Saint Pie X

257ᵉ pape ; de 1903 à 1914

21 avril 1909

Lettre encyclique Communium rerum

8e centenaire de Saint Anselme de Cantorbéry

Dans les vicis­si­tudes pré­sentes, à l’amertume des­quelles de récentes cala­mi­tés natio­nales ajoutent pour Notre cœur le poids acca­blant de leur tris­tesse, c’est pour Nous une conso­la­tion et un récon­fort que de voir le peuple chré­tien grou­pé dans un concert una­nime de cha­ri­té, qui à cette heure encore n’a pas ces­sé d’être en spec­tacle au monde, aux anges et aux hommes (I Cor. iv, 9). Cette ému­la­tion, la vue des maux pré­sents peut en avoir accru l’élan ; mais, en défi­ni­tive, ne lui cher­chons pas d’autre cause que la cha­ri­té de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ. Il n’existe et ne peut exis­ter sur la terre aucune ver­tu digne d’un tel nom sinon par Jésus-​Christ ; à lui seul donc doit se rap­por­ter tout fruit de cha­ri­té par­mi les hommes, même par­mi ceux dont la foi est éner­vée, même par­mi les adver­saires de la reli­gion ; s’il reste en eux quelque ves­tige de la vraie cha­ri­té, ils le doivent entiè­re­ment à la civi­lisation appor­tée par Jésus-​Christ : ils ne sont pas encore arri­vés à se sous­traire tota­le­ment à son influence ni à l’ex­tir­per de la socié­té chrétienne.

Dans notre émo­tion devant le spec­tacle d’un sem­blable zèle à con­soler un Père et à secou­rir des frères dans les souf­frances com­munes comme dans les mal­heurs pri­vés, les paroles Nous font défaut pour expri­mer Nos sen­ti­ments de recon­nais­sance. Plus d’une fois Nous les avons témoi­gnés aux uns et aux autres en par­ti­cu­lier ; mais Nous ne vou­lons pas tar­der davan­tage à Nous acquit­ter publi­que­ment de ce devoir de gra­ti­tude, d’abord auprès de vous, Vénérables Frères, et, par votre entre­mise, auprès de tous les fidèles confiés à vos soins.

Nous tenons aus­si à pro­cla­mer bien haut Notre recon­nais­sance à Nos fils bien-​aimés, qui, dans le monde entier, ont célé­bré par tant et de si écla­tants témoi­gnages d’amour et d’attachement le cin­quan­tième anni­ver­saire de Notre sacer­doce. Ces tri­buts d’affection Nous ont été agréables en consi­dé­ra­tion non pas tant de Notre per­sonne que de la reli­gion et de l’Eglise : rendre hom­mage à celui que le Seigneur a dai­gné consti­tuer Chef de sa famille, n’était-ce pas témoi­gner d’une foi cou­ra­geuse, n’était-ce pas rendre au grand jour, au Christ et à son Eglise, les hon­neurs qui leur sont dus ?

Mais il est d’autres évé­ne­ments du même genre qui ont été cause pour Nous d’une grande joie. Ce sont, dans l’Amérique du Nord, les solen­ni­tés du cen­te­naire de l’érection de nom­breux dio­cèses, occa­sion de rendre à Dieu d’éternelles actions de grâces pour tant de fils qu’il a dai­gné appe­ler au sein de l’Eglise catho­lique. C’est, sur le sol de la glo­rieuse Angleterre, le spec­tacle de la res­tau­ra­tion solen­nelle du culte eucha­ris­tique, accom­plie au milieu d’un peuple innom­brable et rehaus­sée par la pré­sence de nom­breux évêques, Nos Vénérables Frères, entou­rant Notre légat apos­to­lique. C’est, en France, » l’Eglise affli­gée qui sèche ses larmes en contem­plant les splen­dides triomphes de l’auguste Sacrement, aux sanc­tuaires de Lourdes en par­ti­cu­lier, dont, à Notre grand bon­heur, le cin­quan­te­naire vient d’être solen­nel­le­ment fêté. A la lumière de ces faits et d’autres encore, que tous apprennent et qu’ils se per­suadent, les enne­mis du nom catho­lique, que l’é­clat de ces céré­monies, ce culte ren­du à l’auguste Mère de Dieu, ces hom­mages mul­tipliés adres­sés au Souverain Pontife, n’ont, en défi­ni­tive, d’autre but que de glo­ri­fier Dieu en toutes choses, de faire que le Christ soit tout et en tous (Coloss. iii, 11), que le règne de Dieu s’établisse sur la terre pour le salut éter­nel des hommes.

Ce triomphe de Dieu que nous atten­dons sur les indi­vi­dus et sur la socié­té humaine tout entière, ce n’est pas autre chose que le retour des éga­rés à Dieu par le Christ et au Christ par son Eglise : tel est d’ail­leurs Notre pro­gramme, comme Nous l’avons hau­te­ment décla­ré dans Nos pre­mières lettres apos­to­liques E supre­mi Apostolatus Cathedra [1], et sou­vent répé­té depuis. Ce retour, Nous en envi­sa­geons avec confiance la pers­pec­tive ; c’est à le hâter que tendent Nos efforts et Nos vœux ; Nous le regar­dons comme le port des­ti­né à four­nir un abri contre les tem­pêtes de la vie pré­sente elle-​même. Dans ces hon­neurs publics ren­dus à l’Eglise, Nous voyons comme le gage de ce retour des nations au Christ, par la grâce de Dieu, et de leur adhé­sion plus intime à Pierre et à l’Eglise : voi­là pour­quoi Nous avons accueilli avec bon­heur et recon­nais­sance ces hom­mages adres­sés à Notre humble personne.

Sans doute, cet affec­tueux atta­che­ment au Siège apos­to­lique a pu revê­tir, selon les temps et les lieux, une inten­si­té et des carac­tères dif­fé­rents ; néan­moins, par un des­sein pro­vi­den­tiel, semble-​t-​il, il n’a jamais été plus grand qu’aux époques où la saine doc­trine, la disci­pline sacrée et La liber­té de l’Eglise ren­con­traient, comme aujourd’hui, plus d’adversaires, et d’autant plus que plus vive était la lutte. En ces âges où le trou­peau du Christ était per­sé­cu­té, où le vice inon­dait le monde, les saints ont don­né l’exemple de cet atta­che­ment ; à ‑ces maux, Dieu oppo­sait très oppor­tu­né­ment leur ver­tu et leur sagesse. C’est l’un d’entre eux que Nous vou­lons rap­pe­ler dans ces Lettres : cette année même voit les fêtes solen­nelles du VIIIe cen­te­naire de sa mort sainte : Nous avons nom­mé le doc­teur d’Aoste, Anselme, le défen­seur de la véri­té catho­lique et l’intrépide cham­pion des droits sacrés, d’abord comme moine et abbé en France, puis comme arche­vêque de Cantorbéry et pri­mat d’Angleterre. Naguère, les splen­dides solen­ni­tés en l’honneur des saints doc­teurs Grégoire le Grand et Jean Chrysostome ont pré­sen­té aux regards éblouis ces deux flam­beaux de l’Eglise, l’un en Occident, l’autre en Orient ; il ne Nous paraît pas hors de pro­pos de fixer aujourd’hui Nos regards sur un autre astre ; sans doute, il dif­fère en éclat (I Cor. xv, 41) des deux pre­miers ; mais, mar­chant sur leurs traces, il répand cepen­dant par sa vie et sa doc­trine une lumière égale, plus forte même en quelque sorte, pourrait-​on dire, car Anselme est plus près de nous par son époque, son pays, son génie, ses tra­vaux ; il s’adapte plus aisé­ment à notre siècle par le carac­tère des luttes qu’il eut à sou­te­nir, la forme d’action pas­to­rale qu’il mit eu usage, et les pro­cé­dés d’enseignement appli­qués par lui et par ses dis­ciples et accré­di­tés sur­tout par ses écrits qui ont four­ni une ligne de conduite, pour la défense de la reli­gion et le bien des âmes, à tous les théo­lo­giens qui ont ensei­gné les saintes lettres sui­vant la méthode sco­lastique [2]. De la sorte, comme an milieu des ténèbres de la nuit, quand des étoiles se couchent, d’autres s’élèvent pour éclai­rer le monde, ain­si, pour illu­mi­ner l’Eglise, aux pères suc­cèdent les fils, par­mi les­quels a brillé comme un astre écla­tant le bien­heu­reux Anselme.

Dans les ténèbres de son siècle enla­cé dans un réseau de vices et d’erreurs, il a paru, aux yeux des meilleurs juges, sur­pas­ser en éclat tous ses contem­po­rains par la splen­deur de sa doc­trine et de sa sain­teté. Il fut, en effet, le prince de la foi. l’or­ne­ment de l’Eglise, la gloire de l’é­pis­co­pat ; il l’emporta sur l’é­lite des hommes émi­nents de son siècle [3]. Sage, bon, ora­teur brillant, esprit dis­tin­gué (dans l’Epitaphium), il fut cela aus­si ; per­sonne, on a pu le dire avec rai­son, tant sa renom­mée eut d’éclat, per­sonne ne se trou­va sur la terre pour oser dire : Anselme m’est infé­rieur ou n’est que mon égal [4]. Aussi fut-​il en faveur auprès des rois, dos princes, des Souverains Pontifes, aimé de ses frères, du peuple fidèle, de ses enne­mis eux-​mêmes [5]. Il n’était encore qu’abbé quand il reçut du grand et cou­ra­geux Pontife Grégoire VII dos lettres pleines d’estime et d’affection où le Pape recom­man­dait à ses prières et sa per­sonne et l’Eglise catho­lique [6]. C’est à lui qu’Urbain Il décer­nait la palme de la reli­gion et de la science [7]. C’est lui dont, à plu­sieurs reprises et avec une extrême cor­dia­li­té, Pascal II exalte la pié­té fer­vente, la foi robuste et le zèle pieux et vigi­lant, lui dont il accueille volon­tiers les demandes fra­ter­nelles en consi­dé­ra­tion de l’excellence de sa pié­té et de sa sagesse [8], lui qu’il n’hésite pas à pro­cla­mer le plus sage et le plus reli­gieux des évêques d’An­gleterre.

Pour lui, cepen­dant, il ne se consi­dé­rait que comme un être mépri­sable, un incon­nu, un homme de rien, d’une science infime, un pécheur. Malgré ces humbles sen­ti­ments de lui-​même, il savait s’élever aux pen­sées les plus hautes, à l’encontre des juge­ments que portent volon­tiers ceux dont l’intelligence et le cœur sont cor­rom­pus, ceux dont parlent les Saintes Lettres quand elles disent : L’homme char­nel ne per­çoit pas les choses de l’Esprit de Dieu (I Cor. ii, 14). Chose plus admi­rable encore : cette gran­deur d’âme, cette invin­cible éner­gie, mise à l’épreuve par tant de vexa­tions, de per­sé­cu­tions, d’exils, s’alliait chez lui avec tant de dou­ceur et d’aménité qu’il désar­mait les colères qui s’agitaient autour de lui et se conci­liait les bonnes grâces de ses adver­saires : ceux-​là mêmes qui ne pou­vaient le sup­por­ter louaient cepen­dant sa bon­té [9].

