Le rôle du Père

« Si mon lec­teur me per­met un jeu de mots, j’ex­pli­que­rai un des aspects de la « pres­sion sociale vers le mal » par « la pres­sion sociale contre le mâle ». »

Abbé Didier Bonneterre (Fideliter n° 166)

Il est remar­quable de consta­ter que ce sont ceux qui ont le plus tra­vaillé à la libé­ra­tion des femmes qui déplorent aujourd’­hui la dis­pa­ri­tion des hommes.

La presse de gauche, au prin­temps der­nier, a lar­ge­ment ouvert ses colonnes à la crise de l’i­den­ti­té mas­cu­line. De Marianne à Libération en pas­sant par le Nouvel Observateur et l’Express, cha­cun y est allé de son enquête, en des termes tra­giques qui tra­duisent un pro­fond désar­roi social : « De la crise d’i­den­ti­té à l’an­goisse de la dis­pa­ri­tion » , ouvrait un dos­sier du Nouvel Obs de juin 2004. Philippe Muray, écri­vain de 58 ans, ne manque pas d’es­prit en écri­vant dans le même heb­do­ma­daire diri­gé par Jean Daniel :

« Ce qui défi­nit un homme aujourd’­hui, c’est lit­té­ra­le­ment la dis­pa­ri­tion de sa défi­ni­tion, qui était d’ailleurs une anti­dé­fi­ni­tion puisque le mot homme avait en propre de dési­gner à lui seul les hommes et les femmes. Dépouillé de ce pou­voir indif­fé­ren­cia­teur, tous les autres pres­tiges s’ef­fondrent Le pié­des­tal d’où il tombe est pré­ci­sé­ment celui du non-​sexuel où il trô­nait de par son nom géné­rique, et d’où s’or­don­nait l’hu­ma­ni­té sexué. Simultanément, celle-​ci l’est de moins en moins, et elle va faire payer cher à l’homme de n’être plus, après sa chute qu’un mâle sans qualités. »

Samuel Legastier, psy­chiatre et psy­cha­na­lyste, a de son côté une com­pa­rai­son éclai­rante. A la ques­tion du Nouvel Observateur « Qu’est-​ce qui arrive aux hommes ? », il répond :

« Ils sont comme ces anciennes puis­sances colo­niales qui ont per­du leur empire, et se demandent ce qui leur reste. »

Ébauchant une per­cep­tion du noeud du pro­blème, un ancien mili­tant de Mai 68, deve­nu à 57 ans un grand archi­tecte pari­sien, écrit pour ache­ver le constat de la même revue :

« Je suis catas­tro­phé par l’é­vo­lu­tion actuelle. Je pense que la dif­fé­ren­cia­tion hom­mes­femmes est abso­lu­ment fon­da­men­tale, dans la socié­té et dans la famille. Il faut un père et une mère. Si le père joue le rôle de la mère, les gosses n’ont plus de repères ; je ne sais même pas défi­nir le rôle du père. Il ne s’a­git pas tel­le­ment de le défi­nir, mais d’ad­mettre que les rôles sont dif­fé­rents. En se fémi­ni­sant, la socié­té s’est assexuée. L’homme a renon­cé à toute mani­fes­ta­tion virile, et déjà les femmes éprouvent ce manque. A terme, per­sonne n’y trou­ve­ra son compte, cha­cun déplo­re­ra de ne pas avoir d’i­den­ti­té. Moi, j’ai été à fond là-​dedans, la fémi­ni­sa­tion, parce que je trou­vais ça contem­po­rain. Maintenant, je fais le bilan et je me dis que c’est une erreur. »

L’enquête de Marianne, confuse et liber­taire, peut se résu­mer par son titre : « Le couple sens des­sus des­sous », et son sous-​titre : « Et les enfants dans tout ça ? ».
Michel Schneider étend le drame fami­lial à celui de la socié­té et de la poli­tique actuelle dans un livre pas­sion­nant : « Big mother, psy­cho­pa­tho­lo­gie de la vie poli­tique », paru en jan­vier 2005 chez Odile Jacob.

