Quæsivit sibi Deus virum juxta cor suum – Second panégyrique de saint Joseph par Bossuet

Cet homme selon le cœur de Dieu ne se montre pas au dehors, et Dieu ne le choi­sit pas sur les appa­rences, ni sur le témoi­gnage de la voie publique. Lorsqu’il envoya Samuel dans la mai­son de Jessé pour y trou­ver David, le pre­mier de tous qui a méri­té cet éloge, ce grand homme, que Dieu des­ti­nait à la plus auguste cou­ronne du monde, n’é­tait pas même connu dans sa famille. On pré­sente sans son­ger à lui tous ses aînés au pro­phète ; mais Dieu, qui ne juge pas à la manière des hommes, l’a­ver­tis­sait en secret de ne regar­der pas à leur riche taille, ni à leur conte­nance har­die : si bien que reje­tant ceux que l’on pro­dui­sait dans le monde, il fit appro­cher celui que l’on envoyait paître les trou­peaux ; et ver­sant sur sa tête l’onc­tion royale, il lais­sa ses parents éton­nés d’a­voir si peu jus­qu’a­lors connu ce fils, que Dieu choi­sis­sait avec un avan­tage si extraordinaire.

Une sem­blable conduite de la Providence divine me fait appli­quer aujourd’­hui à Joseph, le fils de David, ce qui a été dit de David lui-​même. Le temps était arri­vé que Dieu cher­chât un homme selon son cœur, pour dépo­ser en ses mains ce qu’il avait de plus cher ; je veux dire la per­sonne de son Fils unique, l’in­té­gri­té de sa sainte Mère, le salut du genre humain, le secret le plus sacré de son conseil, le tré­sor du ciel et de la terre. Il laisse Jérusalem et les autres villes renom­mées ; il s’ar­rête sur Nazareth ; et dans cette bour­gade incon­nue il va choi­sir encore un homme incon­nu, un pauvre arti­san, Joseph en un mot, pour lui confier un emploi dont les anges du pre­mier ordre se seraient sen­tis hono­rés, afin, que nous enten­dions que l’homme selon le cœur de Dieu doit être lui-​même cher­ché dans le cœur, et que ce sont les ver­tus cachées qui le rendent digne de cette louange. Comme je me pro­pose aujourd’­hui de trai­ter ces ver­tus cachées, c’est-​à-​dire de vous décou­vrir le cœur du juste Joseph, j’ai besoin plus que jamais, chré­tiens, que celui qui s’ap­pelle le Dieu de nos cœurs[1] m’é­claire par son Saint-​Esprit. Mais quelle injure ferions-​nous à la divine Marie, si ayant accou­tu­mé en d’autres sujets de lui deman­der son secours, main­te­nant qu’il s’a­git de son saint époux, nous ne nous effor­cions de lui dire avec une dévo­tion par­ti­cu­lière : Ave.

C’est un vice ordi­naire aux hommes, de se don­ner entiè­re­ment au dehors et de négli­ger le dedans, de tra­vailler à la montre et à l’ap­pa­rence et de mépri­ser l’ef­fec­tif et le solide, de son­ger sou­vent quels ils paraissent et de ne pen­ser point quels ils doivent être. C’est pour­quoi les ver­tus qui sont esti­mées, ce sont celles qui se mêlent d’af­faires et qui entrent dans le com­merce des hommes : au contraire les ver­tus cachées et inté­rieures, où le public n’a point de part, où tout se passe entre Dieu et l’homme, non seule­ment ne sont pas sui­vies, mais ne sont pas même enten­dues. Et tou­te­fois c’est dans ce secret que consiste tout le mys­tère de la ver­tu véri­table. En vain pensez-​vous for­mer un bon magis­trat, si vous ne faites aupa­ra­vant un homme de bien : en vain vous consi­dé­rez quelle place vous pour­rez rem­plir dans la socié­té civile, si vous ne médi­tez aupa­ra­vant quel homme vous êtes en par­ti­cu­lier. Si la socié­té civile élève un édi­fice, l’ar­chi­tecte fait tailler pre­miè­re­ment une pierre, et puis on la pose dans le bâti­ment. Il faut com­po­ser un homme en lui-​même, avant que de médi­ter quel rang on lui don­ne­ra par­mi les autres ; et si l’on ne tra­vaille sur ce fonds, toutes les autres ver­tus, si écla­tantes qu’elles puissent être, ne seront que des ver­tus de parade et appli­quées par le dehors, qui n’au­ront point de corps ni de véri­té. Elles pour­ront nous acqué­rir de l’es­time et rendre nos mœurs agréables, enfin elles pour­ront nous for­mer au gré et selon le cœur des hommes ; mais il n’y a que les ver­tus par­ti­cu­lières qui aient ce droit admi­rable, de nous com­po­ser au gré et selon le cœur de Dieu.

Ce sont ces ver­tus par­ti­cu­lières, c’est cet homme de bien, cet homme au gré de Dieu et selon son cœur, que je veux vous mon­trer aujourd’hui en la per­sonne du juste Joseph. Je laisse les dons et les mys­tères qui pour­raient rele­ver son pané­gy­rique. Je ne vous dis plus, chré­tiens, qu’il est le dépo­si­taire des tré­sors célestes, le père de Jésus-​Christ, le conduc­teur de son enfance, le pro­tec­teur de sa vie, l’époux et le gar­dien de sa sainte Mère. Je veux taire tout ce qui éclate pour faire l’éloge d’un Saint dont la prin­ci­pale gran­deur est d ‘avoir été à Dieu sans éclat. Les ver­tus mêmes dont je par­le­rai ne sont ni de la socié­té ni du com­merce ; tout est ren­fer­mé dans le secret de sa conscience. La sim­pli­ci­té, le déta­che­ment, l’amour de la vie cachée sont donc les trois ver­tus du juste Joseph, que j’ai des­sein de vous pro­po­ser. Vous me parais­sez éton­nés de voir l’éloge d’un si grand Saint dont la voca­tion est si haute, réduit à trois ver­tus si com­munes : mais sachez qu’en ces trois ver­tus consiste le carac­tère de cet homme de bien dont nous par­lons ; et il m’est aisé de vous faire voir que c’est aus­si en ces trois ver­tus que consiste le carac­tère du juste Joseph. Car cet homme de bien que nous consi­dé­rons, pour être selon le cœur de Dieu, il faut pre­miè­re­ment qu’il le cherche ; en second lieu, qu’il le trouve ; en troi­sième lieu, qu’il en jouisse. Quiconque cherche Dieu, qu’il cherche en sim­pli­ci­té celui qui ne peut souf­frir les voies détour­nées. Quiconque veut trou­ver Dieu, qu’il se détache de toutes choses pour trou­ver celui qui veut être lui seul tout notre bien. Quiconque veut jouir de Dieu, qu’il se cache et qu’il se retire pour jouir en repos, dans la soli­tude, de celui qui ne se com­mu­nique point par­mi le trouble et l’a­gi­ta­tion du monde. C’est ce qu’a fait notre patriarche. Joseph, homme simple, a cher­ché Dieu ; Joseph, homme déta­ché, a trou­vé Dieu ; Joseph, homme reti­ré, a joui de Dieu : c’est le par­tage de ce discours