En lui s’accordaient et s’harmonisaient mer­veilleu­se­ment ces qua­li­tés que l’on consi­dère sou­vent, mais bien à tort, comme contra­dic­toires et abso­lu­ment incom­pa­tibles : sim­pli­ci­té et can­deur unies à la magnani­mité ; génie et modes­tie, dou­ceur et force, science et pié­té : dès les débuts de sa car­rière reli­gieuse et durant toute sa vie, c’est mer­veille comme il fut aux yeux de tous un modèle de sain­te­té et de doc­trine [10].

Et ce double mérite d’Anselme ne res­ta pas confi­né entre les murs de sa demeure ou dans l’enceinte des écoles : comme d’une tente mili­taire, il sor­tit au grand jour dans la pous­sière des camps. Paru en ces temps dif­fi­ciles que nous connais­sons, il eut à sou­te­nir de très rudes com­bats pour la jus­tice et la véri­té. Porté par tem­pé­ra­ment aux études et à la contem­pla­tion, il se trou­va enga­gé dans de nom­breuses et impor­tantes affaires, et du jour où il prit en main le gou­ver­ne­ment d’une Eglise, il fut jeté dans un tour­billon de luttes et de dif­fi­cul­tés. Doux et pai­sible comme il l’était, il lui fal­lut, pour la défense de la doc­trine et des droits de l’Eglise, dire adieu aux charmes d’une vie tran­quille, renon­cer à l’amitié et à la faveur des princes, bri­ser les liens très doux qui l’unissaient à ses frères en reli­gion et à ses col­lègues dans l’épi­scopat, subir toutes sortes de tri­bu­la­tions, être acca­blé de toutes sortes d’angoisses. L’Angleterre ne fut pour lui qu’une terre semée de haines et de périls, où il lui fal­lait résis­ter aux rois et aux princes deve­nus les tyrans de l’Eglise et de leurs peuples, à des ecclé­sias­tiques lâches ou indignes de leur saint minis­tère, aux grands et au peuple igno­rant de tout et adon­nés à tous les vices. Jamais son ardeur ne défaillit à ven­ger la foi, les mœurs, la dis­ci­pline et la liber­té de l’Eglise, et par suite sa doc­trine et sa sain­te­té, bien digne de cet autre éloge de Pascal : Dieu soit béni de ta fer­me­té épis­co­pale tou­jours constante en pays bar­bare, il n’est rien, ni la vio­lence des tyrans, ni la faveur des puis­sants, ni les flammes du bûcher, ni la contrainte, rien qui l’empêche de prê­cher la véri­té. Et encore : Nous nous réjouis­sons, continue-​t-​il, de ce que, avec le secours de la grâce de Dieu, ni les menaces ne l’é­branlent ni les pro­messes ne te séduisent [11].

Dans ces condi­tions, n’est-il pas juste, Vénérables Frères, que Nous aus­si, en ce hui­tième cen­te­naire. Nous Nous réjouis­sions avec Notre pré­dé­ces­seur Pascal, et qu’à sa voix Nous fas­sions écho dans Nos actions de grâces ? Mais, en même temps, Nous aimons à vous prier de con­templer cette lumière de doc­trine et de sain­te­té qui s’est levée en Italie, a brillé plus de trente ans en France, plus de quinze ans en Angleterre, sou­tien d’ailleurs et gloire de l’Eglise universelle.

D’où vient donc chez Anselme celle puis­sance en œuvres et en paroles que nous consta­tons ? Dans les com­bats de la vie et de la pen­sée, par sa spé­cu­la­tion péné­trante et son inlas­sable acti­vi­té, par la vigueur de ses luttes et par ses suaves aspi­ra­tions à la paix, il a pro­cu­ré à l’Eglise de splen­dides triomphes et à la socié­té civile d’insignes bien­faits ; tout cela repose sur une base unique : son atta­che­ment sans défaillance au Christ et à l’Eglise dans tout le cours de sa vie et dans l’exercice de son minis­tère doctrinal.

Pénétrons-​nous de ces pen­sées en cette solen­nelle com­mé­mo­rai­son d’un tel doc­teur : Nous y pui­se­rons, Vénérables Frères, de magni­fiques leçons à admi­rer et à imi­ter. Nous trou­ve­rons, dans cette médi­ta­tion, force et conso­la­tion pour accom­plir viri­le­ment notre saint minis­tère, sou­vent pénible et angois­sant. Nous y appren­drons à nous dépen­ser géné­reu­se­ment pour res­tau­rer tout dans le Christ, pour for­mer le Christ (Galat. iv, 19) en tous, dans ceux-​là sur­tout qui se pré­parent au sacer­doce. Nous nous y ins­trui­rons à défendre éner­gi­que­ment les ensei­gne­ments de l’Eglise, à lut­ter vaillam­ment pour la liber­té de l’Epouse du Christ, pour les droits sacrés qu’elle a reçus de Dieu, pour tout ce que requiert le main­tien du pou­voir spi­ri­tuel dans sa plénitude.

Vous connais­sez, en effet, Vénérables Frères, pour les avoir sou­vent déplo­rées avec Nous, les tris­tesses des temps pré­sents et les doulou­reuses condi­tions de Notre ministère.

Les infor­tunes publiques Nous avaient acca­blé d’une peine indi­cible ; mais la bles­sure s’en est ravi­vée à entendre les calom­nies por­tées contre le cler­gé, comme, si dans les cala­mi­tés il n’avait appor­té qu’un concours pares­seux ; à voir les obs­tacles dres­sés pour empê­cher l’Eglise d’exer­cer sa bien­fai­sante ver­tu à l’égard de ses mal­heu­reux enfants ; à consta­ter que ses soins mater­nels et sa sol­li­ci­tude étaient mécon­nus. Ce n’est pas tout : Nous tai­sons d’autres méfaits machi­nés avec une ruse per­fide ou per­pé­trés avec une audace sacri­lège pour la ruine de l’Eglise, et cela au mépris du droit public et en vio­la­tion de toutes les lois de la jus­tice et de l’équité natu­relle. Et ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment grave, c’est que ces crimes ont été com­mis en des pays où a cou­lé plus lar­ge­ment le fleuve de la civi­li­sa­tion appor­tée par l’Eglise. Voyez ces fils que l’Eglise a éle­vés et choyés comme dos premiers-​nés dans toute la fleur de son âge et la vigueur de sa jeu­nesse : il s’en trouve pour oser plon­ger leur glaive dans le sein de cette Mère très aimante : est-​il for­fait plus inhumain ?

La situa­tion d’autres pays n’est guère faite non plus pour Nous conso­ler : même hos­ti­li­té sous d’autres formes et même haine, soit déjà en pleine effer­ves­cence, soit encore atti­sée dans l’ombre et prête à écla­ter. Car, quel est, en défi­ni­tive, le plan de toutes les nations sur les­quelles se sont répan­dus plus abon­dants les bien­faits de la reli­gion chré­tienne, sinon de dépouiller l’Eglise de tous ses droits ? Elle est par nature et par droit une socié­té par­faite, ins­ti­tuée comme telle par notre Rédempteur : on agi­ra avec elle comme si elle n’était rien moins que cela. Sa royau­té atteint sans doute spé­cia­le­ment et direc­te­ment les âmes, dont elle pro­cure le salut éter­nel, mais elle n’en contri­bue pas moins au bien-​être social : elle est cepen­dant condam­née à dis­pa­raître. On met tout en œuvre pour que sous le faux nom de liber­té règne à la place de Dieu une licence effré­née. En atten­dant que se réa­lise ce rêve, que s’établisse par le règne des vices et des pas­sions la pire des ser­vi­tudes ; que les nations, par une course affo­lée, se pré­ci­pitent aux abîmes — car le péché fait le mal­heur des peuples (Prov., xiv, 34), — éper­du­ment s’élève le cri : Lui, nous ne vou­lons pas qu’il règne sur nous (Luc. xix, 14). On pros­crit les Ordres reli­gieux, orne­ment et sou­tien de l’Eglise dans tous les âges, ini­tia­teurs et gloire de la civi­li­sa­tion et de la science, soit par­mi les bar­bares, soit par­mi les nations cul­tivées. On détruit ou on per­sé­cute les ins­ti­tu­tions de bien­fai­sance chré­tienne. On se joue du cler­gé ; on l’entrave au point d’annihiler ses efforts ; on lui ferme tout accès aux chaires publiques ou du moins on mul­ti­plie sur sa roule les obs­tacles ; on ne lui laisse aucune part dans l’éducation de la jeu­nesse. Toute action chré­tienne pour le bien public est empê­chée : les hommes les plus dis­tin­gués se rendent-​ils cou­pables de pro­fes­ser ouver­te­ment la foi catho­lique, on les écarte des hon­neurs ; on ne leur accorde aucune consi­dé­ra­tion : ils se voient en butte aux attaques les plus impu­dentes, vic­times de pro­cé­dés indignes comme une classe hon­teuse, comme des parias ; tôt ou tard, ils doivent s’y attendre, une recru­des­cence d’hostilité légale leur inter­dira toute par­ti­ci­pa­tion aux affaires et à la vie publique. Et quel est, à les entendre, les auteurs de cette guerre à la fois si per­fide et si vio­lente, quel est leur mobile ? Ils n’obéissent, prétendent-​ils, qu’à l’amour de la liber­té, au zèle du pro­grès, à l’ardeur de leur patrio­tisme. Ils mentent, tout comme leur père, qui fut homi­cide dès le com­men­ce­ment, qui, lorsqu’il pro­fère le men­songe, parle de son propre fonds, car il est men­teur (Joan. viii, 44), et sa haine contre Dieu et contre les hommes est insatiable.

Etrange effron­te­rie, que celle de ces hommes : ils veulent en faire accroire ; ils tendent des pièges aux oreilles dis­traites. Patriotisme ? Sollicitude des inté­rêts popu­laires ? Souci de jus­tice, de pro­bi­té ? Non, ce n’est rien de sem­blable qui ins­pire cette guerre odieuse, mais une rage insen­sée contre Dieu et contre l’Eglise, son œuvre admi­rable. La voi­là bien, la source empoi­son­née d’où jaillissent ces pro­jets scé­lé­rats ; voi­là pour­quoi l’on veut oppri­mer l’Eglise, bri­ser tout rap­port entre elle et la socié­té humaine ; voi­là le secret de ces impru­dentes cla­meurs sans cesse répé­tées ; « l’Eglise est morte », dit-​on, et cepen­dant cette morte, on ne cesse de la com­battre. Leur auda­cieuse folie ne s’arrête pas en si beau che­min : ils ont enchaî­né la liber­té de l’Eglise et ils l’accusent main­te­nant comme inutile à l’humanité et au bien public. C’est dans le même esprit de haine qu’ils dis­si­mulent per­fi­de­ment ou passent sous silence les bien­faits les plus écla­tants de l’Eglise et du Siège apos­to­lique ; par­fois même ils en prennent occa­sion de sou­le­ver des soup­çons et de les insi­nuer habi­le­ment dans les oreilles et le cœur des foules, épiant les paroles et les actes de l’Eglise pour les pré­sen­ter comme autant de menaces et de périls pour la socié­té ; et cepen­dant, qui pour­rait en dou­ter, c’est du Christ que date la plus magni­fique efflo­res­cence de fra­ter­ni­té, de liber­té et de civi­li­sa­tion, et c’est l’Eglise qui a été le canal de ces bienfaits.

