C’est un usage à la fois fondé sur la nature et approuvé par l’Eglise catholique, de rechercher le patronage des hommes célèbres par la sainteté, et les exemples de ceux qui ont excellé ou atteint la perfection en quelque genre, afin de les imiter. C’est pourquoi un grand nombre d’Ordres religieux, de Facultés, de Sociétés littéraires, ont voulu, depuis longtemps déjà, choisir avec l’approbation du Saint-Siège, pour maître et pour patron, saint Thomas d’Aquin, qui a toujours brillé à l’égal du soleil par la doctrine et par la vertu.
Or, de nos temps, l’étude de sa doctrine s’étant accrue partout, de nombreuses demandes se sont produites afin qu’il fut assigné comme patron, par l’autorité de ce Siège Apostolique, à tous les Collèges, Académies et Ecoles du monde catholique. Plusieurs évêques ont fait connaître que c’était leur vœu, et ils ont envoyé, à cet effet, des lettres particulières ou communes ; les membres de beaucoup d’Académies et des Sociétés savantes ont réclamé la même faveur par d’humbles et instantes suppliques.
On avait cru devoir différer de satisfaire à l’ardeur de ces désirs et de ces prières, afin que le temps en accrût le nombre ; mais l’opportunité de cette déclaration apparut à la suite de la publication faite l’année dernière, à pareil jour, de notre Lettre Encyclique sur la Restauration dans les écoles catholiques de la philosophie chrétienne selon l’esprit du docteur angélique, saint Thomas d’Aquin. En effet, les évêques, les Académies, les doyens des Facultés et les savants de tous les points de la terre, déclarèrent, d’un seul cœur et comme d’une seule voix, qu’ils seraient dociles à nos prescriptions ; qu’ils voulaient même, dans l’enseignement de la philosophie et de la théologie, suivre entièrement les traces de saint Thomas ; ils affirment, en effet, qu’ils sont, comme Nous, convaincus que la doctrine thomiste possède, avec une éminente supériorité, une force et une vertu singulières pour guérir les maux dont notre époque est affligée.
Nous donc, qui depuis longtemps et vivement désirons voir fleurir toutes les écoles sous la garde et le patronage d’un maître si excellent, vu l’attestation si formelle et si éclatante du désir universel, Nous jugeons que le temps est venu d’ajouter cette nouvelle louange à la gloire immortelle de Thomas d’Aquin.
Or, voici le principal et le résumé des motifs qui Nous déterminent : c’est que saint Thomas est le plus parfait modèle que, dans les diverses branches des sciences, les catholiques puissent se proposer. En lui sont, en effet, toutes les lumières du cœur et de l’esprit qui imposent à bon droit l’imitation ; une doctrine très féconde, très pure, parfaitement ordonnée ; le respect de la foi et un admirable accord avec les vérités divinement révélées ; l’intégrité de la vie et la splendeur des plus hautes vertus.
Sa doctrine est si vaste qu’elle contient, comme une mer, toute la sagesse qui découle des anciens. Tout ce qui a été dit de vrai, tout ce qui a été sagement discuté par les philosophes païens, par les Pères et les Docteurs de l’Eglise, par les hommes supérieurs qui florissaient avant lui, non seulement il l’a pleinement connu, mais il l’a accru, complété, classé avec une telle perspicacité des espèces, avec une telle perfection de méthode et une telle propriété des termes, qu’il semble n’avoir laissé à ceux qui le suivraient que la faculté de l’imiter, en leur ôtant la possibilité de l’égaler.
Et il y a encore ceci de considérable : c’est que sa doctrine, étant formée et comme armée de principes d’une grande largeur d’application, elle répond aux nécessités, non pas d’une époque seulement, mais de tous les temps, et qu’elle est très propre à vaincre les erreurs sans cesse renaissantes. Se soutenant par sa propre force et sa propre valeur, elle demeure invincible et cause aux adversaires un profond effroi.
Il ne faut pas moins apprécier, surtout au jugement des chrétiens, l’accord parfait de la raison et de la foi. En effet, le saint Docteur démontre avec évidence que les vérités de l’ordre naturel ne peuvent pas être en désaccord avec les vérités que l’on croit, sur la parole de Dieu : que, par conséquent, suivre et pratiquer la foi chrétienne, ce n’est pas un asservissement humiliant et méprisable de la raison, mais une noble obéissance qui soutient l’esprit et l’élève à de plus grandes hauteurs ; enfin, que la raison et la foi viennent l’une et l’autre de Dieu, non pas pour qu’elles soient en dispute, mais pour que, unies entre elles par un lien d’amitié, elles se protègent mutuellement.
