Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

30 décembre 1892

Bref Gravissime nos

Consignes aux Jésuites concernant le renouveau des études thomistes

Table des matières

Le 30 décembre 1892, Léon XIII publiait un Bref des­ti­né à la Compagnie de Jésus. Dans la ligne de son ency­clique Æterni Patris, il enjoi­gnait aux Jésuites de reve­nir à la pure doc­trine tho­miste, en s’appuyant sur la volon­té de saint Ignace, expri­mée dans les Constitutions et rap­pe­lée à plu­sieurs reprises par les auto­ri­tés de l’Ordre. Il enten­dait ain­si don­ner un coup d’arrêt aux dévia­tions ins­pi­rées par la phi­lo­so­phie moderne, déjà sen­sibles dans l’Église, et fai­sait appel à l’esprit de fidèle obéis­sance de la Compagnie au Saint-​Siège. Hélas, au siècle sui­vant, de nom­breux Jésuites devaient oublier ces sages recom­man­da­tions – au pre­mier rang des­quels Teilhard de Chardin –, ou don­ner du tho­misme une inter­pré­ta­tion plus que novatrice…

Nous don­nons ici une tra­duc­tion de notre fac­ture de ce docu­ment impor­tant du tho­misme catholique :

Saint Thomas d’Aquin, cathé­drale d’Ypres (Belgique), © LPL

Le grand danger de notre temps : l’appétit effréné de nouveautés

C’est avec la plus grande solen­ni­té que, en ver­tu de notre devoir apos­to­lique, esti­mant l’Eglise aus­si bien que la socié­té humaine mena­cée comme d’un nau­frage dans les ques­tions les plus graves, nous recon­nais­sons la prin­ci­pale cause d’une telle situa­tion : alors que les fermes prin­cipes et ins­ti­tu­tions qui pro­tègent l’accès à la la foi chré­tienne sont de tous côtés négli­gés et presque mépri­sés, se répand un appé­tit effré­né de nou­veau­tés qui, sous pré­texte de pro­grès doc­tri­nal, fait obs­tacle et répugne à la sagesse de la révé­la­tion divine. Et il n’a pas été dif­fi­cile d’en indi­quer le remède oppor­tun, à savoir le retour néces­saire aux sources aban­don­nées de la doc­trine authen­tique. Nous l’avons ordon­né dans notre Lettre ency­clique Æterni Patris ; nous l’avons à de nom­breuses reprises confir­mé dans de nom­breux actes de notre gou­ver­ne­ment, et dans des entre­tiens avec des Evêques et des Supérieurs d’ordres reli­gieux, c’est notre réso­lu­tion ferme et réflé­chie de rame­ner la doc­trine de saint Thomas d’Aquin dans tout l’enseignement : cette doc­trine que d’amples louanges des Pontifes romains et des Sacrés Conciles recom­mandent, et à laquelle rien ne de plus solide et de plus riche, de l’avis de tous les âges, ne peut être pré­fé­ré. Nous sommes conscient que notre pro­jet requiert toutes sortes de pré­oc­cu­pa­tions et de labeurs, puisqu’il exige de réfor­mer l’enseignement de presque toutes les dis­ci­plines les plus impor­tantes : nous nous effor­çons tou­te­fois de la faire mûrir et pro­gres­ser, bien confiant éga­le­ment dans les efforts des Ordres reli­gieux, dont la ver­tu éprou­vée ne manque ni d’intelligence ni de volon­té pour sou­te­nir et mener à bien notre vœu. Parmi eux ne sau­rait faire défaut l’illustre Compagnie de Jésus, dont l’éclat se dis­tingue dans l’Eglise et qui a pour tâche essen­tielle le soin des études de la jeu­nesse ; nous sommes confor­tés dans cette espé­rance non seule­ment par le per­pé­tuel témoi­gnage de sa pié­té envers le Siège apos­to­lique, mais aus­si par ses véné­rables règles qui obligent leurs étu­diants à étu­dier et appré­cier la sagesse de l’Aquinate. Afin que la Société de Jésus main­tienne fidè­le­ment un si glo­rieux pro­jet, et qu’elle figure par­mi les prin­ci­paux acteurs de la pro­tec­tion et de la dif­fu­sion de cette vraie doc­trine, qui nous tient tant à cœur, il paraît bon que les règles de cette même Société, telles qu’elles sont pré­sen­tées dans les Constitutions de son fon­da­teur saint Ignace, dans les décrets des Congrégations géné­rales, et dans les man­de­ments de ses Supérieurs, soient briè­ve­ment rap­pe­lées, affer­mies et approu­vées sans limite de temps par notre auto­ri­té suprême. Cela nous per­met­tra, s’il demeure des obs­tacles dus à des causes spé­cieuses, à des cou­tumes étran­gères ou à une inter­pré­ta­tion faus­sée, de les reti­rer en fixant une règle et une norme cer­taines, stables et claires.