Telle est cette guerre entre­prise par les enne­mis de l’extérieur, que nous voyons par­tout atta­quer l’Eglise, ici en lutte ouverte, là par la four­be­rie et de secrètes embûches ; c’est sur elle, Vénérables Frères, que sou­vent Nous avons orien­té votre vigi­lante sollicitude.

Rappelez-​vous en par­ti­cu­lier Notre allo­cu­tion consis­to­riale du 16 décembre 1907.

Mais il est une autre sorte de guerre, inté­rieure celle-​là et domes­tique, d’autant plus funeste cepen­dant qu’elle appa­raît moins au dehors, et Nous avons le devoir de la signa­ler avec dou­leur et de la répri­mer avec sévé­ri­té. Ce fléau est le fait de quelques fils déna­tu­rés ; ils l’ont machi­né, se cachant dans le sein même de l’Eglise pour la déchi­rer ; ils veulent frap­per à coup sûr, atteindre le but ; aus­si c’est contre l’âme de l’Eglise qu’ils lancent leurs traits ; ils attaquent l’arbre dans ses racines. Que veulent-​ils, en effet ? Troubler les sources de la vie et de la doc­trine chré­tiennes ; dis­si­per l’héritage sacré de la foi ; arra­cher les fon­de­ments de l’œuvre divine par le mépris qu’ils font de l’autorité pon­ti­fi­cale et épis­co­pale ; don­ner à l’Eglise une forme nou­velle, de nou­velles lois, de nou­veaux droits, au gré des exi­gences des mons­trueux sys­tèmes qu’ils défendent ; en défi­ni­tive, flé­trir entiè­rement la beau­té de l’Epouse de Dieu par le vain éclat d’une culture nou­velle, c’est-à-dire de cette fausse science contre laquelle l’Apôtre nous met fré­quem­ment en garde : Veillez à ce que per­sonne ne vous séduise par une phi­lo­so­phie et des ensei­gne­ments trom­peurs, ins­pi­rés par une tra­di­tion tout humaine et les prin­cipes du monde, et non par le Christ (Coloss. ii, 8).

Il en est qui se sont lais­sé prendre à cette vaine appa­rence de philo­sophie, à cette éru­di­tion vide et trom­peuse, tapa­geuse et ne recu­lant devant aucune des audaces de la cri­tique. Ils sont deve­nus vains dans leurs pen­sées (Rom. i, 21) ; n’écoutant pas la voix d’une conscience droite, ils ont fait nau­frage dans la foi (I Tim. i, 19). D’autres, vic­times de doute, sub­mer­gés pour ain­si dire sous les flots des opi­nions contraires, ne savent même plus vers quel rivage se diri­ger. D’autres encore consacrent leur temps, leur culture intel­lec­tuelle, leurs labeurs à de chi­mé­riques hypo­thèses, à la pour­suite des­quelles ils perdent le zèle des choses de Dieu, en même temps qu’ils s’écartent des vraies sources de la doc­trine. On a recon­nu le moder­nisme, car tel est, en rai­son même de la folle pas­sion de ces hommes pour les nou­veau­tés mal­saines, tel est le nom qu’a reçu ce fléau per­ni­cieux. Souvent dénon­cé déjà et mis à nu d’ailleurs par les excès mêmes de ses fau­teurs, il n’en conti­nue pas moins à être un grave péril pour le monde chré­tien. Venin sub­til, il a infec­té les veines et les entrailles de la socié­té actuelle, sépa­rée du Christ et de l’Eglise ; mais là où il exerce sur­tout ses ravages, c’est dans la jeu­nesse qui lève ; inex­pé­ri­men­tée, étourdie- par tem­pé­ra­ment, elle s’en est lais­sé enva­hir comme d’un chancre.

Mais, dira-​t-​on, pour­quoi cette atti­tude ? Ces hommes, sans doute, se dis­tinguent par la pro­fon­deur de leur science ? Non : entre la rai­son et la foi, il ne peut exis­ter de réel dis­sen­ti­ment [12]. Les vraies causes, les voi­ci : leur orgueil intel­lec­tuel, l’atmosphère empes­tée de ce siècle dont ils sont impré­gnés, l’air lourd et délé­tère qu’ils res­pirent, leur connais­sance super­fi­cielle, confuse ou même nulle des ques­tions reli­gieuses, leur ridi­cule présomp­tion. A déve­lop­per ce mal, concourent la perte de la foi et la rébel­lion contre Dieu. Ceux-​là, en effet, qui sont vic­times de cet amour aveugle des nou­veau­tés se croient volon­tiers assez forts pour reje­ter, ouver­tement ou hypo­cri­te­ment, le joug de l’autorité divine, assez forts pour créer à leur usage une reli­gion à peine supé­rieure à la loi natu­relle et accom­mo­dée à leur sen­ti­ment indi­vi­duel. Cette ébauche peut emprun­ter le nom et l’apparence du chris­tia­nisme : elle n’en pos­sède pas, bien loin de là, la véri­té et la vie.

C’est là une phase nou­velle de la guerre éter­nelle entre­prise contre Dieu ; il n’y a de chan­gé que les armes employées, mais là pré­ci­sé­ment est la clé du péril : feinte pié­té, can­deur ingé­nue, téna­ci­té pas­sion­née chez ces hommes entre­pre­nants à recher­cher la conci­lia­tion entre les élé­ments les plus oppo­sés, entre les erreurs de la science humaine faillible et la foi divine, entre l’esprit mou­vant du siècle et la constance pleine de digni­té de l’Eglise.

Avec Nous, Vénérables Frères, vous déplo­rez cet état de choses, mais cepen­dant vous vous ren­dez compte qu’il n’y a pas là motif de décou­ra­ge­ment ou de déses­pé­rance. Vous connais­sez les luttes farouches qu’eut à sou­te­nir le peuple chré­tien dans les siècles pas­sés, si dif­fé­rents pour­tant du nôtre. Reportons-​nous par la pen­sée à l’époque d’Anselme, si pleine de dif­fi­cul­tés, au témoi­gnage de l’histoire. Il fal­lut alors véri­ta­ble­ment lut­ter pour l’autel et la patrie, c’est-à-dire pour l’inviolabilité du droit public, pour la liber­té, la civi­li­sa­tion, la doc­trine, toutes choses dont l’Eglise seule avait la garde. Il fal­lut répri­mer la tyran­nie des princes, habi­tués à mécon­naître les droits les plus sacrés. Il fal­lut déra­ci­ner les vices, culti­ver les intel­li­gences, ame­ner à la civi­li­sa­tion des hommes encore impré­gnés de bar­ba­rie. Il fal­lut tra­vailler à la réforme d’une par­tie du cler­gé, cou­pable de lâche­té ou d’inconduite : nom­breux dans ses rangs étaient ceux qui ne devaient leur élec­tion qu’à l’intrigue et au caprice des princes, leur étaient en tout ser­vi­le­ment soumis.

Telle était la situa­tion, par­ti­cu­liè­re­ment dans les contrées qui béné­fi­cièrent d’une façon plus immé­diate des tra­vaux et de la sol­li­ci­tude d’Anselme, de son ensei­gne­ment doc­tri­nal, des exemples de sa vie monas­tique, de la vigi­lance atten­tive et du zèle indus­trieux qu’il mit à rem­plir ses fonc­tions d’archevêque et de pri­mat. Les pri­vi­lé­giés de son action bien­fai­sante, ce sont les pro­vinces fran­çaises sou­mises au pou­voir des Normands et les îles Britanniques, venues à l’Eglise peu de siècles auparavant.

De part et d’autre, les révo­lu­tions inté­rieures et les guerres étran­gères avaient eu pour consé­quence le relâ­che­ment de la dis­ci­pline : princes et sujets, clercs et laïques, per­sonne n’y avait échappé.

Les plus grands esprits de ce siècle ne ces­saient de déplo­rer de sem­blables abus, et, par­mi eux, l’ancien maître d’Anselme et son prédé­cesseur sur le siège de Cantorbéry, Lanfranc. Mais, plus haut que tous, les Pontifes romains éle­vaient la voix. Nous ne cite­rons qu’un nom : celui qui le por­ta fut un homme au cou­rage indomp­table, le défen­seur infa­ti­gable des droits et de la liber­té de l’Eglise, le gar­dien vigi­lant et le sau­veur de la dis­ci­pline ecclé­sias­tique, Grégoire VII.

Fort de leur zèle et de leurs exemples, Anselme criait hau­te­ment sa dou­leur dans une lettre au sou­ve­rain de son pays, qui se glo­ri­fiait de lui être uni à la fois par les liens du sang et ceux de l’amitié : Vous voyez, mon très cher Seigneur, com­ment notre Mère l’Eglise de Dieu, que Dieu appelle sa tendre amie et son épouse bien-​aimée, est fou­lée aux pieds par de mau­vais princes ; com­ment, pour leur éter­nelle dam­nation, ceux-​là mêmes à qui Dieu l’a confiée avec mis­sion de la défendre se font ses bour­reaux ; avec quelle audace ils se sont appro­prié ses biens ; avec quelle cruau­té ils changent en ser­vi­tude sa liber­té ; avec quelle impié­té ils méprisent et battent en brèche ses lois et sa doc­trine. Ils dédaignent d’o­béir aux décrets du Siège apos­to­lique, por­tés pour la sau­ve­garde de la reli­gion chré­tienne : par là même, ils affichent leur rébel­lion contre l’a­pôtre Pierre que repré­sente le Pontife romain, et contre Jésus-​Christ lui-​même qui a confié à Pierre son Eglise… Car tous ceux qui refusent de se sou­mettre à la loi de Dieu doivent, sans nul doute, être répu­tés enne­mis de Dieu. [13]

Ainsi par­lait Anselme ; et plût à Dieu que ses paroles eussent été enten­dues, non seule­ment des suc­ces­seurs et des des­cen­dants de ce prince très puis­sant, mais encore des autres rois et peuples qu’il embras­sa d’un tel amour, qu’il entou­ra de tant de sol­li­ci­tude, qu’il com­bla de tant de bienfaits.

Mais les per­sé­cu­tions, les spo­lia­tions, les exils, les souf­frances, sur­tout dans l’exercice de son minis­tère épis­co­pal, loin d’énerver son cou­rage, ne firent que l’attacher plus étroi­te­ment à l’Eglise et au Siège aposto­lique. Parcourons la lettre qu’il adresse, abreu­vé d’angoisses et de sou­cis, à Notre pré­dé­ces­seur Pascal : Je ne crains, dit-​il, ni l’exil ni la pau­vre­té, ni les tour­ments, ni la mort, car, par la grâce de Dieu, mon cœur est prêt à souf­frir tout cela pour l’obéissance au Siège apos­to­lique et pour la liber­té de ma Mère l’Eglise du Christ [14]. S’il cherche aide et pro­tec­tion auprès de la Chaire de Pierre, c’est, écrit-​il, afin que jamais la fer­me­té de la dis­ci­pli­né ecclé­siastique et de l’autorité apos­to­lique ne soit en aucune manière affai­blie par moi ou à cause de moi.