Premier point

Le che­min de la ver­tu n’est pas de ces grandes routes dans les­quelles on peut s’é­tendre avec liber­té : au contraire nous appre­nons par les saintes Lettres que ce n’est qu’un petit sen­tier et une. voie étroite et ser­rée, et tout ensemble extrê­me­ment droite : Semita jus­ti rec­ta est, reclus cal­lis jus­ti ad ambu­lan­dum[2]. Par où nous devons apprendre qu’il faut y mar­cher en sim­pli­ci­té et dans une grande droi­ture. Si peu non seule­ment que l’on se détourne, mais même que l’on chan­celle dans cette voie, on tombe dans les écueils dont elle est envi­ron­née de part et d’autre. C’est pour­quoi le Saint-​Esprit voyant ce péril, nous aver­tit si sou­vent de mar­cher dans la voie qu’il nous a mar­quée, sans jamais nous détour­ner à droite ou à gauche : Non decli­na­bi­tis neque ad dex­te­ram neque ad sinis­tram[3]; nous ensei­gnant par cette parole que pour tenir cette voie, il faut dres­ser tel­le­ment son inten­tion, qu’on ne lui per­mette jamais de se relâ­cher ni de faire le moindre pas de côté ou d’autre.

C’est ce qui s’ap­pelle dans les Ecritures avoir le cœur droit avec Dieu, et mar­cher en sim­pli­ci­té devant sa face. C’est le seul moyen de le cher­cher et la voie unique pour aller à lui, parce que, comme dit le Sage, a Dieu conduit le juste par les voies droites:» Justum deduxit Dominus per vias rec­tas[4]. Car il veut qu’on le cherche avec grande ardeur, et ain­si que l’on prenne les voies les plus courtes, qui sont tou­jours les plus droites : si bien qu’il ne croit pas qu’on le cherche, lors­qu’on ne marche pas droi­te­ment à lui. C’est pour­quoi il ne veut point ceux qui s’ar­rêtent, il ne veut point ceux qui se détournent, il ne veut point ceux qui se par­tagent. Quiconque pré­tend par­ta­ger son cœur entre la terre et le ciel ne donne rien au ciel, et tout à la terre, parce que la terre retient ce qu’il lui engage, et que le ciel n’ac­cepte pas ce qu’il lui offre.

Vous devez entendre par ce dis­cours que cette bien­heu­reuse sim­pli­ci­té tant van­tée dans les saintes Lettres, c’est une cer­taine droi­ture de cœur et une pure­té d’in­ten­tion ; et l’acte prin­ci­pal de cette ver­tu, c’est d’al­ler à Dieu de bonne foi et sans s’en impo­ser à soi-​même : acte néces­saire et impor­tant, qu’il faut que je vous explique. Ne vous per­sua­dez pas, chré­tiens, que je parle ain­si sans rai­son. Car si dans la voie de la ver­tu il y en a qui trompent les autres, beau­coup aus­si se trompent eux-​mêmes. Ceux qui se par­tagent entre les deux voies, qui veulent avoir un pied dans l’une et dans l’autre, qui se donnent tel­le­ment à Dieu qu’ils ont tou­jours un regard au monde ; ceux-​là ne marchent point en sim­pli­ci­té ni devant Dieu ni devant les hommes, et n’ont point par consé­quent de ver­tu solide. Ils ne sont pas droits avec les hommes, parce qu’ils imposent à leur vue par l’i­mage d’une pié­té qui ne peut être que contre­faite, étant alté­rée par le mélange : ils ne sont pas droits devant Dieu, parce que pour plaire à ses yeux, il ne suf­fit pas, chré­tiens, de pro­duire par étude et par arti­fice des actes de ver­tu emprun­tés et des direc­tions d’in­ten­tion forcées.

Un homme enga­gé dans l’a­mour du monde, viole tous les jours les lois les plus saintes de la bonne foi, ou de l’a­mi­tié, ou de l’é­qui­té natu­relle que nous devons aux plus étran­gers, pour satis­faire à son ava­rice. Cependant sur une cer­taine incli­na­tion vague et géné­rale qui lui reste pour la ver­tu, il s’i­ma­gine être homme de bien et il en veut pro­duire des actes : mais quels actes, ô Dieu tout-​puissant ? Il a ouï dire à ses direc­teurs ce que c’est qu’un acte de déta­che­ment, ou un acte de contri­tion et de repen­tance : il tire de sa mémoire les paroles qui le com­posent, ou l’i­mage des sen­ti­ments qui le forment. Il les applique comme il peut sur sa volon­té, car je ne puis dire autre chose, puisque son inten­tion y est oppo­sée, et il s’i­ma­gine être ver­tueux ; mais il se trompe, il s’a­buse, il se joue lui-même.

Pour se rendre agréable à Dieu, il ne suf­fit pas, chré­tiens, de tirer par arti­fice des actes de ver­tu for­cés et des direc­tions d’in­ten­tion étu­diées. Les actes de pié­té doivent naître du fond du cœur, et non pas être emprun­tés de l’es­prit ou de la mémoire. Mais ceux qui viennent du cœur ne souffrent point de par­tage. « Nul ne peut ser­vir deux maîtres[5 » Dieu ne peut souf­frir cette inten­tion louche, si je puis par­ler de la sorte, qui regarde de deux côtés en un même temps. Les regards ain­si par­ta­gés, rendent l’a­bord d’un homme cho­quant et dif­forme ; et l’âme se défi­gure elle-​même, quand elle tourne en deux endroits ses inten­tions. « Il faut, dit le Fils de Dieu, que votre œil soit simple[6], » c’est-​à-​dire que votre regard soit unique ; et pour par­ler encore en termes plus clairs, que l’in­ten­tion pure et déga­gée s’ap­pli­quant toute entière à la même fin, le cœur prenne sin­cè­re­ment et de bonne foi les sen­ti­ments que Dieu veut. Mais ce que j’en ai dit en géné­ral, se connaî­tra mieux dans l’exemple.

