Les derniers jours de Mgr Lefebvre

Alors direc­teur du sémi­naire Saint-​Pie X d’Ecône, mon­sieur l’abbé Michel Simoulin a livré en 1991 dans le pre­mier numé­ro des Cahiers du jour­nal Controverses (sep­tembre 1991) ce témoi­gnage sur les der­niers jours de Monseigneur Lefebvre sur cette terre. Ces lignes en sont extraites : elles sont un hom­mage de pié­té filiale envers notre fon­da­teur, 30 ans après sa disparition.

Le temps de la Passion

Vendredi 8 mars. A 11h00, Monseigneur célèbre la sainte Messe dans son ora­toire comme d’habitude. Ce sera la der­nière fois qu’il offri­ra à Dieu le sacri­fice de son divin Fils. Il me dira à l’hôpital avoir craint de ne pas pou­voir l’achever, telles étaient sa fatigue et sa souffrance. 

Samedi 9 mars. Monseigneur est mal en point. Dès 7h15, il est conduit à l’hôpital de Martigny. Toute la mati­née se passe en exa­mens ; puis Monseigneur est confié au ser­vice de chi­rur­gie, chambre 213. Il essaie de se repo­ser et de récu­pé­rer un peu de som­meil, mais la dou­leur est très forte. Il est sous per­fu­sion, et les méde­cins ont pres­crit une diète sévère. Monseigneur a bon moral, prend la chose avec sim­pli­ci­té, et s’en remet à la Providence, aux méde­cins et à nous-​mêmes pour tout ce qui sera nécessaire. 

17h. Je retourne à l’hôpital por­ter la com­mu­nion à Monseigneur, accom­pa­gné d’un diacre. Dès qu’il nous aper­çoit, il se recueille et ses visi­teurs quittent la chambre. Nous pré­pa­rons un petit autel pro­vi­soire. La res­pi­ra­tion de Monseigneur révèle la souf­france qui ne l’a pas quit­té. Ayant reti­ré son appa­reil, il a un peu de mal à suivre les prières, mais récite pieu­se­ment le confi­teor, et reçoit son Sauveur avec la sim­pli­ci­té d’un enfant. Après quelques ins­tants d’action de grâces, il entame lui-​même la conver­sa­tion. Il nous parle de la mort de sa sœur Jeanne, et se plaint du carême bien sévère qui lui est impo­sé, nous mon­trant la pan­carte sus­pen­due au-​dessus de son lit : « à jeun ! pas même une petite goutte d’eau ! j’ai juste le droit de m’humecter un peu la bouche, mais sans avaler ».

Monseigneur attend la suite avec confiance, mais souffre tou­jours beau­coup. « C’est comme un feu qui me brûle le ventre et monte vers la poi­trine ». Les méde­cins, pour l’heure, inclinent vers une inflam­ma­tion du colon, et veulent tout ten­ter pour évi­ter une inter­ven­tion chi­rur­gi­cale. Il fau­dra attendre les résul­tats des pre­mières ana­lyses et pro­cé­der à d’autres exa­mens pour connaître avec pré­ci­sion la nature du mal. 

Dimanche 10 mars. Vers 17 h, pen­dant les vêpres, nous por­tons la com­mu­nion à Monseigneur. Celui-​ci est au lit, som­nolent. Il essaie de récu­pé­rer un peu de som­meil, car la souf­france l’a empê­ché de bien dor­mir. Nous ins­tal­lons un autel plus digne que la veille, que nous lais­se­rons dans la chambre aus­si long­temps que ce sera utile. Monseigneur suit les prières mieux que la veille et répond sans dif­fi­cul­té. Après avoir com­mu­nié, il fait une action de grâces un peu plus pro­lon­gée que la veille. Nous bavar­dons ensuite un petit moment. Je l’in­forme de mes appels, et des mul­tiples prières qui, du monde entier montent vers le ciel. Il ne répond pas, se contente de sou­rire, et de lever les yeux au ciel, pour signi­fier « à la grâce de Dieu ». Il s’excuse de nous avoir fait man­quer les vêpres, mais pour nous ras­su­rer et nous remer­cier, il nous dit : « Mais vous avez fait une œuvre de cha­ri­té. Vous m’apportez le meilleur Médecin. Aucun d’entre eux ne peut me don­ner plus que ce que vous me don­nez ». Monseigneur n’a tou­jours rien pris, et s’en plaint gen­ti­ment, comp­tant depuis quand il n’a rien man­gé. « Je ne demande pour­tant pas grand-​chose : un bon bol de café au lait ! ». Il admire le beau cru­ci­fix que nous avons ame­né pour l’autel de sa chambre : « cela aide à por­ter ses souf­frances », et nous fait les éloges de cet hôpi­tal où il y a un cru­ci­fix dans chaque chambre, moins beau tou­te­fois que celui que nous avons appor­té. La chose, sans être un pro­dige, est trop rare pour n’être pas signalée. 