C’est ain­si qu’il s’en explique dans les lettres qu’il envoie à deux chefs illustres de l’Eglise romaine. Et il on donne cette rai­son qui nous appa­raît comme un écla­tant témoi­gnage de son éner­gie et de sa digni­té pas­to­rale : Je pré­fère, en effet, mou­rir, et, si je vis, souf­frir toute pau­vre­té en exil, que voir l’hon­neur de l’Eglise de Dieu dimi­nué en quelque façon à cause de moi ou par mon exemple [15].

L’honneur de l’Eglise, sa liber­té, sa pure­té, ces trois objets ne quittent l’esprit du Saint ni le jour ni la nuit. Pour leur conser­va­tion, il impor­tune Dieu de ses larmes, de ses prières, de ses sacri­fices. Pour les accroître, il déploie toute sa vigueur, il résiste éner­gi­que­ment, il souffre avec cou­rage. Il les pro­tège par son action, ses écrits, sa parole. A les défendre, il convie les reli­gieux, ses frères, ses col­lègues dans l’épiscopat, le cler­gé et le peuple, trou­vant pour cola des exhor­ta­tions suaves et fortes, mais plus sévères quand il parle à des princes qui foulent aux pieds les droits de la liber­té de l’Eglise pour leur mal­heur et celui de leurs sujets.

À cette heure, ces nobles, paroles de sainte liber­té sont vrai­ment oppor­tunes ; elles sont entiè­re­ment dignes de ceux que l’Esprit-​Saint a char­gés de gou­ver­ner l’Eglise de Dieu (Act. xx, 28). Elles ne sont pas inef­fi­caces, même lorsque, par l’affaiblissement de la foi, par l’abaissement dos mœurs, par la tyran­nie des pré­ju­gés, elles ne sont reçues que par des oreilles qui ne veulent pas entendre. C’est à nous, Vénérables Frères, à nous sur­tout, vous le savez, que s’adresse cet avis divin : Criez, ne ces­sez pas, faites reten­tir votre voix comme la trom­pette (Is. lviii, 1) à nous qu’il s’adresse plus par­ti­cu­liè­re­ment encore à l’heure où le Très- Haut lui-​même a fait entendre sa voix (Ps. xvii, 14) dans le fré­mis­se­ment de la nature et de ter­ri­fiantes cala­mi­tés ; sa voix qui ébranle la terre ; sa voix dont les éclats blessent nos oreilles, sa voix qui nous rap­pelle le néant de tout ce qui n’est pas éter­nel : nous n’avons pas ici- bas de demeure per­ma­nente, mais nous cher­chons celle qui est à venir (Hebr. xiii, 14); sa voix de jus­tice et de misé­ri­corde tout ensemble, qui rap­pelle dans le sen­tier du bien les peuples éga­rés. Dans ces infor­tunes publiques. Nous avons le devoir d’élever la voix, de rap­pe­ler les grandes véri­tés de la foi, non seule­ment aux humbles, mais aux puis­sants eux-​mêmes, aux heu­reux de ce monde, aux chefs des peuples, à ceux qui sont appe­lés au gou­ver­ne­ment des Etats. Nous devons appe­ler l’at­tention de tous sur ces sen­tences éter­nelles que l’histoire a véri­fiées en carac­tères san­glants, celle-​ci, par exemple : Le péché fait le mal­heur des peuples (Prov. xiv, 34); les puis­sants subi­ront un juge­ment plus rigou­reux (Sag. vi, 7); et ces paroles du psaume ii : Et main­te­nant, rois, deve­nez sages ; rece­vez l’avertissement, juges de la terre ; soumettez- vous à la loi du Seigneur, de peur qu’il ne s’ir­rite et que vous ne péris­siez hors de la voie droite.

Ces menaces auto­risent à redou­ter les plus dures consé­quences, lorsque s’accroît l’iniquité publique, lorsque la faute des gou­ver­nants et des peuples consiste dans l’exclusion de Dieu et la révolte contre l’Eglise du Christ. De cette double apos­ta­sie découlent le désordre géné­ral et des misères infi­nies pour les indi­vi­dus et les sociétés.

Par l’a­quies­ce­ment de notre silence, nous sommes expo­sés à nous faire les com­plices de tels crimes : le fait n’est pas rare, même par­mi les bons. Que cha­cun des Pasteurs de l’Eglise regarde dès lors comme s’adressant à lui-​même en par­ti­cu­lier ces paroles d’Anselme au puis­sant comte de Flandre, et qu’au besoin il les rap­pelle à ses collègues :

Je vous en prie, je vous en sup­plie, écou­tez mes aver­tis­se­ments, les conseils que je vous adresse dans ma sol­li­ci­tude pour votre âme, Mon­seigneur, et dans l’amour que je vous porte en Dieu : ne croyez jamais amoin­drir votre haute digni­té, en aimant et en défen­dant la liber­té de l’Eglise, épouse de Dieu et votre Mère ; ne pen­sez pas que vous vous humi­liez en l’exaltant, que vous vous affai­blis­sez en la for­tifiant. Voyez, jetez les yeux autour de vous : les exemples s’offrent d’eux-mêmes. Considérez les princes qui attaquent l’Eglise et foulent aux pieds ses droits ; en quoi en sont-​ils plus pros­pères ? à quoi en arrivent-​ils ? La réponse est assez évi­dente ; il n’y a pas à y insis­ter. [16] La même pen­sée se retrouve avec plus d’am­pleur, mais en des termes d’une force et d’une sua­vi­té égales dans une lettre à Baudouin, roi de Jérusalem : Je vous le demande comme votre très fidèle ami, je vous en donne le conseil et prie Dieu à cette inten­tion : vivez sous la loi de Dieu et sou­met­tez en tout votre volon­té à la sienne. C’est lorsque vous régnez selon la volon­té de Dieu que vous régnez vrai­ment pour votre bien. Ne croyez pas, comme beau­coup de mau­vais rois, que l’Eglise vous a été livrée comme une esclave à un maître : elle vous a été confiée comme à son avo­cat et à son défen­seur. Dieu n’a rien de plus cher au monde que la liber­té de son Eglise. Ceux qui veulent moins lui être utiles que lui com­man­der prouvent incon­tes­ta­ble­ment qu’ils sont enne­mis de Dieu : Dieu veut que son Epouse soit libre et non esclave. Ceux qui la traitent avec la défé­rence d’un fils à l’égard de sa mère, ceux-​là prouvent qu’ils sont ses fils et les fils de Dieu. Mais ceux qui lui com­mandent comme à une esclave se montrent non des fils, mais des étran­gers, et c’est jus­te­ment qu’ils sont exclus de l’héritage et de la dot dont elle a reçu les pro­messes. [17] C’est ain­si que jaillit du cœur du saint, la flamme de son amour pour l’Eglise ; c’est ain­si qu’éclate son zèle pour la défense de sa liber­té, liber­té indis­pen­sable dans le gou­ver­ne­ment du monde chré­tien, liber­té que Dieu aime par-​dessus tout, comme l’affirme l’éminent Docteur dans cette brève et vibrante parole : Dieu n’a rien de plus cher au monde que la liber­té de son Eglise. Il n’est rien, véné­rables Frères, rien qui exprime mieux notre pen­sée et nos sen­ti­ments que cette insis­tance sur le mot que Nous venons de citer. Nous nous plai­sons aus­si à emprun­ter à ce même Docteur les exhor­tations qu’il adres­sait aux princes et aux sei­gneurs. Il écri­vait à la reine d’Angleterre Mathilde : Voulez-​vous par le fait même rendre à Dieu des actions de grâce justes, bonnes et effi­caces ? Res­pectez cette reine qu’il lui a plu de se choi­sir en ce monde pour épouse ; respectez-​la, dis-​je, exaltez-​la, honorez-​la, défendez-​la, afin que comme cette Epouse et par elle vous soyez agréable à Dieu et que vous régniez avec elle dans l’é­ter­nelle béa­ti­tude. [18] Il vous arri­ve­ra de ren­con­trer de ses fils enflés de leur puis­sance ter­restre, oublieux de leur Mère très aimante, en rébel­lion contre son doux empire : c’est alors sur­tout qu’il vous fau­dra ne pas perdre de vue les paroles sui­vantes : C’est à vous qu’il appar­tient de lui rap­pe­ler ces véri­tés et d’autres du même ordre, à temps et à contre­temps ; à vous de l’exhorter à se mon­trer non le maître, mais le défen­seur de l’Eglise, son vrai fils et non un fils déna­tu­ré [19]. Car c’est un des devoirs de notre charge, et il nous convient tout par­ti­cu­liè­re­ment, de per­sua­der aux hommes, et, pour ain­si dire, de gra­ver en tous les esprits ces autres paroles, si nobles et si pater­nelles, de saint Anselme : Quand j’apprends sur vous quelque chose qui ne plaît pas à Dieu et qui vous est désa­van­ta­geux, si je néglige de vous aver­tir, je ne puis pré­tendre craindre Dieu ni même vous aimer comme je le dois [20]. Apprenons-​nous que vous vous com­por­tez à regard des Eglises confiées à vos soins autre­ment que pour leur bien et celui de votre âme, il Nous faut imi­ter Anselme, prier à nou­veau, aver­tir et reprendre, afin que votre esprit ne juge pas négli­gem­ment ces choses et que vous cor­ri­giez sans délai tous les abus que vous reproche en ces matières votre conscience [21]. — il ne faut, en effet, lais­ser sub­sis­ter comme insi­gni­fiant rien qui puisse être amé­lio­ré ; Dieu demande compte à tous les hommes non seule­ment du mal qu’ils ont fait, mais aus­si du mal qu’ils n’ont pas cor­ri­gé quand il était en leur pou­voir de les cor­ri­ger ; et plus est grand ce pou­voir que Dieu leur a si misé­ri­cor­dieu­se­ment mis entre les mains, plus aus­si Dieu exige stric­tement qu’ils l’emploient à vou­loir et à accom­plir le bien… Peut-​être ne pouvez-​vous pas faire tout en même temps ; du moins devez-​vous vous effor­cer d’aller de pro­grès en pro­grès ; Dieu dans sa bon­té achè­ve­ra ces bons des­seins et ces géné­reux efforts, et il les récom­pen­se­ra avec une plé­ni­tude mer­veilleuse. [22]