Cette « pres­sion sociale vers le mal », qui se carac­té­rise par « une pres­sion sociale contre le mâle », a tout de même trou­vé deux adver­saires de taille dans les milieux de la psy­chia­trie et de la pédiatrie.

Le célèbre Boris Cyrulnik vient d’é­crire un livre au titre ter­ri­ble­ment lucide : « Parler d’a­mour au bord du gouffre » (Odile Jacob). Il y dénonce en termes clairs la dis­pa­ri­tion des pères :

« Ce n’est pas très ori­gi­nal de dire que beau­coup d’hommes ne se sentent plus pères aujourd’­hui et sont en grande dif­fi­cul­té, fra­gi­li­sés ou car­ré­ment démis­sion­naires. Dans une famille affai­blie, où les rôles ont chan­gé, ils ne per­çoivent plus clai­re­ment leur place…Dans la famille moderne, le père est sym­bo­li­que­ment absent et pra­ti­que­ment trans­pa­rent. Les mères ont donc, sans for­cé­ment le vou­loir, cap­té le mono­pole des images iden­ti­fi­ca­trices et de l’affectivité. »

Cependant la palme du cou­rage doit être attri­buée au pédiatre Aldo Naouri qui vient d’é­crire chez la même Odile Jacob : « Les pères et les mères ». Il a don­né pour titre à son inter­view dans l’Express d’a­vril 2004 un appel à la mobi­li­sa­tion géné­rale « Pourquoi les pères doivent reprendre le pou­voir aux mères ». Tout un pro­gramme qui mérite que l’on s’y arrête.

Ce pédiatre de qua­rante années d’ex­pé­rience n’hé­site pas à écrire dans son dixième ouvrage :

« Les mères sont toutes-​puissantes, il faut les arrê­ter. Sauvons les enfants de la fusion inquiète dont elles les accablent. La mala­die la plus grave qui puisse affec­ter un être humain (sur­tout mas­cu­lin) en deve­nir, c’est d’être encom­bré d’une telle mère. »

Les pères et les mères flottent égarés dans la confusion des rôles

A tous les pères et mères qui ont tout essayé pour réus­sir l’é­du­ca­tion de leurs enfants, en par­ti­cu­lier avec les conseils de Françoise Dolto (on lira avec inté­rêt le livre de Guy Baret : « Comment rater l’é­du­ca­tion de votre enfant avec Françoise Dolto », publié chez Ramsay en 2003) et du doc­teur Spock, Aldo Naouri rappelle :

« Vous êtes au ser­vice de vos enfants. Mais vous ne leur ren­dez pas ser­vice. Jamais on ne s’est tant occu­pé, pré­oc­cu­pé des enfants, et jus­te­ment, assène-​t-​il, nos enfants vont mal. »

Et le vieux méde­cin libyen dénonce le désordre fami­lial contemporain :

« Le père, la mère, l’en­fant : tri­angle éter­nel dont on ne sait plus équi­li­brer les forces. Les pères et les mères flottent éga­rés dans la confu­sion des rôles. »

Il sou­tient que les uns et les autres doivent retour­ner à leur place, l’en­fant aus­si. Il n’est pas contre le par­tage des rôles et le pou­voir des femmes :

« Cela n’a rien à voir, dit-​il. Que les hommes fassent la vais­selle, c’est une chose. Mais il faut qu’ils jouent leur véri­table rôle de père, celui qui s’in­ter­pose entre la mère et l’enfant. »

Déjà dans « Les filles et leurs mères » (0. Jacob), il expli­quait com­ment une tierce per­sonne, le père, doit empê­cher la mère de se livrer à un abus de pouvoir.

