Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

21 mars 1947

Lettre encyclique Fulgens radiatur

Sur Saint Benoît, à l'occasion du 14e centenaire de sa mort

Table des matières

Donné à Rome, près Saint Pierre, le 21e jour du mois de Mars,
en la fête de Saint Benoît, l’an 1947

A nos Vénérables Frères les Patriarches, Primats, Archevêques, évêques et autres Ordinaires en paix et com­mu­nion avec le Siège apos­to­lique, ain­si qu’à tout le cler­gé et aux fidèles de l’univers catholique

Vénérables Frères,

Salut et Bénédiction apostolique !

Rayonnant comme un astre dans les ténèbres de la nuit, Benoît de Nursie honore non seule­ment l’Italie, mais l’Eglise tout entière. Celui qui observe sa vie illustre et étu­die sur les docu­ments authen­tiques l’époque téné­breuse et trouble qui fut la sienne, éprouve sans aucun doute la véri­té des divines paroles par les­quelles le Christ pro­mit à ses Apôtres et à la socié­té fon­dée par lui : « Je serai avec vous tous les jours jusqu’à la fin des siècles. » (Mt 28, 20). Certainement à aucune époque, ces paroles et cette pro­messe ne perdent de leur force, mais elles se réa­lisent au cours de tous les siècles, qui sont entre les mains de la divine Providence. Davantage, quand les enne­mis du nom chré­tien l’attaquent avec plus de fureur, quand la barque por­tant le sort de Pierre est agi­tée par des bour­rasques plus vio­lentes, quand tout semble aller à la dérive et que ne luit plus aucun espoir de secours humain, voi­ci qu’alors appa­raît le Christ, garant, conso­la­teur, pour­voyeur de force sur­na­tu­relle, par laquelle il excite ses nou­veaux ath­lètes à défendre le monde catho­lique, à le renou­ve­ler, et à lui sus­ci­ter, avec l’inspiration et le secours de la grâce divine, des pro­grès tou­jours plus étendus.

Parmi eux res­plen­dit d’une vive lumière notre Saint « Benoît » « qui l’est et de grâce et de nom »1, et qui par une dis­po­si­tion spé­ciale de la divine Providence, se dresse au milieu des ténèbres du siècle, à l’heure où se trou­vaient très gra­ve­ment com­pro­mises les condi­tions d’existence, non seule­ment de l’Eglise, mais de toute la civi­li­sa­tion poli­tique et humaine. L’Empire romain, qui était par­ve­nu au faîte d’une si grande gloire et qui s’était agglo­mé­ré tant de peuples, de races et de nations grâce à la sage modé­ra­tion et à l’équité de son droit, de telle sorte qu’on « aurait pu l’appeler avec plus de véri­té un patro­nat sur le monde entier qu’un Empire »2, désor­mais, comme toutes les choses ter­restres, en était venu à son déclin ; car, affai­bli et cor­rom­pu à l’intérieur, ébran­lé sur ses fron­tières par les inva­sions bar­bares, se ruant du sep­ten­trion, il avait été écra­sé dans les régions occi­den­tales, sous ses ruines immenses.

Dans une si vio­lente tem­pête et au milieu de tant de remous, d’où vint luire l’espérance sur la com­mu­nau­té des hommes, d’où se levèrent pour elle le secours et la défense capables de la sau­ver du nau­frage, elle-​même et quelques restes à tout le moins de ses biens ? Justement de l’Eglise catho­lique. Les entre­prises de ce monde, en effet, et toutes les ins­ti­tu­tions de l’homme, l’une après l’autre au cours des âges, s’accroissent, atteignent à leur som­met, et puis de leur propre poids, déclinent, tombent et dis­pa­raissent ; au contraire la com­mu­nau­té fon­dée par notre divin Rédempteur, tient de lui la pré­ro­ga­tive d’une vie supé­rieure et d’une force indé­fec­tible ; ain­si entre­te­nue et sou­te­nue par lui, elle sur­monte vic­to­rieu­se­ment les injures des temps, des évé­ne­ments et des hommes, au point de faire sur­gir de leurs dis­grâces et de leurs ruines une ère nou­velle et plus heu­reuse en même temps qu’elle crée et élève dans la doc­trine chré­tienne et dans le sens chré­tien une nou­velle socié­té de citoyens, de peuples et de nations. Or il Nous plaît, Vénérables Frères, de rap­pe­ler briè­ve­ment et à grands traits dans cette Encyclique la part que prit Benoît à l’œuvre de cette res­tau­ra­tion et de ce renou­veau, l’année même, à ce qu’il semble, du qua­tor­zième cen­te­naire, depuis le jour où, ayant ache­vé ses innom­brables tra­vaux pour la gloire de Dieu et le salut des hommes, il chan­gea l’exil de cette terre pour la patrie du ciel.

I. La figure historique de saint Benoît

« Né de noble race dans la pro­vince de Nursie »1, Benoît « fut rem­pli de l’esprit de tous les justes »3, et il sou­tint mer­veilleu­se­ment le monde chré­tien par sa ver­tu, sa pru­dence et sa sagesse. Car, tan­dis que le siècle s’était vieilli dans le vice, que l’Italie et l’Europe offraient l’affreux spec­tacle d’un champ de bataille pour les peuples en conflit, et que les ins­ti­tu­tions monas­tiques, elle-​mêmes, souillées par la pous­sière de ce monde, étaient moins fortes qu’il n’aurait fal­lu pour résis­ter aux attraits de la cor­rup­tion et les repous­ser, Benoît, par son action et sa sain­te­té écla­tantes, témoi­gna de l’éternelle jeu­nesse de l’Eglise, res­tau­ra par la parole et par l’exemple la dis­ci­pline des mœurs, et entou­ra d’un rem­part de lois plus effi­caces et plus sanc­ti­fiantes la vie reli­gieuse des cloîtres. Plus encore : par lui-​même et par ses dis­ciples, il fit pas­ser les peu­plades bar­bares d’un genre de vie sau­vage à une culture humaine et chré­tienne, et les conver­tis­sant à la ver­tu, au tra­vail, aux occu­pa­tions paci­fiques des arts et des lettres, il les unit entre eux par les liens des rela­tions sociales et de la cha­ri­té fraternelle.