Telles sont les véri­tés (et nous ne pou­vons tout citer) qu’Anselme incul­quait, avec tant de force et de sagesse, aux rois et aux puis­sants ; elles conviennent excel­lem­ment aux pas­teurs et aux princes de l’Eglise, car c’est à eux qu’est confiée la défense de la véri­té, de la jus­tice et de la reli­gion. Le cours des temps a mul­ti­plié les obs­tacles ; on a jeté sur Nous tant d’entraves qu’il Nous reste à peine un lieu où Nous puis­sions vivre en liber­té et en sécu­ri­té. La licence ne connaît plus de bornes, elle n’a plus de frein, elle reste impu­nie ; pen­dant ce temps, on s’acharne avec âpre­té contre l’Eglise, on rive plus étroi­te­ment ses fers, on relient encore le mot de liber­té, mais c’est pour s’en jouer. De jour en jour, par de nou­veaux arti­fices, on entrave davan­tage votre action et celle de votre cler­gé ; rien d’étonnant, si vous ne pou­vez pas faire tout en même temps pour arra­cher les hommes à l’erreur et au vice, pour les détour­ner de leurs mau­vaises habi­tudes, pour leur incul­quer la notion du vrai et du bien, pour sou­la­ger l’Eglise, acca­blée de tant d’angoisses. Pourtant, il est des consi­dé­ra­tions bien propres à sou­te­nir notre cou­rage. Le Seigneur est tou­jours là ; grâce à lui, tout concour­ra au bien de ceux qui l’aiment (Rom. viii, 28). Il tire­ra le bien du mal ; les triomphes qu’il réserve à son Eglise seront d’autant plus écla­tants que plus méchants ont été les efforts de la per­ver­si­té humaine pour rui­ner son œuvre. Telle est l’admirable gran­deur des des­seins de la divine Providence ; telles sont ses voies impé­né­trables (Ibid. xi, 33), dans la situa­tion pré­sente ; — car mes pen­sées ne sont pas vos pen­sées, et vos voies ne sont pas mes voies, dit le Seigneur (Is. lv, 8). Ne faut-​il pas que l’Eglise, de jour en jour, prenne davan­tage la res­sem­blance du Christ ? Ne faut-​il pas qu’elle soit comme la vivante image de Celui qui a souf­fert de tels tour­ments et si nom­breux ? Ne faut-​il pas que d’une cer­taine façon elle achève en elle-​même ce qui manque aux souf­frances du Christ (Coloss. i, 24) ? C’est là le secret de cette loi de la souf­france impo­sée par Dieu à son Eglise qui milite sur cette terre : les luttes, les oppres­sions, les angoisses seront à jamais son par­tage ; telle est la voie, telles sont les tri­bu­la­tions inces­santes par les­quelles elle entre­ra dans le royaume de Dieu (Act. xiv, 21), pour se réunir enfin à l’Eglise triom­phante du ciel.

A ce pro­pos, écou­tons le com­men­taire d’Anselme sur ce pas­sage de saint Matthieu : Jésus fon­ça ses dis­ciples à mon­ter sur la barque… Au sens mys­tique, dit le Saint, ces paroles décrivent briè­ve­ment l’état de l’Eglise, de la nais­sance du Sauveur à la fin du monde… La barque était bal­lot­tée sur les flots au milieu de la mer. Cependant Jésus res­tait sur le som­met de la mon­tagne. Depuis l’heure où le Sauveur est mon­té au ciel, la Sainte Eglise est en effet agi­tée en ce monde par de vio­lentes tri­bu­la­tions, secouée par des tem­pêtes de persé­cutions de toutes sortes, en butte à toutes les méchan­ce­tés des hommes per­vers, atta­quée de mille manières par le vice. Le vent lui était contraire : le souffle des esprits mau­vais ne travaille-​t-​il pas tou­jours à l’empêcher d’entrer au port du salut ; il s’efforce de l’accabler sous les flots des adver­si­tés du siècle et sou­lève contre elle tout ce qu’il peut d’obstacles. (Hom. iii.) Ils se trompent donc sin­gu­liè­re­ment, ceux qui s’imaginent et espèrent pour l’Eglise un état exempt de toute per­tur­ba­tion : à en croire leurs rêves, tout arri­ve­rait à sou­hait, la puis­sance reli­gieuse ne ver­rait plus se dres­ser devant elle aucune oppo­si­tion, on joui­rait sans trouble des charmes de la paix. Plus gros­si ère encore est l’erreur, quand, dans le faux et vain espoir d’obtenir cette paix, on dis­si­mule les inté­rêts et les droits de l’Eglise, on les sacri­fie à des inté­rêts par­ti­cu­liers, on les dimi­nue injus­te­ment, on pac­tise avec le monde, qui est tout entier plon­gé dans le mal (I Joan. v, 19) : tout cela sons pré­texte de gagner les fau­teurs de nou­veau­tés et de les récon­ci­lier avec l’Eglise : mais depuis quand peut-​il y avoir accord entre la lumière et les ténèbres, entre le Christ et Bélial ? Rêves d’esprits malades, que tout cela : on n’a jamais ces­sé de for­ger de telles chi­mères, et n’attendons pas qu’on cesse de le faire tant qu’il y aura de lâches sol­dats tou­jours prêts à fuir en jetant leurs bou­cliers dès qu’ils voient l’ennemi ; tant qu’il y aura des traîtres tou­jours pres­sés de pac­ti­ser avec l’ennemi, c’est-à-dire, en l’espèce, avec le très mal­fai­sant enne­mi de Dieu et des hommes.

Souvenez-​vous donc de votre devoir, Vénérables Frères, vous que la divine Providence a consti­tués pas­teurs et chefs de son peuple. C’est à vous de veiller selon vos forces à ce que notre âge renonce enfin à l’at­titude néfaste dans laquelle il se com­plaît : à l’heure où sévit contre la reli­gion une guerre si cruelle, il n’est- pas per­mis de crou­pir dans une hon­teuse apa­thie, de res­ter neutres, de rui­ner les droits divins et hu­mains par de louches com­pro­mis­sions ; il faut que cha­cun grave en son âme cette parole si nette et si expresse du Christ : Qui n’est pas avec moi est contre moi (Matth. xii, 30). Ce n’est pas que les ministres du Christ puissent se dis­pen­ser d’avoir au cœur d’abondantes réserves de cha­ri­té pater­nelle : ils doivent, au contraire, faire leur le mot de saint « Paul : Je me suis fait tout à tous pour les sau­ver tous (I Cor. ix, 22). Ce n’est pas non plus qu’ils ne puissent par­fois céder même quelque peu de leur droit : cela est per­mis dans une cer­taine mesure, elle salut des âmes peut le récla­mer. Mais, d’ailleurs, aucun soup­çon de fautes de ce genre ne vous effleure, vous que presse la cha­ri­té du Christ. Au reste, cette juste condes­cen­dance ne mérite aucun blâme, elle ne viole aucun devoir ; elle ne touche abso­lu­ment en rien aux fon­de­ments éter­nels de la véri­té et de la justice.

On ne sui­vit pas d’autre ligne de conduite dans la cause d’Anselme, ou plu­tôt dans la cause de Dieu et de l’Eglise, car c’est pour elle qu’Anselme eut à sou­te­nir dé si longs et si rudes com­bats. L’intermi­nable conflit vient enfin d’être apai­sé : alors celui dont le nom est sou­vent déjà venu sous notre plume, pré­dé­ces­seur Pascal, lui écrit en ces termes élo­gieux : Ce sont, Nous en avons l’assurance, ta cha­ri­té et les prières ins­tantes qui ont obte­nu de la misé­ri­corde divine qu’elle jette en ces cir­cons­tances un regard favo­rable sur les peuples confiés à ta sol­li­ci­tude. Et le Pontife explique l’indulgence pater­nelle avec laquelle il a accueilli les cou­pables : Sache-​le, si Nous avons mani­fes­té une telle condes­cen­dance, c’est que Nous vou­lions, par cette affec­tion et cette misé­ri­corde, Nous mettre à même de rele­ver ceux qui étaient tom­bés : on a beau tendre la main, pour le redres­ser, à quel­qu’un qui est ren­ver­sé par terre : on ne peut y réus­sir à moins de se cour­ber soi-​même. Sans doute, celui qui s’incline peut paraître tom­ber, mais il ne perd pas pour cela l’équilibre. [23]

Nous fai­sons Nôtres ces paroles de Notre pieux pré­dé­ces­seur à Anselme pour le conso­ler. Nous ne pou­vons pas dis­si­mu­ler cepen­dant les angoisses qui déchirent par­fois l’âme des plus tendres pas­teurs eux-​mêmes : à quel par­ti s’arrêter ? Faut-​il prendre la voie de la dou­ceur ? Faut-​il oppo­ser une résis­tance éner­gique ? Qu’on se rap­pelle les anxié­tés, les ter­reurs, les larmes d’hommes d’une sain­te­té émi­nente : ils avaient dis­cer­né de quel poids est le gou­ver­ne­ment des âmes, quels dan­gers courent ceux qui l’assument. La vie d’Anselme nous en four­nit un exemple très signi­fi­ca­tif : appe­lé de son agréable soli­tude, si pieuse et si stu­dieuse, aux plus hautes fonc­tions et cela en des temps, comme on l’a vu, si dif­fi­ciles, il eut à sup­por­ter les tra­verses les plus dures ; néan­moins, au milieu de tant de sou­cis, il ne crai­gnait rien tant que de n’en pas assez faire pour son salut et celui de son peuple, l’honneur de Dieu et le triomphe de l’Eglise. Et quand son âme, en proie à ces pré­oc­cu­pa­tions, se trou­vait bri­sée et endo­lo­rie d’ailleurs par la défec­tion d’un grand nombre de ses amis, par­mi les­quels des évêques, rien ne le récon­for­tait tant que de pla­cer dans le secours de Dieu toute sa confiance et de cher­cher un refuge dans le sein de l’Eglise : En dan­ger de faire nau­frage… au milieu des assauts de la tem­pête, il se réfu­giait dans le sein de sa Mère l’Eglise, implo­rant du Pontife romain, un bien­veillant et prompt secours, et la conso­la­tion dans ses souf­frances [24]. Ne faut-​il pas admi­rer là un des­sein secret de la Providence : à voir un homme d’une sagesse et d’une sain­te­té si sin­gu­lières en butte à tant d’adversités, à le suivre an milieu de ses épreuves, nous avons en lui un exemple et une Consola­tion dans les souf­frances de notre saint minis­tère et dans les dif­fi­cul­tés avec les­quelles nous sommes aux prises ; de la sorte, cha­cun de nous pour­ra faire siens les sen­ti­ments et les aspi­ra­tions de l’Apôtre : Je me glo­ri­fie­rai volon­tiers dans mes infir­mi­tés, afin qu’habite en moi la ver­tu du Christ. C’est pour­quoi je me com­plais dans mes infir­mi­tés : quand je suis faible, c’est alors que je suis puis­sant. (II Cor. xii, 9, 10.) A ces paroles font bien écho celles de saint Anselme à Urbain II ; Saint- Père, je souffre d’être Ce que je suis, je souffre de n’être plus ce que j’ai été ; je m’attriste d’être évêque, car, à cause de mes péchés, je ne rem­plis pas mes devoirs d’é­vêque. Dans mon humble condi­tion d’autrefois, je parais­sais jouer un cer­tain rôle ; dans ma haute situa­tion d’aujour­d’hui, trop lourde est pour moi la charge : elle m’accable : je n’acquiers rien pour moi et je ne suis utile à per­sonne ; je suc­combe sous le far­deau, parce que je suis, plus qu’on ne le pour­rait croire, dépour­vu des forces, des ver­tus, de la science et des talents qu’exige une telle fonc­tion. Je désire fuir cette charge au-​dessus de mes forces, dépo­ser ce far­deau que je ne puis por­ter. Mais, d’autre part, je crains d’offenser Dieu. C’est la crainte de Dieu qui m’a for­cé à accep­ter ce minis­tère, c’est elle encore qui me contraint à le gar­der… La volon­té de Dieu m’est cachée et je ne sais que faire ; je suis errant et sou­pi­rant, et j’ignore quelle solu­tion je pour­rais don­ner à ces incer­ti­tudes. [25]

C’est ain­si que Dieu se plaît à ne pas lais­ser igno­rer, même à des hommes d’une émi­nente sain­te­té, quelle est la fai­blesse de leur nature. Leur œuvre se présente-​t-​elle avec un cachet de gran­deur, on sait qu’il faut tout rap­por­ter à la grâce d’en haut. Et d’ailleurs l’humilité pré­pare les volon­tés à accep­ter plus volon­tiers l’autorité de l’Eglise. On le vit bien pour Anselme et pour d’autres évêques qui com­bat­tirent sous la direc­tion du Saint-​Siège pour la liber­té et la doc­trine de l’Eglise. Leur doci­li­té, d’ailleurs, a por­té ses fruits : le triomphe a cou­ron­né leurs efforts ; en eux s’est réa­li­sée la parole divine : l’homme obéis­sant chan­tera vic­toire (Prov. xxi, 28).

