19 mars 1657

Depositum custodi – Premier panégyrique de saint Joseph par Bossuet

Prêché d’a­bord le 19 mars 1657, aux Feuillans de la rue Saint-​Honoré, devant le car­di­nal Barberini, neveu d’Urbain VIII ; vingt-​deux évêques, réunis pour l’as­sem­blée géné­rale du cler­gé de France ; l’ab­bé de Rancé, Jean Baillet François de Nesmond, Dominique de Ligny, Santeul, etc.

Le même ser­mon fut prê­ché pour la seconde fois deux ans plus tard, le 19 mars 1659, aux Carmélites de la rue Saint-​Jacques, devant la reine mère. Tous ceux qui l’en­ten­dirent aux Feuillans, les écri­vains . les prêtres et les évoques furent ravis d’ad­mi­ra­tion ; le Depositum cus­to­di, comme on s’ex­pri­mait alors, fit long­temps le sujet de toutes les conver­sa­tions et de tous les éloges ; la reine Anne d’Autriche, qui avait pas­sé la fête de Saint-​Joseph aux Carmélites, vou­lut l’en­tendre à son tour.

C’est une opi­nion reçue et un sen­ti­ment com­mun par­mi tous les hommes, que le dépôt a quelque chose de saint, et que nous le devons conser­ver à celui qui nous le confie, non seule­ment par fidé­li­té, mais encore par une espèce de reli­gion. Aussi apprenons-​nous du grand saint Ambroise, au second livre de ses Offices (1), que c’é­tait une pieuse cou­tume éta­blie par­mi les fidèles d’ap­por­ter aux évêques et à leur cler­gé ce qu’ils vou­laient gar­der avec plus de soin pour le mettre auprès des autels, par une sainte per­sua­sion qu’ils avaient qu’ils ne pou­vaient mieux pla­cer leurs tré­sors qu’où Dieu même confie les siens, c’est-​à-​dire ses sacrés mys­tères. Cette cou­tume s’é­tait intro­duite dans l’Eglise par l’exemple de la Synagogue ancienne. Nous lisons dans l’his­toire sainte que le temple auguste de Jérusalem était le lieu du dépôt des Juifs ; et nous appre­nons des auteurs pro­fanes que les païens fai­saient cet hon­neur à leurs fausses divi­ni­tés, de mettre leurs dépôts dans leurs temples et de les confier à leurs prêtres : comme si la nature nous ensei­gnait que l’o­bli­ga­tion du dépôt ayant quelque chose de reli­gieux, il ne pou­vait être mieux pla­cé que dans les lieux où l’on révère la Divinité et entre les mains de ceux que la reli­gion consacre.

Mais s’il y eut jamais un dépôt qui méri­tât d’être appe­lé saint et d’être ensuite gar­dé sain­te­ment, c’est celui dont je dois par­ler et que la pro­vi­dence du Père éter­nel com­met à la foi du juste Joseph : si bien que sa mai­son me parut un temple, puis­qu’un Dieu y daigne habi­ter et s’y est mis lui-​même en dépôt, et Joseph a dû être consa­cré pour gar­der ce sacré tré­sor. En effet il l’a été, chré­tiens : son corps l’a été par la conti­nence, et son âme par tous les dons de la grâce.

Madame,

Comme les ver­tus sont modestes et éle­vées dans la rete­nue elles ont honte de se mon­trer elles-​mêmes ; et elles savent que ce qui les rend plus recom­man­dables, c’est le soin qu’elles prennent de se cacher, de peur de ter­nir par l’os­ten­ta­tion et par une lumière emprun­tée l’é­clat natu­rel et solide que leur donne la pudeur qui les accom­pagne. Il n’y a que l’o­béis­sance dont on se peut glo­ri­fier sans crainte : elle est la seule entre les ver­tus que l’on ne blâme point de se pro­duire, et dont on se peut van­ter har­di­ment sans que la modes­tie en soit offen­sée. C’est pour cette rai­son, Madame, que je sup­plie Votre Majesté de per­mettre que je publie hau­te­ment les sou­mis­sions que je rends aux com­man­de­ments que j’ai reçus d’elle. Il lui plait d’ouïr de ma bouche ce pané­gy­rique du grand saint Joseph : elle m’or­donne de rap­pe­ler en mon sou­ve­nir des idées que le temps avait effa­cées. J’y aurais de la répu­gnance, si je ne croyais man­quer de res­pect en rou­gis­sant de dire ce que Votre Majesté veut entendre. Il ne faut donc point étu­dier d’ex­cuses ; il ne faut point se plaindre du peu de loi­sir, ni peser soi­gneu­se­ment les motifs pour les­quels Votre Majesté me donne cet ordre. L’obéissance est trop curieuse, qui cherche les causes du com­man­de­ment. Il ne lui appar­tient pas d’a­voir des yeux, si ce n’est pour consi­dé­rer son devoir : elle doit ché­rir son aveu­gle­ment, qui la fait mar­cher avec sûre­té. Votre Majesté ver­ra donc Joseph dépo­si­taire du Père éter­nel : il est digne de ce titre auguste, auquel il s’est pré­pa­ré par tant de ver­tus. Mais n’est-​il pas juste, Madame, qu’a­près vous avoir témoi­gné mes sou­mis­sions, je demande à Dieu cette fer­me­té qu’il pro­met aux pré­di­ca­teurs de son Evangile, et qui, bien loin de se rabais­ser devant les monarques du monde, y doit paraître avec plus de force.

Je m’a­dresse à vous, divine Marie, pour m’ob­te­nir de Dieu cette grâce : j’es­père tout de votre assis­tance, lorsque je dois célé­brer la gloire de votre Epoux. Ô Marie, vous avez vu les effets de la grâce qui l’a rem­pli, et j’ai besoin de votre secours pour les faire entendre à ce peuple. Quand est-​ce qu’on peut espé­rer de vous des inter­ces­sions plus puis­santes, qu’où il s’a­git du pudique Epoux que le Père vous a choi­si pour conser­ver cette pure­té qui vous est si chère et si pré­cieuse ? Nous recou­rons donc à vous, ô Marie, en vous saluant avec l’ange et disant : Ave, Maria.

Dans le des­sein que je me pro­pose d’ap­puyer les louanges de saint Joseph, non point sur des conjec­tures dou­teuses, mais sur une doc­trine solide tirée des Ecritures divines et des Pères leurs inter­prètes fidèles, je ne puis rien faire de plus conve­nable à la solen­ni­té de cette jour­née, que de vous repré­sen­ter ce grand Saint comme un homme que Dieu choi­sit par­mi tous les autres, pour lui mettre en main son tré­sor et le rendre ici-​bas son dépo­si­taire. Je pré­tends vous faire voir aujourd’­hui que comme rien ne lui convient mieux, il n’est rien aus­si qui soit plus illustre ; et que ce beau titre de dépo­si­taire nous décou­vrant les conseils de Dieu sur ce bien­heu­reux patriarche, nous montre la source de toutes ses grâces et le fon­de­ment assu­ré de tous ses éloges.

Et pre­miè­re­ment, chré­tiens, il m’est aisé de vous faire voir com­bien cette qua­li­té lui est hono­rable. Car si le nom de dépo­si­taire emporte une marque d’es­time et rend témoi­gnage à la pro­bi­té ; si pour confier un dépôt nous choi­sis­sons ceux de nos amis dont la ver­tu est plus recon­nue, dont la fidé­li­té est plus éprou­vée, enfin les plus intimes , les plus confi­dents : quelle est la gloire de saint Joseph que Dieu fait dépo­si­taire, non seule­ment de la bien­heu­reuse Marie, que sa pure­té angé­lique rend si agréable à ses yeux, mais encore de son propre Fils, qui est l’u­nique objet de ses com­plai­sances et l’u­nique espé­rance de notre salut : de sorte qu’en la per­sonne de Jésus-​Christ, saint Joseph est éta­bli le dépo­si­taire du tré­sor com­mun de Dieu et des hommes. Quelle élo­quence peut éga­ler la gran­deur et la majes­té de ce titre ?

Si donc, fidèles, ce titre est si glo­rieux et si avan­ta­geux à celui dont je dois faire aujourd’­hui le pané­gy­rique, il faut que je pénètre un si grand mys­tère avec le secours de la grâce ; et que recher­chant dans nos Ecritures ce que nous y lisons de Joseph, je fasse voir que tout se rap­porte à cette belle qua­li­té de dépo­si­taire. En effet je trouve dans les Evangiles trois dépôts confiés au juste Joseph par la Providence divine, et j’y trouve aus­si trois ver­tus qui éclatent entre les autres et qui répondent à ces trois dépôts ; c’est ce qu’il nous faut expli­quer par ordre ; sui­vez s’il vous plaît attentivement.