Une seule doctrine dans la Compagnie de Jésus

En pre­mier lieu, il est bien connu de tous que l’illustre auteur des Constitutions de la Compagnie a sta­tué à de nom­breuses reprises qu’il fal­lait suivre, en chaque dis­ci­pline, une doc­trine solide et sûre, et même « une doc­trine plus sûre et mieux approu­vée [1] », ce qui est sou­vent réaf­fir­mé tel quel par les décrets et com­man­de­ments tant des Congrégations que des Supérieurs. Plus encore, il ordonne que la doc­trine sui­vie par la Compagnie soit unique et iden­tique pour tous et en l’exercice de toute charge : « Ayons la même pen­sée, ayons autant qu’il sera pos­sible le même dis­cours, selon l’Apôtre. Que les doc­trines diver­gentes ne soient pas admises, ni dans les dis­cus­sions et les leçons publiques, ni dans les écrits. [2] » De même : « Les Pères dési­gnés dans les diverses nations pour éta­blir le pro­gramme des études, lorsqu’ils eurent à trai­ter le choix des thèses à expo­ser en pre­mier lieu, et à poser en prin­cipe que la doc­trine de la Compagnie devait être uni­forme, sûre et solide, sui­vant les Constitutions[3] » Or, ce pré­cepte d’une doc­trine unique ne doit pas être réduit aux sen­tences com­munes dans les écoles, mais aus­si concer­ner plus lar­ge­ment les opi­nions où l’accord des doc­teurs est moindre : « Sur les ques­tions où les doc­teurs catho­liques divergent entre eux ou sont d’un avis contraire, on pren­dra soin que règne l’accord dans la Compagnie [4] ». En effet, quand selon la règle « la doc­trine d’un seul auteur sera choi­sie dans la Compagnie [5] » il appa­raît par là que ce pré­cepte inclut même les opi­nions dis­cu­tées et dis­cu­tables, puisque dans les thèses com­munes, quel que soit l’auteur pré­do­mi­nant, rien n’est à chan­ger dans cette consigne. Mais le Père fon­da­teur, en la sain­te­té et la pré­voyance de son esprit, a visé plus haut, pour veiller à la concorde et l’union de la Société comme entre les dif­fé­rents membres d’un même corps : ces ver­tus sont d’autant plus néces­saires pour nour­rir la fer­veur de l’esprit reli­gieux et assu­rer l’abondance des fruits de salut, qu’elles s’affaiblissent et péris­sent plus faci­le­ment dans la varié­té des opi­nions, puisque bien sou­vent une dis­sem­blance dans les thèses entraîne la divi­sion dans les cœurs : « L’union des membres de cette socié­té entre eux et avec l’autorité sera faci­li­tée par une doc­trine uni­forme [6] » Par consé­quent, pour assu­rer ce mode de cha­ri­té et de concorde qu’il pres­cri­vait à sa Société, saint Ignace consi­dé­ra avec rai­son comme insuf­fi­sante la pra­tique ancienne et ordi­naire de tolé­rer la dis­pa­ri­té d’opinions : « Dans les ques­tions dou­teuses, cha­cun est libre » ; mais il n’estima nul­le­ment néces­saire une telle diver­si­té d’opinions et inter­dit pré­ci­sé­ment cette cou­tume. Cependant, afin que nul ne trouve trop dif­fi­cile ce pré­cepte d’une doc­trine uni­forme, il déci­da avec sagesse qu’à chaque membre, avant de faire ses vœux de reli­gion, on deman­dât « s’il était prêt à sou­mettre son juge­ment et à suivre la thèse fixée par la Compagnie [7] ». Ainsi est don­née la pos­si­bi­li­té de choi­sir libre­ment une dis­po­si­tion qui pour­rait paraître dif­fi­ci­le­ment accep­table dans la règle que l’on s’engage à suivre désormais.

La doc­trine d’un seul auteur sera sui­vie dans la Compagnie.

