Notre-​Dame des Otages

« L’heure n’est pas à la libé­ra­tion mais à l’exécution des prêtres ! » Ainsi écri­vait le dimanche 21 mai 1871, depuis sa pri­son de Mazas à Paris, un simple prêtre, l’abbé Henri Planchat. Cinq jours plus tard, durant ce qu’on appelle « la Semaine san­glante », il est mas­sa­cré sans juge­ment – avec plu­sieurs autres prêtres et otages – par les insur­gés de la Commune.

Ni Dieu ni Maître

La Commune de Paris a trop sou­vent été pré­sen­tée comme un soulè­vement du peuple misé­reux contre un ordre bour­geois tota­le­ment indif­fé­rent à son sort. Et si, dit-​on, prêtres et reli­gieux en furent les vic­times, c’est uni­que­ment parce que, pour ces masses popu­laires, ils étaient les repré­sen­tants et les col­laborateurs de cet ordre bour­geois nan­ti. Rien de plus faux historique­ment. La Commune de Paris, dès ses pre­miers ins­tants, reven­dique un athéisme, un anti­chris­tia­nisme et un anti­clé­ri­ca­lisme mili­tants. Auguste Blanqui, maître à pen­ser de la Commune, même s’il ne put y par­ti­ci­per car en pri­son, fon­de­ra un jour­nal au titre évo­ca­teur : Ni Dieu ni Maître !

Raoul Rigault est le pré­fet de police nom­mé par la Commune. Cet homme est ani­mé par une pas­sion anti­clé­ri­cale, et il pour­suit notam­ment prêtres et reli­gieux de Paris, qui font l’objet d’arrestations arbi­traires. Il a l’habitude de répé­ter : « Notre révo­lu­tion est faite contre Dieu, la reli­gion, les prêtres ». C’est clair. En quelques jours d’ailleurs, Rigault fera arrê­ter plus de 200 reli­gieux. Il est res­pon­sable de l’arrestation des otages, par­mi les­quels Mgr Darboy, arche­vêque de Paris. De quoi s’agissait-il ? Les insur­gés vou­laient se consti­tuer une réserve d’otages comme mon­naie d’échange en cas d’arrestation de res­pon­sables com­mu­nards, ou encore comme vic­times futures en cas de représailles.

L’abbé Henri Planchat est l’un de ces otages. Son arres­ta­tion se fait le 6 avril 1871, un Jeudi Saint.

Le Père Planchat, des reli­gieux de Saint Vincent de Paul

Un prêtre embourgeoisé ?

Certes le jeune Henri est né au sein d’une famille assez aisée. Mais cette der­nière n’a pas la ré­putation de mettre ses convic­tions chré­tiennes dans la poche. Le grand-​père, durant la révo­lu­tion fran­çaise, avait caché qua­torze prêtres, les sau­vant ain­si de la guillo­tine. Le propre père du futur abbé fut des­ti­tué, en 1844, de son poste pres­ti­gieux de Président du Tribunal d’Oran pour avoir appo­sé un grand cru­ci­fix dans la salle des séances où il jugeait. À la même époque Henri Planchat, jeune étu­diant en droit à Paris, adhé­rait à la Société Saint-​Vincent-​de-​Paul et visi­tait les tau­dis de la paroisse Saint-​Lambert pour secou­rir les pauvres du quar­tier Vaugirard.

L’appel de Dieu au sacer­doce se fait bien­tôt sen­tir et, après son ordi­na­tion, l’abbé Henri Planchat demande que son apos­to­lat soit foca­li­sé sur l’assistance spi­ri­tuelle et maté­rielle des jeunes des quar­tiers défa­vo­ri­sés. En effet, la révo­lu­tion indus­trielle les a fait mon­ter à Paris et ils s’entassent dans les nou­veaux arron­dis­se­ments popu­laires de la capitale. 

Lorsque le 6 avril 1871 la Com­mune le place en état d’arrestation, le Père Henri Planchat – entré quelques années aupa­ra­vant dans la Congrégation des Frères de Saint- Vincent-​de-​Paul – est res­pon­sable du patro­nage Sainte-​Anne à Charonne dans le XXème arron­dissement. Là il se dévoue, corps et âme, pour cette jeu­nesse qui tra­vaille sept jours sur sept dans les ate­liers. Il les pré­pare à la pre­mière com­mu­nion. Le dimanche soir, il célèbre pour eux la messe après le tra­vail. Les jeunes ouvriers jeûnent toute la jour­née pour rece­voir la com­mu­nion à cette messe tar­dive. On ne plai­sante pas, à l’époque, avec le jeûne eucharistique.