Le pre­mier de tous les dépôts qui a été com­mis à sa foi (j’en­tends le pre­mier dans l’ordre des temps) c’est la sainte vir­gi­ni­té de Marie, qu’il lui doit conser­ver entière sous le voile sacré de son mariage, et qu’il a tou­jours sain­te­ment gar­dée ain­si qu’un dépôt sacré qu’il ne lui était pas per­mis de tou­cher. Voilà quel est le pre­mier dépôt. Le second et le plus auguste, c’est la per­sonne de Jésus-​Christ, que le Père céleste dépose en ses mains, afin qu’il serve de père à ce saint Enfant qui n’en peut avoir sur la terre. Vous voyez déjà, chré­tiens, deux grands et deux illustres dépôts confiés aux soins de Joseph ; mais j’en remarque encore un troi­sième, que vous trou­ve­rez admi­rable, si je puis vous l’ex­pli­quer clai­re­ment. Pour l’en­tendre, il faut remar­quer que le secret est comme un dépôt. C’est vio­ler la sain­te­té du dépôt que de tra­hir le secret d’un ami ; et nous appre­nons par les lois que si vous divul­guez le secret du tes­ta­ment que je vous confie, je puis ensuite agir contre vous comme ayant man­qué au dépôt : Depositi actione tecum agi posse, comme parlent les juris­con­sultes. Et la rai­son en est évi­dente, parce que le secret est comme un dépôt. Par où vous pou­vez com­prendre aisé­ment que Joseph est dépo­si­taire du Père éter­nel, parce qu’il lui a dit son secret. Quel secret ? Secret admi­rable, c’est l’in­car­na­tion de son Fils. Car, fidèles, vous n’i­gno­rez pas que c’é­tait un conseil de Dieu, de ne pas mon­trer Jésus-​Christ au monde jus­qu’à ce que l’heure en fût arri­vée ; et saint Joseph a été choi­si, non seule­ment pour le conser­ver, mais encore pour le cacher. Aussi lisons‑nous dans l’Evangéliste (Lc II, 33) qu’il admi­rait avec Marie tout ce qu’on disait du Sauveur : mais nous ne lisons pas qu’il par­lât, parce que le Père éter­nel en lui décou­vrant le mys­tère, lui découvre le tout en secret et sous l’o­bli­ga­tion du silence ; et ce secret, c’est un troi­sième dépôt que le Père ajoute aux deux autres, selon ce que dit le grand saint Bernard, que Dieu a vou­lu com­mettre à s a foi le secret le plus sacré de son cœur : Cui tuto com­mit­te­ret secre­tis­si­mum atque sacra­tis­si­mum sui cor­dis arca­num.(2) Que vous êtes ché­ri de Dieu, ô incom­pa­rable Joseph, puis­qu’il vous confie ces trois grands dépôts, la vir­gi­ni­té de Marie, la per­sonne de son Fils unique, le secret de tout son mystère !

Mais ne croyez pas, chré­tiens, qu’il soit mécon­nais­sant de ces grâces. Si Dieu l’ho­nore par ces trois dépôts, de sa part il pré­sente à Dieu le sacri­fice de trois ver­tus, que je remarque dans l’Evangile. Je ne doute pas que sa vie n’ait été ornée de toutes les autres ; mais voi­ci les trois prin­ci­pales que Dieu veut que nous voyions dans son Ecriture. La pre­mière, c’est sa pure­té, qui paraît par sa conti­nence dans son mariage ; la seconde, sa fidé­li­té ; la troi­sième, son humi­li­té et l’a­mour de la vie cachée. Qui ne voit la pure­té de Joseph par cette sainte socié­té de dési­rs pudiques, et cette admi­rable cor­res­pon­dance avec la vir­gi­ni­té de Marie dans leurs noces spi­ri­tuelles ? La seconde, sa fidé­li­té dans les soins infa­ti­gables qu’il a de Jésus, au milieu de tant de tra­verses qui suivent par­tout ce divin Enfant dès le com­men­ce­ment de sa vie. La troi­sième, c’est son humi­li­té, en ce que pos­sé­dant un si grand tré­sor par une grâce extra­or­di­naire du Père éter­nel, bien loin de se van­ter de ces dons ou de faire connaître ces avan­tages, il se cache autant qu’il peut aux yeux des mor­tels, jouis­sant pai­si­ble­ment avec Dieu du mys­tère qu’il lui révèle et des richesses infi­nies qu’il met en sa garde. Ah ! Que je découvre ici de gran­deurs, et que j’y découvre d’ins­truc­tions impor­tantes ! Que je vois de gran­deurs dans ces dépôts, que je vois d’exemples dans ces ver­tus ! Et que l’ex­pli­ca­tion d’un si beau sujet sera glo­rieux à Joseph et fruc­tueux à tous les fidèles ! Mais afin de ne rien omettre dans une matière si impor­tante, entrons plus avant au fond du mys­tère, ache­vons d’ad­mi­rer les des­seins de Dieu sur l’in­com­pa­rable Joseph. Après avoir vu les dépôts, après avoir vu les ver­tus, consi­dé­rons le rap­port des uns et des autres, et fai­sons le par­tage de tout ce discours.

Pour gar­der la vir­gi­ni­té de Marie sous le voile du mariage, quelle ver­tu est néces­saire à Joseph ? Une pure­té angé­lique, qui puisse en quelque sorte répondre à la pure­té de sa chaste épouse.

Pour conser­ver le Sauveur Jésus par­mi tant de per­sé­cu­tions qui l’at­taquent dès son enfance, quelle ver­tu demanderons‑nous ? Une fidé­li­té invio­lable, qui ne puisse être ébran­lée par aucuns périls. Enfin pour gar­der le secret qui lui a été confié, quelle ver­tu y emploiera-​t-​il, sinon cette humi­li­té admi­rable, qui appré­hende les yeux des hommes, qui ne veut pas se mon­trer au monde, mais qui aime à se cacher avec Jésus-​Christ ? Depositum cus­to­di : Ô Joseph, gar­dez le dépôt ; gar­dez la vir­gi­ni­té de Marie ; et pour la gar­der dans le mariage, joignez‑y votre pure­té. Gardez cette vie pré­cieuse, de laquelle dépend le salut des hommes ; et employez à la conser­ver par­mi tant de dif­fi­cul­tés la fidé­li­té de vos soins. Gardez le secret du Père éter­nel : il veut que son Fils soit caché au monde ; servez-​lui d’un voile sacré, et enveloppez-​vous avec lui dans l’obs­cu­ri­té qui le couvre, par l’a­mour de la vie cachée. C’est ce que je me pro­pose de vous expli­quer avec le secours de la grâce.

Premier point

Pour com­prendre soli­de­ment com­bien Dieu honore le grand saint Joseph lorsque sa pro­vi­dence dépose en ses mains la vir­gi­ni­té de Marie, il importe que nous enten­dions avant toutes choses com­bien cette vir­gi­ni­té est ché­rie du Ciel, com­bien elle est utile à la terre ; et ain­si nous juge­rons aisé­ment par la qua­li­té du dépôt de la digni­té du dépo­si­taire. Mettons donc cette véri­té dans son jour, et fai­sons voir par les saintes Lettres com­bien la vir­gi­ni­té était néces­saire pour atti­rer Jésus-​Christ au monde. Vous n’i­gno­rez pas, chré­tiens, que c’é­tait un conseil de la Providence, que comme Dieu pro­duit son Fils dans l’é­ter­ni­té par une géné­ra­tion vir­gi­nale, aus­si quand il naî­trait dans le temps il sor­tît d’une mère vierge. C’est pour­quoi les pro­phètes avaient annon­cé qu’une vierge conce­vrait un fils(3) : nos pères ont vécu dans cette espé­rance, et l’Evangile nous en a fait voir le bien­heu­reux accom­plis­se­ment. Mais s’il est per­mis à des hommes de recher­cher les causes d’un si grand mys­tère, il me semble que j’en découvre une très consi­dé­rable ; et qu’exa­mi­nant la nature de la sainte vir­gi­ni­té selon la doc­trine des Pères, j’y remarque une secrète ver­tu qui oblige en quelque sorte le Fils de Dieu à venir au monde par son entremise.