Dès sa prime jeu­nesse, il se rend à Rome, pour s’occuper de l’étude des sciences libé­rales4 ; mais, à sa très grande tris­tesse, il se rend compte que des héré­sies et des erreurs de toute sorte s’insinuent, les trom­pant et les défor­mant, en beau­coup d’esprits ; il voit les mœurs pri­vées et publiques tom­ber en déca­dence, un grand nombre de jeunes sur­tout, mon­dains et effé­mi­nés, se vau­trer lamen­ta­ble­ment dans la fange des volup­tés ; si bien qu’avec rai­son on pou­vait affir­mer de la socié­té romaine : « Elle meurt et elle rit. C’est pour­quoi, dans toutes les par­ties du monde, des larmes suivent nos rires »5. Cependant Benoît, pré­ve­nu par la grâce de Dieu, « ne s’adonna à aucun de ces plai­sirs,… mais, voyant beau­coup de ses com­pa­gnons côtoyer les abîmes du vice et y tom­ber, il reti­ra le pied qu’il y avait posé presque dès son entrée dans le monde… Renonçant aux études lit­té­raires, il quit­ta la mai­son pater­nelle et tous ses biens, ne dési­rant plaire désor­mais qu’à Dieu, et il cher­cha une sainte manière de vivre »1. Il dit un cor­dial adieu aux com­mo­di­tés de la vie et aux appâts d’un monde cor­rom­pu, de même qu’à l’attrait de la for­tune et aux emplois hono­rables aux­quels son âge mûr pou­vait pré­tendre. Quittant Rome, il se reti­ra dans des régions boi­sées et soli­taires où il lui serait loi­sible de vaquer à la contem­pla­tion des réa­li­tés sur­na­tu­relles. Il gagna ain­si Subiaco, où s’enfermant dans une étroite caverne, il com­men­ça à mener une vie plus divine qu’humaine.

Caché avec le Christ en Dieu (Cf. Col 3, 3), il s’efforça très effi­ca­ce­ment durant trois ans à pour­suivre cette per­fec­tion évan­gé­lique et cette sain­te­té aux­quelles il se sen­tait appe­lé par une ins­pi­ra­tion divine. Fuir tout ce qui est ter­restre pour n’aspirer de toutes ses forces qu’à ce qui est céleste ; conver­ser jour et nuit avec Dieu, et Lui adres­ser de fer­ventes prières pour son salut et celui du pro­chain ; répri­mer et maî­tri­ser le corps par une mor­ti­fi­ca­tion volon­taire ; réfré­ner et domi­ner les mou­ve­ments désor­don­nés des sens : telle fut sa règle. Dans cette manière de vivre et d’agir, il goû­tait une si douce sua­vi­té inté­rieure qu’il pre­nait en suprême dégoût les richesses et com­mo­di­tés de la terre et en oubliait même les charmes qu’il avait éprou­vés jadis. Un jour que l’ennemi du genre humain le tour­men­tait des plus vio­lents aiguillons de la concu­pis­cence, Benoît, âme noble et forte, résis­ta sur le champ avec toute l’énergie de sa volon­té ; et se jetant au milieu des ronces et des orties, il étei­gnit par leurs piqûres volon­taires le feu qui le brû­lait au dedans ; sor­ti de la sorte vain­queur de lui-​même, il fut en récom­pense confir­mé dans la grâce divine. « Depuis lors, comme il le racon­ta plus tard à ses dis­ciples, la ten­ta­tion impure fut si domp­tée en lui qu’il n’éprouvât plus rien de sem­blable… Libre ain­si du pen­chant au vice, il devint désor­mais à bon droit maître de ver­tus »6.

Renfermé dans la grotte de Subiaco durant ce long espace de vie obs­cure et soli­taire, Notre Saint se confir­ma et s’aguerrit dans l’exercice de la sain­te­té ; il jeta ces solides fon­de­ments de la per­fec­tion chré­tienne sur les­quels il lui serait per­mis d’élever par la suite un édi­fice d’une pro­di­gieuse hau­teur. Comme vous le savez bien, Vénérables Frères, les œuvres d’un saint zèle et d’un saint apos­to­lat res­tent sans aucun doute vaines et infruc­tueuses si elles ne partent pas d’un cœur riche en ces res­sources chré­tiennes, grâce aux­quelles les entre­prises humaines peuvent, avec le secours divin, tendre sans dévier à la gloire de Dieu et au salut des âmes. De cette véri­té Benoît avait une intime et pro­fonde convic­tion ; c’est pour­quoi, avant d’entreprendre la réa­li­sa­tion et l’achèvement de ces gran­dioses pro­jets aux­quels il se sen­tait appe­lé par le souffle de l’Esprit Saint, il s’efforça de tout son pou­voir, et il deman­da à Dieu par d’instantes prières, de repro­duire excel­lem­ment en lui ce type de sain­te­té, com­po­sé selon l’intégrité de la doc­trine évan­gé­lique, qu’il dési­rait ensei­gner aux autres.

Mais la renom­mée de son extra­or­di­naire sain­te­té se répan­dait dans les envi­rons, et elle aug­men­tait de jour en jour. Aussi non seule­ment les moines qui demeu­raient à proxi­mi­té vou­lurent se mettre sous sa direc­tion, mais une foule d’habitants eux-​mêmes com­men­cèrent à venir en groupes auprès de lui, dési­reux d’entendre sa douce voix, d’admirer son excep­tion­nelle ver­tu et de voir ces miracles que par un pri­vi­lège de Dieu il opé­rait assez sou­vent. Bien plus, cette vive lumière qui rayon­nait de la grotte obs­cure de Subiaco, se pro­pa­gea si loin qu’elle par­vint en de loin­taines régions. Aussi « nobles et per­sonnes reli­gieuses de la ville de Rome com­men­cèrent à venir à lui, et ils lui don­naient leurs fils à éle­ver pour le Tout-​Puissant »7.

Notre Saint com­prit alors que le temps fixé par le décret de Dieu était venu de fon­der un ordre reli­gieux, et de le confor­mer à tout prix à la per­fec­tion évan­gé­lique. Cette œuvre débu­ta sous les plus heu­reux aus­pices. Beaucoup, en effet, « furent ras­sem­blés par lui en ce lieu pour le ser­vice du Dieu Tout-​Puissant…, si bien qu’il put, avec l’aide du Tout-​Puissant Seigneur Jésus-​Christ, y construire douze monas­tères, à cha­cun des­quels il assi­gna douze moines sous des supé­rieurs dési­gnés ; il en retint quelques-​uns avec lui, ceux qu’il jugea devoir être for­més en sa pré­sence »7.

