« Ils ont tremblé de frayeur là où il n’y avait rien à craindre »

Les temps ne sont plus à la fête. Depuis quelques années déjà, la peur a enva­hi nos socié­tés. L’espoir dis­pa­raît de notre hori­zon au pro­fit d’un monde d’incertitudes. Le catho­lique doit-​il s’associer à la ter­reur ambiante ?

Terreur ambiante

Terrorisme, réchauf­fe­ment cli­ma­tique, ten­sions sociales et raciales, cen­sure, affron­te­ments urbains, flux migra­toires et par-​dessus le mar­ché, le fameux virus : tels sont les nou­veaux ava­tars de la ter­reur contem­po­raine qui planent sur ce monde comme des oiseaux de mau­vaise augure. De novembre 2015 à 2017, la France a pas­sé deux années en « état d’urgence » à tra­vers six pro­ro­ga­tions en rai­son des atten­tats. En jan­vier 2019, la jeune Greta Thunberg lan­çait au som­met de Davos à pro­pos du réchauf­fe­ment cli­ma­tique : « Je veux que vous pani­quiez, je veux que vous res­sen­tiez la peur que je res­sens tous les jours », telle une pro­phé­tesse d’une apo­ca­lypse sans révé­la­tion divine. Plus récem­ment le jour­nal Libération, dans son édi­tion du 4 octobre 2020, publiait un article sur le dan­ger des « ras­su­ristes » qui avaient le tort de bri­ser le consen­sus de la peur. « Ils me font très peur » glis­sait un méde­cin à leur sujet. Il fal­lait craindre ceux qui rassuraient.

Les posi­tions s’inversent quand on vient à par­ler d’un vac­cin. Le camp de la peur devient alors celui du « ras­su­risme » et inver­se­ment, de telle sorte que l’on ne peut dési­gner de manière uni­voque un camp de la peur. Une peur est cor­ré­la­tive à une autre : celui qui ne craint pas le virus pour­ra craindre les mesures gou­ver­ne­men­tales, l’anathème jour­na­lis­tique, les reproches de ses pairs, les dis­cus­sions hou­leuses, les dénon­cia­tions du voi­si­nage, l’amende, voire même la perte d’un travail.

Ce qui varie, c’est ce dont nous avons peur : l’objet de nos craintes est révé­la­teur de ce que nous sommes.

Faut-​il bannir la crainte ?

L’Ancien Testament n’a pas le mono­pole de la crainte. Notre-​Seigneur Jésus-​Christ lui-​même a connu la crainte au Jardin des Oliviers : Il com­men­ça à être sai­si de frayeur et d’angoisse (Mc 14, 33). Plus tard, les Actes des Apôtres nous apprennent la fraude de Saphire et Ananie que saint Pierre leur repro­cha dure­ment. Alors : Ananie, ayant enten­du ces paroles, tom­ba et expi­ra. Et une grande crainte sai­sit tous ceux qui l’apprirent (Ac, 5, 5). Saint Paul dit encore qu’il faut opé­rer notre salut avec crainte et trem­ble­ment (Phil, 2, 12).

La crainte est utile. Il est bon que l’enfant craigne le feu. Cela le garde du dan­ger. Quand il ne le craint pas, c’est la mère qui craint pour son enfant. Saint Thomas d’Aquin note que les pas­sions – et donc la crainte – ne sont mau­vaises que « lorsqu’elles échappent au gou­ver­ne­ment de la rai­son »1. La crainte est mau­vaise quand elle n’est pas réglée par la rai­son : soit par excès, soit par défaut.

Par excès, il y a des craintes infon­dées comme la lépi­do­pho­bie : il s’a­git de la peur des papillons… Il y a aus­si des craintes fon­dées mais exces­sives : il faut certes avoir peur de l’incendie, mais ne pas pani­quer pour autant. La panique pré­ci­pite les déci­sions mau­vaises, sou­vent pires que le mal redou­té. La rai­son, au contraire, prend son temps.

Par défaut, il est éga­le­ment pos­sible de man­quer de crainte : « ne crains-​tu pas Dieu ? » (Lc, 23, 40) deman­dait à rai­son le bon lar­ron à son com­parse qui s’en pre­nait à Notre-​Seigneur sur la Croix. Bien des hommes marchent dans l’insouciance de leur perte éternelle.

Le psal­miste dénonce tant l’excès que le défaut chez l’insensé qui ne croit pas en Dieu : « La crainte de Dieu n’est pas devant leurs yeux. […] Ils n’ont pas invo­qué le Seigneur ; ils ont trem­blé de frayeur là où il n’y avait rien à craindre. » (Ps 14, 3 et 5)

La crainte de Dieu, occupe une place impor­tante dans l’Écriture. Elle est le « com­men­ce­ment de la Sagesse » (Ps 110, 10). Le psal­miste nous dit qu’elle est « sainte » et « demeure dans les siècles des siècles » (Ps 18, 10) donc même dans l’éternité bien­heu­reuse. Elle est même un don du Saint-​Esprit (Is, 11, 3).