Or, dans tous les écrits du bienheureux Thomas, on voit le modèle de cette union et de cet admirable accord. Car on y voit dominer et briller tantôt la raison qui, précédée par la foi, atteint l’objet de ses recherches dans l’investigation de la nature ; tantôt la foi, qui est expliquée et défendue à l’aide de la raison, de telle sorte, néanmoins, que chacune d’elles conserve intactes sa force et sa dignité ; enfin, quand le sujet le demande, toutes deux marchent ensemble comme des alliées contre les ennemis de toutes deux. Mais, s’il fut toujours très important que l’accord existât entre la raison et la foi, ou doit le tenir pour beaucoup plus important encore depuis le XVIe siècle ; car, a cette époque, on commença à semer les germes d’une liberté dépassant toute borne et toute règle, qui fait que la raison humaine répudie ouvertement l’autorité divine et demande à la philosophie des armes pour miner et combattre les vérités religieuses.
Enfin, le Docteur Angélique, s’il est grand par la doctrine, ne l’est pas moins par la vertu et par la sainteté. Or, la vertu est la meilleure préparation pour l’exercice des forces de l’esprit et l’acquisition de la science ; ceux qui la négligent s’imaginent faussement avoir acquis une science solide et fructueuse, parce que la science n’entrera pas dans une âme mauvaise, et quelle n’habitera pas dans un corps soumis au péché (Sg, I, 4). Cette préparation de l’âme, qui vient de la vertu, exista en Thomas d’Aquin a un degré, non seulement excellent et éminent, mais de telle façon qu’elle mérita d’être divinement marquée par un signe éclatant. En effet, comme il était sorti victorieux d’une très forte tentation de volupté, le très chaste adolescent obtint de Dieu, comme récompense de son courage, de porter autour de ses reins une ceinture mystérieuse et de sentir en même temps complètement éteint le feu de la concupiscence. Dès lors, il vécut comme s’il eût été exempt de toute contagion de corps, pouvant être comparé aux esprits évangéliques, non moins pour l’innocence que pour le génie.
A ces causes, Nous jugeons le Docteur Angélique digne à tous égards d’être choisi comme patron des études, et, en prononçant avec joie ce jugement, Nous agissons dans la pensée que le patronage de cet homme très grand et très saint sera très puissant pour la restauration des études philosophiques et théologiques, au grand avantage de la société. Car, dès que les écoles catholiques se seront mises sous la direction et la tutelle du Docteur Angélique, on verra fleurir aisément la vraie science, puisée à des principes certains et se développant dans un ordre rationnel. Des doctrines pures produiront des mœurs pures, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique, et les bonnes mœurs auront pour conséquence le salut des peuples, l’ordre, l’apaisement et la tranquillité générale. Ceux qui s’adonnent aux sciences sacrées, si violemment attaquées de nos jours, puiseront dans les œuvres de saint Thomas les moyens de démontrer amplement les fondements de la loi chrétienne, de persuader les vérités surnaturelles et de défendre victorieusement notre très sainte religion contre les assauts criminels de ses ennemis. Toutes les sciences humaines comprendront qu’elles ne seront point pour cela empêchées ni retardées dans leur marche ; mais, au contraire, stimulées et agrandies ; quant à la raison, elle rentrera en grâce avec la foi, les causes de dissentiment ayant disparu, et elle la prendra pour guide à la recherche du vrai. Enfin tous les hommes avides de savoir, façonnés par les exemples et les préceptes d’un si grand maître, s’habitueront à se bien disposer à l’étude par l’intégrité des mœurs ; et ils ne poursuivront point cette science qui, séparée de la charité, enfle les esprits et les égare, mais celle qui, découlant du Père des lumières et du Maître des sciences, mène également à lui.
Il nous a plu de demander aussi sur la question l’avis de la Sacrée Congrégation des Rites, et son avis unanime ayant été pleinement d’accord avec Nos vœux, en vertu de Notre suprême autorité, pour la gloire du Dieu Tout-Puissant et l’honneur du Docteur Angélique, pour l’accroissement des sciences et l’utilité commune de la société humaine, Nous déclarons saint Thomas, le Docteur Angélique, patron des Universités, des Académies, des Facultés, des Ecoles catholiques, et Nous voulons qu’il soit, comme tel, tenu, vénéré et honoré par tous ; il est entendu cependant que rien n’est changé pour l’avenir aux honneurs et au rang donnés aux saints que des Académies ou des Facultés peuvent avoir choisis pour patrons particuliers.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, sous l’anneau du pêcheur, le 4 août 1880, de Notre pontificat l’an troisième.
Théodulphe, CARD. MERTEL.
Source : Lettres apostoliques de S. S. Léon XIII, Collection « Les bons Livres »