Pendant le ter­rible hiver 1870-​­1871, durant le siège de Paris qui pré­cé­da l’insurrection de la Commune, toutes les nuits le Père Planchat quit­tait son patro­nage de Charonne pour se por­ter au secours des com­bat­tants bles­sés ou mourants.

La Semaine Sanglante

Mais reve­nons aux évé­ne­ments du 21 mai 1871 alors que, de sa pri­son, Henri Planchat écri­vait à son frère cette ter­rible pré­dic­tion : « l’heure est à l’exécution des prêtres ». Les troupes régu­lières ont réus­si à péné­trer dans l’ouest de la capi­tale. C’était un dimanche. En ce jour débu­tait ce que l’Histoire re­tiendra sous le nom de « Semaine Sanglante ». Durant sept jours, c’est une bataille de rues infer­nale où les Versaillais font recu­ler, de bar­ri­cades en bar­ri­cades, les Fédérés. Ceux-​ci, en se repliant, mettent le feu aux prin­ci­paux bâti­ments admi­nis­tra­tifs de Paris. Une épaisse fumée noire s’élève du cœur de la capitale.

Devant la pro­gres­sion des Versaillais, les insur­gés éva­cuent les otages à l’est vers la pri­son de la Roquette. Notre abbé se retrouve ain­si pri­son­nier dans le quar­tier même où il a si long­temps exer­cé les œuvres de misé­ri­corde envers les plus dému­nis. Parmi ses com­pagnons d’infortune, il retrouve, à la Roquette, l’archevêque de Paris en per­sonne, plu­sieurs prêtres dont un grand nombre de Jésuites. Parmi eux le fameux Père Pierre Olivaint mais aus­si des gen­darmes cap­tu­rés au moment de l’insurrec­tion du 18 mars.

Et l’attente com­mence jour après jour. Les com­bats se rap­prochent de plus en plus de la pri­son car les Fédérés reculent et se retranchent dans les arron­dis­se­ments de l’Est pari­sien. Le ven­dre­di 26 mai, en milieu d’après-midi, on ras­semble les otages pour les trans­fé­rer à Belle- ville dans le XXème arron­dis­se­ment, là où l’État-Major fédé­ré a éta­bli son der­nier quar­tier géné­ral. L’avant-veille, Mgr Darboy et quatre autres prêtres ont déjà été fusillés sans juge­ment, l’échange du pré­lat contre Auguste Blanqui n’ayant pas abou­ti. Les otages ain­si ne se trompent pas sur le sort qu’on leur réserve.

Une triste colonne de pri­son­niers est for­mée. Il y a là dix prêtres, un sémi­na­riste, trente-​six gen­darmes, et quatre civils. Ils sont conduits à pied entre deux rangs de Fédérés en armes tra­ver­sant les rues de Charonne, Ménilmontant et Belleville. Un offi­cier et une can­ti­nière, à che­val, ouvrent la marche du cor­tège. Des dra­peaux rouges claquent au vent. Tout le long du tra­jet la foule n’a de cesse de conspuer et frap­per les otages. Après deux heures d’un véri­table che­min de croix effec­tué sous une pluie tor­ren­tielle, la vil­la de Vincennes, rue Haxo, est atteinte. Les chefs des Fédérés sont débor­dés devant la brusque arri­vée de cette foule de mil­liers d’habitants des quar­tiers, ivres de ven­geance et qui réclament l’exécution immé­diate des prisonniers.

Finalement, après quelques pour­parlers qui ne mènent à rien, les otages sont pous­sés par la foule dans une arrière-​cour, à proxi­mi­té d’un long et haut mur de pierre. C’est alors que, sans ordre ni ins­truction aucune, va se déclen­cher, non pas une exé­cu­tion, mais un véri­table mas­sacre conduit aveuglément.