Dieu a ordon­né au juste Joseph de rece­voir la divine Vierge comme son Epouse fidèle pen­dant qu’elle devient mère sans qu’il y ait part, de regar­der comme son Fils propre un enfant qui ne le touche que parce qu’il est dans sa mai­son, de révé­rer comme son Dieu celui auquel il est obli­gé de ser­vir de pro­tec­teur et de gar­dien. Dans ces trois choses, mes Frères, où il faut prendre des sen­ti­ments déli­cats et que la nature ne peut pas don­ner, il n’y a qu’une extrême sim­pli­ci­té qui puisse rendre le cœur docile et trai­table. Voyons ce que fera le juste Joseph. Nous remar­que­rons en son lieu qu’à l’é­gard de sa sainte Epouse, jamais le soup­çon ne fut plus modeste, ni le doute plus res­pec­tueux : mais enfin il était si juste, qu’il ne pou­vait pas se désa­bu­ser sans que le ciel s’en mêlât. Aussi un ange lui déclare, de la part de Dieu, qu’elle a conçu de son Saint-​Esprit[7]. Si son1ntention eût été moins droite, s’il n’eût été à Dieu qu’à demi, il ne se serait pas ren­du tout à fait ; il serait demeu­ré au fond de son âme quelque reste de soup­çon mal gué­ri, et son affec­tion pour la sainte Vierge aurait tou­jours été dou­teuse et trem­blante. Mais son cœur, qui cherche Dieu en sim­pli­ci­té, ne sait point se par­ta­ger avec Dieu : il n’a point de peine à connaître que la ver­tu incor­rup­tible de sa sainte Epouse méri­tait le témoi­gnage du Ciel. Il sur­passe la foi d’Abraham, bien qu’il nous soit don­né dans les Ecritures[8] comme le modèle de la foi par­faite. Abraham est loué dans les saintes Lettres pour avoir cru l’en­fan­te­ment d’une sté­rile[9]: Joseph a cru celui d’une vierge, et il a recon­nu en sim­pli­ci­té ce grand et impé­né­trable mys­tère de la vir­gi­ni­té féconde.

Mais voi­ci quelque chose de plus admi­rable. Dieu veut que vous rece­viez comme votre Fils cet Enfant de la pure­té de Marie. Vous ne par­ta­ge­rez pas avec cette Vierge l’hon­neur de lui don­ner la nais­sance, parce que la vir­gi­ni­té y serait bles­sée ; mais vous par­ta­ge­rez avec elle ces soins, ces veilles, ces inquié­tudes par les­quelles elle élè­ve­ra ce cher Fils : vous tien­drez lieu de père à ce saint Enfant, qui n’en a point sur la terre ; et quoique vous ne le soyez pas par la nature, il faut que vous le deve­niez par l’af­fec­tion. Mais com­ment s’ac­com­pli­ra un si grand ouvrage ? Où prendra-​t-​il ce cœur pater­nel, si la nature ne le lui donne pas ? Ces incli­na­tions peuvent-​elles s’ac­qué­rir par choix ; et ne craindrons-​nous pas, en ce lieu, ces mou­ve­ments emprun­tés et ces affec­tions arti­fi­cielles que nous venons de reprendre tout à l’heure ? Non, mes Frères ; ne le crai­gnons pas. Un cœur qui cherche Dieu en sim­pli­ci­téest une terre molle et humide, qui reçoit la forme qu’il lui veut don­ner ; ce que Dieu veut lui passe en nature. Si donc c’est la volon­té du Père céleste que Joseph tienne sa place en ce monde et qu’il serve de père à son Fils, il res­sen­ti­ra, n’en dou­tez pas, pour ce saint et divin Enfant, cette incli­na­tion natu­relle, toutes ces douces émo­tions, tous ces tendres empres­se­ments d’un cœur paternel.

En effet durant ces trois jours que le Fils de Dieu s’é­tait déro­bé pour demeu­rer dans le temple avec les doc­teurs, il est aus­si tou­ché que la Mère même, et elle le sait bien recon­naître : Pater tuus et ego dolentes quæ­re­ba­mus te[10]; « Votre père et moi étions affli­gés. » Voyez qu’elle le joint avec elle dans la socié­té des dou­leurs. Je ne crains pas de l’ap­pe­ler ici votre père, et je ne pré­tends pas faire tort à la pure­té de votre nais­sance : il s’a­git de soins et d’in­quié­tudes ; et c’est par là que je puis dire qu’il est votre père, puis­qu’il a vrai­ment des inquié­tudes pater­nelles. Voyez, comme ce saint homme prend sim­ple­ment et de bonne foi les sen­ti­ments que Dieu lui ordonne. Mais aimant Jésus-​Christ comme son fils, se pourra-​t-​il faire, mes Sœurs, qu’il le révère comme son Dieu ? Sans doute, et il n’y aurait rien de plus dif­fi­cile, si la sainte sim­pli­ci­té n’a­vait ren­du son esprit docile pour céder sans peine aux ordres divins.

Voici, chré­tiens, le der­nier effort de la sim­pli­ci­té du juste Joseph dans la pure­té de sa foi. Le grand mys­tère de notre foi, c’est de croire un Dieu dans la fai­blesse. Mais afin de bien com­prendre com­bien est par­faite la foi de Joseph, il faut, s’il vous plaît, remar­quer que la fai­blesse de Jésus-​Christ peut être consi­dé­rée en deux états : ou comme étant sou­te­nue par quelque effet de puis­sance, ou comme étant délais­sée et aban­don­née à elle-​même. Dans les der­nières années de la vie de notre Sauveur, quoique l’in­fir­mi­té de sa chair fût visible par ses souf­frances, sa toute-​puissance divine ne l’é­tait pas moins par ses miracles. Il est vrai qu’il parais­sait homme ; mais cet homme disait des choses qu’au­cun homme n’a­vait jamais dites, mais cet homme fai­sait des choses qu’au­cun homme n’a­vait jamais faites. Alors la fai­blesse étant sou­te­nue, je ne m’é­tonne pas que dans cet état Jésus ait atti­ré des ado­ra­teurs, les marques de sa puis­sance pou­vant don­ner lieu de juger que l’in­fir­mi­té était volon­taire ; et la foi n’é­tait pas d’un si grand mérite. Mais en l’é­tat que l’a vu Joseph, j’ai quelque peine à com­prendre com­ment il a cru si fidè­le­ment, parce que jamais la fai­blesse n’a paru plus aban­don­née , non pas même, je le dis sans crainte, dans l’i­gno­mi­nie de la croix. Car c’é­tait cette heure impor­tante pour laquelle il était venu : son Père l’a­vait délais­sé ; il était d’ac­cord avec lui qu’il le délais­se­rait en ce jour : lui-​même s’a­ban­don­nait volon­tai­re­ment pour être livré aux mains des bour­reaux. Si durant ces jours d’a­ban­don­ne­ment la puis­sance de ses enne­mis a été fort grande, ils ne doivent pas s’en glo­ri­fier, parce que les ayant ren­ver­sés d’a­bord par une seule de ses paroles, il leur a bien fait connaître qu’il ne leur cédait que par une fai­blesse volon­taire : Non haberes potes­ta­tem adver­sum me ullam, nisi tibi datum esset desu­per[11] : « Vous n’au­riez aucun pou­voir sur moi, s’il ne vous était don­né d’en haut. » Mais en l’é­tat dont je parle et dans lequel le voit saint Joseph, la fai­blesse est d’au­tant plus grande, qu’elle semble en quelque sorte forcée.