Lundi 11 mars. Nous lais­sons Monseigneur vers 18 h, pour la confé­rence spi­ri­tuelle et le cha­pe­let. Il s’excuse encore : « Je n‘ai plus d’an­neau… », comme regret­tant de ne pou­voir nous don­ner la joie de le bai­ser encore une fois.

Alors que nous réci­tons le cha­pe­let, un pas se fait entendre à nou­veau à la cha­pelle … « Monseigneur demande l’extrême-onction. Il ne se sent pas bien, et il veut tout mettre en ordre ». Il est aux alen­tours de 19 h 30. Je trouve Monseigneur au lit, et tout prêt à par­tir. Il sent comme un froid qui I’a pris dans les pieds et les jambes, et qui monte peu à peu. C’est la cir­cu­la­tion qui lui semble ne pas se faire. L’infirmière aler­tée n’a pas l’air inquiète, mais Monseigneur pré­fère mettre les choses en ordre. On ne sait jamais. Monseigneur reçoit alors l’extrême-onction avec beau­coup de recueille­ment et de sim­pli­ci­té, les yeux fer­més et répon­dant au ministre très clai­re­ment. Ayant pré­sen­té les paumes de ses mains, il les retourne lui-​même pour rece­voir les onc­tions comme il convient sur ses mains consa­crées. Il écarte lui-​même la cou­ver­ture et le drap pour pré­sen­ter ses pauvres pieds tout gon­flés par les œdèmes qui l’affligeaient depuis tant d’années, et l’empêchaient de por­ter des sou­liers bas. Monseigneur me demande ensuite de lui don­ner la béné­dic­tion apos­to­lique à l’article de la mort. Tout étant fini, il rouvre ses yeux pai­sibles et me remer­cie avec un de ces beaux sou­rires si pleins du Bon Dieu dont il a le secret, et ajoute : « …pour les prières des ago­ni­sants, on atten­dra encore un peu ». A ce moment pré­cis, une infir­mière apporte — récon­fort tant atten­du, mais ines­pé­ré — une tisane. Monseigneur est enfin auto­ri­sé à consom­mer quelque chose. Je m’empresse de ver­ser ce breu­vage à Monseigneur, de le sucrer… lorsque j’entends Monseigneur me dire : « Vous célé­brez un office ? ». Dans ma hâte, j’avais conser­vé le sur­plis et l’étole pour faire ma petite cui­sine, et Monseigneur me met­tait en boite, riant de bon cœur et moi avec lui. A ce moment arrive un des méde­cins. Le Docteur Tornay qui s’occupe de Monseigneur étant en opé­ra­tion, il vient voir ce qui ne va pas. Il aus­culte Monseigneur sous tous les bords et le ras­sure sur cette sen­sa­tion de froid. Mais l’abdomen est gon­flé, et cela est moins nor­mal. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Nous lais­sons donc Monseigneur se reposer.

Jeudi 14 mars. Le Docteur R. se dirige vers l’abbé Puga et lui dit : « Monsieur l’ab­bé, je dois vous avouer quelque chose : j’ai pas­sé la jour­née en com­pa­gnie de Monseigneur, pour les exa­mens … c’est un homme extra­or­di­naire, c’est vrai­ment un bon­heur d’être à ses côtés. Quelle bon­té ! On découvre la bon­té divine sur son visage. Vous avez vrai­ment un pri­vi­lège d’être un de ses proches. On ne s’en rend pas compte à tra­vers l’i­mage qu’en donnent les jour­naux. J’ai deman­dé à Monseigneur de prier pour moi ». Le Docteur R. n’est pas catholique.

