Cette note non signée et non datée, émanant de l’épiscopat français, a été apportée à Rome au début de l’année 1988 par deux prélats français, à la suite de la remise au pape du rapport du cardinal Gagnon qui avait effectué avec Mgr Perl une visite canonique de tous les lieux de culte de la Fraternité Saint-Pie X, laquelle était en pourparlers pour préparer ce qui est devenu le protocole d’accords du 5 mai 1988. Ce rapport fut dénoncé par Mgr Lefebvre le lendemain. Il avait au préalable eu connaissance de ces lignes
I. Point de vue théologique
Deux communautés adhérant naguère aux idées « lefebvristes » reçoivent maintenant la doctrine du Concile Vatican II. La première, la communauté bénédictine Saint-Joseph de Flavigny (diocèse de Dijon) a réintégré la communion de l’Église en 1985. La seconde, la communauté Saint-Thomas‑d’Aquin (diocèse de Laval) dont le supérieur est le frère Louis-Marie de Blignières – a récemment affirmé publiquement son adhésion à la doctrine du second Concile du Vatican ; à l’exception d’un seul de ses membres, ils ont décidé de réintégrer la communion de l’Église. Leur crédit intellectuel est grand dans les cercles proches de la Fraternité Saint-Pie X. Ils ont voulu prendre position avant même l’achèvement des travaux historiques pour aider Mgr Lefebvre et les dirigeants de la Fraternité Saint-Pie X à ne pas biaiser avec la vérité catholique lorsque fut annoncée la mission du cardinal Gagnon.
Cependant des bruits – que nous savons sans fondement – propagent l’idée que des concessions doctrinales seraient faites à Mgr Lefebvre. Ces rumeurs deviennent plus nombreuses et importantes en raison des prises de position publiques de Mgr Lefebvre. Le 30 janvier prochain, il signera à Paris son livre « Ils l’ont découronné ». Le 11 janvier dernier, il affirmait publiquement à Gand, en Belgique, qu’il ne lui était plus demandé d’adhérer au Concile Vatican II.
La moindre concession doctrinale déjugerait complètement les membres de ces deux communautés dont l’effort intellectuel et spirituel a permis la compréhension du Concile Vatican II dans son intégralité et l’adhésion à la communion catholique. De plus, cette concession doctrinale – fût-elle purement verbale – ajouterait à la confusion de pensée en France au sujet de l’autorité magistérielle de l’Église et conforterait l’idée que tout se négocie en matière doctrinale si le rapport de force est favorable.
II. Point de vue canonique
A. Une remarque préalable s’impose
Le ministère pastoral ordinaire auprès des fidèles de l’Église catholique est confié à la vigilance pastorale des évêques. Quelle que soit la solution envisagée pour la Fraternité Saint-Pie X, les mariages, les sacrements de pénitence et de confirmation ne pourront être administrés auprès des fidèles catholiques qu’avec l’accord de l’évêque résidentiel (cf. I.C 886, 887, 966, 969, 1108, 1109).
Les sacrements de pénitence et de mariage actuellement célébrés par les prêtres ordonnés par Mgr Lefebvre sont invalides. Cela pose un problème assez grave partout en France où se trouve un prêtre de la Fraternité Saint-Pie X. Ce problème est particulièrement aigu pour la paroisse de Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris où les fidèles viennent régulièrement demander le sacrement de mariage. La reconnaissance canonique de la Fraternité Saint-Pie X posera le problème des mariages jusque là célébrés en cette paroisse par un prêtre de cette Fraternité.
Mgr Lefebvre va jusqu’à reconfirmer des enfants déjà confirmés par leur Évêque en alléguant l’invalidité au sacrement déjà reçu. La reconnaissance canonique de la Fraternité Saint-Pie X doit impérativement s’accompagner de la reconnaissance par Mgr Lefebvre de la légitimité apostolique de tous les évêques français et du respect absolu de leur juridiction propre. Ceux-ci, dans l’obéissance à l’Église, respecteront la juridiction donnée à Mgr Lefebvre et aux prêtres de la Fraternité Saint-Pie X.
B. Il a été question d’une prélature personnelle
* La question du rite :
Une prélature personnelle peut-elle d’abord et principalement « reposer » sur le rite de Saint Pie V tel qu’il est revendiqué par Mgr Lefebvre et les membres de la Fraternité Saint-Pie X ?
Ce rite ne repose pas sur une réalité culturelle comme les rites orientaux par exemple. Les mentalités et les activités des communautés lefebvristes sont cependant profondément marquées par un comportement social particulier. Loin de constituer une culture proprement dite, qui apporterait des valeurs positives à la société, cette manière d’appréhender la réalité sociale se situe en « contre-société ».