En effet deman­dons aux anciens doc­teurs de quelle sorte ils nous défi­nissent la vir­gi­ni­té chré­tienne. Ils nous répon­dront d’un com­mun accord que c’est une imi­ta­tion de la vie des anges ; qu’elle met les hommes au-​dessus du corps par le mépris de tous ses plai­sirs ; et qu’elle élève tel­le­ment la chair qu’elle l’é­gale en quelque façon, si nous l’o­sons dire, à la pure­té des esprits. Expliquez-​le-​nous, ô grand Augustin, et faites-​nous entendre en un mot quelle estime vous faites des vierges. Voici une belle parole : Habent ali­quid jam non car­nis in carne(4). Ils ont, dit-​il, en la chair quelque chose qui n’est pas de la chair, et qui tient de l’ange plu­tôt que de l’homme : habent ali­quid jam non car­nis in carne. Vous voyez donc que, selon ce Père, la vir­gi­ni­té est comme un milieu entre les esprits et les corps, et qu’elle nous fait appro­cher des natures spi­ri­tuelles ; et de là il est aisé de com­prendre com­bien cette ver­tu devait avan­cer le mys­tère de l’in­car­na­tion. Car qu’est-​ce que le mys­tère de l’in­car­na­tion ? C’est l’u­nion très étroite de Dieu et de l’homme, de la divi­ni­té avec la chair. « Le Verbe a été fait chair »(5) dit l’Evangéliste ; voi­là l’u­nion, voi­là le mystère.

Mais, fidèles, ne semble-​t-​il pas qu’il y a trop de dis­pro­por­tion entre la cor­rup­tion de nos corps et la beau­té immor­telle de cet esprit pur, et ain­si qu’il n’est pas pos­sible d’u­nir des natures si éloi­gnées ? C’est aus­si pour cette rai­son que la sainte vir­gi­ni­té se met entre deux, pour les appro­cher par son entre­mise. Et en effet nous voyons que la lumière, lors­qu’elle tombe sur les corps opaques, ne les peut jamais péné­trer, parce que leur obs­cu­ri­té la repousse ; il semble au contraire qu’elle s’en retire en réflé­chis­sant ses rayons : mais quand elle ren­contre un corps trans­pa­rent, elle y entre, elle s’y unit, parce qu’elle y trouve l’é­clat et la trans­pa­rence qui approche de sa nature et tient quelque chose de la lumière. Ainsi nous pou­vons dire, fidèles, que la divi­ni­té du Verbe éter­nel vou­lant s’u­nir à un corps mor­tel, deman­dait la bien­heu­reuse entre­mise de la sainte vir­gi­ni­té, qui ayant quelque chose de spi­ri­tuel, a pu en quelque sorte pré­pa­rer la chair à être unie à cet esprit pur.

Mais de peur que vous ne croyiez que je parle ain­si de moi-​même, il faut que vous appre­niez cette véri­té d’un célèbre évêque d’Orient : c’est le grand Grégoire de Nysse, dont je vous rap­porte les propres paroles tirées fidè­le­ment de son texte. C’est, dit-​il, la vir­gi­ni­té qui fait que Dieu ne refuse pas de venir vivre avec les hommes : c’est elle qui donne aux hommes des ailes pour prendre leur vol du côté du ciel ; et étant le lien sacré de la fami­lia­ri­té de l’homme avec Dieu, elle accorde par son entre­mise des choses si éloi­gnées par nature : Quæ adeo natu­ra dis­tant, ipsa inter­ce­dens sua vir­tute conci­liat addu­citque in concor­diam(6).

Peut-​on confir­mer en termes plus clairs la véri­té que je prêche ? Et par là ne voyez-​vous pas, et la digni­té de Marie, et celle de Joseph son fidèle époux ? Vous voyez la digni­té de Marie, en ce que sa vir­gi­ni­té bien­heu­reuse a été choi­sie dès l’é­ter­ni­té pour don­ner Jésus-​Christ au monde ; et vous voyez la digni­té de Joseph, en ce que cette pure­té de Marie, qui a été si utile à notre nature, a été confiée à ses soins et que c’est lui qui conserve au monde une chose si néces­saire. Ô Joseph, gar­dez ce dépôt : Depositum cus­to­di. Gardez chè­re­ment ce sacré dépôt de la pure­té de Marie. Puisqu’il plaît au Père éter­nel de gar­der la vir­gi­ni­té de Marie sous le voile du mariage, elle ne se peut plus conser­ver sans vous ; et aus­si votre pure­té est deve­nue en quelque sorte néces­saire au monde, par la charge glo­rieuse qui lui est don­née de gar­der celle de Marie.

C’est ici qu’il faut vous repré­sen­ter un spec­tacle qui étonne toute la nature ; je veux dire ce mariage céleste, des­ti­né par la Providence pour pro­té­ger la vir­gi­ni­té et don­ner par ce moyen Jésus-​Christ au monde. Mais qui prendrai-​je pour mon conduc­teur dans une entre­prise si dif­fi­cile, sinon l’in­com­pa­rable Augustin , qui traite si divi­ne­ment ce mys­tère ? Ecoutez ce savant évêque(7), et sui­vez exac­te­ment sa pen­sée. Il remarque avant toutes choses qu’il y a trois liens dans le mariage : il y a pre­miè­re­ment le sacré contrat par lequel ceux que l’on unit se donnent entiè­re­ment l’un à l’autre ; il y a secon­de­ment l’a­mour conju­gal par lequel ils se vouent mutuel­le­ment un cœur, qui n’est plus capable de se par­ta­ger et qui ne peut brû­ler d’autres flammes ; il y a enfin les enfants qui sont un troi­sième lien, parce que l’a­mour des parents venant pour ain­si dire à se ren­con­trer dans ces fruits com­muns de leur mariage, l’a­mour se lie par un noeud plus ferme.

Saint Augustin trouve ces trois choses dans le mariage de saint Joseph, et il nous montre que tout y concourt à gar­der la virginité(8). Il y trouve pre­miè­re­ment le sacré contrat par lequel ils se sont don­nés l’un à l’autre, et c’est là qu’il faut admi­rer le triomphe de la pure­té dans la véri­té de ce mariage. Car Marie appar­tient à Joseph, et Joseph à la divine Marie ; si bien que leur mariage est très véri­table, parce qu’ils se sont don­nés l’un à l’autre. Mais de quelle sorte se sont-​ils don­nés ? Pureté, voi­ci ton triomphe. Ils se donnent réci­pro­que­ment leur vir­gi­ni­té, et sur cette vir­gi­ni­té ils se cèdent un droit mutuel. Quel droit ? De se la gar­der l’un à l’autre. Oui, Marie a droit de gar­der la vir­gi­ni­té de Joseph, et Joseph a droit de gar­der la vir­gi­ni­té de Marie. Ni l’un ni l’autre n’en peut dis­po­ser, et toute la fidé­li­té de ce mariage consiste à gar­der la vir­gi­ni­té. Voilà les pro­messes qui les assemblent, voi­là le trai­té qui les lie. Ce sont deux vir­gi­ni­tés qui s’u­nissent, pour se conser­ver éter­nel­le­ment l’une l’autre par une chaste cor­res­pon­dance de dési­rs pudiques ; et il me semble que je vois deux astres, qui n’entrent ensemble en conjonc­tion qu’à cause que leurs lumières s’al­lient. Tel est le noeud de ce mariage, d’au­tant plus ferme, dit saint Augustin(9), que les pro­messes qu’ils se sont don­nées doivent être plus invio­lables, en cela même qu’elles sont plus saintes.

Qui pour­rait main­te­nant vous dire quel devait être l’a­mour conju­gal de ces bien­heu­reux mariés ? Car, ô sainte vir­gi­ni­té, vos flammes sont d’au­tant plus fortes qu’elles sont plus pures et plus déga­gées ; et le feu de la convoi­tise, qui est allu­mé dans nos corps, ne peut jamais éga­ler l’ar­deur des chastes embra­se­ments des esprits que l’a­mour de la pure­té lie ensemble. Je ne cher­che­rai pas des rai­son­ne­ments pour prou­ver cette véri­té ; mais je l’é­ta­bli­rai par un grand miracle que j’ai lu dans saint Grégoire de Tours, au pre­mier livre de son Histoire(10). Le récit vous en sera agréable, et du moins il relâ­che­ra vos atten­tions. Il dit que deux per­sonnes de condi­tion et de la pre­mière noblesse d’Auvergne, ayant vécu dans le mariage avec une conti­nence par­faite, pas­sèrent à une vie plus heu­reuse et que leurs corps furent inhu­més en deux places assez éloi­gnées. Mais il arri­va une chose étrange : ils ne purent pas demeu­rer long­temps dans cette dure sépa­ra­tion ; et tout le monde fut éton­né qu’on trou­vât tout à coup leurs tom­beaux unis, sans que per­sonne y eût mis la main. Chrétiens, que signi­fie ce miracle ? Ne vous semble-​t-​il pas que ces chastes morts se plaignent de se voir ain­si éloi­gnés ? Ne vous semble-​t-​il pas qu’ils nous disent (car permettez-​moi de les ani­mer et de leur prê­ter une voix, puisque Dieu leur donne le mou­ve­ment) ; ne vous semble-​t-​il pas qu’ils vous disent : Et pour­quoi a‑t-​on vou­lu nous sépa­rer ? Nous avons été si long­temps ensemble, et nous y avons tou­jours été comme morts, parce que nous avons éteint tout le sen­ti­ment des plai­sirs mor­tels ; et étant accou­tu­més depuis tant d’an­nées à être ensemble comme des morts, la mort ne nous doit pas dés­unir. Aussi Dieu per­mit qu’ils se rap­prochent, pour nous mon­trer par cette mer­veille que ce ne sont pas les plus belles flammes que celles où la convoi­tise se mêle ; mais que deux vir­gi­ni­tés bien unies par un mariage spi­ri­tuel en pro­duisent de bien plus fortes, et qui peuvent, ce semble, se conser­ver sous les cendres mêmes de la mort. C’est pour­quoi Grégoire de Tours, qui nous a décrit cette his­toire, ajoute que les peuples de cette contrée appe­laient ordi­nai­re­ment ces sépulcres les sépulcres des deux amants, comme si ces peuples eussent vou­lu dire que c’é­taient de véri­tables amants, parce qu’ils s’ai­maient par l’esprit.

