pas mieux trai­tés par les sec­taires qui fai­saient la pluie et le beau temps dans nos évê­chés. Un sémi­na­riste, qui avait quit­té Monseigneur Lefebvre dés 1970 pour ren­trer dans son dio­cèse, parce que, pensait-​il, si les textes du concile ou ceux du mis­sel com­por­taient des erreurs, l’Eglise ne serait plus l’Eglise de Dieu, reçut en 1976 une lettre du res­pon­sable des sémi­na­ristes lui disant qu’on n’a­vait rien à lui repro­cher, mais qu’on ne vou­lait pas de lui dans le pres­by­te­rium. L’idée était qu’il était un « homme du pas­sé » ; venant de soixante-​huitards, cela fait sou­rire : depuis 1969, l’ex­pres­sion « soixante-​huitard attar­dé » est un pléonasme. 

Les sémi­na­ristes ayant quit­té Ecône après les condam­na­tions des années 1970 eurent un accueil sem­blable. Il était évident que pour conser­ver les valeurs légi­times aux­quelles ils étaient atta­chés, ils devaient res­ter grou­pés au sein d’une ins­ti­tu­tion stable. On les dispersa. 

Jean-​Paul II face à la crise. 

On com­prend ain­si, à la lumière de ce qui pré­cède, com­ment Monseigneur en vint à dou­ter des pro­messes qu’on lui fai­sait à Rome en 1988. Certes, au niveau sur­na­tu­rel, il aurait dû espé­rer en l’Eglise. Mais les rai­sons natu­relles de dou­ter de la bonne foi de ses inter­lo­cu­teurs étaient bien évi­dentes. Il y avait l’é­tat de l’Eglise en elle-​même, il y avait le sec­ta­risme à l’é­gard d’un cer­tain nombre de valeurs dont le rayon­ne­ment était pour­tant indis­pen­sable à l’é­qui­libre de l’Eglise, il y avait enfin la mal­hon­nê­te­té dont on usa envers ceux qui tenaient à ces valeurs.

La res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle de Jean-​Paul II fut mal­heu­reu­se­ment grande. Il ne s’a­git pas de nier ses immenses qua­li­tés. Mais enfin son gou­ver­ne­ment eut des lacunes. Ainsi quand il nom­mait évêques des clercs qui ne por­taient pas l’ha­bit ecclé­sias­tique, il accré­di­tait l’i­dée que le droit canon est facul­ta­tif. Et, ce qui est plus grave, il met­tait en place des gens qui allaient per­sé­cu­ter ceux qui obéis­saient au droit canon : car si l’on n’o­béit pas à la loi, c’est qu’on est oppo­sé à ses moti­va­tions. Dans la plu­part des dio­cèses de France, les col­la­bo­ra­teurs des évêques étaient recru­tés uni­que­ment par­mi ceux qui ne por­taient pas le col romain, ce qui lais­sait pen­ser que les prêtres obéis­sants étaient des mar­gi­naux. Et ce n’est là que la par­tie visible de ce qu’ils eurent à subir. Ceux qui ont trem­pé dans la nomi­na­tion de ces évêques répon­dront devant Dieu des souf­frances par­fois indi­cibles des prêtres per­sé­cu­tés, et sur­tout de la déré­lic­tion des fidèles auprès de qui on les a empê­chés d’exer­cer leur apostolat.

Quand Jean-​Paul II se conten­tait d’ad­mo­ni­tions romaines sans en exi­ger l’ap­pli­ca­tion sur le ter­rain, il obéis­sait à la logique qui était la sienne : il pen­sait que la per­sua­sion seule devait être uti­li­sée. Lorsque les évêques fran­çais se ren­dirent à la ren­contre avec Jean-​Paul II lors de sa pre­mière visite en France, ils n’é­taient pas sans inquié­tude. Ils en res­sor­tirent disant que le Pape leur avait « don­né une leçon de col­lé­gia­li­té ». Mais des mesures coer­ci­tives auraient dû appuyer le rai­son­ne­ment : il est dérai­son­nable de lais­ser les fidèles sous la res­pon­sa­bi­li­té de pas­teurs qui contrent l’ac­tion du Pape. Et déjà Paul VI eût dû tirer les consé­quences de l’ac­cueil réser­vé à Humanae Vitae par les évêques fran­çais : il devait ces­ser de nom­mer évêques des clercs recom­man­dés par les contestataires. 

