Entretien du cardinal Castrillon Hoyos à 30 Giorni du 1er août 2007

Éminence, quel est le sens de ce motu pro­prio qui libé­ra­lise l’usage du Missel dit de saint Pie V ?

Quand ont eu lieu, après le Concile Vatican II, les chan­ge­ments dans la litur­gie, des groupes impor­tants de fidèles et aus­si d’ecclésiastiques se sont sen­tis mal à l’aise parce qu’ils étaient for­te­ment liés à la litur­gie en vigueur depuis des siècles. Je pense aux prêtres qui avaient célé­bré pen­dant cin­quante ans cette messe sui­vant le rite de saint Pie V et qui, à l’improviste, se sont trou­vés dans l’obligation d’en célé­brer une autre, je pense aux fidèles habi­tués depuis des géné­ra­tions à l’ancien rite, je pense aus­si aux petits, comme les enfants de chœur, qui se sont trou­vés tout d’un coup dépay­sés car ils devaient ser­vir la messe selon le Novus ordo. Il y a donc eu un malaise à dif­fé­rents niveaux. Pour cer­tains, celui-​ci était même de nature théo­lo­gique, car ils esti­maient que l’ancien rite expri­mait mieux que celui qui avait été intro­duit le sens du sacri­fice. D’autres, pour des rai­sons cultu­relles aus­si, avaient la nos­tal­gie du chant gré­go­rien et des grandes poly­pho­nies qui étaient une richesse de l’Église latine. Et ce qui aggra­vait le tout, c’est que ceux qui éprou­vaient ce malaise attri­buaient ces chan­ge­ments au Concile, alors qu’en réa­li­té le Concile en soi n’avait ni deman­dé ni pré­vu les détails de ces chan­ge­ments. La messe que célé­braient les pères conci­liaires était la messe de saint Pie V. Le Concile n’avait pas deman­dé la créa­tion d’un nou­veau rite, mais un usage plus large de la langue ver­na­cu­laire et une plus grande par­ti­ci­pa­tion des fidèles. 

D’accord, c’était le cli­mat qu’on res­pi­rait il y a qua­rante ans. Mais aujourd’hui, la géné­ra­tion qui avait mani­fes­té ce malaise n’existe plus. Et il y a plus : le cler­gé et le peuple se sont habi­tués au Novus ordo, et dans leur immense majo­ri­té, ils s’en trouvent très bien.

C’est exac­te­ment cela : dans leur immense majo­ri­té, même si un grand nombre ignore ce qui a été lais­sé de côté avec l’abandon de l’ancien rite. Mais tout le monde ne s’est pas habi­tué au nou­veau rite. Curieusement, il semble même que fleu­risse, dans les nou­velles géné­ra­tions, par­mi les laïcs comme par­mi les clercs, un inté­rêt et une estime envers l’ancien rite. Et il s’agit de prêtres et de simples fidèles qui n’ont par­fois rien à voir avec les dis­ciples de Mgr Lefebvre. Il y a là des faits, des faits de l’Église, aux­quels les pas­teurs ne peuvent faire la sourde oreille. C’est pour cela que Benoît XVI, qui est un grand théo­lo­gien à la pro­fonde sen­si­bi­li­té litur­gique, a déci­dé de pro­mul­guer le motu proprio.

Mais n’y avait-​il pas déjà un indult ?

Si, il y avait déjà un indult, mais Jean Paul II avait déjà com­pris que l’indult n’avait pas été suf­fi­sant, ne serait-​ce que parce que cer­tains prêtres et cer­tains évêques rechi­gnaient à l’appliquer, mais sur­tout parce que les fidèles qui dési­rent célé­brer avec l’ancien rite ne doivent pas être consi­dé­rés comme des fidèles de deuxième caté­go­rie. Il s’agit de fidèles aux­quels doit être recon­nu le droit d’assister à une messe qui a nour­ri le peuple chré­tien pen­dant des siècles, qui a nour­ri la sen­si­bi­li­té de saints tels que saint Philippe Neri, don Bosco, sainte Thérèse de Lisieux, le bien­heu­reux Jean XXIII et le ser­vi­teur de Dieu, Jean Paul II lui-​même. Ce der­nier, comme je viens de le dire, avait com­pris le pro­blème de l’indult et il avait donc déjà l’intention d’étendre l’usage du Missel de 1962. Je dois dire que dans les ren­contres avec les car­di­naux et avec les chefs de dicas­tères au cours des­quelles on avait par­lé de ces mesures, les résis­tances étaient vrai­ment très limi­tées. Benoît XVI, qui a sui­vi ce pro­ces­sus depuis le début, a fran­chi ce pas impor­tant déjà ima­gi­né par son grand pré­dé­ces­seur. Il s’agit d’une mesure pétri­nienne émise par amour du grand tré­sor litur­gique qu’est la messe de saint Pie V, et aus­si par amour de pas­teur envers un groupe consi­dé­rable de fidèles.