Car enfin, mon divin Sauveur, quelle est en cette ren­contre la conduite de votre Père céleste ? Il veut sau­ver les Mages qui vous sont venus ado­rer, et il les fait échap­per par une autre voie. Je ne l’in­vente pas, chré­tiens, je ne fais que suivre l’his­toire sainte. Il veut vous sau­ver vous-​mêmes, et il semble qu’il ait peine à l’exé­cu­ter. Un ange vient du ciel éveiller pour ain­si dire Joseph en sur­saut, et lui dire comme pres­sé par un péril impré­vu : « Fuyez vite, par­tez cette nuit avec la Mère et l’Enfant, et sauvez-​vous en Egypte[12]. » Fuyez : ô quelle parole ! Encore s’il avait dit : Retirez-​vous. Mais : Fuyez pen­dant la nuit : ô pré­cau­tion de fai­blesse ! Quoi donc ! le Dieu d’Israël ne se sauve qu’à la faveur des ténèbres ! Et qui le dit ? C’est un ange qui arrive sou­dai­ne­ment à Joseph comme un mes­sa­ger effrayé : « De sorte, dit un ancien, qu’il semble que tout le ciel soit alar­mé, et que la ter­reur s’y soit répan­due avant même de pas­ser à la terre[13] : » Ut videa­tur cœlum timor ante tenuisse quam ter­ram. Mais voyons la suite de cette aven­ture. Joseph se sauve en Egypte, et le même ange revient à lui : « Retournez, dit-​il, en Judée ; car ceux-​là sont morts qui cher­chaient l’âme de l’Enfant[14]. » Eh quoi ! s’ils étaient vivants, un Dieu ne serait pas en sûre­té ! O fai­blesse délais­sée et aban­don­née ! Voilà l’é­tat du divin Jésus ; et en cet état saint Joseph l’a­dore avec la même sou­mis­sion que s’il avait vu ses plus grands miracles. Il recon­naît le mys­tère de ce mira­cu­leux délais­se­ment ; il sait que la ver­tu de la foi, c’est de sou­te­nir l’es­pé­rance sans aucun sujet d’es­pé­rance : In spem contra spem[15]. Il s’a­ban­donne à Dieu en sim­pli­ci­té, et exé­cute sans s’en­qué­rir tout ce qu’il com­mande. En effet l’o­béis­sance est trop curieuse qui exa­mine les causes du com­man­de­ment : elle ne doit avoir des yeux que pour consi­dé­rer son devoir, et elle doit ché­rir son aveu­gle­ment, qui la fait mar­cher en sûre­té. Mais cette obéis­sance de saint Joseph venait de ce qu’il croyait en sim­pli­ci­té ; et que son esprit ne chan­ce­lant pas entre la rai­son et la foi, sui­vait avec une inten­tion droite les lumières qui venaient d’en haut. 0 foi vive, ô foi simple et droite, que le Sauveur a rai­son de dire qu’il ne te trou­ve­ra plus sur la terre[16] ! Car, mes Frères, com­ment croyons-​nous ? Qui nous don­ne­ra aujourd’­hui de péné­trer au fond de nous-​mêmes pour voir si ces actes de foi, que nous fai­sons quel­que­fois, sont véri­ta­ble­ment dans le cœur, ou si ce n’est pas la cou­tume qui les y amène du dehors ?

Que si nous ne pou­vons pas lire dans nos cœurs, inter­ro­geons nos œuvres et connais­sons notre peu de foi. Une marque de sa fai­blesse, c’est que nous n’o­sons entre­prendre de bâtir des­sus ; nous n’o­sons nous y confier, ni éta­blir sur ce fon­de­ment l’es­pé­rance de notre bon­heur. Démentez-​moi, si je ne dis pas la véri­té. Lorsque nous flot­tons incer­tains entre la vie chré­tienne et la vie du monde, n’est-​ce pas un doute secret qui nous dit dans le fond du cœur : Mais cette immor­ta­li­téque l’on nous pro­met, est-​ce une chose assu­rée ; et n’est-​ce pas trop hasar­der son repos, son bon­heur, que de quit­ter ce qu’on voit pour suivre ce qu’on ne voit pas ? Nous ne croyons donc pas en sim­pli­ci­té, nous ne sommes pas chré­tiens de bonne foi.

Mais je croi­rais, direz-​vous, si je voyais un ange comme saint Joseph. 0 hommes, désabusez-​vous : Jonas a dis­pu­té contre Dieu, quoi­qu’il fût ins­truit de ses volon­tés par une vision mani­feste ; et Job a été fidèle, quoi­qu’il n’eût point encore été confir­mé par des appa­ri­tions extra­or­di­naires. Ce ne sont pas les voies extra­or­di­naires qui font flé­chir notre cœur, mais la sainte sim­pli­ci­té et la pure­té d’in­ten­tion que pro­duit la cha­ri­té véri­table, qui attache aisé­ment notre esprit à Dieu, en le déta­chant des créa­tures. C’est, mes Sœurs, ce déta­che­ment qui fera notre seconde partie.

Deuxième point

Dieu, qui a éta­bli son Evangile sur des contra­rié­tés mys­té­rieuses, ne se donne qu’à ceux qui se contentent de lui et se détachent des autres biens. Il faut qu’Abraham quitte sa mai­son et tous les atta­che­ments de la terre avant que Dieu lui dise : Je suis ton Dieu. Il faut aban­don­ner tout ce qui se voit pour méri­ter ce qui ne se voit pas, et nul ne peut pos­sé­der ce grand tout, s’il n’est au monde comme n’ayant rien : Tamquam nihil habentes[17]. Si jamais il y eut un homme à qui Dieu se soit don­né de bon cœur, c’est sans doute le juste Joseph, qui le tient dans sa mai­son et entre ses mains, et à qui il est pré­sent à toutes les heures beau­coup plus dans le cœur que devant les yeux. Voilà un homme qui a trou­vé Dieu d’une façon bien par­ti­cu­lière : aus­si s’est-​il ren­du digne d’un si grand tré­sor par un déta­che­ment sans réserve, puis­qu’il est déta­ché de ses pas­sions, déta­ché de son inté­rêt et de son propre repos.

Deux sortes de pas­sions ont accou­tu­mé de nous émou­voir, je veux dire les pas­sions douces et les pas­sions vio­lentes. Desquelles des deux, mes Sœurs, est-​il plus dif­fi­cile de se rendre maître ? Il n’est pas aisé de le déci­der. J’ai appris du grand saint Thomas que celles-​là sont à craindre par la durée, celles-​ci par la promp­ti­tude et par l’im­pé­tuo­si­té de leur mou­ve­ment : celles-​là nous flattent, celles-​ci nous poussent par la force ; celles-​là nous gagnent, celles-​ci nous entraînent. Mais quoique par des voies dif­fé­rentes, les unes et les autres ren­versent le sens, les unes et les autres engagent le cœur. Ô pauvre cœur humain, de com­bien d’en­ne­mis es-​tu la proie ? de com­bien de tem­pêtes es-​tu le jouet ? de com­bien d’illu­sions es-​tu le théâtre ?