Mais où est-​ce que cet amour si spi­ri­tuel s’est jamais trou­vé si par­fait que dans le mariage de saint Joseph ? C’est là que l’a­mour était tout céleste, puisque toutes ses flammes et tous ses dési­rs ne ten­daient qu’à conser­ver la vir­gi­ni­té, et il est aisé de l’en­tendre. Car dites-​nous, ô divin Joseph, qu’est-​ce que vous aimez en Marie ? Ah ! sans doute, ce n’é­tait pas la beau­té mor­telle, mais cette beau­té cachée et inté­rieure, dont la sainte vir­gi­ni­té fai­sait le prin­ci­pal orne­ment. C’était donc la pure­té de Marie qui fai­sait le chaste objet de ses feux ; et plus il aimait cette pure­té, plus il la vou­lait conser­ver, pre­miè­re­ment en sa sainte épouse, et secon­de­ment en lui-​même, par une entière uni­té de cœur : si bien que son amour conju­gal se détour­nant du cours ordi­naire, se don­nait et s’ap­pli­quait tout entier à gar­der la vir­gi­ni­té de Marie. Ô amour divin et spi­ri­tuel ! Chrétiens, n’admirez-​vous pas comme tout concourt dans ce mariage à conser­ver ce sacré dépôt ! Leurs pro­messes sont toutes pures, leur amour est tout vir­gi­nal : il reste main­te­nant à consi­dé­rer ce qu’il y a de plus admi­rable ; c’est le fruit sacré de ce mariage, je veux dire le Sauveur Jésus.

Mais il me semble vous voir éton­nés de m’en­tendre prê­cher si assu­ré­ment que Jésus est le fruit de ce mariage. Nous com­pre­nons, direz-​vous, que l’in­com­pa­rable Joseph est père de Jésus-​Christ par ses soins ; mais nous savons qu’il n’a point de part à sa bien­heu­reuse nais­sance. Comment donc nous assurez-​vous que Jésus est le fruit de ce mariage ? Cela peut-​être paraît impos­sible : tou­te­fois si vous rap­pe­lez à votre mémoire tant de véri­tés impor­tantes que nous avons, ce me semble, si bien éta­blies, j’es­père que vous m’ac­cor­de­rez aisé­ment que Jésus, ce enfant béni, est sor­ti en quelque manière de l’u­nion vir­gi­nale de ces deux époux. Car, fidèles, n’avons-​nous pas dit que c’est la vir­gi­ni­té de Marie qui a atti­ré Jésus-​Christ du ciel ? Jésus n’est-​il pas cette fleur sacrée que la vir­gi­ni­té a pous­sée ? n’est-​il pas le fruit bien­heu­reux que la vir­gi­ni­té a pro­duit ? Oui, cer­tai­ne­ment nous dit saint Fulgence, « il est le fruit, il est l’or­ne­ment, il est le prix et la récom­pense de la sainte vir­gi­ni­té : « Sanctæ vir­gi­ni­ta­tis fruc­tus, decus et munus »(11). C’est à cause de sa pure­té que Marie a plu au Père éter­nel ; c’est à cause de sa pure­té que le Saint Esprit se répand sur elle et recherche ses embras­se­ments, pour la rem­plir d’un germe céleste. Et par consé­quent ne peut-​on pas dire que c’est sa pure­té qui la rend féconde ? Que si c’est sa pure­té qui la rend féconde, je ne crain­drai plus d’as­su­rer que Joseph a part à ce grand miracle. Car si cette pure­té angé­lique est le bien de la divine Marie, elle est le dépôt du juste Joseph.

Mais je passe encore plus loin, chré­tiens ; permettez-​moi de quit­ter mon texte et d’en­ché­rir sur mes pre­mières pen­sées, pour vous dire que la pure­té de Marie n’est pas seule­ment le dépôt, mais encore le bien de son chaste époux. Elle est à lui par son mariage, elle est à lui par les chastes soins par les­quels il l’a conser­vée. Ô féconde vir­gi­ni­té ! si vous êtes le bien de Marie, vous êtes aus­si le bien de Joseph. Marie l’a vouée, Joseph la conserve, et tous deux la pré­sentent au Père éter­nel comme un bien gar­dé par leurs soins com­muns. Comme donc il a tant de part à la sainte vir­gi­ni­té de Marie, il en prend aus­si au fruit qu’elle porte : c’est pour­quoi Jésus est son Fils, non pas à la véri­té par la chair, mais il est son Fils par l’es­prit à cause de l’al­liance vir­gi­nale qui le joint avec sa mère. Et saint Augustin l’a dit en un mot : Propter quod fidele conju­gium parentes Christi voca­ri ambo merue­runt(12). Ômystère de pure­té ! Ô pater­ni­té bien­heu­reuse ! Ô lumières incor­rup­tibles qui brillent de toutes parts dans ce mariage !

Chrétiens, médi­tons ces choses, appliquons-​les-​nous à nous-​mêmes : tout se fait ici pour l’a­mour de nous ; tirons donc notre ins­truc­tion de ce qui s’o­père pour notre salut. Voyez com­bien chaste, com­bien inno­cente est la doc­trine du chris­tia­nisme. Jamais ne comprendrons-​nous quels nous sommes ? Quelle honte, que nous nous souil­lions tous les jours par toutes sortes d’im­pu­re­tés, nous qui avons été éle­vés par­mi des mys­tères si chastes ? Et quand est-​ce que nous enten­drons quelle est la digni­té de nos corps, depuis que le Fils de Dieu en a pris un sem­blable ? « Que la chair se soit jouée, dit Tertullien, ou plu­tôt qu’elle se soit cor­rom­pue, avant qu’elle eût été recher­chée par son maître ; elle n’é­tait pas digne du don de salut, ni propre à l’of­fice de la sain­te­té. Elle était encore en Adam, tyran­ni­sée par ses convoi­tises, sui­vant les beau­tés appa­rentes, et atta­chant tou­jours ses yeux à la terre. Elle était impure et souillée, parce qu’elle n’é­tait pas lavée au bap­tême. Mais depuis qu’un Dieu en se fai­sant homme n’a pas vou­lu venir en ce monde, si la sainte vir­gi­ni­té ne l’y atti­rait ; depuis que trou­vant au-​dessous de lui-​même la sain­te­té nup­tiale, il a vou­lu avoir une Mère vierge, et qu’il n’a pas cru que Joseph fût digne de prendre le soin de sa vie, s’il ne s’y pré­pa­rait par la conti­nence ; depuis que, pour laver notre chair, son sang a sanc­ti­fié une eau salu­taire où elle peut lais­ser toutes les ordures de sa pre­mière nati­vi­té : nous devons entendre, fidèles, que depuis ce temps-​là la chair est toute autre. Ce n’est plus cette chair for­mée de la boue et engen­drée par la convoi­tise ; c’est une chair refaite et renou­ve­lée par une eau très pure et par l’Esprit Saint(13). » Donc, mes Frères, res­pec­tons nos corps qui sont les membres de Jésus-​Christ, gardons-​nous de pros­ti­tuer à l’im­pu­re­té cette chair, que le bap­tême a faite vierge. « Possédons nos vais­seaux [le vase de nos corps] en hon­neur et non pas dans ces pas­sions igno­mi­nieuses que notre bru­ta­li­té nous ins­pire, comme les Gentils qui n’ont pas de Dieu. Car Dieu ne nous appelle pas à l’im­pu­re­té, mais à la sanc­ti­fi­ca­tion (14)» en Notre Seigneur Jésus-​Christ. Honorons par la conti­nence cette sainte vir­gi­ni­té qui nous a don­né le Sauveur, qui a ren­du sa Mère féconde, qui a fait que Joseph a part à cette fécon­di­té bien­heu­reuse et l’é­lève, si je l’ose dire, jus­qu’à être le père de Jésus-​Christ même. Mais, fidèles, après avoir vu qu’il contri­bue en quelque façon à la nais­sance de Jésus-​Christ en gar­dant la pure­té, de sa sainte Mère ; voyons main­te­nant ses soins pater­nels, et admi­rons la fidé­li­té par laquelle il conserve ce divin Enfant que le Père céleste lui a confié ; c’est ma seconde partie.