Vendredi 15 mars. Monseigneur est, par rap­port à lui-​même, dans les mêmes dis­po­si­tions : indif­fé­rence et confiance en la Providence. Il est aux prises avec ses per­fu­sions qui lui pro­voquent des œdèmes. Il a fal­lu chan­ger de bras, et une infir­mière mal­adroite n’a pas su le piquer. Une anes­thé­siste vient pen­dant que nous sommes là et place la per­fu­sion en dou­ceur dans une veine de la main droite. « Vous avez les veines trop dures, lui dis-​je. — Non, c’est le contraire. Il parait qu’elles sont trop fines et déli­cates ! Vous vous ren­dez compte … pour un évêque de fer ! Et le pro­duit passe au tra­vers de la veine et se répand dans les chairs. Alors, elles ne savent plus où me piquer ». Auprès de l’anesthésiste, Monseigneur, qui ne veut bles­ser per­sonne, s’ex­cuse s’il a l’air de cri­ti­quer : « Je ne lui fais aucun reproche, mais elle m’a bien abi­mé le bras », dit-​il en mon­trant le petit héma­tome créé par la ten­ta­tive mal­adroite. Avant notre départ, Monseigneur nous bénit… mal­gré tout le maté­riel de per­fu­sion qui encombre sa main droite.

Samedi 16 mars. A Ecône, ordi­na­tion au sous-​diaconat. « Je me suis bien uni par la prière à l’ordination des sous-​diacres », dit Monseigneur à l’abbé Puga. « C’est la pre­mière ordi­na­tion qui n’aurait pas pu avoir lieu si vous ne nous aviez pas don­né des évêques ! — Oui, vrai­ment, cette année 1988 a été une grande grâce, une béné­dic­tion de Dieu, un véri­table miracle … C’est la pre­mière fois qu’étant gra­ve­ment malade, je suis par­fai­te­ment tran­quille ; je dois avouer … je m’excuse … mais avant, lorsque j’étais malade, j’avais ce sou­ci que la Fraternité avait encore besoin de moi, que per­sonne ne pou­vait faire mon tra­vail à ma place. Maintenant je suis en paix, tout est en place et tout fonctionne ».

Dimanche 17 mars. Les méde­cins ont déci­dé d’opérer Monseigneur lun­di. Je lui porte la com­mu­nion. Ce sera la der­nière de notre fon­da­teur, qui la reçois assis. Nous deman­dons à Monseigneur de nous bénir (ce sera sa der­nière bénédiction).

Lundi 18 mars. Monseigneur est des­cen­du aux soins inten­sifs. Le chi­rur­gien a reti­ré une gros­seur kys­teuse de la dimen­sion de trois pamplemousses. 

Mercredi 20 mars. Monseigneur est comme angois­sé, il souffre du dos et de la tête. Un très fort œdème se mani­feste aux membres. Il croit que le prêtre a été appe­lé pour les der­niers moments : « C’est la fin, je souffre ter­ri­ble­ment de la tête, il faut que le Bon Dieu vienne me cher­cher, Je désire ardem­ment mou­rir avec, à mes côtés, quelques-​uns de mes prêtres pour réci­ter les prières des ago­ni­sants. On ne peut pas me refu­ser cela ». 

Samedi 23 mars. Lui ayant dit que nous étions dans le temps de la Passion, Monseigneur ferme les yeux, et répète : « Oui, c’est la pas­sion ! … ». Je lui rap­porte que j’ai dit aux sémi­na­ristes qu’il offrait tout pour eux, pour la Fraternité, pour l’Église, il hoche la tête : « Oui, c’est vrai ! ». 

Samedi soir, les résul­tats de l’a­na­lyse nous sont com­mu­ni­qués par le Docteur Tornay, lui-​même conster­né : il s’agit d’un sar­côme. L’abbé Puga n’a pas le cœur de le dire à Monseigneur. Il est ques­tion encore des décla­ra­tions du car­di­nal Gagnon à Trenta Giorni, selon les­quelles il ne sait pas si le Pape a lu son rap­port et qu’il n’a­vait pas trou­vé d’erreur doc­tri­nale à Ecône. Monseigneur hausse les épaules. « Un jour la véri­té se fera … je ne sais pas quand, le Bon Dieu le sait, mais elle se fera ». Jusqu’au bout, aucun doute sur la jus­tesse de sa cause n’effleurera l’es­prit de notre fondateur.