L’attachement actuel au rite de Saint Pie V ne signifie pas non plus une manière positive de vivre sa foi ; il est la manifestation du refus d’une expression de la foi proposée à toute l’Église par le Concile Vatican II. Le rite de Saint Pie V est ainsi considéré par les « lefebvristes » comme un « contre-rite ». Le nombre restreint de fidèles assistant à la messe de Saint Pie V, concédée selon l’Indult de Jean-Paul II en 1984, en est la preuve : seul un petit nombre de catholiques vivent de façon positive le culte eucharistique selon le rite de Saint Pie V.
* La mission de la prélature
La prélature personnelle regroupe des clercs par la voie de l’incardination, en vue de la poursuite d’objectifs apostoliques déterminés. Ces objectifs devront être soigneusement précisés afin de permettre la collaboration des clercs de la prélature à l’action pastorale des Évêques. La prélature personnelle ne peut en effet assurer par elle-même un ministère pastoral complet comme le fait une paroisse.
Des laïcs peuvent être associés individuellement par voie contractuelle et collectivement par la constitution d’associations dépendant de la prélature. Les associations s’appuieront sur la position théologique de Mgr Lefebvre et de la Fraternité Saint-Pie X concernant le lien entre l’Église et l’État. Leur coloration sociale et leur action politique seront évidentes. Elles se feront alors sous l’aval de l’Église auprès des pouvoirs politiques et de la majorité de la population. De ce point de vue une « Église » ainsi politiquement asservie à des groupes d’extrême-droite légitimera de nouveau son opposé : l’adhésion organique de prêtres et de mouvements apostoliques à la gauche militante ou au parti communiste. Cette éventualité n’est pas une chimère… Il nous a fallu les quatre décennies d’après-guerre pour dégager l’Église de France des conflits politico-religieux.
L’implantation des maisons de la prélature devra avoir l’aval de l’Ordinaire du lieu, comme pour les maisons des Instituts de vie consacrée (cf. I.C. 609 § 1). Le « ius possidentis » peut jouer mais à la condition de ne pas scandaliser les fidèles.
En tout état de cause, accorder les paroisses de Port-Marly et de Saint-Nicolas du Chardonnet à la Fraternité Saint-Pie X créerait un grand scandale. Il faut en effet rappeler la douloureuse fidélité des paroissiens de Saint-Nicolas du Chardonnet qui, depuis plus de dix ans, ne pouvant entrer dans leur église, se rassemblent sous un préau. L’injustice commise par les membres de la Fraternité Saint-Pie X envers les paroissiens de Port-Marly et de Saint-Nicolas du Chardonnet devra être réparée.
C. Les autres solutions envisageables (Société de vie apostolique, Institut de vie consacrée, Association cléricale de droit public) n’habilitent pas la Fraternité Saint-Pie X à assurer par elle-même tous les services ecclésiaux envers les fidèles catholiques.
Il faudra l’accord de l’Évêque diocésain. Celui-ci ne pourra être donné que s’il y a une communion de foi et la reconnaissance explicite du Concile Vatican II.
Le risque de voir s’établit une Église parallèle, « équiparée » à une Église particulière, semble être le plus grand danger. La juridiction des Évêques résidentiels ne pourrait s’exercer. Leur autorité doctrinale se verrait largement entamée.
III. Point de vue de la loi française
Ce point et le plus important eu égard à la particularité de l’Église en France.
La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation de l’Église et de l’État, complétée par la loi du 2 janvier 1907 « concernant l’exercice public des cultes établissent ce qu’on appelle la « Loi de Séparation » selon laquelle « les édifices affectés à l’exercice du culte… continueront, à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de la religion. » Ces deux textes ont donné lieu à une jurisprudence et une interprétation doctrinale constantes dont les principes sont clairement établis et formulés. Il faut noter entre autre :
- L’arrêt de la Cour de cassation du 5 février 1912. Celui-ci stipule qu’en cas de conflit entre deux prêtres pour l’occupation d’une église catholique « l’attribution de celle-ci doit être exclusivement réservée à celui qui se soumet aux règles d’organisation générale du culte dont il se propose d’assurer l’exercice, notamment à celles de la hiérarchie ecclésiastique, et qui demeure en communion avec son évêque.
- L’arrêt du conseil d’État du 14 février 1913. Celui-ci précise qu’une association se trouvant dans l’impossibilité de s’assurer le concours d’un ministre du culte régulièrement désigné et en communion avec la hiérarchie ne peut être affectataire d’un édifice du culte jusqu’alors destiné à l’exercice régulier du culte catholique.