Deuxième point

Ce n’est pas assez au Père éter­nel d’a­voir confié à Joseph la vir­gi­ni­té de Marie : il lui pré­pare quelque chose de plus rele­vé ; et, après avoir com­mis à sa foi cette sainte vir­gi­ni­té qui doit don­ner Jésus-​Christ au monde, comme s’il avait des­sein d’é­pui­ser sa libé­ra­li­té infi­nie en faveur de ce patriarche, il va mettre en ses mains Jésus-​Christ lui-​même, et il veut le conser­ver par ses soins. Mais si nous péné­trons le secret, si nous entrons au fond du mys­tère, c’est là, fidèles, que nous trou­ve­rons quelque chose de si glo­rieux au juste Joseph, que nous ne pour­rons jamais assez le com­prendre. Car Jésus, ce divin Enfant, sur lequel Joseph a tou­jours les yeux et qui fait l’ad­mi­rable sujet de ses saintes inquié­tudes, est né sur la terre comme un orphe­lin, et il n’a point de père en ce monde. C’est pour­quoi saint Paul dit qu’il est sans père : Sine patre(15). Il est vrai qu’il en a un dans le ciel ; mais à voir comme il l’a­ban­donne, il semble que ce Père ne le connaît plus. Il s’en plain­dra un jour sur la croix, lorsque l’ap­pe­lant son Dieu et non pas son Père, « Et pour­quoi, dira-​t-​il, m’abandonnez-​vous ?(16) » Mais ce qu’il a dit en mou­rant, il pou­vait le dire dès sa nais­sance, puisque dès ce pre­mier moment son Père l’ex­pose aux per­sé­cu­tions et com­mence à l’a­ban­don­ner aux injures. Tout ce qu’il fait en faveur de ce Fils unique pour mon­trer qu’il ne l’ou­blie pas, du moins ce qui paraît à nos yeux, c’est de le mettre en la garde d’un homme mor­tel qui condui­ra sa pénible enfance ; et Joseph est choi­si pour ce minis­tère. Que fera ici ce saint homme ? Qui pour­rait dire avec quelle joie il reçoit cet aban­don­né, et comme il s’offre de tout son cœur pour être le père de cet orphe­lin ? Depuis ce temps-​là, chré­tiens, il ne vit plus que pour Jésus-​Christ, il n’a plus de soin que pour lui ; il prend lui-​même pour ce Dieu un cœur et des entrailles de père ; et ce qu’il n’est pas par nature, il le devient par affection.

Mais afin que vous soyez convain­cus de la véri­té d’un si grand mys­tère et si glo­rieux à Joseph, il faut vous le mon­trer par les Ecritures, et pour cela vous expo­ser une belle réflexion de saint Chrysostome. Il remarque dans l’Evangile que par­tout Joseph y paraît en père. C’est lui qui donne le nom à Jésus, comme les pères le don­naient alors ; c’est lui seul que l’ange aver­tit de tous les périls de l’Enfant, et c’est à lui qu’il annonce le temps du retour. Jésus le révère et lui obéit : c’est lui qui dirige toute sa conduite comme en ayant le soin prin­ci­pal, et par­tout il nous est mon­tré comme père. D’où vient cela, dit saint Chrysostome ? En voi­ci la rai­son véri­table. C’est, dit-​il, que c’é­tait un conseil de Dieu, de don­ner au grand saint Joseph tout ce qui peut appar­te­nir à un père sans bles­ser la virginité(17)

Je ne sais si je com­prends bien toute la force de cette pen­sée, mais voi­ci, si je ne me trompe, ce que veut dire ce grand évêque. Et pre­miè­re­ment sup­po­sons pour cer­tain que c’est la sainte vir­gi­ni­té qui empêche que le Fils de Dieu, en se fai­sant homme, ne choi­sisse un père mor­tel. En effet Jésus-​Christ venant sur la terre, pour se rendre sem­blable aux hommes, comme il vou­lait bien avoir une mère, il ne devait pas refu­ser, ce semble, d’a­voir un père tout ain­si que nous, et de s’u­nir encore à notre nature par le noeud de cette alliance. Mais la sainte vir­gi­ni­té s’y est oppo­sée, parce que les pro­phètes lui avaient pro­mis qu’un jour le Sauveur la ren­drait féconde ; et puisqu’il devait naître d’une vierge mère, il ne pou­vait avoir de père que Dieu. C’est par consé­quent la vir­gi­ni­té qui empêche la pater­ni­té de Joseph. Mais peut-​elle l’empêcher jus­qu’à ce point que Joseph n’y ait plus de part, et qu’il n’ait aucune qua­li­té de père ? Nullement, dit saint Chrysostome ; car la sainte vir­gi­ni­té ne s’op­pose qu’aux qua­li­tés qui la blessent ; et qui ne sait qu’il y en a dans le nom de père qui ne choquent pas la pudeur, et qu’elle peut avouer pour siennes ? Ces soins, cette ten­dresse, cette affec­tion, cela blesse-​t-​il la vir­gi­ni­té ? “Voyez donc le secret de Dieu, et l’ac­com­mo­de­ment qu’il invente dans ce dif­fé­rend mémo­rable entre la pater­ni­té de Joseph et la pure­té vir­gi­nale. Il par­tage la pater­ni­té, et il veut que la vir­gi­ni­té fasse le par­tage. Sainte pure­té, lui dit-​il, vos droits vous seront conser­vés. Il y a quelque chose dans le nom de père que la vir­gi­ni­té ne peut pas souf­frir ; vous ne l’au­rez pas, Ô Joseph. Mais tout ce qui appar­tient à un père sans que la vir­gi­ni­té soit inté­res­sée : Voilà, dit-​il, ce que je vous donne : Hoc tibi do, quod sal­va vir­gi­ni­tate pater­num esse potest. Et par consé­quent, chré­tiens, Marie ne conce­vra pas de Joseph, parce que la vir­gi­ni­té y serait bles­sée ; mais Joseph par­ta­ge­ra avec Marie ces soins, ces veilles, ces inquié­tudes, par les­quelles elle élè­ve­ra ce divin Enfant ; et il res­sen­ti­ra pour Jésus cette incli­na­tion natu­relle, toutes ces douces émo­tions, tous ces tendres empres­se­ments d’un cœur paternel.

Mais peut-​être vous deman­de­rez où il pren­dra ce cœur pater­nel, si la nature ne le lui donne pas ? Ces incli­na­tions natu­relles peuvent-​elles s’ac­qué­rir par choix, et l’art peut-​il imi­ter ce que la nature écrit dans les cœurs ? Si donc saint Joseph n’est pas père, com­ment aura-​t-​il un amour de père ? C’est ici qu’il nous faut entendre que la puis­sance divine agit en cette œuvre. C’est par un effet de cette puis­sance que saint Joseph a un cœur de père ; et si la nature ne le donne pas, Dieu lui en fait un de sa propre main. Car c’est de lui dont il est écrit qu’il tourne où il lui plaît les incli­na­tions. Pour l’en­tendre il faut remar­quer une belle théo­lo­gie que le Psalmiste nous a ensei­gnée, lorsqu’il dit que Dieu forme en par­ti­cu­lier tous les cœurs des hommes : Qui fin­xit sin­gil­la­tim cor­da eorum(18). Ne vous per­sua­dez pas, chré­tiens, que David regarde le cœur comme un simple organe du corps, que Dieu forme par sa puis­sance comme toutes les autres par­ties qui com­posent l’homme. Il veut dire quelque chose de sin­gu­lier : il consi­dère le cœur en ce lieu comme prin­cipe de l’in­cli­na­tion ; et il le regarde dans les mains de Dieu comme une terre molle et humide, qui cède et qui obéit aux mains du potier et reçoit de lui sa figure. C’est ain­si, nous dit le Psalmiste, que Dieu forme en par­ti­cu­lier tous les cœurs des hommes.