Genèse de la crainte

Loin de l’o­pi­nion moderne qui oppose amour et crainte, saint Thomas d’Aquin place l’amour à l’origine de toute pas­sion et donc de la crainte2. En effet, on craint qu’un mal atteigne un être aimé. Celui qui n’aime pas ne craint pas. Moins on est atta­ché à l’argent, moins on craint sa perte inopi­née. C’est ain­si que saint Augustin affirme que les « pas­sions sont bonnes ou mau­vaises, selon que l’amour est bon ou mau­vais.« 3

Un peu plus loin, saint Augustin énonce la for­mule bien connue : « Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité ter­restre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste. »4 S’il y a deux amours, alors il y a aus­si deux craintes : l’une mon­daine et l’autre divine. L’une entre monde et notre corps, l’autre entre Dieu et notre âme.

Or à l’o­ri­gine de l’a­mour il y a la connais­sance. Saint Thomas d’Aquin remarque que rien n’est aimé qui ne soit d’abord connu5. Il faut connaître le bien pour l’aimer, et il faut connaître le mal pour le craindre. Il faut du moins sup­po­ser connaître car l’erreur nour­rit aus­si l’amour et la crainte.

Il y a donc aus­si des craintes dif­fé­rentes selon ce qui nour­rit notre intel­li­gence : les médias ou le ser­mon. La crainte de Dieu dis­pa­raît dès lors de l’on cesse d’entendre prê­cher les véri­tés divines ou de faire des lec­tures pieuses. Il est sans doute utile de s’in­for­mer avec mesure dans les médias, mais il est juste de don­ner la meilleure part à la pré­di­ca­tion qui nous ins­pire une crainte pour notre éter­ni­té et non pour ce qui passe.

Ainsi la crainte s’éteint quand l’écran s’éteint. Il est par­fois néces­saire d’éteindre pour ne pas tom­ber dans la spi­rale de la peur : l’information fomente la crainte et la crainte fait recher­cher l’information. D’autant plus que celui qui craint « croit les choses plus ter­ribles qu’elles ne sont »6. Les films d’épouvante nous prouvent qu’il existe un désir mor­bide de se faire peur. et ce désir ne touche pas seule­ment les fic­tions. On sait qu’il faut par­fois taire le dan­ger pour ne pas cau­ser de panique.

Crainte et Providence

Saint Thomas note qu’on ne craint que ce qui échappe à notre pou­voir7. Le crain­tif cher­che­ra donc soit à reprendre le contrôle sur le mal, soit à s’en remettre à quelqu’un qui en a le contrôle.

Il est natu­rel que l’homme cherche à maî­tri­ser ce qui est en son pou­voir. Dieu lui a confé­ré une puis­sance sur le monde qu’il déve­loppe par la tech­nique, notam­ment par la méde­cine. Mais quoi qu’il arrive, il res­te­ra tou­jours une part des choses qui échappe à son savoir ou à son pou­voir : « qui d’entre-vous peut rajou­ter une cou­dée à sa taille ? » (Mt, 6, 27)

Dès lors, il faut recon­naître ses limites et s’en remettre au Père éter­nel qui peut tout. Dans la crainte, l’enfant se ras­sure auprès de son père et le chré­tien s’en remet à Dieu :

Ne vous inquié­tez pas8 pour votre vie […] regar­dez les oiseaux du ciel […] votre Père céleste les nour­rit. Ne valez-​vous pas davantage ?

Mt, 6, 25–26

Cette idée d’abandon à Dieu est deve­nue insup­por­table à l’homme moderne qui veut croire qu’il peut tout connaître et tout maî­tri­ser. Nous nous sommes habi­tués à un monde asep­ti­sé où rien ne dépasse le cadre fixé ; tout est lis­sé à grand ren­fort de tech­no­lo­gies de pointe, d’assurances en tout genre et d’une admi­nis­tra­tion puis­sante sinon enva­his­sante. Armé du prin­cipe de pré­cau­tion, on cherche à ce que rien n’échappe au contrôle de l’homme dans l’État-providence pater­na­liste sin­geant Dieu le Père.

Dans cette pers­pec­tive, il n’est plus contra­dic­toire de pous­ser les uns vers la sor­tie en pro­mou­vant l’eu­tha­na­sie et d’in­ter­dire aux autres de mou­rir, fût-​ce en les pri­vant de toute liber­té. Ce ne sont que deux aspects d’une volon­té de contrô­ler ce qui appar­tient au seul pou­voir sou­ve­rain de Dieu : la vie et la mort.

Mais quand il appa­rait avec évi­dence que l’homme est plus habile à res­treindre la vie qu’a empê­cher la mort ; quand il se montre impuis­sant à jugu­ler un virus mille fois plus petit qu’un che­veux n’est épais, il ne reste qu’a retom­ber plus vio­le­ment dans la peur.

Crainte de Dieu, crainte des hommes

Ne crai­gnez pas ceux qui tuent le corps, et qui ne peuvent tuer l’âme ; mais crai­gnez plu­tôt celui qui peut perdre et l’âme et le corps dans la géhenne.