Toutefois, au moment où, – comme Nous l’avons dit ‚– l’initiative pro­cé­dait heu­reu­se­ment, où elle com­men­çait à pro­duire d’abondants fruits de salut et en pro­met­tait plus encore pour l’avenir, Notre Saint, avec une immense tris­tesse dans l’âme, vit se lever sur les mois­sons gran­dis­santes une noire tem­pête, sou­le­vée par une jalou­sie aiguë et entre­te­nue par des dési­rs d’ambition ter­restre. Benoît était gui­dé par une pru­dence non humaine, mais divine ; pour que cette haine, qui s’était déchaî­née sur­tout contre lui, ne tour­nât point, par mal­heur, au dom­mage de ses fils, « il céda le pas à l’envie ; mit ordre à tous les lieux de prière construits par lui, en rem­pla­çant les supé­rieurs et en ajou­tant de nou­veaux frères ; puis, ayant pris avec lui quelques moines, il chan­gea l’endroit de sa rési­dence »8. C’est pour­quoi, se fiant à Dieu et sûr de son très effi­cace secours, il s’en alla vers le sud, et s’établit dans la loca­li­té « appe­lée Mont Cassin, au flanc d’une haute mon­tagne… ; sur l’emplacement d’un très ancien temple, où un peuple igno­rant et rus­tique véné­rait Apollon à la manière des vieux païens. Tout à l’entour, des bois consa­crés au culte des démons avaient gran­di, et, à cette époque encore, une mul­ti­tude insen­sée d’infidèles s’y livrait à des sacri­fices sacri­lèges. A peine arri­vé l’homme de Dieu bri­sa l’idole, ren­ver­sa l’autel, incen­dia les bos­quets sacrés ; sur le temple même d’Apollon il édi­fia la cha­pelle du Bienheureux Martin, et là où se trou­vait l’autel du même Apollon il construi­sit l’oratoire de S. Jean ; enfin, par sa conti­nuelle pré­di­ca­tion, il conver­tit à la foi les popu­la­tions qui habi­taient aux envi­rons »9.

Le Mont-​Cassin, tout le monde le sait, a été la demeure prin­ci­pale du S. Patriarche et le prin­ci­pal théâtre de sa ver­tu et de sa sain­te­té. Des som­mets de ce mont, quand presque de toutes parts les ténèbres de l’ignorance et des vices se pro­pa­geaient dans un effort pour tout recou­vrir et pour tout rui­ner, res­plen­dit une lumière nou­velle qui, ali­men­tée par les ensei­gne­ments et la civi­li­sa­tion des peuples anciens, et sur­tout échauf­fée par la doc­trine chré­tienne ; éclai­ra les peuples et les nations qui erraient à l’aventure, les rap­pe­la et les diri­gea vers la véri­té et le droit che­min. Si bien qu’on peut affir­mer à bon droit que le saint monas­tère édi­fié là devint le refuge et la for­te­resse des plus hautes sciences et de toutes les ver­tus, et en ces temps trou­blés « comme le sou­tien de l’Eglise et le rem­part de la foi »10.

C’est là que Benoît por­ta l’institution monas­tique à ce genre de per­fec­tion, auquel depuis long­temps il s’était effor­cé par ses prières, ses médi­ta­tions et ses expé­riences. Tel semble bien être, en effet, le rôle spé­cial et essen­tiel à lui confié par la divine Providence : non pas tant appor­ter de l’Orient en Occident l’idéal de la vie monas­tique, que l’harmoniser et l’adapter avec bon­heur au tem­pé­ra­ment, aux besoins et aux habi­tudes des peuples de l’Italie et de toute l’Europe. Par ses soins donc, à la sereine doc­trine ascé­tique qui flo­ris­sait dans les monas­tères de l’Orient, se joi­gnit la pra­tique d’une inces­sante acti­vi­té, per­met­tant de « com­mu­ni­quer à autrui les véri­tés contem­plées »11, et, non seule­ment de rendre fer­tiles des terres incultes, mais de pro­duire par les fatigues de l’apostolat des fruits spi­ri­tuels. Ce que la vie soli­taire avait d’âpre, d’inadapté à tous et même par­fois de dan­ge­reux pour cer­tains, il l’adoucit et le tem­pé­ra par la com­mu­nau­té fra­ter­nelle de la famille béné­dic­tine, où, suc­ces­si­ve­ment adon­née à la prière, au tra­vail, aux études sacrées et pro­fanes, la douce tran­quilli­té de l’existence ne connaît cepen­dant ni oisi­ve­té ni dégoût ; où l’action et le tra­vail, loin de fati­guer l’esprit et l’âme, de les dis­si­per et de les absor­ber en futi­li­tés, les ras­sé­rènent plu­tôt, les for­ti­fient et les élèvent aux choses du ciel. Ni excès de rigueur, en effet, dans la dis­ci­pline, ni excès de sévé­ri­té dans les mor­ti­fi­ca­tions, mais avant tout l’amour de Dieu et une cha­ri­té fra­ter­nel­le­ment dévouée envers tous : voi­là ce qui est ordon­né. Si tant est que Benoît « équi­li­bra sa règle de manière que les forts dési­rent faire davan­tage et que les faibles ne soient pas rebu­tés par son aus­té­ri­té… Il s’appliquait à régir les siens par l’amour plu­tôt qu’à les domi­ner par la crainte »12. Prévenu, cer­tain jour, qu’un ana­cho­rète s’était lié avec des chaînes et enfer­mé dans une caverne, pour ne plus pou­voir retour­ner au péché et à la vie du siècle, il le répri­man­da dou­ce­ment en disant : « Si tu es un ser­vi­teur de Dieu, ce n’est pas une chaîne de fer, mais la chaîne du Christ qui doit te rete­nir »13.

C’est ain­si qu’aux cou­tumes et pré­ceptes propres à la vie éré­mi­tique, qui la plu­part du temps n’étaient pas net­te­ment fixés et codi­fiés, mais dépen­daient sou­vent du caprice du supé­rieur, suc­cé­da la règle monas­tique de S. Benoît, chef d’œuvre de la sagesse romaine et chré­tienne, où les droits, les devoirs et les offices des moines sont tem­pé­rés par la bon­té et la cha­ri­té évan­gé­liques, et qui a eu et a encore tant d’efficacité pour sti­mu­ler un grand nombre à la pour­suite de la ver­tu et de la sainteté.