Jean-​Paul II n’a pas pris à temps la mesure de la crise. Il semble tou­te­fois qu’au tour­nant du mil­lé­naire il ait com­pris cer­taines choses, comme en témoigne son action autour de l’eu­cha­ris­tie dans ses der­nières années. De plus, rien dans sa for­ma­tion ne lui per­met­tait de sai­sir la dimen­sion pro­pre­ment fran­çaise des ques­tions sou­le­vées. Mais sur­tout il a trop sui­vi l’a­vis des évêques fran­çais : beau­coup ne vou­laient pas d’une récon­ci­lia­tion. C’est pro­ba­ble­ment sous cette influence qu’il a omis de publier la conclu­sion d’une com­mis­sion car­di­na­lice qu’il avait réunie au milieu des années 1980, disant ce que Benoît XVI a révé­lé dans le motu pro­prio Summorum Pontificum : l’an­cien mis­sel n’a jamais été abro­gé. Un autre aspect de cette influence néfaste des adver­saires de la récon­ci­lia­tion fut le choix des émis­saires char­gés de dis­cu­ter avec Ecône. Jamais on n’a dési­gné de per­son­nage qui aurait pu lui ins­pi­rer confiance. Ainsi le Cardinal Thiandoum, suc­ces­seur de Monseigneur Lefebvre à l’ar­che­vê­ché de Dakar, qui savait ce que la chré­tien­té de son pays lui devait, a fait plu­sieurs fois le voyage à Ecône pour ten­ter de per­sua­der Monseigneur Lefebvre de reve­nir à la pleine com­mu­nion avec le Saint Père. Il obte­nait tou­jours la réponse sui­vante : « Mais quel man­dat avez-​vous pour me dire cela ? Qu’est-​ce qui me prouve que ce dont vous m’as­su­rez sera effec­ti­ve­ment tenu ?»

Une décision réparatrice. 

La levée des excom­mu­ni­ca­tions est donc une ouvre de jus­tice et de répa­ra­tion. Si l’on devait excom­mu­nier tous ceux qui doutent de l’Eglise, cela ferait du vide dans bien des milieux. On débar­ras­se­rait l’Eglise de ceux qui pensent que sur des ques­tions essen­tielles elle s’est trom­pée dans le pas­sé, comme ceux qui pensent qu’elle se trompe aujourd’­hui là des­sus. D’ailleurs Jean-​Paul II vou­lait qu’en 2000 on demande par­don pour toutes les fautes com­mises au nom de l’Eglise, au cours de son his­toire. Mais il ne put rem­plir tota­le­ment son pro­gramme, qui incluait les fautes récentes.

Avec benoît XVI, cette omis­sion com­mence à être répa­rée. Allons ! « L’heure est venue d’ai­mer l’Eglise d’un cour nou­veau », disait déjà Paul VI, qui avait aus­si par­lé des fumées de Satan qui s’y était intro­duites par quelque fissure.

L’heure est à la réconciliation. 

Que tous se sou­viennent que si Dieu nous a par­don­né, nous devons faire de même. Benoît XVI nous y invite, quand il remarque que dans le pas­sé, lors des grandes cas­sures de l’Eglise, on n’a pas tou­jours fait tout ce qui était pos­sible pour les évi­ter. Ce péché ne lui sera pas impu­té. Au contraire, en accep­tant la levée de leur excom­mu­ni­ca­tion, les quatre évêques recon­naissent l’au­to­ri­té du Saint Père, et lors­qu’il leur fera remar­quer qu’il n’y a pas de mal dans la messe qu’il célèbre et le concile qu’il applique selon la tra­di­tion, ils seront bien obli­gés de se rendre ! 

Ainsi la déci­sion prise par le Saint Père pré­pare l’a­ve­nir. De la récon­ci­lia­tion des per­sonnes dépend la fécon­da­tion mutuelle des dif­fé­rentes écoles de spi­ri­tua­li­té. Soyons à l’é­coute de ce que l’Esprit dit aux Eglises ! 

Abbé Bernard Pellabeuf, ancien du sémi­naire Saint Pie X à Fribourg en Suisse de 1969 à 1970.