Le Massacre des Otages 

Les dépo­si­tions des témoins rap­portent les détails de la sinistre scène. « Soudain, dit l’un deux, une jeune fille de dix-​neuf ans – une can­ti­nière por­tant au képi le chiffre du 174ème bataillon de fédé­rés – s’avança, un revol­ver à la main, et apos­tro­pha les membres de la Commune : “Ils n’en fini­ront pas, ces fainéants-​là ! Tas de lâches, vous n’allez donc pas com­mencer !” s’écria-t-elle. »

Trois gen­darmes furent alors pous­sés, à coups de crosse, jusqu’au mur. Comme le Père Planchat, s’oubliant lui-​même, sup­pliait les bour­reaux d’épargner pères de fa­mille, gen­darmes et otages civils, et s’offrait pour eux en holo­causte avec les prêtres – ses frères – la jeune vivan­dière, exas­pé­rée par cette rési­gna­tion héroïque, se pré­cipita sur lui et le pla­qua au mur : « Je m’en vais t’en f… des pères de famille ! » sur quoi, à bout por­tant, elle déchar­gea sur lui son arme. Ce fut le signal du mas­sacre. Une fusillade désor­don­née écla­ta aus­si­tôt, sans com­man­de­ment, au hasard. Les trois gen­darmes s’affaissèrent. Introduits tour à tour dans l’arène san­glante, leurs cama­rades tom­bèrent sur leurs ca­davres, puis les prêtres et les quatre civils.

Cette mons­trueuse tue­rie dura près d’une demi-​heure. Les Fé­dérés et leurs sbires char­geaient et déchar­geaient leurs armes sans répit. Cependant, juchées sur les murs d’enceinte, des femmes ap­plaudissaient les assas­sins et outra­geaient les vic­times. « On les tirait comme des lapins », dira plus tard un des exécuteurs.

Un autre témoin, âgé de 17 ans, rap­porte les détails de la mise à mort du Père Planchat : « Il avait déjà reçu sept ou huit balles. À genoux, dans l’attitude de la prière, il s’affaissait à chaque balle, puis se rele­vait. Un offi­cier de Garibaldiens s’était avan­cé tout auprès des vic­times. M. Planchat, ins­tinc­ti­ve­ment, s’accrocha à lui pour se main­te­nir. Le misé­rable se mit à le frap­per à coups de sabre. M. Planchat se cram­pon­nait soli­dement à l’officier, quand celui-​ci, sou­dai­ne­ment, pous­sant un cri, por­ta sa main à la tête et s’affaissa. L’officier venait d’être frap­pé lui-​même par une balle des­ti­née à ceux qu’il vou­lait assas­si­ner. » Ainsi, à la même heure mou­raient et la vic­time et son bourreau.

Un prêtre achevé par une femme

« Puis une der­nière balle vint frap­per M. Planchat en plein front, et sa cer­velle rejaillit jusqu’au mur sur lequel j’étais grim­pé. Je le vois encore, je le vois levant les yeux au ciel, joi­gnant les mains et tom­bant sur le côté. » Ce der­nier coup fut por­té par la can­ti­nière du 174ème bataillon de fédé­rés. Lorsque tous les otages furent tom­bés, un feu de pelo­ton fut exé­cu­té sur leurs corps entas­sés. Puis les meur­triers, pié­ti­nant leurs vic­times, les lar­dèrent de coups de baïon­nette. Le nombre des otages exé­cu­tés dans cette san­glante mêlée s’élevait à 51 dont 11 ecclésiastiques.

Ainsi mou­rut le Père Henri Plan- chat, vic­time avec ses confrères dans le sacer­doce de la haine an­ticléricale des hommes de la Com­mune. C’était le 26 mai 1871, vers 19 heures, vil­la de Vincennes à Belleville. Il était âgé de 47 ans.

La victoire

Deux jours plus tard, la Commune de Paris est défi­ni­ti­ve­ment écra­sée par l’armée régu­lière de Versailles. Des hommes cha­ri­tables viennent récu­pé­rer les corps des otages jetés la veille, par les Fédérés, dans une fosse d’aisance. Un cadavre por­tait la trace de 69 balles, et un autre – celui d’un Père jésuite – avait été per­cé de 72 coups de baïon­nette. Le corps d’Henri Planchat fut récu­pé­ré par les Pères de sa congré­ga­tion. Il repose depuis lors à Paris, dans le chœur du petit sanc­tuaire de Notre-​Dame de la Salette, 27 rue de Dantzig dans le XVème arrondissement.

Au 81 rue Haxo dans le XXème, sur l’emplacement même de ce qui fut le der­nier quar­tier géné­ral des troupes de la Commune de Paris et qui vit cet hor­rible mas­sacre d’in­no­cents, s’é­lève aujourd’­hui une vaste église pla­cée sous le vo­cable de Notre-​Dame des Otages. Le sang des mar­tyrs triomphe de tout.

Source : Le Chardonnet n°366 d’a­vril 2021