Constitutions de la Société de Jésus, par­tie VIII

C’est pour­quoi il serait tota­le­ment étran­ger à la nature et aux lois écrites de la Compagnie que quelqu’un récla­mât la liber­té d’opinion telle que beau­coup la pra­tiquent au-​dehors. Quand bien même il s’agirait de thèses très pro­bables et emprun­tées à des doc­teurs fai­sant auto­ri­té, mais qui s’opposeraient aux doc­trines pres­crites, ceux qui les sui­vraient évi­te­raient certes le reproche de nou­veau­té, de témé­ri­té, d’erreur, mais ils s’écarteraient réel­le­ment de cette forme de doc­trine unique et iden­tique, tant dési­rée et recom­man­dée. Ce serait plus grave encore si cette libre diver­si­té d’opinions fai­sait appel aux cha­pitres doc­tri­naux que la Société a déjà clai­re­ment ordon­né à tous d’adopter ou de défendre, dans ses Constitutions et dans les pro­grammes éta­blis par les Préposés géné­raux, à la demande des Congrégations géné­rales ; cette liber­té se chan­ge­rait en licence et en faute.

La prééminence de saint Thomas d’Aquin

Le Père fon­da­teur fixa, comme prin­cipe dans la Compagnie, d’un juge­ment par ailleurs excellent, le choix d’une seule forme de doc­trine bien défi­nie, comme la plus authen­tique et émi­nente, de l’avis una­nime des sages, éprou­vée par un long usage, pré­fé­rée par l’Eglise, et put à bon droit l’imposer à ses fils, sans faire nulle vio­lence à leur intel­li­gence, mais au contraire en leur four­nis­sant une nour­ri­ture saine et salu­taire : ce fut la doc­trine de saint Thomas d’Aquin : « En théo­lo­gie, l’on étu­die­ra (…) la doc­trine sco­las­tique de saint Thomas [8] ». Il faut admettre, d’après plu­sieurs pas­sages des Constitutions, que le saint fon­da­teur, res­tant sauf le pré­cepte de l’uniformité de doc­trine, et pour cela la pré­fé­rence pour le tho­misme, lais­sa cepen­dant à ses suc­ces­seurs, par une bénigne pru­dence, la facul­té de dési­gner une doc­trine que l’époque et les méthodes propres de la Compagnie dési­gne­raient comme plus adap­tée. Il faut éga­le­ment recon­naître que ces mêmes suc­ces­seurs ont depuis long­temps fait usage de cette facul­té, tout à leur hon­neur, comme il conve­nait aux héri­tiers de son esprit et de ses ver­tus. Ainsi, à la cin­quième Congrégation géné­rale, les capi­tu­lants, rap­pe­lant le conseil des Constitutions de « choi­sir la doc­trine d’un seul auteur » déci­dèrent una­ni­me­ment qu’il fal­lait « suivre la doc­trine de saint Thomas en Théologie sco­las­tique, en tant que plus solide, plus sûre, plus approu­vée et mieux conforme aux Constitutions [9] ». Pour don­ner d’autant plus de fer­me­té à cette déci­sion, ils vou­lurent ajou­ter : « Nos membres auront tou­jours saint Thomas comme doc­teur propre », et plus encore : « Nul ne sera dési­gné pour ensei­gner la Théologie, qui n’ait sérieu­se­ment étu­dié la doc­trine de saint Thomas ; quant à ceux qui ne la connaissent pas, qu’ils soient pure­ment et sim­ple­ment écar­tés [10]. » Toutes ces déci­sions prises avec tant de réflexion et de pru­dence ont été confir­mées fré­quem­ment et une à une, sur­tout à la XXIIIe Congrégation, où un Décret spé­cial fut éla­bo­ré ; ce Décret, lorsqu’il nous fut pré­sen­té le 16 novembre 1883, fut jugé par nous digne d’encouragement, et nous lui ajou­tâmes volon­tiers ces mots : « Le Décret concer­nant l’adoption de la doc­trine de saint Thomas d’Aquin dans les études de la Société de Jésus, renou­ve­lé récem­ment par un cha­pitre géné­ral de l’Ordre, reçoit notre pleine appro­ba­tion, et Nous exhor­tons vive­ment à ce qu’il soit à l’avenir obser­vé par tous. »

Nos membres auront tou­jours saint Thomas comme doc­teur propre.

Ve Congrégation, décret 41

Pas de théologie thomiste sans philosophie de saint Thomas !