Et pour­tant, les résis­tances n’ont man­qué de la part d’une par­tie des repré­sen­tants de l’épiscopat eux-mêmes…

Des résis­tances qui dépendent, selon moi, de deux erreurs. La pre­mière erreur d’interprétation est de dire qu’il s’agit d’un retour au pas­sé. Il n’en est pas ain­si. Ne serait-​ce que parce qu’on ne retire rien au Novus ordo, qui reste le mode ordi­naire de célé­brer l’unique rite romain ; tan­dis que la liber­té de célé­brer la messe de saint Pie V est don­née à ceux qui le veulent comme forme extraordinaire.

Il s’agit de la pre­mière erreur de ceux qui se sont oppo­sés au motu pro­prio. Et la seconde ?

Qu’il s’agisse de dimi­nuer le pou­voir épis­co­pal. Mais il n’en est pas ain­si. Le Pape n’a pas chan­gé le Code de droit cano­nique. L’évêque est tou­jours le modé­ra­teur de la litur­gie dans son propre dio­cèse. Mais le Siège apos­to­lique a la com­pé­tence d’ordonner la sainte litur­gie de l’Église uni­ver­selle. Or un évêque doit agir en har­mo­nie avec le Siège apos­to­lique et il doit garan­tir à chaque fidèle ses propres droits, y com­pris celui de pou­voir par­ti­ci­per à la messe de saint Pie V, comme forme extra­or­di­naire du rite.

Et pour­tant, il a été affir­mé qu’avec ce motu pro­prio, Ratzinger « bafoue le Concile » et « fait un affront »à ses pré­dé­ces­seurs Paul VI et Jean Paul II…

Benoît XVI suit le Concile, qui n’a pas abo­li la messe de saint Pie V ni n’a deman­dé de le faire. Et il suit le Concile qui a recom­man­dé d’écouter la voix et les dési­rs légi­times des fidèles laïcs. Ceux qui affirment ces choses devraient lire les mil­liers de lettres qui sont arri­vées à Rome pour deman­der la liber­té de pou­voir assis­ter à la messe à laquelle ils se sentent tel­le­ment liés. Et le Pape ne s’oppose pas à ses pré­dé­ces­seurs qui sont abon­dam­ment cités dans le motu pro­prio comme dans la Lettre auto­graphe du Pape qui en accom­pagne la publi­ca­tion. Dans cer­tains cas, Paul VI a immé­dia­te­ment concé­dé la pos­si­bi­li­té de célé­brer la messe de saint Pie V. Comme je l’ai dit, Jean Paul II vou­lait pré­pa­rer un motu pro­prio sem­blable à celui qui a été publié aujourd’hui.

On a aus­si évo­qué le risque qu’une petite mino­ri­té de fidèles puisse impo­ser la messe de saint Pie V à la paroisse…

Ceux qui ont dit cela n’ont évi­dem­ment pas lu le motu pro­prio. Il est clair qu’aucun curé ne sera obli­gé à célé­brer la messe de saint Pie V. Mais si un groupe de fidèles, ayant un prêtre dis­po­sé à le faire, demande à célé­brer cette messe, le curé ou le rec­teur de l’église ne pour­ront pas s’y oppo­ser. Évidemment, s’il y a des dif­fi­cul­tés, il revien­dra à l’évêque de faire en sorte que tout se passe sous le signe du res­pect et, dirais-​je, du bon sens, en har­mo­nie avec le Pasteur universel.

Mais ne court-​on pas le risque qu’avec l’introduction de deux formes, l’une ordi­naire, l’autre extra­or­di­naire, puisse naître une confu­sion litur­gique dans le rite latin, dans les paroisses et dans les diocèses ?

Si les choses sont faites confor­mé­ment au simple bon sens, on ne court pas ce risque. D’autre part, il y a déjà des dio­cèses dans les­quels on célèbre des messes dans dif­fé­rents rites, car il s’y trouve des com­mu­nau­tés de fidèles latins, gréco-​catholiques ukrai­niens ou ruthènes, maro­nites, mel­chites, syro-​catholiques, chal­déens, etc. Je pense par exemple à cer­tains dio­cèses aux États-​Unis, comme Pittsburgh, qui vivent cette varié­té litur­gique légi­time comme une richesse, et non pas comme une tra­gé­die. Et puis il existe aus­si de simples paroisses qui accueillent des rites dif­fé­rents du latin, même de com­mu­nau­tés ortho­doxes ou pré­chal­cé­do­niennes, sans que cela crée de scan­dale. Je ne vois donc pas de dan­ger de confu­sion. À condi­tion, je le répète, que tout se déroule dans l’ordre et dans le res­pect réciproque.