Dans cette règle béné­dic­tine, la pru­dence se joint à la sim­pli­ci­té, l’humilité chré­tienne s’associe au cou­rage géné­reux ; la dou­ceur tem­père la sévé­ri­té et une saine liber­té enno­blit la néces­saire obéis­sance. En elle, la cor­rec­tion conserve toute sa vigueur, mais l’indulgence et la bon­té l’agrémentent de sua­vi­té ; les pré­ceptes gardent toute leur fer­me­té, mais l’obéissance donne repos aux esprits et paix aux âmes ; le silence plaît par sa gra­vi­té, mais la conver­sa­tion s’orne d’une douce grâce ; enfin l’exercice de l’autorité ne manque pas de force, mais la fai­blesse ne manque pas de sou­tien14.

Il n’y a donc pas à s’étonner que tous les gens sen­sés d’aujourd’hui exaltent de leurs louanges la « règle monas­tique écrite par S. Benoît, règle fort remar­quable par sa dis­cré­tion et par la lumi­neuse clar­té de son expres­sion »15 ; et il Nous plaît d’en sou­li­gner ici et d’en déga­ger les traits essen­tiels, avec la confiance que Nous ferons œuvre agréable et utile non seule­ment à la nom­breuse famille du S. Patriarche, mais à tout le cler­gé et à tout le peuple chrétien.

La com­mu­nau­té monas­tique est consti­tuée et orga­ni­sée à l’image d’une mai­son chré­tienne, dont l’abbé, ou céno­biarche, comme un père de famille, a le gou­ver­ne­ment, et tous doivent dépendre entiè­re­ment de sa pater­nelle auto­ri­té. « Nous jugeons expé­dient – écrit S. Benoît – pour la sau­ve­garde de la paix et de la cha­ri­té, que le gou­ver­ne­ment du monas­tère dépende de la volon­té de l’abbé »16. Aussi tous et cha­cun doivent-​ils lui obéir très fidè­le­ment par obli­ga­tion de conscience17, voir et res­pec­ter en lui l’autorité divine elle-​même. Toutefois que celui qui, en fonc­tion de la charge reçue, entre­prend de diri­ger les âmes des moines et de les sti­mu­ler à la per­fec­tion de la vie évan­gé­lique, se sou­vienne et médite avec grand soin qu’il devra un jour en rendre compte au Juge suprême18 ; qu’il se com­porte donc, dans cette très lourde charge, de manière à méri­ter une juste récom­pense « quand se fera la red­di­tion des comptes au ter­rible juge­ment de Dieu »19. En outre, toutes les fois que des affaires de plus grande impor­tance devront être trai­tées dans son monas­tère, qu’il ras­semble tous ses moines, qu’il écoute leurs avis libre­ment expo­sés et qu’il en fasse un sérieux exa­men avant d’en venir à la déci­sion qui lui paraî­tra la meilleure17.

Dès les débuts pour­tant, une grave dif­fi­cul­té et une épi­neuse ques­tion furent sou­le­vées, à pro­pos de la récep­tion ou du ren­voi des can­di­dats à la vie monas­tique. En effet, des hommes de toute ori­gine, de tout pays, de toute condi­tion sociale accou­raient dans les monas­tères pour y être admis : Romains et bar­bares, hommes libres et esclaves, vain­queurs et vain­cus, beau­coup de nobles patri­ciens et d’humbles plé­béiens. C’est avec magna­ni­mi­té et déli­ca­tesse fra­ter­nelle que Benoît réso­lut heu­reu­se­ment ce pro­blème ; « car, dit-​il, esclaves ou hommes libres, nous sommes tous un dans le Christ, et sous le même Seigneur nous ser­vons à éga­li­té dans sa milice… Que la cha­ri­té soit donc la même en tous ; qu’une même dis­ci­pline s’exerce pour tous selon leurs mérites »19. A tous ceux qui ont embras­sé son Institut, il ordonne que « tout soit com­mun pour l’avantage de tous »20, non par force ou contrainte en quelque sorte, mais spon­ta­né­ment et avec une volon­té géné­reuse. Que tous en outre soient main­te­nus dans l’enceinte du monas­tère par la sta­bi­li­té de la vie reli­gieuse, de telle façon pour­tant qu’ils vaquent non seule­ment à la prière et à l’étude21, mais aus­si à la culture des champs21, aux métiers manuels22 et enfin aux saints tra­vaux de l’apostolat. Car « l’oisiveté est l’ennemie de l’âme ; c’est pour­quoi à des heures déter­mi­nées les frères doivent être occu­pés au tra­vail des mains… »23. Toutefois que, pour tous, le pre­mier devoir, celui qu’ils doivent s’efforcer de rem­plir avec le plus de dili­gence et de soin, soit de ne rien faire pas­ser avant l’office divin (« opus Dei »)24. Car bien que « nous sachions que Dieu est pré­sent par­tout… nous devons cepen­dant le croire sans la plus minime hési­ta­tion quand nous assis­tons à l’office divin… Réfléchissons donc sur la manière qu’il convient de nous tenir en pré­sence de Dieu et des anges, et psal­mo­dions de façon que notre esprit s’harmonise avec notre voix. »25

Par ces normes et maximes plus impor­tantes, qu’il Nous a paru bon de dégus­ter pour ain­si dire dans la Règle béné­dic­tine, il est facile de dis­cer­ner et d’apprécier non seule­ment la pru­dence de cette règle monas­tique, son oppor­tu­ni­té et sa mer­veilleuse cor­res­pon­dance et accord avec la nature de l’homme, mais aus­si son impor­tance et son extrême élé­va­tion. Car, dans ce siècle bar­bare et tur­bu­lent, la culture des champs, les arts méca­niques et indus­triels, l’étude des sciences sacrées et pro­fanes, étaient tota­le­ment dépré­ciés et mal­heu­reu­se­ment délais­sés de tous ; dans les monas­tères béné­dic­tins, au contraire, alla sans cesse crois­sante une foule presque innom­brable d’agriculteurs, d’artisans et de savants qui, cha­cun selon ses talents, par­vinrent, non seule­ment à conser­ver intactes les pro­duc­tions de l’antique sagesse, mais à paci­fier de nou­veau, à unir et à occu­per acti­ve­ment des peuples vieux et jeunes sou­vent en guerre entre eux ; et ils réus­sirent à les faire pas­ser de la bar­ba­rie renais­sante, des haines dévas­ta­trices et des rapines à des habi­tudes de poli­tesse humaine et chré­tienne, à l’endurance dans le tra­vail, à la lumière de la véri­té et à la reprise des rela­tions nor­males entre nations, s’inspirant de la sagesse et de la charité.