« II ne faut pas arra­cher les enfants aux mères, mais arra­cher ces der­nières à leur enfant, pour qu’elles aiment et s’oc­cupent de leur mari. »

Aldo Naouri explique que

« les mères ont une pro­pen­sion natu­relle à vou­loir res­ter éter­nel­le­ment enceintes de leur enfant, ce qui génère chez ce der­nier un cer­tain nombre de troubles que les pédiatres constatent : depuis quelques années, le nombre d’en­fants en réédu­ca­tion de tout ordre s’est accru de façon consi­dé­rable. Alors que jamais les petits n’ont été en aus­si bonne san­té phy­sique, ils pré­sentent une quan­ti­té impor­tante de troubles. Et cela vient de la façon dont ils sont éle­vés. L’enfant qui ne demande qu’à res­ter dans le giron qui lui apporte tant de plai­sir n’est pas suf­fi­sam­ment aguer­ri. Les mères sont mues par une inquié­tude exces­sive. Elles ont l’im­pres­sion que si leur enfant s’é­loigne d’elles, sort d’elles, il risque la mort. »
« Heureusement, il y a les pères, les assis­tantes mater­nelles, l’é­cole… Certes, mais notre socié­té est deve­nue tota­le­ment mater­nante (cf. « Big mother » de Michel Schneider, 0. Jacob). Elle fait comme les mères, elle orga­nise autant que pos­sible la satis­fac­tion immé­diate et totale de tous les besoins. Elle y a inté­rêt : la paix sociale, aujourd’­hui, est à ce prix ! En réa­li­té, il n’y a pas de contre-​pouvoir aux mères. »

Chacun des deux parents, sans aucun appui socié­tal, se trouve lié à la vio­lence de ses pul­sions, c’est-​à-​dire, pour les mères, cette pro­pen­sion à exer­cer leur pou­voir pro­tec­teur. Il faut pré­ci­ser, va jus­qu’à dire Naouri, qu’au-​delà de 10 à 12 mois, l’al­lai­te­ment est exces­sif : il signi­fie que la mère tient à tout prix à gar­der son enfant. Une mère qui satis­fait sans relâche son enfant est sûre de le main­te­nir indé­fi­ni­ment sous sa dépen­dance et celle du plai­sir. Si on le main­tient ain­si, l’en­fant ne se construi­ra pas comme un adulte solide. Il sera tou­jours ten­té de prendre la pente la plus facile, de pro­fi­ter de l’oc­ca­sion. Il man­que­ra d’am­bi­tion et de dynamisme.

Aujourd’hui, il y a un malaise du côté de l’enfance :

« Tous les sou­cis que nous, pédiatres, ren­con­trons, tra­duisent un gros retard de matu­ra­tion psy­cho­lo­gique et affec­tive. On constate une mul­ti­pli­ca­tion des troubles qu’on voyait peu autre­fois troubles du lan­gage, de l’ap­pren­tis­sage de la motri­ci­té fine, de l’in­té­gra­tion du sché­ma cor­po­rel, des dys­lexies, des dys­or­tho­gra­phies, et des troubles du com­por­te­ment, agres­si­vi­té, hyper­ac­ti­vi­té, tyrannie. »
« C’est qu’il manque à ces enfants ce que j’ap­pelle le vécu du temps. Les femmes agissent comme si l’en­fant était pro­mis à la vie tant qu’il est en elles, et pro­mis à la mort dès qu’il en est sor­ti. Du coup, elles déploient contre ce des­tin une force consi­dé­rable, et tissent une sorte d’u­té­rus vir­tuel, exten­sible à l’in­fi­ni, qui se tra­duit par une ten­dance allant jus­qu’à accom­plir tous ses dési­rs. Mais, sou­mis à la loi de cet uté­rus pro­tec­teur, l’en­fant vit dans la néga­tion du temps qui s’é­coule. Il n’é­prouve pas le sen­ti­ment du manque. Il est satis­fait sur-​le-​champ. Et dès qu’il ne l’est plus, il subit une angoisse si forte qu’il a le sen­ti­ment de mou­rir, car il n’a jamais fait l’ex­pé­rience du temps qui s’é­coule sans le tuer. On a des enfants tyrans qui veulent tout, tout de suite, des hyper­ac­tifs qui courent par­tout pour se don­ner le sen­ti­ment d’exis­ter. Plus tard, on a des jeunes qui se droguent… »