Mt, 10, 28

La même phrase de Notre-​Seigneur contient les deux injonc­tions contraires. Il n’y a pas que le fameux « n’ayez pas peur »9, mais il y a aus­si « ayez peur » : c’est un com­man­de­ment de Dieu. Notre-​Seigneur nous ras­sure contre la tha­na­to­pho­bie : la peur de perdre notre vie cor­po­relle. Il nous com­mande de craindre pour notre âme.

Le monde d’aujourd’hui ne craint pas de pro­mou­voir et déve­lop­per le meurtre de l’enfant à naître tan­dis qu’il craint pour les dau­phins, les ours blancs, et consorts. La crainte de dévoi­ler son corps, qui se nomme pudeur, dis­pa­raît de ce monde tan­dis que l’on s’of­fusque de tout pro­pos sor­tant des normes fixées sur les réseaux sociaux.

Au contraire, le catho­lique doit moins s’effrayer du réchauf­fe­ment cli­ma­tique que du refroi­dis­se­ment des âmes. La déchris­tia­ni­sa­tion doit l’inquiéter plus que les ten­sions sociales ou raciales. Il doit craindre l’assèchement des voca­tions sacer­do­tales et reli­gieuses, et non la tyran­nie de l’opinion domi­nante et du mode de vie ambiant. Le catho­lique ne doit pas craindre d’affirmer sa foi par sa bouche et dans ses actes, de peur que Dieu ne lui reproche sa fai­blesse : « si quelqu’un rou­git de Moi et de mes paroles au milieu de cette géné­ra­tion adul­tère et péche­resse, le Fils de l’homme rou­gi­ra aus­si de Lui » (Mc, 8, 38). Il doit sur­tout redou­ter la lèpre du péché bien au-​delà des mala­dies corporelles.

Notre temps est loin de l’audace d’un saint Paul affron­tant les périls par amour des âmes : « périls sur les fleuves, périls des voleurs, périls de la part de ma nation, périls des païens, périls dans les villes, périls dans le désert, périls sur mer, périls par­mi les faux frères ; dans le tra­vail et la fatigue, dans des veilles nom­breuses, dans la faim et la soif, dans des jeûnes nom­breux, dans le froid et la nudi­té. » (2 Co 11, 26)

En 1905, année de com­bat, le père Janvier o.p. prê­chait à Notre-​Dame de Paris des mots qui semblent dit pour notre temps :

[…] La peur des hommes agit sur notre conduite, nous impo­sant des atti­tudes que notre conscience réprouve, l’o­mis­sion d’actes que nos convic­tions nous commandent.

[…] Pénétrez dans les groupes de notre socié­té, vous ver­rez des hommes faits aban­don­ner leurs devoirs, renier leur édu­ca­tion, leurs tra­di­tions, leurs maîtres, demeu­rer esclaves d’une poi­gnée de misé­rables dont ils ont peur. Que n’obtient pas dans notre géné­ra­tion la secte odieuse des francs-maçons ?

[…] ceux-​là redoutent la cri­tique d’une mau­vaise feuille, la désap­pro­ba­tion de leurs élec­teurs, que sais-​je ? la per­son­na­li­té, la liber­té s’abandonnent elles-​mêmes sous l’empire de ce sen­ti­ment que l’on décore du nom de pru­dence, qui mène à la tra­hi­son, qui s’appelle dans la psy­cho­lo­gie, la peur, et dans la morale, la lâcheté.

R.P. Janvier, o. p., Exposition de la Morale Catholique III – Les Passions, édi­tion Lethielleux.

Ne cher­chons donc pas à ban­nir toute crainte, mais cher­chons la vraie crainte de Dieu. Ce qui est à redou­ter le plus, c’est que Dieu dise de nous : « la crainte de Dieu n’est pas devant leurs yeux. […] ils ont trem­blé de frayeur là où il n’y avait rien à craindre. » (Ps 14).

  1. S. T. Ia IIæ, q. 24, a. 2 []
  2. S. T. Ia IIæ, q. 25, a. 1 et 2. []
  3. La cité de Dieu, l. XIV, ch. 7. []
  4. La cité de Dieu, l. XIV, ch. 28. []
  5. Non pos­test ama­ri nisi cogni­tum. Ia IIæ, q. 27, a. 2. Saint Thomas reprend saint Augustin qui est cité dans le même article : nul­lus potest amare ali­quid inco­gni­tum. []
  6. S. T. Ia IIæ, q. 44, a. 2. cor­pus. []
  7. S. T. Ia IIæ, q. 42, a. 3 : à pro­pre­ment par­ler, on ne peut pas craindre le péché car il est en notre pou­voir, mais on doit crainte la ten­ta­tion. []
  8. L’exhortation à se défaire de l’in­quié­tude revient trois fois dans ce très beau pas­sage du ser­mon sur la mon­tagne. []
  9. « N’ayez pas peur » revient cepen­dant sou­vent dans la bouche du Verbe fait chair : près de douze fois. Notre Seigneur donne à plu­sieurs reprises la rai­son qu’il y a de ne pas craindre : « c’est moi », dit-​il. []