Mais ce n’est pas tout ; car, dans l’Institut de la vie Bénédictine, l’essentiel est que tous, autant les tra­vailleurs manuels qu’intellectuels, aient à cœur et s’efforcent le plus pos­sible d’avoir l’âme conti­nuel­le­ment tour­née vers le Christ, et brû­lant de sa très par­faite cha­ri­té. En effet, les biens de ce monde, même tous ras­sem­blés, ne peuvent ras­sa­sier l’âme humaine que Dieu a créée pour le cher­cher lui-​même ; mais ils ont bien plu­tôt reçu de leur Auteur la mis­sion de nous mou­voir et de nous conver­tir, comme par paliers suc­ces­sifs, jusqu’à sa pos­ses­sion. C’est pour­quoi il est tout d’abord indis­pen­sable que « rien ne soit pré­fé­ré à l’amour du Christ »26, « que rien ne soit esti­mé de plus haut prix que le Christ »27 ; « qu’absolument rien ne soit pré­fé­ré au Christ, qui nous conduit à la vie éter­nelle ».28

A cet ardent amour du Divin Rédempteur doit cor­res­pondre l’amour des hommes, que nous devons tous embras­ser comme des frères, et aider de toute façon. C’est pour­quoi, à l’encontre des haines et des riva­li­tés qui dressent et opposent les hommes les uns aux autres ; des rapines, des meurtres et des innom­brables maux et misères, consé­quences de cette trouble agi­ta­tion de gens et de choses, Benoît recom­mande aux siens ces très saintes lois : « Qu’on montre les soins les plus empres­sés dans l’hospitalité, spé­cia­le­ment à l’égard des pauvres et des pèle­rins, car c’est le Christ que l’on accueille davan­tage en eux »29. « Que tous les hôtes qui nous arrivent soient accueillis comme le Christ, car c’est Lui qui dira un jour : J’ai été étran­ger, et vous m’avez accueilli »29. « Avant tout et par-​dessus tout, que l’on ait soin des malades, afin de les ser­vir comme le Christ lui-​même, car il a dit : J’étais malade, et vous m’avez visi­té »30.

Inspiré et empor­té de la sorte par un amour très par­fait de Dieu et du pro­chain, Benoît condui­sit son entre­prise à bonne fin, jusqu’à la per­fec­tion. Et quand tres­saillant de joie et rem­pli de mérites, il aspi­rait déjà les brises célestes de l’éternelle féli­ci­té et en goû­tait à l’avance les dou­ceurs, « le sixième jour avant sa mort…, il fit creu­ser sa tombe. Consumé bien­tôt de fièvre, il com­men­ça à res­sen­tir l’ardente brû­lure du feu inté­rieur ; et comme la mala­die s’aggravait de plus en plus, le sixième jour il se fit por­ter par ses dis­ciples à l’église ; là il se pour­vut, pour l’ultime voyage, de la récep­tion du Corps et du Sang du Seigneur, et entre les bras de ses fils qui sou­te­naient ses membres défi­cients, les mains levées vers le ciel, il se tint immo­bile et, en mur­mu­rant encore des paroles de prière, il ren­dit le der­nier sou­pir »31.

II. Bienfaits de S. Benoît et de son Ordre pour l’Eglise et la Civilisation

Lorsque, par une pieuse mort, le très saint Patriarche se fut envo­lé au ciel, l’ordre de moines qu’il avait fon­dé, loin de tom­ber en déca­dence, sem­bla bien plu­tôt, non seule­ment conduit, nour­ri et façon­né à chaque ins­tant par ses vivants exemples, mais encore main­te­nu et for­ti­fié par son céleste patro­nage, au point de connaître d’année en année de plus larges développements.

Avec quelle force et effi­ca­ci­té l’Ordre béné­dic­tin exer­ça son heu­reuse influence au temps de sa pre­mière fon­da­tion, que de nom­breux et grands ser­vices il ren­dit aux siècles sui­vants, tous ceux-​là doivent le recon­naître, qui dis­cernent et appré­cient sai­ne­ment les évé­ne­ments humains, non selon des idées pré­con­çues, mais au témoi­gnage de l’histoire. Car, outre que, nous l’avons dit, les moines Bénédictins furent presque les seuls, en des siècles téné­breux, au milieu d’une telle igno­rance des hommes et de si grandes ruines maté­rielles, à gar­der intacts les savants manus­crits et les richesses des belles lettres, à les trans­crire très soi­gneu­se­ment et à les com­men­ter, ils furent encore des tout pre­miers à culti­ver les arts, les sciences, l’enseignement, et à les pro­mou­voir de toutes leurs indus­tries. De la sorte, ain­si que l’Eglise catho­lique, sur­tout pen­dant les trois pre­miers siècles de son exis­tence, se for­ti­fia et s’accrut d’une façon mer­veilleuse par le sang sacré de ses mar­tyrs, et ain­si qu’à cette date et aux époques sui­vantes l’intégrité de sa divine doc­trine fut sau­ve­gar­dée contre les attaques per­fides des héré­tiques par l’activité vigou­reuse et sage des Saints Pères, on est de même en droit d’affirmer que l’Ordre béné­dic­tin et ses flo­ris­sants monas­tères furent sus­ci­tés par la sagesse et l’inspiration de Dieu : cela pour qu’à l’heure même où s’écroulait l’Empire romain et où des peuples bar­bares, qu’excitait la furie guer­rière, l’envahissaient de tous côtés, la chré­tien­té pût répa­rer ses pertes, et de plus, avec une vigi­lance inlas­sable, ame­ner des peuples nou­veaux, qu’avaient domp­tés la véri­té et la cha­ri­té de l’Evangile, à la concorde fra­ter­nelle, à un tra­vail fécond, en un mot à la ver­tu, qui est régie par les ensei­gne­ments de notre Rédempteur et ali­men­tée par sa grâce.