Mais appre­nons, chré­tiens, par l’exemple de saint Joseph à vaincre ces dou­ceurs qui nous charment, ces vio­lences qui nous emportent. Voyez comme il est déta­ché de ses pas­sions, puis­qu’il a pu sur­mon­ter sans effort par­mi les douces la plus flat­teuse, par­mi les vio­lentes la plus farouche, je veux. dire l’a­mour et la jalou­sie. Son Epouse est sa sœur. Il n’est tou­ché, si je le puis dire, que de la vir­gi­ni­té de Marie ; mais il l’aime pour la conser­ver en sa chaste Epouse, et ensuite pour l’im­pri­mer en soi-​même par une entière uni­té de cœur. La fidé­li­té de ce mariage consiste à se gar­der l’un à l’autre la par­faite inté­gri­té qu’ils se sont pro­mise. Voilà les pro­messes qui les assemblent, voi­là le trai­té qui les lie. Ce sont deux vir­gi­ni­tés qui s’u­nissent, pour se conser­ver l’une l’autre éter­nel­le­ment par une chaste cor­res­pon­dance de dési­rs pudiques ; et il me semble que je vois deux astres, qui n’entrent ensemble en conjonc­tion qu’à cause que leurs lumières s’al­lient. Tel est le nœud de ce mariage, d’au­tant plus ferme, dit saint Augustin[18], que les pro­messes qu’ils se sont don­nées doivent être plus invio­lables en cela même qu’elles sont plus saintes.

Mais la jalou­sie, chré­tiens, a pen­sé rompre le sacré lien de cette ami­tié conju­gale. Joseph, encore igno­rant des mys­tères dont sa chère Epouse était ren­due digne, ne sait que pen­ser de sa gros­sesse. Je laisse aux peintres et aux poètes de repré­sen­ter à vos yeux les hor­reurs de la jalou­sie, le venin de ce ser­pent et les cent yeux de ce monstre : il me suf­fit de vous dire que c’est une espèce de com­pli­ca­tion des pas­sions les plus furieuses. C’est là qu’un amour outra­gé pousse la dou­leur jus­qu’au déses­poir, et la haine jus­qu’à la furie ; et c’est peut-​être pour cette rai­son que le Saint-​Esprit nous a dit : Dura sicut infer­nus æmu­la­tio[19]; « La jalou­sie est dure comme l’en­fer, » parce qu’elle ramasse en effet les deux choses les plus cruelles que l’en­fer ait, la rage et le désespoir.

Mais ce monstre si furieux ne peut rien contre le juste Joseph. Car admi­rez sa modé­ra­tion envers sa sainte et divine Epouse. Il sent le mal tel qu’il ne peut la défendre ; et il ne veut pas la condam­ner tout à fait. Il prend un conseil tem­pé­ré. Réduit par l’au­to­ri­té de la loi à l’é­loi­gner de sa com­pa­gnie, il évite du moins de la dif­fa­mer, il demeure dans les bornes de la jus­tice ; et bien loin d’exi­ger le châ­ti­ment, il lui épargne même la honte. Voilà une réso­lu­tion bien modé­rée : mais encore ne presse-​t-​il pas, l’exé­cu­tion. Il veut attendre la nuit, cette sage conseillère dans nos ennuis, dans nos promp­ti­tudes, dans nos pré­ci­pi­ta­tions dan­ge­reuses. Et en effet cette nuit lui décou­vri­ra le mys­tère, un ange vien­dra éclair­cir ses doutes ; et j’ose dire que Dieu devait ce secours au juste Joseph. Car puisque la rai­son humaine sou­te­nue de la grâce s’é­tait éle­vée à son plus haut point, il fal­lait que le Ciel ache­vât le reste ; et celui-​là était digne de savoir la véri­té, qui sans l’a­voir recon­nue, n’a­vait pas lais­sé néan­moins de pra­ti­quer la jus­tice : Merito res­pon­sum sub­ve­nit mox divi­num, cui huma­no defi­ciente consi­lio jus­ti­tia non defe­cit[20].

Certainement saint Jean Chrysostome a rai­son d’ad­mi­rer ici la phi­lo­so­phie de Joseph[21] ». C’était, dit-​il, un grand phi­lo­sophe par­fai­te­ment déta­ché de ses pas­sions, puisque nous lui voyons sur­mon­ter la plus tyran­nique de toutes. Combien est maître de ses mou­ve­ments un homme qui en cet état est capable de prendre conseil, et un conseil modé­ré, et qui l’ayant pris si sage, peut encore en sus­pendre l’exé­cu­tion, et dor­mir par­mi ces pen­sées d’un som­meil tran­quille ? Si son âme n’eût été calme, croyez que les lumières d’en haut n’y seraient pas sitôt des­cen­dues. Il est donc indu­bi­table, mes Frères, qu’il était bien déta­ché de ses pas­sions, tant de celles qui charment par leur dou­ceur que de celles qui entraînent par leur violence.

Plusieurs juge­ront peut-​être qu’é­tant si déta­ché de ses pas­sions, c’est un dis­cours super­flu de vous dire qu’il l’est aus­si de ses inté­rêts. Mais je ne sais pas, chré­tiens, si cette consé­quence est bien assu­rée. Car cet atta­che­ment à notre inté­rêt est plu­tôt un vice qu’une pas­sion, parce que les pas­sions ont leur cours et consistent dans une. cer­taine ardeur que les emplois changent, que l’âme modère, que le temps emporte, qui se consume enfin elle-​même : au lieu que l’at­ta­che­ment à l’in­té­rêt s’en­ra­cine de plus en plus par le temps, parce que, dit saint Thomas[22], venant de fai­blesse, il se for­ti­fie tous les jours à mesure que tout le reste se débi­lite et s’é­puise. Mais quoi qu’il en soit, chré­tiens, il n’est rien de plus déga­gé de cet inté­rêt que l’âme du juste Joseph. Représentez-​vous un pauvre arti­san qui n’a point d’hé­ri­tage que ses mains, point de fonds que sa bou­tique, point de res­source que son tra­vail ; qui donne d’une main ce qu’il vient de rece­voir de l’autre, et se voit tous les jours au bout de son fonds ; obli­gé néan­moins à de grands voyages, qui lui ôtent toutes ses pra­tiques (car il faut par­ler de la sorte du père de Jésus-​Christ !), sans que l’ange qu’on lui envoie lui dise jamais un mot de sa sub­sis­tance. Il n’a pas eu honte de souf­frir ce que nous avons honte de dire : humiliez-​vous, ô gran­deurs humaines ! Il va néan­moins, sans s’in­quié­ter, tou­jours errant, tou­jours vaga­bond, seule­ment parce qu’il est avec Jésus-​Christ ; trop heu­reux de le pos­sé­der à ce prix. Il s’es­time encore trop riche, et il fait tous les jours de nou­veaux efforts pour vider son cœur, afin que Dieu y étende ses pos­ses­sions et y dilate son règne ; abon­dant, parce qu’il n’a rien ; pos­sé­dant tout, parce que tout lui manque ; heu­reux, tran­quille, assu­ré, parce qu’il ne ren­contre ni repos, ni demeure, ni consistance.