Qu’est-​ce à dire, en par­ti­cu­lier ? Ilfait un cœur de chair dans les uns, quand il les amol­lit par la cha­ri­té ; un cœur endur­ci dans les autres, lorsque reti­rant ses lumières par une juste puni­tion de leurs crimes, il les aban­donne au sens réprou­vé. Ne fait-​il pas dans tous les fidèles, non un cœur d’es­clave, mais un cœur d’en­fant, quand il envoie en eux l’es­prit de son Fils ? Les apôtres trem­blaient au moindre péril ; mais Dieu leur fait un cœur tout nou­veau, et leur cou­rage devient invin­cible. Quels étaient les sen­ti­ments de Saül pen­dant qu’il pais­sait ses trou­peaux ! Ils étaient sans doute bas et popu­laires. Mais Dieu en le met­tant sur le trône, lui change le cœur par son onc­tion : Immutavit Dominus cor Saul(19); et il recon­naît incon­ti­nent qu’il est roi. D’autre part, les Israélites consi­dé­raient ce nou­veau monarque comme un homme de la lie du peuple ; mais la main de Dieu leur tou­chant le cœur : Quorum Deus teti­git cor­da(20), aus­si­tôt ils le voient plus grand et ils se sentent émus, en le regar­dant, de cette crainte res­pec­tueuse que l’on a pour ses sou­ve­rains : c’est que Dieu fai­sait en eux un cœur de sujets.

C’est donc, fidèles, cette même main qui forme en par­ti­cu­lier tous les cœurs des hommes, qui fait un cœur de père en Joseph et un cœur de fils en Jésus. C’est pour­quoi Jésus obéit, et Joseph ne craint pas de lui com­man­der. Et d’où lui vient cette har­diesse de com­man­der à son Créateur ? C’est que le vrai Père de Jésus-​Christ, ce Dieu qui l’en­gendre dans l’é­ter­ni­té, ayant choi­si le divin Joseph pour ser­vir de père au milieu des temps à son Fils unique, a fait en quelque sorte cou­ler en son sein quelque rayon ou quelque étin­celle de cet amour infi­ni qu’il a pour son Fils : c’est ce qui lui change le cœur, c’est ce qui lui donne un amour de père ; si bien que le juste Joseph, qui sent en lui-​même un cœur pater­nel for­mé tout à coup par la main de Dieu, sent aus­si que Dieu lui ordonne d’u­ser d’une auto­ri­té pater­nelle ; et il ose bien com­man­der à celui qu’il recon­naît pour son maître.

Et après cela, chré­tiens, qu’est-​il néces­saire que je vous explique la fidé­li­té de Joseph à gar­der ce sacré dépôt ? Peut-​il man­quer de fidé­li­té à celui qu’il recon­naît pour son Fils unique ? De sorte qu’il ne serait pas néces­saire que je vous par­lasse de cette ver­tu, s’il n’é­tait impor­tant pour votre ins­truc­tion que vous ne per­diez pas un si bel exemple ? Car c’est ici qu’il nous faut apprendre, par les tra­verses conti­nuelles qui ont exer­cé saint Joseph depuis que Jésus-​Christ est mis en sa garde, qu’on ne peut conser­ver ce dépôt sans peine, et que pour être fidèle à sa grâce il faut se pré­pa­rer à souf­frir. Oui certes, quand Jésus entre quelque part, il y entre avec sa croix, il y porte avec lui toutes ses épines, et il en fait part à tous ceux qu’il aime. Joseph et Marie étaient pauvres ; mais ils n’a­vaient pas encore été sans mai­son, ils avaient un lieu pour se reti­rer. Aussitôt que cet enfant vient au monde, on ne trouve point de mai­son pour eux, et leur retraite est dans une étable. Qui leur pro­cure cette dis­grâce, sinon celui dont il est écrit que, « venant en son propre bien, il n’y a pas été reçu par les siens, » (21) et qu’il n’a pas de gîte assu­ré où il puisse repo­ser sa tête ? (22) Mais n’est-​ce pas assez de leur indi­gence ? Pourquoi leur attire-​t-​il des per­sé­cu­tions ? Ils vivaient ensemble dans leur ménage, pau­vre­ment, mais avec dou­ceur, sur­mon­tant leur pau­vre­té par leur patience et par leur tra­vail assi­du. Mais Jésus ne leur per­met pas ce repos : il ne vient au monde que pour les trou­bler, et il attire tous les mal­heurs avec lui. Hérode ne peut souf­frir que cet enfant vive : la bas­sesse de sa nais­sance n’est pas capable de le cacher à la jalou­sie de ce tyran. Le Ciel lui-​même tra­hit le secret : il découvre Jésus-​Christ par une étoile ; et il semble qu’il ne lui amène de loin des ado­ra­teurs, que pour lui sus­ci­ter dans son pays propre un per­sé­cu­teur impitoyable.

Que fera ici saint Joseph ? Représentez-​vous, chré­tiens, ce que c’est qu’un pauvre arti­san, qui n’a point d’autre héri­tage que ses mains, ni d’autre fonds que sa bou­tique, ni d’autre res­source que son tra­vail. Il est contraint d’al­ler en Egypte et de souf­frir un exil fâcheux, et cela pour quelle rai­son ? Parce qu’il a Jésus-​Christ avec lui. Cependant croyez-​vous, fidèles, qu’il se plaigne de cet Enfant incom­mode, qui le tire de sa patrie et qui lui est don­né pour le tour­men­ter ? Au contraire, ne voyez-​vous pas qu’il s’es­time heu­reux de souf­frir en sa com­pa­gnie, et que toute la cause de son déplai­sir, c’est le péril du divin Enfant qui lui est plus cher que lui-​même ? Mais peut-​être a‑t-​il sujet d’es­pé­rer de voir bien­tôt finir ses dis­grâces ? Non, fidèles ; il ne l’at­tend pas ; par­tout on lui pré­dit des mal­heurs. Siméon l’a entre­te­nu des étranges contra­dic­tions que devait souf­frir ce cher Fils : il en voit déjà le com­men­ce­ment, et il passe sa vie dans de conti­nuelles appré­hen­sions des maux qui lui sont préparés.

Est-​ce assez pour éprou­ver sa fidé­li­té ? Chrétiens, ne le croyez pas ; voi­ci encore une étrange épreuve. Si c’est peu des hommes pour le tour­men­ter, Jésus devient lui-​même son per­sé­cu­teur. Il s’é­chappe adroi­te­ment de ses mains, il se dérobe à sa vigi­lance, et il demeure trois jours per­du. Qu’avez-​vous fait, fidèle Joseph ? Qu’est deve­nu le sacré dépôt que le Père céleste vous a confié ? Ah ! Qui pour­rait ici racon­ter ses plaintes ? Si vous n’a­vez pas encore enten­du la pater­ni­té de Joseph, voyez ses larmes, voyez ses dou­leurs, et recon­nais­sez qu’il est père. Ses regrets le font bien connaître, et Marie a rai­son de dire à cette ren­contre : Pater tuus et ego dolentes quæ­re­ba­mus te. (23) « Votre père et moi vous cher­chions avec une extrême dou­leur. » O mon fils, dit-​elle au Sauveur, je ne crains pas de l’ap­pe­ler ici votre père, et je ne pré­tends pas faire tort à la pure­té de votre nais­sance. Il s’a­git de soins et d’in­quié­tudes ; et c’est par là que je puis dire qu’il est votre père, puis­qu’il a des inquié­tudes vrai­ment pater­nelles : Ego et pater tuus ; je le joins avec moi par la socié­té des douleurs.

Voyez, fidèles, par quelles souf­frances Jésus éprouve la fidé­li­té, et comme il ne veut être qu’a­vec ceux qui souffrent. Ames molles et volup­tueuses, cet Enfant ne veut pas être avec vous ; sa pau­vre­té a honte de votre luxe ; et sa chair des­ti­née à tant de sup­plices, ne peut sup­por­ter vôtre extrême déli­ca­tesse. Il cherche ces forts et ces cou­ra­geux qui ne refusent pas de por­ter sa croix, qui ne rou­gissent pas d’être com­pa­gnons de son indi­gence et de sa misère. Je vous laisse à médi­ter ces véri­tés saintes ; car pour moi je ne puis vous dire tout ce que je pense sur ce beau sujet. Je me sens appe­lé ailleurs, et il faut que je consi­dère le secret du Père éter­nel confié à l’hu­mi­li­té de Joseph. Il faut que nous voyions Jésus-​Christ caché, et Joseph caché avec lui, et que nous nous exci­tions par ce bel exemple à l’a­mour de la vie cachée.