Il y a aus­si des gens qui pensent que ce motu pro­prio porte atteinte à l’unicité du rite qui aurait été vou­lu par les Pères conciliaires…

Étant admis que le rite latin reste unique, quoiqu’on puisse le célé­brer sous deux formes, je me per­mets de rap­pe­ler qu’il n’y a jamais eu, dans l’Église latine, un seul rite pour tous. Aujourd’hui, par exemple, il y a tous les rites des Églises orien­tales en com­mu­nion avec Rome. Et même dans le rite latin, il y a d’autres rites que le rite romain, comme le rite ambro­sien ou le rite moza­ra­bique. La messe de saint Pie V elle-​même, lorsqu’elle a été approu­vée, n’a pas annu­lé tous les rites pré­cé­dents, mais seule­ment ceux qui ne pou­vaient pas se pré­va­loir d’au moins deux siècles d’ancienneté…

Et la messe de saint Pie V a‑t-​elle jamais été abo­lie par le Novus ordo ?

Le Concile Vatican II ne l’a jamais fait, et il n’y a jamais eu par la suite aucun acte posi­tif qui l’ait éta­bli. La messe de saint Pie V n’a donc jamais été for­mel­le­ment abo­lie. Il est de toute façon éton­nant que ceux qui s’érigent en inter­prètes authen­tiques de Vatican II en donnent, dans le domaine litur­gique, une inter­pré­ta­tion aus­si res­tric­tive et aus­si peu res­pec­tueuse de la liber­té des fidèles, en finis­sant par faire sem­bler ce Concile encore plus coer­ci­tif que le Concile de Trente.

Le motu pro­prio n’établit pas de nombre mini­mum de fidèles néces­saire pour deman­der de pou­voir célé­brer la messe de saint Pie V. Et pour­tant, le bruit avait cou­ru qu’il était ques­tion d’un seuil mini­mum de trente fidèles…

On a là la démons­tra­tion écla­tante des innom­brables pseudo-​nouvelles qui ont été racon­tées sur ce motu pro­prio par des gens qui n’avaient pas lu les pro­jets ou qui, de manière inté­res­sée, vou­laient peser sur son éla­bo­ra­tion. J’ai sui­vi tout le par­cours qui a mené à la rédac­tion finale et, autant que je me sou­vienne, aucun seuil mini­mum de fidèles, ni de trente, ni de vingt, ni de cent, n’est jamais appa­ru dans aucun projet.

Pourquoi ce choix de pré­sen­ter le texte du motu pro­prio en avant-​première, le 27 juin, à quelques ecclésiastiques ?

Le Pape ne pou­vait pas appe­ler tous les évêques du monde, alors il a convo­qué quelques pré­lats, par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sés à la ques­tion pour dif­fé­rentes rai­sons et repré­sen­ta­tifs de tous les conti­nents. C’est à eux qu’il a pré­sen­té le texte en leur offrant la pos­si­bi­li­té de faire des obser­va­tions. Tous les par­ti­ci­pants ont eu la pos­si­bi­li­té de parler.

À la lumière de cette ren­contre, y a‑t-​il eu des varia­tions par apport au texte ini­tial du motu proprio ?

De petites varia­tions lexi­cales ont été deman­dées et intro­duites, rien de plus.

Quelles pers­pec­tives ce motu pro­prio peut-​il ouvrir pour les dis­ciples de Mgr Lefebvre ?

Ces der­niers ont tou­jours deman­dé que chaque prêtre puisse célé­brer la messe de saint Pie V. Désormais cette facul­té est recon­nue offi­ciel­le­ment et for­mel­le­ment. D’autre part, le Pape réaf­firme que la messe que nous offi­cions tous les jours, celle du Novus ordo, reste la moda­li­té ordi­naire de célé­brer l’unique rite romain. Donc on ne peut nier la valeur, et encore moins la vali­di­té du Novus ordo. Ceci doit être clair.

Le motu pro­prio augmentera-​t-​il la res­pon­sa­bi­li­té d’Ecclesia Dei ?

Cette Commission a été fon­dée pour réunir les laïcs et les ecclé­sias­tiques qui ont aban­don­né le mou­ve­ment de Mgr Lefebvre après les consé­cra­tions épis­co­pales illé­gi­times. Et de fait, elle a aus­si tra­vaillé par la suite pour un dia­logue avec la Fraternité de saint Pie X elle-​même dans la pers­pec­tive d’une pleine com­mu­nion. Aujourd’hui, le motu pro­prio s’adresse à tous les fidèles liés à la messe de saint Pie V, et pas seule­ment à ceux qui pro­viennent de la mou­vance de Mgr Lefebvre. Ceci pré­sup­pose donc, évi­dem­ment, un tra­vail beau­coup plus impor­tant de notre part.

Recueilli par Gianni Cardinale