De sur­croît, à qui exa­mi­ne­ra atten­ti­ve­ment les pres­crip­tions de la Compagnie sur les études, il paraî­tra évident que la doc­trine de saint Thomas doit être abso­lu­ment sui­vie non seule­ment en théo­lo­gie, mais aus­si dans le domaine phi­lo­so­phique. La Règle impose de suivre Aristote en phi­lo­so­phie, mais la Philosophie de saint Thomas n’est autre que l’aristotélisme : le Docteur angé­lique, avec une sagesse sans pareille, l’adapta, la débar­ras­sa des erreurs faci­le­ment échap­pées à un auteur païen, la chris­tia­ni­sa, l’utilisa pour expo­ser et défendre la véri­té catho­lique. Il est à comp­ter par­mi les plus grands bien­faits que l’Eglise doit à saint Thomas d’avoir asso­cié la Théologie chré­tienne à la Philosophie péri­pa­té­tique, désor­mais pré­do­mi­nante, avec tant de jus­tesse que nous ne ver­rons plus jamais Aristote comme un adver­saire du Christ [11]. Il ne pou­vait en être autre­ment du prince des Théologiens sco­las­tiques, car, comme cha­cun sait, cette dis­ci­pline a pour carac­té­ris­tique de tirer ses sources propres des ensei­gne­ments divi­ne­ment révé­lés, et de les ame­ner vers son champ d’étude avec pié­té et atten­tion, mais elle s’appuie en cette grande œuvre sur la Philosophie comme sur le sou­tien le plus solide pour pro­té­ger comme pour éclai­rer la foi. Tous ceux donc qui étu­dient Aristote et doivent trou­ver une voie sûre n’ont qu’à embras­ser la phi­lo­so­phie de l’Aquinate, d’autant plus que dans la Compagnie les pro­fes­seurs com­mandent d’interpréter la Philosophie de telle sorte « qu’ils la rendent subor­don­née et ser­vante de la vraie Théologie sco­las­tique recom­man­dée par les Constitutions [12] », et à cette fin un pro­gramme d’études aris­to­té­li­ciennes a été choi­si, car elle paraît mieux répondre à cette réso­lu­tion : « Puisque la Société a adop­té la Philosophie d’Aristote comme la plus utile à la Théologie, on s’y tien­dra abso­lu­ment [13]. » La phi­lo­so­phie que les étu­diants de la Compagnie pro­fessent, si elle n’est pas conforme aux vues du Docteur angé­lique, ne peut ser­vir en rien à cette Théologie sco­las­tique que tous sont réel­le­ment « tenus de suivre ». Que ceux-​là se le tiennent d’abord pour dit, qui, voyant les inter­prètes d’Aristote ou les doc­teurs catho­liques diver­ger en opi­nions diverses et variées, trou­ve­raient peut-​être légi­time de choi­sir la doc­trine qu’ils pré­fèrent, sans se pré­oc­cu­per de l’avis de saint Thomas : par le fait même, à l’évidence ils s’éloigneraient de lui y com­pris en Théologie, et pour la même rai­son ils aban­don­ne­raient la « doc­trine uni­forme » que le Père fon­da­teur ordon­na de tenir avec la plus grande constance. 

La phi­lo­so­phie que les étu­diants de la Compagnie pro­fessent, si elle n’est pas conforme aux vues du Docteur angé­lique, ne peut ser­vir en rien à cette Théologie sco­las­tique que tous sont réel­le­ment « tenus de suivre ».

C’est pour­quoi une louable déci­sion a été prise par la XXIIIe Congrégation géné­rale, réunie peu après la publi­ca­tion de Notre Encyclique Aeterni Patris, en ce point impor­tant : « La Compagnie de Jésus a jugé néces­saire de mani­fes­ter par un témoi­gnage public et solen­nel sa com­plète sou­mis­sion [à cette Encyclique] en esprit de filiale obéis­sance et appro­ba­tion [14] », notre Lettre ne visant rien d’autre que de réta­blir la Philosophie de saint Thomas dans tous les lieux d’étude.

Les Jésuites peuvent-​ils suivre… les Jésuites ?