Troisième point

Que dirai-​je, ici, chré­tiens, de cet homme caché avec Jésus-​Christ ? Où trouverai-​je des lumières assez péné­trantes, pour per­cer les obs­cu­ri­tés qui enve­loppent la vie de Joseph ? Et quelle entre­prise est la mienne, de vou­loir expo­ser au jour ce que l’Ecriture a cou­vert d’un silence mys­té­rieux ? Si c’est un conseil du Père éter­nel que son Fils soit caché au monde et que Joseph le soit avec lui, ado­rons les secrets de sa Providence sans nous mêler de les recher­cher ; et que la vie cachée de Joseph soit l’ob­jet de notre véné­ra­tion, et non pas la matière de nos dis­cours. Toutefois il en faut par­ler, puisque je sais bien que je l’ai pro­mis ; et il sera utile au salut des âmes de médi­ter un si beau sujet, puisque si je n’ai rien à dire autre chose, je dirai du moins, chré­tiens, que Joseph a eu cet hon­neur d’être tous les jours avec Jésus-​Christ, qu’il a eu avec Marie la plus grande part à ses grâces ; que néan­moins Joseph a été caché, que sa vie, que ses actions, que ses ver­tus étaient incon­nues. Peut-​être apprendrons-​nous d’un si bel exemple qu’on peut être grand sans éclat, qu’on peut être bien­heu­reux sans bruit, qu’on peut avoir la vraie gloire sans le secours de la renom­mée par le seul témoi­gnage de sa conscience : Gloria nos­tra hæc est, tes­ti­mo­nium conscien­tiæ nos­træ(24); et cette pen­sée nous inci­te­ra à mépri­ser la gloire du monde : c’est la fin que je me propose.

Mais pour entendre soli­de­ment la gran­deur et la digni­té de la vie cachée de Joseph, remon­tons jus­qu’au prin­cipe ; et admi­rons avant toutes choses la varié­té infi­nie des conseils de la Providence dans les voca­tions dif­fé­rentes. Entre toutes les voca­tions, j’en remarque deux dans les Ecritures, qui semblent direc­te­ment : la pre­mière, celle des apôtres ; la seconde, celle de Joseph. Jésus est révé­lé aux apôtres, Jésus est révé­lé à Joseph, mais avec des condi­tions bien contraires. Il est révé­lé aux apôtres pour l’an­non­cer par tout l’u­ni­vers ; il est révé­lé à Joseph pour le taire et pour le cacher. Les apôtres sont des lumières pour faire voir Jésus-​Christ au monde ; Joseph est un voile pour le cou­vrir, et sous ce voile mys­té­rieux on nous cache la vir­gi­ni­té de Marie et la gran­deur du Sauveur des âmes. Aussi nous lisons dans les Ecritures que lors­qu’on le vou­lait mépri­ser : « N’est-​ce pas là, disait-​on, le fils de Joseph ? »(25) Si bien que Jésus entre les mains des apôtres, c’est une parole qu’il faut prê­cher : Prædicate ver­bum Evangelii hujus, « Prêchez la parole de cet Evangile » (26) et Jésus entre les mains de Joseph, c’est une parole cachée, Verbum abs­con­di­tum(27), et il n’est pas per­mis de la décou­vrir. En effet voyez-​en la suite. Les divins apôtres prêchent si hau­te­ment l’Evangile, que le bruit de leur pré­di­ca­tion reten­tit jus­qu’au ciel : et saint Paul a bien osé dire que les conseils de la sagesse divine sont venus à la connais­sance des célestes puis­sances par l’Eglise et par le minis­tère des pré­di­ca­teurs, per Ecclesiam(28); et Joseph, au contraire enten­dant par­ler des mer­veilles de Jésus-​Christ, il écoute, il admire et se tait.

Que veut dire cette dif­fé­rence ? Dieu est-​il contraire à lui-​même dans ces voca­tions oppo­sées ? Non, fidèles, ne le croyez pas : toute cette diver­si­té tend à ensei­gner aux enfants de Dieu cette véri­té impor­tante, que toute la per­fec­tion chré­tienne ne consiste qu’à se sou­mettre. Celui qui glo­ri­fie les Apôtres par l’hon­neur de la pré­di­ca­tion, glo­ri­fie aus­si saint Joseph par l’hu­mi­li­té du silence ; et par là nous devons apprendre que la gloire des chré­tiens n’est pas dans les emplois écla­tants, mais à faire ce que Dieu veut. Si tous ne peuvent pas avoir l’hon­neur de prê­cher Jésus-​Christ, tous peuvent avoir l’hon­neur de lui obéir ; et c’est la gloire de saint Joseph, c’est le solide hon­neur du chris­tia­nisme. Ne me deman­dez donc pas, chré­tiens, ce que fai­sait saint Joseph dans sa vie cachée ; il est impos­sible que je vous l’ap­prenne, et je ne puis répondre autre chose sinon ce que dit le divin Psalmiste : « Le juste, dit-​il, qu’a-​t-​il fait ? » Justus autem quid fecit ? (29)Ordinairement la vie des pécheurs fait plusde bruit que celle des justes, parce que l’in­té­rêt et les pas­sions, c’est ce qui remue tout dans le monde. Les pécheurs, dit David, ont ten­du leur arc, ils l’ont lâché contre les justes, ils ont détruit, ils ont ren­ver­sé, on ne parle que d’eux dans le monde : Quoniam quæ per­fe­cis­ti, des­truxe­runt (30) . Mais le juste, ajoute-​t-​il, qu’a-​t-​il fait ? Justus autem quid fecit ? Il veut dire qu’il n’a rien fait. En effet il n’a rien fait pour les yeux des hommes, parce qu’il a tout fait pour les yeux de Dieu. C’est ain­si que vivait le juste Joseph. Il voyait Jésus-​Christ, et il se tai­sait : il le goû­tait, et il n’en par­lait point ; il se conten­tait de Dieu seul, sans par­ta­ger sa gloire avec les hommes. Il accom­plis­sait sa voca­tion, parce que, comme les apôtres sont les ministres de Jésus-​Christ décou­vert, Joseph était le ministre et le com­pa­gnon de sa vie cachée.

Mais, chré­tiens, pourrons‑nous bien dire pour­quoi il faut que Jésus se cache, pour­quoi cette splen­deur éter­nelle de la face du Père céleste se couvre d’une obs­cu­ri­té volon­taire durant l’es­pace de trente années ? Ah ! superbe, l’ignores-​tu ? Homme du monde, ne le sais‑tu pas ? C’est ton orgueil qui en est la cause ; c’est ton vain désir de paraître, c’est ton ambi­tion infi­nie et cette com­plai­sance cri­mi­nelle qui te fait hon­teu­se­ment détour­ner à un soin per­ni­cieux de plaire aux hommes celui qui doit être employé à plaire à ton Dieu. C’est pour cela que Jésus se cache, il voit le désordre que ce vice pro­duit ; il voit le ravage que cette pas­sion fait dans les esprits, quelles racines elle y a jetées et com­bien elle cor­rompt toute notre vie depuis l’en­fance jus­qu’à la mort : il voit les ver­tus qu’elle étouffe par cette crainte lâche et hon­teuse de paraître sage et dévot : il voit les crimes qu’elle fait com­mettre, ou pour s’ac­com­mo­der à la socié­té par une dam­nable com­plai­sance, ou pour satis­faire l’am­bi­tion à laquelle on sacri­fie tout dans le monde. Mais, fidèles, ce n’est pas tout : il voit que ce désir de paraître détruit les ver­tus les plus émi­nentes, en leur fai­sant prendre le change, en sub­sti­tuant la gloire du monde à la place de celle du ciel, en nous fai­sant faire pour l’a­mour des hommes ce qu’il faut faire pour l’a­mour de Dieu. Jésus-​Christ voit tous ces mal­heurs cau­sés par le désir de paraître, et il se cache pour nous ensei­gner à mépri­ser le bruit etl’é­clat du monde. Il ne croit pas que sa croix suf­fise pour domp­ter cette pas­sion furieuse ; il choi­sit, s’il se peut, un état plus bas et où il est en quelque sorte plus anéan­ti.

Car enfin je ne crain­drai pas de le dire : Mon Sauveur, je vous­con­nais mieux à la croix et dans la honte de votre sup­plice, que je ne fais dans cette bas­sesse et dans cette vie incon­nue. Quoique votre corps soit tout déchi­ré, que votre face soit ensan­glan­tée et que bien loin de paraître Dieu, vous n’ayez pas même la figure d’homme, tou­te­fois vous ne m’êtes pas si caché et je vois, au tra­vers de tant de nuages, quelque rayon de votre gran­deur, dans cette constante réso­lu­tion par laquelle vous sur­mon­tez les plus grands tour­ments. Votre dou­leur a de la digni­té, puis­qu’elle vous fait trou­ver un ado­ra­teur dans l’un des com­pa­gnons de votre sup­plice. Mais ici je ne vois rien que de bas, et dans cet état d’a­néan­tis­se­ment, un ancien a rai­son de dire que vous êtes inju­rieux à vous-​même : Adultus non ges­tit agnos­ci, sed contu­me­lio­sus insu­per sibi est (31). Il est inju­rieux à lui-​même, parce qu’il semble qu’il ne fait rien et qu’il est inutile au monde. Mais il ne refuse pas cette igno­mi­nie ; il veut bien que cette injure soit ajou­tée, à toutes les autres qu’il a souf­fertes, pour­vu qu’en se cachant avec Joseph et avec l’heu­reuse Marie, il nous apprenne par ce grand exemple que s’il se pro­duit quelque jour au monde, ce sera par le désir de nous pro­fi­ter et pour obéir à son Père ; qu’en effet toute la gran­deur consiste à nous confor­mer aux ordres de Dieu, de quelque sorte qu’il lui plaise dis­po­ser de nous ; et enfin que cette obs­cu­ri­té que nous crai­gnons tant, est si illustre et si glo­rieuse, qu’elle peut être choi­sie même par un Dieu. Voilà ce que nous enseigne Jésus-​Christ caché avec toute son humble famille, avec Marie et Joseph, qu’il asso­cie à l’obs­cu­ri­té de sa vie à cause qu’ils lui sont très chers. Prenons‑y donc part avec eux, et cachons-​nous avec Jésus-Christ.