C’est ici le der­nier effet du déta­che­ment de Joseph, et celui que nous devons remar­quer avec une réflexion plus sérieuse. Car notre vice le plus com­mun et le plus oppo­sé au chris­tia­nisme, c’est une mal­heu­reuse incli­na­tion de nous éta­blir sur la terre ; au lieu que nous devons tou­jours avan­cer, et ne nous arrê­ter jamais nulle part. Saint Paul, dans la divine Epître aux Hébreux, nous enseigne que Dieu nous a bâti une cité : « Et c’est pour cela, dit-​il, qu’il ne rou­git pas de s’ap­pe­ler notre Dieu » ldeo non confun­di­tur Deus voca­ri Deus eorum : para­vit enim illis civi­ta­tem[23]. Et en effet, chré­tiens, comme le nom de Dieu est un nom de père, il aurait honte avec rai­son de s’ap­pe­ler notre Dieu, s’il ne pour­voyait à nos besoins. Il a donc son­gé, ce bon Père, à pour­voir soi­gneu­se­ment ses enfants : il leur a pré­pa­ré une cité qui a des fon­de­ments, dit saint Paul, fun­da­men­ta haben­tem civi­ta­tem[24], c’est-​à-​dire qui est solide et inébran­lable. S’il a honte de n’y pas pour­voir, quelle honte de ne l’ac­cep­ter pas ! Quelle injure faites-​vous à votre patrie, si vous vous trou­vez bien dans l’exil ! Quel mépris faites-​vous de Sion, si vous êtes à votre aise dans Babylone ! Allez et mar­chez tou­jours, et n’ayez jamais de demeure fixe. C’est ain­si qu’a vécu le juste Joseph. A‑t-​il jamais goû­té un moment de joie, depuis qu’il a eu Jésus-​Christ en garde ? Cet Enfant ne laisse pas les siens en repos : il les inquiète tou­jours dans ce qu’ils pos­sèdent, et tou­jours il leur sus­cite quelque nou­veau trouble.

Il nous veut apprendre, mes Sœurs, que c’est un conseil de la misé­ri­corde de mêler de l’a­mer­tume dans toutes nos joies. Car nous sommes des voya­geurs, expo­sés pen­dant le voyage à l’in­tem­pé­rie de l’air et à l’ir­ré­gu­la­ri­té des sai­sons. Parmi les fatigues d’un si long voyage, l’âme épui­sée par le tra­vail, cherche quelque lieu pour se délas­ser. L’un met son diver­tis­se­ment dans un emploi ; l’autre a sa conso­la­tion dans sa femme, dans son mari, dans sa famille ; l’autre son espé­rance en son fils. Ainsi cha­cun se par­tage, et cherche quelque appui sur la terre. L’Evangile ne blâme pas ces affec­tions : mais comme le cœur humain est pré­ci­pi­té dans ses mou­ve­ments, et qu’il lui est dif­fi­cile de modé­rer ses dési­rs, ce qui lui était don­né pour se relâ­cher, peu à peu il s’y repose et enfin il s’y attache. Ce n’é­tait qu’un bâton pour le sou­te­nir pen­dant le tra­vail du voyage, il s’en fait un lit pour s’y endor­mir ; et il demeure, il s’ar­rête, il ne se sou­vient plus de Sion. Universum stra­tum ejus ver­sas­ti in infir­mi­tate ejus[25]! Dieu lui ren­verse ce lit où il s’en­dor­mait par­mi les féli­ci­tés tem­po­relles, et par une plaie salu­taire il fait sen­tir à ce cœur com­bien ce repos était dan­ge­reux. Vivons donc en ce monde comme déta­chés. Si nous y sommes comme n’ayant rien, nous y serons en effet comme pos­ses­seurs de tout : si nous nous déta­chons des créa­tures, nous y gagne­rons le Créateur ; et il ne nous res­te­ra plus que de nous cacher avec Joseph, pour en jouir dans la retraite et la soli­tude : c’est notre der­nière partie.

Troisième point

La jus­tice chré­tienne est une affaire par­ti­cu­lière de Dieu avec l’homme, et de l’homme avec Dieu ; c’est un mys­tère entre eux deux, qu’on pro­fane quand on le divulgue, et qui ne peut être caché avec trop de reli­gion à ceux qui ne sont pas du secret. C’est pour­quoi le Fils de Dieu nous ordonne, lorsque nous avons des­sein de prier, et le même doit s’en­tendre de toutes les ver­tus chré­tiennes ; il nous ordonne, dis-​je, de nous reti­rer en par­ti­cu­lier, et de fer­mer la porte sur nous[26]. « Fermez, dit-​il, la porte sur vous, et célé­brez votre mys­tère avec Dieu tout seul, sans y admettre per­sonne que ceux qu’il lui plai­ra d’ap­pe­ler : « Solo pec­to­ris conten­tus arca­no ora­tio­nem tuam fac esse mys­te­rium[27]. Ainsi la vie chré­tienne doit être une vie cachée, et le chré­tien véri­table doit dési­rer ardem­ment de demeu­rer cou­vert sous l’aile de Dieu sans avoir d’autre spectateur.