L’espoir d’une sem­blable récom­pense est per­mise à ceux sur­tout qui obéissent sin­cè­re­ment au Vicaire de Jésus-​Christ en tout ce qui regarde la direc­tion des âmes, le gou­ver­ne­ment de l’Eglise ou d’autres matières connexes, à quelque titre que ce soit : c’est en effet du Siège apos­to­lique qu’émanent pour les pis de l’Eglise les direc­tions et la ligne de conduite [26].

Ces ver­tus furent émi­nem­ment celles d’Anselme. L’ardeur et la fidé­lité de son atta­che­ment au Siège de Pierre ne peuvent être effleu­rées du moindre doute pour qui veut bien lire ses lettres au pape Pascal : Les souf­frances si nom­breuses et si aigues de mon cœur, qui ne sont connues que de moi seul et de Dieu, attestent l’é­ten­due de mon res­pect et de mon obéis­sance pour le Siège apos­to­lique. J’ai confiance qu’avec la grâce de Dieu rien ne pour­ra ébran­ler ces sen­ti­ments. C’est pour­quoi je veux, autant qu’il m’est pos­sible, sou­mettre tous mes actes à cette auto­ri­té ; qu’elle les dirige et, s’il en est besoin, qu’elle les cor­rige. [27]

Ses actions, ses écrits, ses lettres sur­tout, si pleines de sua­vi­té, ses lettres écrites, disait Notre pré­dé­ces­seur Pascal, avec la plume de la cha­ri­té [28], tout en lui atteste fer­me­ment éta­blie la même dis­po­si­tion. Dans ses lettres au Pape, il ne se contente pas de deman­der bien­veillant secours et conso­la­tion [29], il pro­met ses prières constantes. Encore abbé du Bec, il écri­vait à Urbain II, en termes pleins d’affection filiale : Nous ne ces­sons de prier Dieu à l’occasion de vos tri­bu­la­tions et de celles de l’Eglise romaine, qui sont aus­si les nôtres et celles de tous les vrais fidèles. Nous lui deman­dons d’adoucir pour vous les jours mau­vais, jusqu’à ce que soit creu­sée la fosse du méchant. Dieu semble tar­der ; mais, Nous en sommes cer­tains, il ne lais­se­ra pas le sceptre des pécheurs peser sur le sort des justes ; il n’abandonnera pas son héri­tage, et les puis­sances infer­nales ne pré­vau­dront pas contre lui [30].

Ces décla­ra­tions et d’autres du même genre lais­sées par Anselme Nous pénètrent de la joie la plus vive : elles font revivre la mémoire d’un homme qu’on ne vain­quit jamais en atta­che­ment au Siège Apostolique : elles Nous rap­pellent aus­si, Vénérables Frères, les lettres et les actes innom­brables par les­quels, en des cir­cons­tances et des souf­frances ana­logues, vous Nous avez mani­fes­té vos sen­ti­ments d’attachement.

Chose admi­rable : au milieu des tem­pêtes qui, dans le cours des siècles, se sont déchaî­nées contre le nom chré­tien, l’union des évêques et des fidèles autour du Pontife romain n’a fait que se res­ser­rer plus inti­me­ment de jour en jour, se for­ti­fier et s’affermir ; de nos jours, où sa force n’a ces­sé de s’affirmer de plus en plus, elle appa­raît comme un miracle de la puis­sance divine, tant elle s’est faite una­nime et cor­diale. Cette ému­la­tion d’amour et de dévoue­ment Nous encou­rage et Nous récon­forte, en même temps qu’elle est la gloire et le plus ferme sou­tien de l’Eglise. Mais plus est grand le pro­fit que Nous en reti­rons, plus s’exalte contre Nous l’envie de l’antique ser­pent, plus vives se font les haines coa­li­sées des impies, en face d’un tel spec­tacle dont l’inat­tendu offusque leurs regards. Ils ne voient rien de sem­blable dans les socié­tés humaines ; ni rai­sons poli­tiques ni vues ter­restres d’aucune sorte ne sont capables de leur four­nir une expli­ca­tion de cette mer­veille, et ils ne veulent pas y voir l’accomplissement de la sublime prière du Christ à la der­nière Cène.

Il Nous faut donc, Vénérables Frères, tra­vailler de tous Nos efforts à conser­ver et à rendre tou­jours plus intime et plus cor­diale cette union divine entre le chef et les membres ; mais ce n’est pas sur les consi­dé­ra­tions humaines que Nous la base­rons ; c’est en Dieu que Nous en pose­rons le fon­de­ment, de façon à ne for­mer tous qu’une seule chose avec le Christ. Toutes voiles dehors, pour­sui­vons ce noble idéal : ce sera Nous acquit­ter par­fai­te­ment de la sublime mis­sion que Nous avons reçue, de conti­nuer l’œuvre du Christ et de pro­pa­ger son règne sur la terre. Et n’est-ce pas cet idéal qu’appelle suave prière que l’Eglise ne cesse d’adresser à son Epoux céleste, prière qui exprime les vœux les plus ardents de Notre cœur : Père saint, gar­dez dans votre nom ceux que vous m’a­vez don­nés, et faites qu’ils ne fassent qu’un comme nous sommes un (Joan. xvii, 11).

Mais cet effort n’est pas seule­ment néces­saire pour repous­ser les assauts des enne­mis du dehors qui attaquent à décou­vert les droits et la liber­té de l’Eglise. Il le faut encore déployer contre les dan­gers du dedans. Nous les avons signa­lés plus haut, déplo­rant l’erreur de ces éga­rés qui s’efforcent, par leurs sys­tèmes per­fides, de bou­le­ver­ser la consti­tu­tion et l’essence même de l’Eglise, de souiller la pure­té de sa doc­trine, de rui­ner toute sa dis­ci­pline. Il conti­nue à s’insinuer dans les cœurs, ce poi­son qui en a déjà tant infec­té même dans les rangs du cler­gé ; c’est sur­tout par­mi les jeunes gens que ses vic­times sont nom­breuses : plon­gés, Nous l’avons dit, comme dans une atmo­sphère viciée, ces mal­heu­reux se laissent entraî­ner aux abîmes par la pas­sion effré­née des nou­veau­tés ; ils ne peuvent s’arrêter dans leur course fatale.

Par une déplo­rable aber­ra­tion, il n’est pas jusqu’aux pro­grès, bons en eux-​mêmes, dans l’ordre des sciences posi­tives et de la pros­pé­ri­té maté­rielle, qui ne four­nissent à des esprits faibles et pas­sion­nés de nou­velles armes pour battre en brèche, avec un into­lé­rable orgueil, les véri­tés divines. Mais qu’ils se rap­pellent donc les mul­tiples et contra­dictoires théo­ries tour à tour écha­fau­dées par les fau­teurs d’impru­dentes nou­veau­tés, dans les ques­tions spé­cu­la­tives ou pra­tiques les plus vitales pour l’homme ! Qu’ils recon­naissent là le châ­ti­ment de l’orgueil humain : ne pou­voir jamais être d’accord avec soi-​même et faire misé­ra­ble­ment nau­frage avant d’avoir pu décou­vrir le port de la véri­té ! Mais, hélas ! ces éga­rés ne savent même pas mettre à pro­fit leur propre expé­rience pour s’humilier, pour repous­ser la ten­ta­tion…, pour ren­ver­ser tout orgueil qui s’élève contre la science de Dieu, pour assu­jet­tir toute intel­li­gence sous le joug de l’obéissance au Christ (II Cor. x, 4, 5).

Tout au contraire, ils sont pas­sés d’un extrême à l’autre, de la pré­somption au déses­poir : ils se sont ral­liés à cette méthode phi­lo­so­phique qui doute de tout et pour ain­si dire plonge tout dans les ténèbres ; ils ont embras­sé l’agnos­ti­cisme avec son cor­tège varié de doc­trines absurdes et de sys­tèmes mul­ti­pliés à l’infini et en oppo­si­tion les uns avec les autres ; et dans cet incroyable conflit des opi­nions s’est véri­fiée la parole de l’Ecriture : ils sont deve­nus vains dans leurs pen­sées ; … ils se van­taient d’être sages, et ils ont ren­con­tré la folie (Rom. i, 21, 22).

Leurs paroles pom­peuses, leurs dis­cours trom­peurs pro­met­tant une science nou­velle qu’à les entendre on aurait pu croire tom­bée du ciel, les hori­zons nou­veaux qu’ils pré­ten­daient ouvrir, c’était plus qu’il n’en fal­lait pour atti­rer et séduire nombre de jeunes gens ; les mêmes arti­fices jadis avaient heu­reu­se­ment ser­vi les, Manichéens pour circon­venir Augustin. Mais arrêtons-​Nous : c’est à pré­sen­ter ces funestes maîtres de fausse sagesse, leurs ten­ta­tives, leurs illu­sions, les sys­tèmes per­ni­cieux, que Nous avons consa­cré notre Encyclique Pascendi domi­nici gre­gis, du 8 sep­tembre 1907 : il suf­fit. Ce que Nous vou­lons simple­ment faire remar­quer aujourd’hui, c’est que, si les dan­gers dont Nous par­lons sont plus graves et plus mena­çants de nos jours, ils ne sont pas pour cela entiè­re­ment dif­fé­rents de ceux qui mena­çaient l’Eglise et sa doc­trine aux temps d’Anselme. Ajoutons que Nous pou­vons trou­ver dans l’œuvre du saint Docteur secours et sou­tien pour la défense de la véri­té, comme Nous les trou­vons dans les exemples de son cou­rage apos­to­lique pour la défense de la liber­té et des droits de l’Eglise.

Sans vou­loir rap­pe­ler ici, en détail, quelle était la culture, quelles étaient les condi­tions intel­lec­tuelles du cler­gé et du peuple en ces âges loin­tains, nous signa­le­rons briè­ve­ment le dan­ger d’un double excès auquel étaient expo­sés les esprits à cette époque, jetés dans deux cou­rants dia­mé­tra­le­ment opposés.