- L’affectation n’appartient pas aux fidèles et ministres du culte, affectataires de l’édifice. Celle-ci est voulue par la loi. Les autorités administratives sont garants de cette affectation.
Nous soulignons les trois propositions qui se dégagent de cette loi et sa jurisprudence :
- Les églises, chapelles ou tout autre lieu de culte, sont propriétés de l’État (cathédrale) ou des communes et font l’objet d’une affectation à l’exercice du culte catholique qui est exclusive et perpétuelle.
- Cette affectation va nécessairement aux ministres du culte et aux fidèles établis par la hiérarchie ecclésiastique et « en communion » avec celle-ci ;
- Le respect de l’affectation cultuelle s’impose aux autorités civiles et aux ministres du culte dans l’utilisation qu’ils font de l’église.
Les conséquences de cette législation sont extrêmement importantes : seul l’évêque diocésain, nommé par le Saint Père, peut nommer le curé ou le responsable ecclésiastique d’un édifice affecté au culte et construit avant 1905. Ce prêtre doit être « en communion » avec la hiérarchie de l’Église catholique.
Seul ce prêtre est légitime affectataire au regard de la loi française. Celle-ci a en conséquence jugé que les membres de la Fraternité Saint-Pie X occupant par la force les églises de Port-Marly (diocèse de Versailles) et de Saint-Nicolas du Chardonnet (diocèse de Paris) sont en situation illégale ; elle a demandé leur expulsion.
La reconnaissance canonique par l’Église catholique de la Fraternité Saint-Pie X et la levée de la « suspens a divinis » des prêtres desservant illégitimement des églises occupées par la force ne suffisent pas à rendre ces prêtres affectataires légaux de leur église. Ils doivent de plus être nommés par l’évêque diocésain.
Un maire d’une commune (ou un préfet pour les cathédrales) ne peut confier une église catholique à un prêtre de la Fraternité Saint-Pie X même si celle-ci est reconnue par l’Église catholique. En effet ce prêtre ne serait toujours pas nommé par l’évêque diocésain. De même un maire – pas plus qu’un évêque – ne peut confier une église à une association qui n’assurerait pas le concours d’un ministre du culte nommé par l’évêque et en communion avec la hiérarchie.
Cela est valable quel que soit l’état de l’église. L’affectation est perpétuelle. La désaffection de droit résulte d’une décision de la Puissance publique (décret du Conseil d’État) qui ne peut la prononcer que dans des conditions précises comprenant comme élément essentiel un acte de l’évêque légitime. Une église désaffectée de fait (incendie, abandon, etc.) reste de droit affectée au culte catholique ; son affectataire doit correspondre aux qualités requises décrites plus haut.
Par ailleurs, la Loi de Séparation interdit que tout édifice public soit affecté à quelque culte que ce soit (et par conséquent au culte catholique) hormis ceux déjà affectés au culte avant le 2 février 1907 (art. 5 de la loi). Ainsi donc aucun bâtiment municipal ou appartenant à l’État ne peut désormais être affecté à quelque culte que ce soit. Aucun pouvoir public ne peut, sans violer la Loi e Séparation, attribuer un édifice public à des membres de la Fraternité Saint-Pie X pour l’exercice du culte, même si celle-ci était reconnue par l’Église. Seul l’évêque diocésain peut confier un édifice affecté au culte catholique à une congrégation religieuse ou aux membres d’une prélature en communion avec Rome. L’absence de consentement de l’évêque diocésain suffirait à rendre invalide aux yeux de la loi civile l’occupation abusive d’un tel édifice même légitimée a posteriori.
Cette constante application de la Loi de Séparation garantit la stabilité de la présence catholique en France. Toute infraction à la loi française remettrait en cause cet équilibre et serait la porte ouverte à tous les abus : utilisation d’églises à d’autre fins que le culte catholique, fins profanes pouvant même être contraires à celui-ci.
Les arguments juridiques des partisans de Mgr Lefebvre remettent en cause « l’affectation perpétuelle et irrévocable » au culte catholique du patrimoine chrétien de la France. Ces arguments apportent un concours inespéré aux courants les plus laïcs et parfois antireligieux qui tentent de s’approprier ce patrimoine sous couvert de fins culturelles. Ces arguments s’appuient sur une nouvelle interprétation de la Loi de Séparation. Il serait dramatique pour l’Église catholique en notre pays que la hiérarchie semble si peu que ce soit s’y rallier.