Mais ici toute la nature réclame et ne peut souf­frir cette obs­cu­ri­té, dont voi­ci la rai­son, si je ne me trompe : c’est que la nature répugne à la mort ; et vivre caché et incon­nu, c’est être comme mort dans l’es­prit des hommes. Car comme la vie est dans l’ac­tion, celui qui cesse d’a­gir semble avoir aus­si ces­sé de vivre. Or, mes Sœurs, les hommes du monde accou­tu­més au tumulte et aux empres­se­ments, ne savent pas ce que c’est qu’une action pai­sible et inté­rieure ; et ils croient qu’ils n’a­gissent pas s’ils ne s’a­gitent, et qu’ils ne se remuent pas s’ils ne font du bruit ; de sorte qu’ils consi­dèrent la retraite et l’obs­cu­ri­té comme une extinc­tion de la vie : au contraire ils mettent tel­le­ment la vie dans cet éclat du monde et dans ce bruit tumul­tueux, qu’ils osent bien se per­sua­der qu’ils ne seront pas tout à fait morts, tant que leur nom fera du bruit sur la terre. C’est pour­quoi la répu­ta­tion leur paraît comme une seconde vie : ils comptent pour beau­coup de sur­vivre dans la mémoire des hommes ; et peu s’en faut qu’ils ne croient qu’ils sor­ti­ront en secret de leurs tom­beaux pour entendre ce qu’on dira d’eux ; tant ils sont per­sua­dés que vivre, c’est faire du bruit et remuer encore les choses humaines, parce qu’ils mettent la vie dans le bruit. Voilà l’é­ter­ni­té que pro­met le siècle : éter­ni­té par les titres, immor­ta­li­té par la renom­mée : Qualem potest præs­tare sæcu­lum de titu­lis æter­ni­ta­tem, de fama immor­ta­li­ta­tem[28]. Vaine et fra­gile immor­ta­li­té, mais dont ces anciens conqué­rants fai­saient tant d’é­tat. C’est cette fausse ima­gi­na­tion qui fait que l’obs­cu­ri­té semble une mort aux ama­teurs du monde et même, si je l’ose dire, quelque chose de plus dur que la mort, puisque selon leur opi­nion vivre caché et incon­nu, c’est s’en­se­ve­lir tout vivant et s’en­ter­rer pour ain­si dire au milieu du monde.

Notre Seigneur Jésus-​Christ étant venu pour mou­rir et s’im­mo­ler, il a vou­lu mou­rir et s’im­mo­ler pour nous en toutes manières : de sorte qu’il ne s’est point conten­té de mou­rir de la mort natu­relle, ni de la mort la plus cruelle et la plus vio­lente ; mais il a encore vou­lu y ajou­ter la mort civile et poli­tique. Et comme cette mort civile vient par deux moyens, ou par l’in­fa­mie, ou par l’ou­bli, il a vou­lu subir l’une et l’autre. Victime pour l’or­gueil humain, il a vou­lu se sacri­fier par tous les genres d’hu­mi­lia­tions ; et il a don­né à cette mort d’ou­bli les trente pre­mières années de sa vie. Pour mou­rir avec Jésus-​Christ, il nous faut mou­rir de cette mort, afin de pou­voir dire avec saint Paul : Mihi mun­dus cru­ci­fixus est, et ego mun­do[29]: « Le monde est cru­ci­fié pour moi, et je suis cru­ci­fié pour le monde. »

Le grand pape saint Grégoire donne à ce pas­sage de l’Apôtre une belle inter­pré­ta­tion : Le monde, dit-​il[30], est mort pour nous quand nous le quit­tons ; mais, ajoute-​t-​il, ce n’est pas assez : il faut pour arri­ver à la per­fec­tion, que nous soyons morts pour lui et qu’il nous quitte ; c’est-​à-​dire que nous devons nous mettre en tel état que nous ne plai­sions plus au monde, qu’il nous tienne pour morts, et qu’il ne nous compte plus pour être de ses par­ties et de ses intrigues, ni même de ses entre­tiens et de ses dis­cours. C’est la haute per­fec­tion du chris­tia­nisme, c’est là que l’on trouve la vie, parce que l’on apprend à jouir de Dieu, qui n’ha­bite pas dans le tour­billon ni dans le tumulte du siècle, mais dans la paix de la soli­tude et de la retraite.

Ainsi était mort le juste Joseph : ense­ve­li avec Jésus-​Christ et la divine Marie, il ne s’en­nuyait pas de cette mort, qui le fai­sait vivre avec le Sauveur. Au contraire il ne craint rien tant que le bruit et la vie du siècle viennent trou­bler, ou inter­rompre ce repos caché et inté­rieur. Mystère admi­rable : Joseph a dans sa mai­son de quoi atti­rer les yeux de toute la terre, et le monde ne le connaît pas : il pos­sède un Dieu-​Homme, et il n’en dit mot : il est témoin d’un si grand mys­tère, et il le goûte en secret sans le divul­guer. Les mages et les pas­teurs viennent ado­rer Jésus-​Christ, Siméon et Anne publient ses gran­deurs : nul autre ne pou­vait rendre meilleur témoi­gnage du mys­tère de Jésus-​Christ que celui qui en était le dépo­si­taire, qui savait le miracle de sa nais­sance, que l’ange avait si bien ins­truit de sa digni­té et du sujet de son envoi. Quel père ne par­le­rait pas d’un fils si aimable ? Et cepen­dant l’ar­deur de tant d’âmes saintes qui s’é­panchent devant lui avec tant de zèle pour célé­brer les louanges de Jésus-​Christ, n’est pas capable d’ou­vrir sa bouche pour leur décou­vrir le secret de Dieu qui lui a été confié. Erant mirantes, dit l’Evangéliste[31] : ils parais­saient éton­nés, il sem­blait qu’ils ne savaient rien : ils écou­taient par­ler tous les autres ; et ils gar­daient le silence avec tant de reli­gion, qu’on dit encore dans leur ville au bout de trente ans : « N’est-​ce pas le fils de Joseph[32]? » sans qu’on ait rien appris durant tant d’an­nées du mys­tère de sa concep­tion vir­gi­nale. C’est qu’ils savaient l’un et l’autre que, pour jouir de Dieu en véri­té, il fal­lait se faire une soli­tude, qu’il fal­lait rap­pe­ler en soi-​même tant de dési­rs qui errent et tant de pen­sées qui s’é­garent, qu’il fal­lait se reti­rer avec Dieu et se conten­ter de sa vue.

Mais, chré­tiens, où trouverons-​nous ces hommes spi­ri­tuels et inté­rieurs dans un siècle qui donne tout à l’é­clat ? Quand je consi­dère les hommes, leurs emplois, leurs occu­pa­tions, leurs empres­se­ments, je trouve tous les jours plus véri­table ce qu’a dit saint Jean Chrysostome[33], que si nous ren­trons en nous-​mêmes, nous trou­ve­rons que nos actions se font toutes par des vues humaines. Car pour ne point par­ler en ce lieu de ces âmes pros­ti­tuées qui ne tâchent que de plaire au monde, com­bien pourrons-​nous en trou­ver qui ne se détournent pas de la droite voie, s’ils ren­contrent en leur che­min les puis­sances ; qui ne se relâchent du moins, s’ils ne se ralen­tissent pas tout à fait ; qui ne tâchent de se ména­ger entre la jus­tice et la faveur, entre le devoir et la com­plai­sance ? Combien en trouverons-​nous à qui le pré­ju­gé des opi­nions, la tyran­nie de la cou­tume, la crainte de cho­quer le monde, nefassent pas cher­cher du moins des tem­pé­ra­ments pour accor­der Jésus-​Christ avec Bélial, et l’Evangile avec le siècle ? Que s’il y en a quelques-​uns en qui les égards humains n’é­touffent ni ne res­serrent les sen­ti­ments de la ver­tu, y en aura-​t-​il quel­qu’un qui ne se lasse pas d’at­tendre sa cou­ronne en l’autre vie, et qui ne veuille pas en tirer tou­jours quelque fruit par avance dans les louanges des hommes ? C’est la peste de la ver­tu chré­tienne. Et comme j’ai l’hon­neur de par­ler en pré­sence d’une grande reine, qui écoute tous les jours les justes applau­dis­se­ments de ses peuples, il me sera per­mis d’ap­puyer un peu sur cette morale.