Les uns, légers et vani­teux, nour­ris d’une éru­di­tion vague et super­ficielle, s’enorgueillissaient outre mesure de la masse indi­geste de leurs connais­sances ; séduits par une trom­peuse appa­rence de philo­sophie et de dia­lec­tique, ils mépri­saient sous le spé­cieux pré­texte de science les auto­ri­tés sacrées ; avec une témé­ri­té cri­mi­nelle, ils osent éle­ver la voix contre tel ou tel des dogmes de la foi catho­lique ; dans leur sot orgueil, ils jugent impos­sible ce qu’ils ne peuvent com­prendre, plu­tôt que d’avouer avec une humble sagesse qu’il y a bien des choses au-​dessus de leur intel­li­gence. S’imaginer qu’on pos­sède une science, c’est mani­fes­ter qu’on ne s’est même pas ren­du compte, de ce qui con­stitue la vraie manière de savoir : mais il en est qui ignorent ce prin­cipe ; à peine ont-​ils com­men­cé à bal­bu­tier les pre­miers mots d’une science pré­somp­tueuse, voyez-​les : ils ne prennent pas la pré­cau­tion de se munir des ailes spi­ri­tuelles que donne une foi solide, mais dans leur outre­cui­dance ils s’élèvent d’un bond aux plus hautes spé­cu­la­tions du dogme. Mais qu’arrive-t-il ? Ils ont vou­lu, à contre­temps et prématu­rément, s’élever par l’intelligence ; mais l’in­tel­li­gence leur fait défaut : les voi­là qui tombent dans de mul­tiples erreurs. [31] Nous avons aujourd’hui sous les yeux de nom­breux exemples de sem­blables chutes.

D’autres, au contraire, timides et pusil­la­nimes, épou­van­tés à la vue de tant de nau­frages dans la foi, redou­tant les dan­gers de la science qui enfle, en arri­vèrent à exclure tout usage de la phi­lo­so­phie et même toute dis­cus­sion sérieuse sur les ques­tions religieuses.

Entre ces deux excès se tient la tra­di­tion catho­lique. Elle repousse les har­diesses des pre­miers, que devait condam­ner au siècle sui­vant Grégoire IX : gon­flés comme des outres par l’esprit de vani­té, ils s’ef­forcent à tort d’établir la foi sur la seule base de la rai­son natu­relle ; ils adul­tèrent la parole de Dieu en y mêlant les fan­tai­sies des phi­lo­sophes [32]. Mais elle déteste aus­si la négli­gence des seconds, qu’aucun zèle n’anime à la recherche de la véri­té, qui ne se sou­cient pas de déve­lop­per leur intel­li­gence à la lumière de la foi [33]; plus sévère encore est la condam­na­tion qu’elle porte contre eux si, par devoir d’état, ils ont à défendre la foi catho­lique contre l’assaut inces­sant de l’erreur.

Pour entre­prendre cette défense, Anselme, on peut bien le dire, fut sus­ci­té par Dieu ; par la parole, par la plume et par l’exemple, il mon­tra la voie sûre ; pour le bien de tous il ouvrit les sources de la sagesse chré­tienne ; il fut le guide et le maître des Docteurs qui après lui appli­quèrent à l’en­sei­gne­ment des sciences sacrées la méthode sco­las­tique [34], si bien qu’on le consi­dère à bon droit comme leur pré­cur­seur et qu’on lui en donne le titre.

Ce n’est pas à dire pour cela que le Docteur d’Aoste ait atteint du pre­mier coup les som­mets des spé­cu­la­tions phi­lo­so­phiques et théolo­giques, ni qu’il se soit éle­vé à la renom­mée des deux maîtres Thomas et Bonaventure. Ceux-​ci vinrent plus tard à point pour cueillir avec leur sagesse des fruits ame­nés à matu­ri­té par le lent effort des années et le concours des tra­vaux de nom­breux maîtres. Anselme, d’ailleurs, très modeste comme le sont les vrais savants, d’une intel­li­gence vive et pers­pi­cace, ne publia jamais aucun de ses écrits sans y être invi­té par les cir­cons­tances, à moins que ce ne fût pour céder aux ins­tances qui lui étaient faites. Encore revient-​il constam­ment sur cette déclara­tion : S’il y a dans mes paroles quelque chose à cor­ri­ger, je ne m’y refuse pas [35]. Il va plus loin ; la ques­tion est-​elle contro­ver­sée, sans connexion avec la foi ? Il ne veut pas que son dis­ciple s’attache, ce sont ses propres paroles, aux théo­ries qu’il a lui-​même émises, au point de s’y obs­ti­ner même quand d’autres ont su les détruire par des argu­ments plus solides et éta­blir une opi­nion dif­fé­rente. La chose peut se pro­duire : au moins ne refusera-​t-​on pas de recon­naître que les idées expri­mées ont four­ni un utile exer­cice de dis­cussion. [36]

Cependant, son suc­cès fut plus grand que lui-​même n’eût osé espé­rer ; il dépas­sa toute attente. Son renom fut tel qu’il ne s’affaiblit pas devant la gloire des doc­teurs qui illus­trèrent les âges sui­vants ; saint Thomas lui-​même ne par­vint pas à l’éclipser, quoi­qu’il ait pu ne pas admettre toutes les conclu­sions de son devan­cier, quoiqu’il y ait appor­té des com­pléments ou des pré­ci­sions. Anselme, c’est là son grand mérite, ouvrit la voie aux cher­cheurs, cal­ma les scru­pules des timides, pré­mu­nit les impru­dents contre le dan­ger, repous­sa le fléau des ergo­teurs irréduc­tibles, des sophistes de son temps, des dia­lec­ti­ciens héré­tiques [37], comme il les appelle si jus­te­ment, chez les­quels la rai­son était esclave de l’imagination et de la vanité.

Ecoutons-​le par­ler de ces der­niers, de ces dia­lec­ti­ciens de son temps : En géné­ral, il faut recom­man­der une grande pru­dence dès qu’on aborde le champ des Ecritures Saintes ; mais, pour ces gens-​là, il faut aller plus loin et leur inter­dire abso­lu­ment toute incur­sion dans le domaine des sciences sacrées. Et le motif qu’il en donne vaut par­fai­te­ment pour nos modernes qui les imitent sous nos yeux et renou­vellent leurs erreurs : Le rôle de la rai­son est de conduire et de régler l’homme tout entier ; mais chez eux les ima­gi­na­tions cor­po­relles l’enveloppent tel­le­ment qu’elle ne peut s’arracher à cette étreinte ni déchi­rer ces voiles pour s’élever à la contem­pla­tion des choses dans leur pure véri­té. [38]

Nous pou­vons répé­ter pour notre époque les raille­ries du Saint à l’adresse de ces faux phi­lo­sophes. Incapables de com­prendre les dogmes de leur foi, ils s’élèvent contre la véri­té de cette foi au mépris de l’auto­rité des Pères. Voyez-​vous les chauves-​souris et les hiboux, qui ne voient le ciel que pen­dant la nuit, venir dis­cu­ter sur les rayons du soleil en son midi, avec les aigles dont le regard per­çant peut sou­te­nir l’éclat de l’astre du jour ! [39]

En cet endroit et ailleurs [40], il condamne les excès de cette école qui élar­git le domaine de la phi­lo­so­phie an point de récla­mer pour elle le droit d’empiéter sur le ter­rain de la théo­lo­gie. Le saint Docteur s’oppose à cette folie et pré­cise fort bien les fron­tières res­pec­tives de cha­cune de ces sciences. Il déclare net­te­ment quel doit être le rôle, quelles les fon­dions de la rai­son natu­relle dans les ques­tions qui touchent à la doc­trine révé­lée : Il faut, dit-​il, faire appel à la rai­son pour défendre notre foi contre les impies.

Mais de quelle façon ? Mais dans quelle mesure ? Ecoutons sa lumi­neuse réponse : Il faut leur démon­trer par la rai­son qu’ils agissent contre la rai­son en nous mépri­sant. [41] Voilà donc, à pro­pre­ment par­ler, le rôle de la phi­lo­so­phie : elle démon­tre­ra que c’est avec rai­son que nous nous cour­bons sous le joug de la foi ; elle on dédui­ra comme consé­quence le devoir pour cha­cun de croire à l’au­torité divine quand elle nous pro­pose des mys­tères inson­dables, mys­tères appuyés sur tant de signes de cré­di­bi­li­té qu’ils sont deve­nus dignes de foi au delà de toute mesure. Tout dif­fé­rent est le rôle de la théo­lo­gie. Elle a pour base la révé­la­tion divine ; elle affer­mit dans la foi ceux qui ont déjà le bon­heur de por­ter le nom chré­tien ; aucun chré­tien ne peut mettre en dis­cus­sion la véri­té des dogmes que l’Eglise catho­lique croit de cœur et confesse de bouche. Il doit s’at­ta­cher indé­fec­ti­ble­ment à cette foi, l’aimer et vivre selon ses prin­cipes, et, dans la mesure de ses forces, cher­cher hum­ble­ment à péné­trer l’essence des reniés qu’il croit. S’il peut com­prendre, qu’il en rende grâces à Dieu ; s’il ne le peut pas, son atti­tude ne doit pas être celle d’un orgueilleux défi ; il n’a qu’à s’in­cli­ner dans une humble sou­mis­sion. [42]

Si donc les théo­lo­giens cherchent, si les fidèles demandent les rai­son s de nos croyances, ce n’est pas pour fon­der sur elles leur foi : celle-​ci n’a d’autre base que l’autorité de la révé­la­tion divine. Nous devons, dit Anselme, croire les inson­dables véri­tés de notre foi, ses mys­tères, en d’autres ter­nies, sans pré­tendre les dis­cu­ter d’a­bord à la lumière de la rai­son : ain­si l’exige le bon ordre ; mais, une fois confir­més dans la foi, ce serait, il me semble, nous en dés­in­té­res­ser que de ne pas cher­cher à péné­trer ce que nous croyons. [43]

Il est bien évident, au reste, qu’il faut entendre ces paroles dans le sens des défi­ni­tions du Concile du Vatican [44], car, reve­nant ailleurs sur ces pen­sées, il s’exprime en ces termes : A la suite des apôtres, nom­breux sont les Pères et les Docteurs qui ont appro­fon­di dans leurs écrits les véri­tés de notre foi, et leur œuvre eût été plus consi­dé­rable encore si leur vie eût été plus longue : la véri­té chré­tienne forme un sys­tème si vaste et si inson­dable que les mor­tels ne le peuvent épui­ser. Le Seigneur, d’autre part, ne cesse de répandre dans son Eglise les dons de sa grâce, car, selon sa pro­messe, il sera avec elle jus­qu’à la consom­ma­tion des siècles. Je ne cite­rai pris tous les pas­sages où l’Ecriture nous presse de cher­cher ci nous rendre rai­son de notre foi. Je m’en tiens à celui-​ci : Si vous ne croyez pas vous ne com­pren­drez pas : il nous indique la façon de pro­cé­der pour arri­ver, à cette intel­li­gence de la foi, et par le fait il nous invite à y tendre.