Car, de même qu’aux siècles pas­sés les légions Romaines s’en allaient sur les routes consu­laires pour ten­ter d’assujettir toutes les nations à l’empire de la Ville Eternelle, ain­si des cohortes innom­brables de moines, dont les armes ne « sont pas celles de la chair, mais la puis­sance même de Dieu » (2 Cor 10, 4), sont alors envoyées par le Souverain Pontife pour pro­pa­ger effi­ca­ce­ment le règne paci­fique de Jésus-​Christ jusqu’aux extré­mi­tés de la terre, non par l’épée, non par la force, non par le meurtre, mais par la Croix et par la char­rue, par la véri­té et par l’amour.

Partout où posaient le pied ces troupes sans armes, for­mées de pré­di­ca­teurs de la doc­trine chré­tienne, d’artisans, d’agriculteurs et de maîtres dans les sciences humaines et divines, les terres boi­sées et incultes étaient ouvertes par le fer de la char­rue ; les arts et les sciences y éle­vaient leurs demeures ; les habi­tants sor­tis de leur vie gros­sière et sau­vage, étaient for­més aux rela­tions sociales et à la culture, et devant eux brillait en un vivant exemple la lumière de l’Evangile et de la ver­tu. Des apôtres sans nombre, qu’enflammait la céleste cha­ri­té, par­cou­rurent les régions encore incon­nues et agi­tées de l’Europe ; ils arro­sèrent celles-​ci de leurs sueurs et de leur sang géné­reux, et, après les avoir paci­fiées, ils leur por­tèrent la lumière de la véri­té catho­lique et de la sain­te­té. Si bien que l’on peut affir­mer à juste titre que, si Rome, déjà grande par ses nom­breuses vic­toires avait éten­du le sceptre de son empire sur terre et sur mer, grâce à ces apôtres pour­tant, « les gains que lui valut la valeur mili­taire furent moindres que ce que lui assu­jet­tit la paix chré­tienne »32. De fait, non seule­ment l’Angleterre, la Gaule, les Pays Bataves, la Frise, le Danemark, la Germanie et la Scandinavie, mais aus­si de nom­breux pays Slaves se glo­ri­fient d’avoir été évan­gé­li­sés par ces moines qu’ils consi­dèrent comme leurs gloires, et comme les illustres fon­da­teurs de leur civi­li­sa­tion. De leur Ordre, com­bien d’Evêques sont sor­tis, qui gou­ver­nèrent avec sagesse des dio­cèses déjà consti­tués, ou qui en fon­dèrent un bon nombre de nou­veaux, ren­dus féconds par leur labeur ! Combien d’excellents maîtres et doc­teurs éle­vèrent des chaires illustres de lettres et d’arts libé­raux, éclai­rèrent de nom­breuses intel­li­gences, qu’obnubilait l’erreur, et don­nèrent à tra­vers le monde entier aux sciences sacrées et pro­fanes une forte impul­sion ! Combien enfin, ren­dus célèbres par leur sain­te­té, qui, dans les rangs de la famille béné­dic­tine s’efforcèrent d’atteindre selon leurs forces la per­fec­tion évan­gé­lique et pro­pa­gèrent de toutes manières le Règne de Jésus-​Christ par l’exemple de leurs ver­tus, leurs saintes pré­di­ca­tions et même les miracles que Dieu leur per­mit d’opérer ! Beaucoup d’entre eux, vous le savez, Vénérables Frères, furent revê­tus de la digni­té épis­co­pale, ou de la majes­té du Souverain Pontificat. Les noms de ces apôtres, de ces Evêques, de ces Saints, de ces Pontifes suprêmes sont écrits en lettres d’or dans les annales de l’Eglise, et il serait trop long de les rap­por­ter ici nom­mé­ment ; au reste, brillent-​ils d’une si vivante splen­deur et tiennent-​ils dans l’histoire une si grande place, qu’il est facile à tous de se les rappeler.

III. Enseignements de la « Règle bénédictine » au monde actuel

Nous croyons, en consé­quence, très oppor­tun que ces faits, rapi­de­ment esquis­sés dans Notre lettre, soient atten­ti­ve­ment médi­tés durant les solen­ni­tés de ce cen­te­naire et qu’à tous les regards ils revivent en pleine lumière, afin que plus aisé­ment tous en conçoivent, non seule­ment le désir d’exalter et de louer ces fas­tueuses gran­deurs de l’Eglise, mais la réso­lu­tion de suivre d’un cœur prompt et géné­reux les exemples de vie et les ensei­gne­ments qui en découlent.

Car ce n’est pas uni­que­ment les siècles pas­sés qui ont pro­fi­té des bien­faits incal­cu­lables de ce grand Patriarche et de son Ordre ; notre époque elle aus­si doit apprendre de lui de nom­breuses et impor­tantes leçons. En tout pre­mier lieu – Nous n’en dou­tons nul­le­ment – que les membres de sa très nom­breuse famille apprennent à suivre ses traces avec une géné­ro­si­té chaque jour plus grande et à faire pas­ser dans leur propre vie les prin­cipes et les exemples de sa ver­tu et de sa sain­te­té. Et sûre­ment, il arri­ve­ra que, non seule­ment ils cor­res­pon­dront magna­ni­me­ment, acti­ve­ment et fruc­tueu­se­ment à cette voix céleste, dont ils sui­virent un jour l’appel sur­na­tu­rel, lorsqu’ils ont débu­té dans la vie monas­tique ; que non seule­ment ils assu­re­ront la paix sereine de leur conscience et sur­tout leur salut éter­nel, mais encore qu’ils pour­ront s’adonner, d’une façon très fruc­tueuse, au bien com­mun du peuple chré­tien et à l’extension de la gloire de Dieu.