La ver­tu est comme une plante qui peut mou­rir en deux sortes quand on l’ar­rache, ou quand on la des­sèche. Il vien­dra un ravage d’eaux qui la déra­ci­ne­ra et la por­te­ra par terre ; ou bien, sans y employer tant de vio­lence, il arri­ve­ra quelque intem­pé­rie qui la fera sécher sur son tronc : elle paraî­tra encore vivante, mais elle aura cepen­dant la mort dans le sein. Il en est de même de la ver­tu. Vous aimez l’é­qui­té et la jus­tice : quelque grand inté­rêt se pré­sente à vous, ou quelque pas­sion vio­lente qui pousse impé­tueu­se­ment dans votre cœur cet amour que vous avez pour la jus­tice : s’il se laisse empor­ter par cette tem­pête, ce sera un ravage d’eaux qui déra­ci­ne­ra la jus­tice. Vous sou­pi­rez quelque temps sur l’af­fai­blis­se­ment que vous éprou­vez ; mais enfin vous lais­sez arra­cher cet amour de votre cœur. Tout le monde est éton­né de voir que vous avez per­du la jus­tice, que vous culti­viez avec tant de soin.

Mais quand vous aurez résis­té à ces efforts vio­lents, ne pré­ten­dez pas pour cela de l’a­voir sau­vée, si vous ne la gar­dez d’un autre péril, j’en­tends celui des louanges. Le vice contraire la déra­cine, l’a­mour des louanges la des­sèche. Il semble qu’elle se tienne en état, elle paraît se bien sou­te­nir, et elle trompe en quelque sorte les yeux des hommes. Mais la racine est séchée, elle ne tire plus de nour­ri­ture, elle n’est plus bonne que pour le feu. C’est cette herbe des toits dont parle David, qui se sèche d’elle-​même avant qu’on l’ar­rache : Quod prius­quam evel­la­tur exa­ruit[34]. Qu’il serait à dési­rer, chré­tiens, qu’elle ne fût pas née dans un lieu si haut, et qu’elle durât plus long­temps dans quelque val­lée déserte ! Qu’il serait à dési­rer pour cette ver­tu qu’elle ne fût pas expo­sée dans une place si émi­nente, et qu’elle se nour­rît dans quelque coin par l’hu­mi­li­té chrétienne !

Que si c’est une néces­si­té qu’il faille mener une vie publique et entendre les louanges des hommes, voi­ci ce qu’il faut pen­ser. Quand ce que l’on dit n’est pas au-​dedans, crai­gnons un plus grand juge­ment. Si les louanges sont véri­tables, crai­gnons de perdre notre récom­pense. Pour évi­ter ce der­nier mal­heur, Madame, voi­ci un sage conseil que vous donne un grand Pape, c’est saint Grégoire le Grand[35]; il mérite que Votre Majesté lui donne audience. Ne cachez jamais la ver­tu comme une chose dont vous ayez honte : il faut qu’elle luise devant les hommes, afin qu’ils glo­ri­fient le Père céleste[36]. Elle doit luire prin­ci­pa­le­ment dans la per­sonne des sou­ve­rains, afin que les mœurs dépra­vées soient, non seule­ment répri­mées par l’au­to­ri­té de leurs lois, mais encore confon­dues par la lumière de leurs exemples. Mais pour déro­ber quelque chose aux hommes, je pro­pose à Votre Majesté un arti­fice inno­cent. Outre les ver­tus qui doivent l’exemple, « met­tez tou­jours quelque chose dans l’in­té­rieur que le monde ne connaisse pas » ; faites-​vous un tré­sor caché que vous réser­viez pour les yeux de Dieu ; ou, comme dit Tertullien : Mentire ali­quid ex his quæ intus sunt, ut soli Deo exhi­beas veri­ta­tem[37].

MADAME,

Ce sera de là que sor­ti­ra votre grande gloire. Joseph a méri­té les plus grands hon­neurs, parce qu’il n’a jamais été tou­ché de l’hon­neur : l’Eglise n’a rien de plus illustre, parce qu’elle n’a rien de plus caché. Je rends grâces au Roi d’a­voir vou­lu hono­rer sa sainte mémoire avec une nou­velle solen­ni­té. Fasse le Dieu tout-​puissant que tou­jours il révère ain­si la ver­tu cachée ; mais qu’il ne se contente pas de l’ho­no­rer dans le ciel, qu’il la ché­risse aus­si sur la terre ; qu’à l’exemple des rois pieux il aille quel­que­fois la for­cer dans sa retraite ; et qu’il puisse bien entendre cette véri­té, que la ver­tu qui s’empresse avec plus d’ar­deur à paraître au grand jour que fait sa pré­sence, n’est pas tou­jours le plus à l’é­preuve. Si Votre Majesté, Madame, lui ins­pire ces sages pen­sés, elle aura pour sa récom­pense la féli­ci­té éternelle.

Amen

Notes

[1] Psal. LXXII, 26.
[2]Isa., XXVI, 7
[3] Deut., V, 32 ; XVII, 11 ; Prov., IV, 27 ; Isa., XXX, 21.
[4] Sapient., X, 10.
[5] Matth., VI, 24.
[6] Luc., XI, 34.
[7]Matth., I, 20.
[8] Rom., IV, 11 et seq.
[9]Genes., XV, 6.
[10] Luc., II, 48.
[11] Joan., XIX, 11.
[12] 1 Matth., II, 13.
[13] S. Petr. Chrysol. Serm. CLI.
[14]Matth., II, 20.
[15] Rom., IV, 18. Luc., XVIII, 8.
[17] II Cor., VI, 10.
[18] nupt. et concup., lib. I, n. 12.
[19] Cant., VIII, 6.
[20]S. Petr. Chrysol., Serm. CLXXV.
[21]In Matth., hom. IV, n. 4.
[22] II-​II, quæst. CXVIII, art. 1, ad 3.
[23]Hebr., XI, 16.
[24]Ibid., 10.
[25] Psal. XLI, 4.
[26]Matth., VI, 6.
[27]S. Chrysost., in Matth., hom. XIX, n. 3.
[28]Tertull., Scorp., II. 6.
[29]Galat., VI, 14.
[30]Moral. in Job., lib. V, cap. III.
[31]Luc., II, 33.

[32] Joan., VI, 42.
[33]In Matth., hom. XIX, n. 1.
[34] Psal. CXXVIII, 6.
[35]Greg. Mag., Moral, lib. XXII, cap. VIII.
[36]Matth., V, 16.
[37]De Virg., veland., n. 16.