Indiquons encore la rai­son qu’il pré­sente en der­nier lieu : la foi et la vision sont deux extrêmes : l’intelligence que nous pou­vons avoir de nos croyances en cette vie tient à la fois de l’une et de l’autre : plus donc quelqu’un déve­loppe en lui-​même cette intel­li­gence, plus il se rap­proche de la vision vers laquelle nous sou­pi­rons tous. [45]

Arrêtons nos cita­tions : on voit sur quels prin­cipes Anselme jeta si soli­de­ment les fon­de­ments de la phi­lo­so­phie et de la théo­lo­gie. Entre la méthode inau­gu­rée par lui et celle pré­ci­sé­ment qu’adoptèrent ensuite les plus savants per­son­nages, les princes de la Scolastique, le Docteur d’Aquin en par­ti­cu­lier, il n’y a pas de dif­fé­rence : entre leurs mains elle s’est sim­ple­ment enri­chie, pré­ci­sée, per­fec­tion­née, pour l’honneur sou­ve­rain et la défense de l’Eglise.

Pourquoi pareille insis­tance à rele­ver ce, mérite d’Anselme ? C’est que, Vénérables Frères, c’est pour Nous une heu­reuse occa­sion de vous exhor­ter de nou­veau à ouvrir à la jeu­nesse clé­ri­cale ces sources de la science chré­tienne ; qu’elle vienne s’abreuver à ces eaux salu­taires décou­vertes par le Docteur d’Aoste, si abon­dam­ment enri­chies par le Docteur d’Aquin. Souvenez-​vous des ins­truc­tions de Notre pré­décesseur Léon XIII, d’heureuse mémoire [46]; rappelez-​vous aus­si celles que Nous avons Nous-​même si sou­vent répé­tées, sur­tout dans Notre Encyclique Pascendi domi­ni­ci gre­gis, du 8 sep­tembre 1907. On a aban­don­né ces études ou bien on les entre­prend sans y por­ter une méthode ferme et sûre. Les résul­tats ? On ne voit que trop, hélas ! les ruines s’accumuler chaque jour ; beau­coup, mémo dans le cler­gé, sans apti­tudes et sans pré­pa­ra­tion, n’ont pas craint de dis­cu­ter auda­cieu­se­ment les plus hauts mys­tères de la foi [47]. C’est un mal­heur que nous déplo­rons avec Anselme, fai­sant Nôtres ses sévères aver­tis­se­ments : Que per­sonne ne se plonge témé­rai­re­ment dans les obs­cu­ri­tés des mys­tères divins. Pour les abor­der il faut avoir assu­ré la fer­me­té de sa foi, la gra­vi­té de ses mœurs, la rec­ti­tude de son juge­ment. Faute de quoi, en che­mi­nant avec une impru­dente légè­re­té à tra­vers les mul­tiples détours des sophismes, on se lais­se­rait prendre au piège de quelque sub­tile erreur. [48]

Souvent à cette impru­dente légè­re­té s’ajoute le feu des pas­sions : c’en est fait alors des études sérieuses et de l’intégrité doc­tri­nale. Enflés alors de ce fol orgueil qu’Anselme consta­tait avec dou­leur chez les dia­lec­ti­ciens héré­tiques de son temps, ces témé­raires méprisent les auto­rités les plus véri­tables : l’Ecriture, les Pères, les Docteurs, aux­quels des esprits plus modestes ne pour­raient qu’appliquer ce juge­ment d’Anselme : Ni de nos jours ni dans les siècles futurs, nous ne pou­vons espé­rer trou­ver quel­qu’un qui les égale dans la contem­pla­tion de la véri­té [49]. Ils ne font pas plus de cas des aver­tis­se­ments que leur adresse l’Eglise ou le Souverain Pontife, pour cher­cher à les rame­ner dans la bonne voie. Au lieu d’actes ils donnent des paroles ; ils feignent une humble sou­mis­sion, afin d’obtenir cré­dit et faveurs par ces dehors mensongers.

Reviendront-​ils à de meilleurs sen­ti­ments ? L’espoir n’en est guère pos­sible. Ils refusent obéis­sance à celui que Dieu dans sa pro­vi­dence a consti­tué le maître et le Père de son Eglise en exil sur cette terre, auquel il a confié, avec le gou­ver­ne­ment de son Eglise, la garde de la doc­trine et des mœurs chré­tiennes. C’est donc à lui plu­tôt qu’à tout autre qu’il convient d’en réfé­rer si dans le sein même de l’Eglise se forme quelque orage contre la foi catho­lique ; c’est à son auto­ri­té qu’on s’en remet­tra pour le détour­ner. Veut-​on oppo­ser à l’erreur une réfu­ta­tion ? Mieux vaut la lui sou­mettre de pré­fé­rence à tout autre, pour que sa pru­dence l’examine. [50] Plaise à Dieu que ces pauvres éga­rés, qui ont si volon­tiers à la bouche les belles paroles de sin­cé­ri­té, de fran­chise, de conscience, d’expérience reli­gieuse, de foi éprou­vée et vécue, se mettent doci­le­ment à l’école d’Anselme, qu’ils reçoivent ses leçons, qu’ils imitent ses exemples, qu’ils gravent pro­fondément dans leur cœur ses paroles : Purifions tout d’abord notre cœur par la foi ; que l’ob­ser­va­tion des pré­ceptes du Seigneur soit la lumière de nos yeux ; faisons-​nous tout petits par la sou­mis­sion aux ensei­gnements divins, afin d’apprendre à cette école la sagesse… Sans la foi, sans l’obéissance aux com­man­de­ments de Dieu, l’esprit ne peut s’é­le­ver à l’in­tel­li­gence de véri­tés plus pro­fondes. Il y a plus : l’in­tel­li­gence que l’on a reçue est par­fois ôtée, et la foi tombe en ruines, quand on s’é­carte du sen­tier de la droite conscience. [51]

L’audace de ces mal­heu­reux éga­rés ne dimi­nue pas : ils conti­nuent à répandre des germes de dis­sen­sions et d’er­reurs, à dis­si­per le patri­moine de la doc­trine sacrée, à railler les véné­rables tra­di­tions, et vou­loir les détruire est une sorte d’hérésie [52], selon le mot d’Anselme, à bou­le­ver­ser de fond en comble la divine consti­tu­tion de l’Eglise. Jugez vous-​mêmes, Vénérables Frères, avec quel soin Nous devons veiller sur le trou­peau chré­tien, sur la tendre jeu­nesse sur­tout, pour en écar­ter la conta­gion de cette peste redou­table. C’est cette grâce que Nos inces­santes prières demandent à Dieu ; Nous implo­rons dans ce sens le secours puis­sant de l’auguste Mère de Dieu, l’intercession des saints de l’Eglise triom­phante, de saint Anselme en par­ti­cu­lier, brillante lumière de la science chré­tienne, gar­dien incor­rup­tible et défen­seur éner­gique de tous les droits de l’Eglise. C’est avec bon­heur que Nous lui adres­sons ici en ter­mi­nant les mêmes paroles que lui écri­vait déjà pen­dant sa vie Notre pré­dé­ces­seur saint. Grégoire VII : Le par­fum de vos bonnes œuvres est par­ve­nu jusqu’à Nous ; Nous en ren­dons grâces à Dieu, et nous vous embras­sons bien cor­dia­le­ment dans l’amour du Christ. Votre zèle et vos exemples, Nous en avons l’absolue cer­ti­tude, sont dans l’Eglise de Dieu le prin­cipe de pro­grès nou­veaux dans le bien ; vos prières et celles de vos émules lui obtien­dront d’être par la misé­ri­corde du Christ déli­vrée des dan­gers qui la menacent. Aussi supplions-​Nous votre fra­ter­ni­té de vou­loir bien inter­cé­der auprès de Dieu, obte­nir de lui qu’il daigne pré­ser­ver du fléau des héré­sies mena­çantes et son Eglise et Nous-​même, qui avons mal­gré Notre indi­gni­té la charge de la gou­ver­ner ; qu’il daigne aus­si rame­ner les éga­rés, loin du sen­tier de l’er­reur, dans ta voie de la véri­té. [53]

Fort de tels appuis, confiant dans votre zèle, Nous vous accor­dons affec­tueu­se­ment dans le Seigneur, à vous, Vénérables frères, à votre cler­gé et aux fidèles confiés à vos soins, la béné­dic­tion apos­to­lique, gage des faveurs célestes et témoi­gnage de Notre par­ti­cu­lière bienveillance.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, en la fête de saint Anselme, le 21 avril 1909, la sixième année de Notre Pontificat.

PIE X, PAPE.

Notes de bas de page
  1. Encycl, du 4 oct. 1903[]
  2. Brev. Rom., 21 avril[]
  3. Epicedion in obi­tum Anselmi[]
  4. Epicedion in obi­tum Anselmi[]
  5. Ibid.[]
  6. Brev. Rom., 21 avril[]
  7. Lettres de saint Anselme, l. II, lett. 32[]
  8. Lettres de saint Anselme, l. III, lett. 74 et 42[]
  9. Epicedion in obi­tum Anselmi[]
  10. Brev. Rom., 21 avril[]
  11. Lettres de saint Anselme, l. III. lett. 44 et 74[]
  12. Conc. du Vatican, Constit. Dei Filius, c. 4[]
  13. Lettres, l. III, lett. 65.[]
  14. Lettres, l. iii, lett. 73[]
  15. Lettres, l. IV, lett. 47[]
  16. Lettres, l. IV, lett. 12.[]
  17. Lettres, l. IV, lett. 8.[]
  18. Lettres, l. III, lett. 57.[]
  19. Lettres, l. III, lett. 59[]
  20. Lettres, l. IV, lett. 52[]
  21. Lettres, l. IV, lett. 52[]
  22. Lettres, l. III, lett. 142.[]
  23. Lettres de saint Anselme, l. III, lett. 140.[]
  24. Lettres, l. III, lett. 37[]
  25. Lettres, l. III, lett. 37.[]
  26. Lettres, l. IV, lett. 1[]
  27. Ibid., lett. 5.[]
  28. Lettres, l. III, lett. 74[]
  29. Lettres, l. III, lett. 37[]
  30. Lettres, 1. II, lett. 33[]
  31. Saint Anselme, De fide Trinitatis, c. ii.[]
  32. Grégoire IX, Lettre « Tacti dolore cor­dis » ad theo­lo­gos Parisien., 7 juill. 1228[]
  33. Lettres, l. II, lett. 41[]
  34. Brev. Rom., 21 avril[]
  35. Cur Deus homo, l. II, c. xxiii[]
  36. De Grammatico, c. xxi, vers la fin.[]
  37. De fide Trinitatis, c. ii[]
  38. Ibid.[]
  39. Ibid.[]
  40. Lettres, l. II, lett. 41[]
  41. Lettres, l. II, lett. 41.[]
  42. De fide Trinitatis, c. ii.[]
  43. Cur Deus homo, l. I, c. ii.[]
  44. Constit. Dei Filius, c. iv[]
  45. De fide Trinitatis, Préface.[]
  46. Encycl. Æterni Patris, du 4 août 1879[]
  47. De fide Trinitatis, c. ii[]
  48. Ibid.[]
  49. De fide Trinitatis, Préface[]
  50. De fide Trinitatis, Préface.[]
  51. De fide Trinitatis, c. ii.[]
  52. Saint Anselme, De nup­tiis consan­gui­neo­rum, c. i[]
  53. Lettres, l. II, lett. 31.[]
13 décembre 1908
Prononcé après la lecture des décrets de béatification des Vénérables Jeanne d'Arc, Jean Eudes, François de Capillas, Théophane Vénard et ses compagnons.
  • Saint Pie X