De plus, si toutes les classes de la socié­té, avec une stu­dieuse et dili­gente atten­tion, observent la vie de S. Benoît, ses ensei­gne­ments et ses hauts faits, elles ne pour­ront pas ne pas être atti­rées par la dou­ceur de son esprit et la force de son influence ; et elles recon­naî­tront d’elles-mêmes que notre siècle, rem­pli et désaxé lui aus­si par tant de graves ruines maté­rielles et morales, par tant de dan­gers et de désastres, peut lui deman­der des remèdes néces­saires et oppor­tuns. Qu’elles se sou­viennent pour­tant avant tout et consi­dèrent atten­ti­ve­ment que les prin­cipes sacrés de la reli­gion et les normes de vie qu’elle édicte sont les fon­de­ments les plus solides et les plus stables de l’humaine socié­té ; s’ils viennent à être ren­ver­sés ou affai­blis, il s’ensuivra presque fata­le­ment que tout ce qui est ordre, paix, pros­pé­ri­té des peuples et des nations sera détruit pro­gres­si­ve­ment. Cette véri­té, que l’histoire de l’Ordre Bénédictin, comme Nous l’avons vu, démontre si élo­quem­ment, un esprit dis­tin­gué de l’antiquité païenne l’avait déjà com­prise lorsqu’il tra­çait cette phrase : « Vous autres, Pontifes… vous encer­clez plus effi­ca­ce­ment la ville par la reli­gion que ne le font les murailles elles-​mêmes »33. Le même auteur écri­vait encore : « …Une fois dis­pa­rues (la sain­te­té et la reli­gion), suit le désordre de l’existence, avec une grande confu­sion ; et je ne sais si, la pié­té envers les dieux sup­pri­mée, ne dis­pa­raî­tront pas éga­le­ment la confiance et la bonne entente entre les mor­tels, ain­si que la plus excel­lente de toutes les ver­tus, la jus­tice »34.

Le pre­mier et le prin­ci­pal devoir est donc celui-​ci : révé­rer la divi­ni­té, obéir en pri­vé et en public à ses saintes lois ; celles-​ci trans­gres­sées, il n’y a plus aucun pou­voir qui ait des freins assez puis­sants pour conte­nir et modé­rer les pas­sions déchaî­nées du peuple. Car la reli­gion seule consti­tue le sou­tien du droit et de l’honnêteté.

Notre saint Patriarche nous four­nit encore une autre leçon, un autre aver­tis­se­ment, dont notre siècle a tant besoin : à savoir, que Dieu ne doit pas seule­ment être hono­ré et ado­ré ; il doit aus­si être aimé, comme un Père, d’une ardente cha­ri­té. Et parce que cet amour s’est mal­heu­reu­se­ment aujourd’hui attié­di et alan­gui, il en résulte qu’un grand nombre d’hommes recherchent les biens de la terre plus que ceux du ciel, et avec une pas­sion si immo­dé­rée, qu’elle engendre sou­vent des troubles, qu’elle entre­tient les riva­li­tés et les haines les plus farouches. Or, puisque le Dieu éter­nel est l’auteur de notre vie et que de Lui nous viennent des bien­faits sans nombre, c’est un devoir strict pour tous de l’aimer par-​dessus toutes choses, et de tour­ner vers Lui, avant tout le reste, nos per­sonnes et nos biens. De cet amour envers Dieu doit naître ensuite une cha­ri­té fra­ter­nelle envers les hommes, que tous, à quelque race, nation ou condi­tion sociale qu’ils appar­tiennent, nous devons consi­dé­rer comme nos frères dans le Christ ; en sorte que de tous les peuples et de toutes les classes de la socié­té se consti­tue une seule famille chré­tienne, non pas divi­sée par la recherche exces­sive de l’utilité per­son­nelle, mais cor­dia­le­ment unie par un mutuel échange de ser­vices ren­dus. Si ces ensei­gne­ments, qui por­tèrent jadis Benoît, ému par eux, à construire, recréer, édu­quer et mora­li­ser la socié­té déca­dente et trou­blée de son époque, retrou­vaient aujourd’hui le plus grand cré­dit pos­sible, plus faci­le­ment aus­si, sans nul doute, notre monde moderne pour­rait émer­ger de son for­mi­dable nau­frage, répa­rer ses ruines maté­rielles ou morales, et trou­ver à ses maux immenses d’opportuns et effi­caces remèdes.

Le légis­la­teur de l’Ordre Bénédictin nous enseigne encore, Vénérables Frères, une autre véri­té – véri­té que l’on aime aujourd’hui à pro­cla­mer hau­te­ment, mais que trop sou­vent on n’applique pas comme il convien­drait et comme il fau­drait – à savoir que le tra­vail de l’homme n’est pas chose exempte de digni­té, odieuse et acca­blante, mais bien plu­tôt aimable, hono­rable et joyeuse. La vie de tra­vail, en effet, qu’il s’agisse de la culture des champs, des emplois rétri­bués ou des occu­pa­tions intel­lec­tuelles, n’avilit pas les esprits, mais les enno­blit ; elle ne les réduit pas en ser­vi­tude, mais plus exac­te­ment elle les rend maîtres en quelque sorte et régis­seurs des choses qui les envi­ronnent et qu’ils traitent labo­rieu­se­ment. Jésus lui-​même, ado­les­cent, quand il vivait à l’ombre de la demeure fami­liale, ne dédai­gna pas d’exercer le métier de char­pen­tier dans la bou­tique de son père nour­ri­cier et il vou­lut consa­crer de sa sueur divine le tra­vail humain. Que donc, non seule­ment ceux qui se livrent à l’étude des lettres et des sciences, mais aus­si ceux qui peinent dans des métiers manuels, afin de se pro­cu­rer leur pain quo­ti­dien, réflé­chissent qu’ils ont une très noble occu­pa­tion, leur per­met­tant de pour­voir à leurs propres besoins, tout en se ren­dant utiles au bien de la socié­té entière. Qu’ils le fassent pour­tant, comme le Patriarche Benoît nous l’enseigne, l’esprit et le cœur levés vers le ciel ; qu’ils s’y adonnent non par force, mais par amour ; enfin, quand ils défendent leurs droits légiTimes New Roman, qu’ils le fassent, non en jalou­sant le sort d’autrui, non désor­don­né­ment et par des attrou­pe­ments, mais d’une manière tran­quille et avec droi­ture. Qu’ils se sou­viennent de la divine sen­tence : « Tu man­ge­ras ton pain à la sueur de ton front » (Gn 3, 19) ; pré­cepte que tous les hommes doivent obser­ver en esprit d’obéissance et d’expiation.

Qu’ils n’oublient pas sur­tout que nous devons nous effor­cer chaque jour davan­tage de nous éle­ver des réa­li­tés ter­restres et caduques, qu’il s’agisse de celles qu’élabore ou découvre un esprit aigui­sé, ou de celles qui sont façon­nées par un métier pénible, à ces réa­li­tés célestes et per­du­rables, dont l’atteinte peut seule nous don­ner la véri­table paix, la sereine quié­tude et l’éternelle félicité.