La frus­tra­tion est le moteur de l’éducation

« Il est abso­lu­ment néces­saire que l’en­fant fasse l’ex­pé­rience pré­coce de la frus­tra­tion, pour­suit le doc­teur Naouri. Frustrer, ce n’est pas don­ner du plai­sir tout le temps. Tous les édu­ca­teurs nous diront que la frus­tra­tion est le moteur de l’é­du­ca­tion. Eduquer, en latin, c’est exdu­cere : conduire hors de… l’u­ni­vers uté­rin, bien sûr. »
« C’est là que doit inter­ve­nir abso­lu­ment celui que j’ap­pelle le père sym­bo­lique – ce n’est pas le père qui imite la mère et fait du mater­nage – c’est cette per­sonne qui fait que, quand il est dans les parages, la maman a l’air sou­dain moins puis­sante. Elle a une rela­tion très inves­tie à cet homme. C’est l’é­poux qui, dési­gné par la mère, va per­mettre la mise en place d’une bonne dis­tance entre celle-​ci et l’en­fant. C’est le père qui per­met à l’en­fant de se consruire, qui lui rend pos­sible la struc­tu­ra­tion psy­chique. Cet homme, l’en­fant doit per­ce­voir très vite que sa mère l’aime autant que lui. »
« L’intervention directte du père prend une force extrême et doit être réser­vée aux grandes occa­sions : elle ne sera pas usée par l’ha­bi­tude. Pour être le meilleur père pos­sible, il faut que, votre vie durant, la mère de vos enfants soit amou­reuse de vous. »

Aldo Naouri ter­mine par quelques conseils très concrets aux mères :

« Il faut vac­ci­ner l’en­fant contre l’an­goisse. Le moyen le plus simple est de nour­rir les enfants à heures et en quan­ti­té fixes. Cela va les frus­trer très tôt ; or on s’ha­bi­tue à la frus­tra­tion pré­coce : elle per­met d’in­té­grer l’i­dée qu’on peut vivre des moments sans plai­sir, et sans risque d’en mou­rir. On n’au­ra plus les vio­lentes crises d’op­po­si­tion des enfants tyrans, les ado­les­cents abo­mi­nables parce qu’ils n’ont pas réglé ces pro­blèmes dans leur petite enfance. Faire cette pro­po­si­tion aux mères, c’est aus­si leur offrir un cadre qui leur per­met, à elles aus­si, de ne pas céder à l’an­goisse de la per­fec­tion mater­nelle. Si l’on pro­tège la mère de ce besoin de satis­faire son enfant, elle pour­ra inves­tir sa fémi­ni­té et s’in­té­res­ser aux besoins de son mari. »

En effet, sans ces mesures de sagesse, les pre­miers mois, les mères sont à 95 % mères et à 5 % femmes. Il fau­drait qu’elles soient à 50 % l’une et à 50 % l’autre. Il n’est pas bon que l’en­fant soit la seule source de satis­fac­tion de sa mère. S’il y avait un mes­sage à lan­cer, pour Aldo Naouri, ce serait celui-ci :

« Soyez un couple, vous serez de meilleurs parents. »

La pen­sée d’Aldo Naouri, sans réfé­rence chré­tienne, est cepen­dant le sub­strat natu­rel sur lequel se construit le Royaume de la grâce. Gratia non tol­lit natu­ram, sed per­fe­cit : La grâce ne détruit pas la nature, mais la par­fait. C’est fabri­quer des petits diables que de pré­tendre édu­quer ses enfants sans réfé­rence à ces redé­cou­vertes de bon sens qu’en­seigne, à contre­cou­rant de ses pré­dé­ces­seurs, cet émi­nent pédiatre.

Didier Bonneterre†