Chrétiens, ne savez-​vous pas que Jésus-​Christ est encore caché ? Il souffre qu’on blas­phème tous les jours son nom, et qu’on se moque de son Evangile, parce que l’heure de sa grande gloire n’est pas arri­vée. Il est caché avec son Père, et nous sommes cachés en Dieu avec lui, comme parle le divin Apôtre. Puisque nous sommes cachés avec lui, ce n’est pas en ce lieu d’exil que nous devons recher­cher la gloire ; mais quand Jésus se mon­tre­ra en sa majes­té, ce sera alors le temps de paraître : Cum Christus appa­rue­rit, tunc et simul appa­re­bi­mus cum illo in glo­ria.(32) Ô Dieu qu’il fera beau paraître en ce jour où Jésus nous loue­ra devant ses saints anges, à la face de tout l’u­ni­vers et devant son Père céleste ! Quelle nuit, quelle obs­cu­ri­té assez longue pour­ra nous méri­ter cette gloire ? Que les hommes se taisent de nous éter­nel­le­ment, pour­vu que Jésus-​Christ en parle en ce jour. Toutefois crai­gnons, chré­tiens, cette ter­rible parole qu’il a pro­non­cée dans son Evangile : « Vous avez reçu votre récom­pense ». (33) Vous avez vou­lu la gloire des hommes : vous l’a­vez eue ; vous êtes payé ; il n’y a plus rien à attendre. Ô envie ingé­nieuse de notre enne­mi, qui nous donne les yeux des hommes, afin de nous ôter ceux de Dieu ; qui par une jus­tice mali­cieuse s’offre à récom­pen­ser nos ver­tus, de peur que Dieu ne les récom­pense ! Malheureux, je ne veux point de ta gloire : ni ton éclat ni ta vaine pompe ne peuvent pas payer mes tra­vaux. J’attends ma cou­ronne d’une main plus chère, et ma récom­pense d’un bras plus puis­sant. Quand Jésus paraî­tra en sa majes­té, c’est alors, c’est alors que je veux paraître.

C’est là, fidèles, que vous ver­rez ce que je ne puis vous dire aujourd’­hui : vous décou­vri­rez les mer­veilles de la vie cachée de Joseph ; vous sau­rez ce qu’il a fait durant tant d’années, et com­bien il est glo­rieux de se cacher avec Jésus-​Christ. Ah ! Sans doute il n’est pas de ceux qui ont reçu leur récom­pense en ce monde : c’est pour­quoi il paraî­tra alors, parce qu’il n’a pas paru ; il écla­te­ra, parce qu’il n’a point écla­té. Dieu répa­re­ra l’obs­cu­ri­té de sa vie ; et sa gloire sera d’au­tant plus grande, qu’elle est réser­vée pour la vie future.

Aimons donc cette vie cachée où Jésus s’est enve­lop­pé avec Joseph. Qu’importe que les hommes nous voient ? Celui-​là est fol­le­ment ambi­tieux à qui les yeux de Dieu ne suf­fisent pas, et c’est lui faire trop d’in­jure que de ne se conten­ter pas de l’a­voir pour spec­ta­teur. Que si vous êtes dans les grandes charges et dans les emplois impor­tants, si c’est une néces­si­té que votre vie soit toute publique, médi­tez du moins sérieu­se­ment que vous ferez enfin une mort pri­vée, puisque tous ces hon­neurs ne vous sui­vront pas. Que le bruit que les hommes font autour de vous ne vous empêche pas d’é­cou­ter les paroles du Fils de Dieu. Il ne dit pas : Heureux ceux qu’on loue ; mais il dit dans son Evangile : « Heureux ceux que l’on mau­dit pour l’a­mour de moi ». (34) Tremblez donc, dans cette gloire qui vous envi­ronne, de ce que vous n’êtes pas jugés dignes des opprobres de l’Evangile. Mais si le monde nous les refuse, chré­tiens, faisons-​nous-​en à nous-​mêmes ; reprochons-​nous devant Dieu notre ingra­ti­tude et nos vani­tés ridi­cules : mettons‑nous à nous-​mêmes devant notre face toute la honte de notre vie ; soyons du moins obs­curs à nos yeux par une humble confes­sion de nos crimes ; et par­ti­ci­pons comme nous pou­vons à la confu­sion de Jésus, afin de par­ti­ci­per à sa gloire.

Madame, Cette gran­deur qui vous envi­ronne, empêche sans doute Votre Majesté de pou­voir goû­ter avec Jésus-​Christ cette obs­cu­ri­té bien­heu­reuse. Votre vie est dans la lumière, votre pié­té perce les nuages dans les­quels voire humi­li­té veut l’en­ve­lop­per. Les vic­toires de notre grand roi relèvent l’é­clat de votre cou­ronne ; et ce qui sur­passe toutes les vic­toires, c’est qu’on ne parle plus par toute la France que de cette ardeur toute chré­tienne avec laquelle Votre Majesté tra­vaille à faire des­cendre la paix sur la terre, d’où nos crimes l’ont ban­nie depuis tant d’an­nées, et à rendre le calme à cet Etat après en avoir sou­te­nu toutes les tem­pêtes avec une réso­lu­tion si constante. Parmi tant de gloire et tant de gran­deur, quelle part peut prendre Votre Majesté à l’obs­cu­ri­té de Jésus-​Christ et aux opprobres de son Evangile ? Puisque le monde s’ef­force à lui don­ner des louanges, où pourra-​t-​elle trou­ver de l’hu­mi­lia­tion, si elle ne la prend d’elle-​même. C’est, Madame, ce qui oblige Votre Majesté, lors­qu’elle se retire avec Dieu, de se dépouiller à ses pieds de toute cette magni­fi­cence royale, qui aus­si bien s’é­va­nouit devant lui, et là de se cou­vrir hum­ble­ment la face de la sainte confu­sion de la péni­tence. C’est trop flat­ter les grands que de leur per­sua­der qu’ils sont impec­cables : au contraire qui ne sait pas que leur condi­tion émi­nente leur apporte ce mal néces­saire, que leurs fautes ne peuvent presque être médiocres ? C’est, Madame, dans la vue de tant de périls que Votre Majesté doit s’hu­mi­lier. Tous les peuples loue­ront sa sage conduite dans toute l’é­ten­due de leurs cœurs ; elle seule s’ac­cu­se­ra, elle seule se confon­dra devant Dieu, et par­ti­ci­pe­ra par ce moyen aux opprobres de Jésus-​Christ pour par­ti­ci­per à sa gloire, que je lui sou­haite éternelle.

Amen

Notes

[1] Cap. XXIX.
[2] Super Missus est, hom. II, n°16
[3] ls., VII, 14
[4] De sanc­ta Virginit., n. 12
[5] Jn., I, 14
[6] De Virginit., cap. II.
[7]De Genes. ad litt., lib. IX,cap. VII, n. 12
[8] Contra Julian., lib. V, cap. XII, n. 46. [9] De Nupt. et Concup., lib. I, n. 12
[10]Histor. Franc., lib. 1, n. 42
[11]Ad Prob., epist. III, n. 6
[12]De Nupt., et Concup., lib. I, ubi supra.
[13] De Pudicit., n. 6.
[14]1 Thess., IV, 4- 5, 7
[15]Hebr., VII, 3.
[16]Mtth., XXVII, 46.
[17]In Matth., hom. IV, n. 6.
[18]Psal. XXXII,15.
[19]I Reg., X, 9.
[20]Ibid., 26.
[21]Joan., I, 11.
[22]Matth., VIII, 20.
[23]Luc., II, 48.
[24]II Cor., I, 12.
[25]Joan., VI, 42.
[26]Act., V, 20.
[27]Luc., XVIII, 34.
[28]Ephes., III, 10
[29]Psal., X, 4.
[30] Psal., X, 4.
[31] Tertull., de Patient., n. 3.
[32]Coloss., III, 4.
[33]Matth., VI, 2.
[34]Matth., V, 11.