IV. La reconstruction du Monastère du Mont-​Cassin, juste tribut de reconnaissance

Quand la guerre, toute récente, se por­ta sur les limites de la Campanie et du Latium, elle frap­pa vio­lem­ment, vous le savez, Vénérables Frères, les hau­teurs sacrées du Mont Cassin ; et bien que, de tout Notre pou­voir, par des conseils, des exhor­ta­tions, des sup­pli­ca­tions, Nous n’ayons rien omis pour qu’une si cruelle atteinte ne soit pas por­tée à une très véné­rable reli­gion, à de splen­dides chefs‑d’œuvre et à la civi­li­sa­tion elle-​même, le fléau a néan­moins détruit et anéan­ti cette illustre demeure des études et de la pié­té, qui, tel un flam­beau vain­queur des ténèbres, avait émer­gé au-​dessus des flots sécu­laires. C’est pour­quoi, tan­dis que, tout autour, villes, places fortes, bour­gades deve­naient des mon­ceaux de ruines, il s’avéra que le monas­tère du Mont Cassin lui-​même, maison-​mère de l’Ordre béné­dic­tin, dût comme par­ta­ger le deuil de ses fils et prendre sa part de leurs mal­heurs. Presque rien n’en res­ta intact, sauf le caveau sacré où sont très reli­gieu­se­ment conser­vées les reliques du S. Patriarche.

Là où l’on admi­rait des monu­ments superbes, il n’y a plus aujourd’hui que des murs chan­ce­lants, des décombres et des ruines, que de misé­rables ronces recouvrent ; seule une petite demeure pour les moines a été récem­ment éle­vée à proxi­mi­té. Mais pour­quoi ne serait-​il pas per­mis d’espérer que, durant la com­mé­mo­rai­son du XIVe cen­te­naire depuis le jour où, après avoir com­men­cé et conduit à bon terme une si gran­diose entre­prise, notre Saint alla jouir de la céleste béa­ti­tude, pour­quoi, disons-​Nous, ne pourrions-​nous pas espé­rer qu’avec le concours de tous les gens de bien, sur­tout des plus riches et des plus géné­reux, cet antique monas­tère ne soit réta­bli au plus vite dans sa pri­mi­tive splen­deur ? C’est assu­ré­ment une dette à Benoît de la part du monde civi­li­sé, qui, s’il est éclai­ré aujourd’hui d’une si grande lumière doc­tri­nale et s’il se réjouit d’avoir conser­vé les antiques monu­ments des lettres, en est rede­vable à ce Saint et à sa famille labo­rieuse. Nous for­mons donc l’espoir que l’avenir réponde à ces vœux, qui sont Nôtres ; et que pareille entre­prise soit non seule­ment une œuvre de res­tau­ra­tion inté­grale, mais un augure éga­le­ment de temps meilleurs, où l’esprit de l’Institut béné­dic­tin et ses très oppor­tuns ensei­gne­ments viennent de jour en jour à refleu­rir davan­tage. Dans cette très douce espé­rance, à cha­cun de vous, Vénérables Frères, ain­si qu’au trou­peau confié à vos soins, comme à l’universelle famille mona­cale, qui se glo­ri­fie d’un tel légis­la­teur, d’un tel maître et d’un tel père, Nous accor­dons de toute Notre âme, en gage des grâces célestes et en témoi­gnage de Notre bien­veillance, la Bénédiction Apostolique.

Donné à Rome, près Saint Pierre, le 21e jour du mois de Mars, en la fête de Saint Benoît, l’an 1947, neu­vième de Notre Pontificat.

PIUS PP. XII

Source : AAS 39(1947), pp.137–155 ; texte offi­ciel fran­çais dans DC 44 (1947), col. 513–528.

  1. S. Grégoire le Grand, Dialogues, II, Prol. : PL 66, 126. [] [] []
  2. Cf. Cicéron, De Officiis, II, 8. []
  3. S. Grégoire le Grand, Dialogues, II, 8 : PL 66, 150. []
  4. Cf. S. Grégoire le Grand, Dialogues, II, Prol. : PL 66, 126. []
  5. Salvien, De guber­na­tione mun­di, VII, 1 : PL 53, 130. []
  6. S. Grégoire le Grand, Dialogues, II, 3 : PL 66, 132. []
  7. S. Grégoire le Grand, Dialogues, II, 3 : PL 66, 140. [] []
  8. S. Grégoire le Grand, Dialogues, II, 8 : PL 66, 148. []
  9. S. Grégoire le Grand, Dialogues, II, 8 : PL 66, 152. []
  10. Pie X, Lettre apost. Archicoenobium Casinense, 10 fév. 1913 : AAS 5(1913), p. 113. []
  11. S. Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 188, a. 6. []
  12. Mabillon, Annales Ord. S. Bened., Lucae 1739, t. I, p. 107. []
  13. S. Grégoire le Grand, Dialogues, III, 16 : PL 67, 261. []
  14. Cf. Bossuet, Panégyrique de S. Benoît : Oeuvres com­pl., vol. XII, Paris 1863, p. 165. []
  15. S. Grégoire le Grand, Dialogues, II, 36 : PL 66, 200. []
  16. Règle de S. Benoît, c. 65. []
  17. Cf. Règle de S. Benoît, c. 3. [] []
  18. Cf. Règle de S. Benoît, c. 2. []
  19. Règle de S. Benoît, c. 2. [] []
  20. Règle de S. Benoît, c. 33. []
  21. Cf. Règle de S. Benoît, c. 48. [] []
  22. Cf. Règle de S. Benoît, c. 57. []
  23. Règle de S. Benoît, c. 48. []
  24. Règle de S. Benoît, c. 43. []
  25. Règle de S. Benoît, c. 19. []
  26. Règle de S. Benoît, c. 4. []
  27. Règle de S. Benoît, c. 5. []
  28. Règle de S. Benoît, c. 72. []
  29. Règle de S. Benoît, c. 53. [] []
  30. Règle de S. Benoît, c. 36. []
  31. S. Grégoire le Grand, Dialogues, II, 37 : PL 67, 202. []
  32. Cf. S. Léon le Grand, Sermon I pour la fête des Apôtres Pierre et Paul : PL 54, 423. []
  33. Cicéron, De natu­ra Deorum, II, c. 40. []
  34. Cicéron, De natu­ra Deorum, I, c. 2. []
4 novembre 1942
La vraie fidélité a pour objet et pour fondement le don mutuel non seulement du corps des deux époux, mais de leur esprit et de leur cœur
  • Pie XII