Dimanche 24 mars. Vers 23h30, le télé­phone sonne. Monseigneur vient d’avoir une alerte, et est en réani­ma­tion. D’après les radios, les méde­cins pensent qu’il a fait une embo­lie pul­mo­naire. Nous réci­tons les prières des agonisants. 

Il est 1h15 lorsque le carillon du sémi­naire reten­tit. Après un temps de silence : « Toute la com­mu­nau­té est invi­tée à se rendre à la cha­pelle afin de prier pour Monseigneur qui vient d’entrer dans ses der­niers instants ». 

A par­tir de 2h30, le ralen­tis­se­ment de la res­pi­ra­tion se pro­nonce de plus en plus, cepen­dant que le front reste mar­qué par un pli de douleur. 

Vers 3 h 15, ayant dit à l’infirmière que « son âme n’at­tend qu’une chose : quit­ter ce corps qui souffre pour rejoindre Dieu », elle me répond : « Je crois qu’elle est en train de par­tir », et elle s’en va, me lais­sant seul pour les der­niers ins­tants. Je com­mence les prières de expi­ra­tione. Au moment pré­cis où j’a­chève, il est près de 3 h 20, et notre Supérieur géné­ral pénètre aux soins inten­sifs. Le cadran annonce “00” pour les pul­sa­tions. Je lui tends le rituel, et il refait les prières de expi­ra­tione.

Notre Supérieur géné­ral ferme les yeux à notre Père bien-​aimé. Nous sommes le 25 mars, jour de l’ordination sacer­do­tale de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ, Éternel et Souverain Prêtre dans le sein de sa douce Mère. Cette date, selon les anciens Martyrologes serait aus­si celle de la mort du Sauveur. Il est entre 3h25 et 3h30.

Epilogue

Toute la semaine, la foule défile au Séminaire, et croît au fil des jours.

Lundi 1er avril. Du monde entier, les confrères arrivent, ain­si que nos autres sémi­naires d’Europe. Après les com­plies. Monseigneur est des­cen­du dans la grande cha­pelle du Séminaire, où il sera veillé toute la nuit par les prêtres, sémi­na­ristes, frères, sœurs… et tous les fidèles accou­rus de par­tout. A 21 h 45, chant des vêpres des défunts. Chaque Séminaire chan­te­ra ensuite un noc­turne des matines des défunts (1heures, 3 heures, 5 heures) et les laudes sont chan­tées par tous à 7 heures.

Mardi 2 avril. À 8 heures, le cer­cueil clos de Monseigneur est pla­cé dans la cour inté­rieure, devant la sta­tue de notre Saint Patron, veillé par six céro­fé­raires, et la mitre pré­cieuse qu’il por­tait le 30 juin 1988 l’accompagnera jusqu’à la fin, por­tée par notre plus ancien diacre. Sur le cer­cueil est fixée une plaque où sont gra­vés, avec ses armes, les mots qu’il y vou­lait : Tradidi quod et acce­pi. Vers 8 h 30 la pro­ces­sion s’é­branle : les sémi­na­ristes, puis les prêtres, cepen­dant que Monsieur le Supérieur géné­ral pro­cède à la levée du corps, en pré­sence des supé­rieurs et anciens de la Fraternité, et de la famille de Monseigneur.

Puis le cer­cueil de Monseigneur est por­té par ses prêtres a tra­vers la foule des fidèles jusqu’à notre cathé­drale de toile.

Vers 12 h 30, pour la der­nière fois, Monseigneur remonte en pro­ces­sion ce tra­jet qu’il a si sou­vent par­cou­ru bénis­sant et sou­riant. Devant notre caveau l’attendent sa famille natu­relle et celle qu’il a fon­dée pour la régé­né­ra­tion du sacer­doce. Après l’ultime béné­dic­tion, c’est à un ancien (R.P. Waltz), un mis­sion­naire (R.P.Marziac), à notre mis­sion­naire (abbé Groche), à notre curé (abbé Epiney), à un supé­rieur de dis­trict (abbé Maessen) et à un direc­teur de sémi­naire (abbé André) qu’est confié l’honneur d’introduire le corps de notre Père au lieu où il atten­dra sa résurrection.

C’est à Dieu qu’il appar­tient de dire ce qu’est à pré­sent la vie de Monseigneur et d’en mani­fes­ter la sainteté.