Cependant, notre pro­pos n’est pas de reti­rer quoi que ce soit aux mérites des remar­quables auteurs que la Compagnie a for­més de tous temps : au contraire, cette gloire propre est à main­te­nir et à conser­ver, de sorte que tous, sur­tout par­mi les membres de la Compagnie, « magni­fient et recom­mandent soi­gneu­se­ment les doc­teurs sûrs et remar­quables issus de la Société en hon­neur dans l’Eglise [15] ». Eminents en ver­tu comme en intel­li­gence, ils mirent tous leurs efforts à étu­dier les écrits du Docteur angé­lique, ils expo­sèrent brillam­ment et lon­gue­ment sa pen­sée, ils ornèrent sa doc­trine d’un appa­reil d’une par­faite éru­di­tion, par suite ils déve­lop­pèrent de nom­breux argu­ments justes et pré­cis pour réfu­ter les erreurs nou­velles, y ajou­tant par la suite tout ce que l’Eglise eut dans les mêmes matières affir­mé plus lon­gue­ment ou déci­dé plus pré­ci­sé­ment. Nul ne sau­rait sans dom­mage mépri­ser une œuvre si magis­trale. Mais il faut sur­tout prendre garde que, de l’opinion par laquelle brillent ces excel­lents auteurs et de la somme de tra­vail que repré­sentent leurs écrits, il ne sorte un obs­tacle à l’uniformité de doc­trine plu­tôt qu’une aide pour répandre le véri­table ensei­gne­ment de saint Thomas, comme on se l’est jus­te­ment pro­po­sé. Cette uni­té n’est à espé­rer d’aucune manière, à moins que les étu­diants de la Compagnie n’adhèrent à un seul auteur, éprou­vé comme il se doit, auquel seul se rap­porte le pré­cepte : « Ils sui­vront saint Thomas, et le consi­dè­re­ront comme leur propre maître ». Par consé­quent, si sur une ques­tion ces mêmes auteurs que nous avons loués sont en désac­cord avec les écrits du Docteur com­mun, il n’y a pas à hési­ter sur la voie à suivre ; et il ne sera pas dif­fi­cile de s’y tenir, puisque, concer­nant les œuvres cer­tai­ne­ment attri­buées à saint Thomas, il n’arrivera pas faci­le­ment que les auteurs de la Compagnie soient d’un autre avis. Il suf­fi­ra, pour autant que la ques­tion l’exige, de choi­sir par­mi ces auteurs ceux qui sont d’accord avec lui, pour faire d’une pierre deux coups : suivre à la fois le Docteur angé­lique et les meilleurs savants jésuites.

Les limites de la liberté de doctrine

« Que nul ne s’imagine avoir le droit d’employer sans dis­cer­ne­ment des thèses qu’il aurait trou­vées dans les livres écrits par les auteurs de la Compagnie ou publiés avec l’autorisation des supé­rieurs. Outre que nombre d’entre eux ont été édi­tés avant que la Compagnie eût fixé pré­ci­sé­ment le règle­ment des Études, les Supérieurs de l’Ordre n’ont jamais ces­sé de s’opposer à une telle liber­té, et ce fré­quem­ment et clai­re­ment, même à notre époque, jugeant qu’il fal­lait faire preuve de plus de dili­gence et de sévé­ri­té quant à la cen­sure de cer­tains ouvrages. [16] » Nous ne sommes pas sans savoir, il est vrai, qu’en cer­tains pas­sages des Constitutions une cer­taine indul­gence est de mise, et qu’il est même affir­mé ouver­te­ment que la Compagnie n’est pas tenue d’adhérer à la doc­trine de saint Thomas si stric­te­ment que « en aucune matière il n’est per­mis de s’en écar­ter [17] ». Mais qui se repor­te­ra sérieu­se­ment aux pas­sages des Constitutions en ques­tion, com­pren­dra faci­le­ment qu’il s’en faut de beau­coup que cette excep­tion déroge en quoi que ce soit aux lois fixées, et qu’au contraire elle les ren­force. Une cer­taine liber­té est lais­sée, d’abord, « si jamais la posi­tion de saint Thomas est ambi­guë, ou dans les matières dont il n’a pas trai­té [18] ». Par consé­quent, sur les points qu’il a abor­dés et où son opi­nion appa­raît clai­re­ment, il n’est pas même per­mis de s’en écar­ter. Ici il est utile de rap­pe­ler toutes les pré­cau­tions de juge­ment don­nées par le P. Aquaviva : « Il ne suf­fit pas non plus de faire valoir deux ou trois pas­sages pris çà et là, et de les tirer à soi en mon­trant leurs consé­quences ou leurs inco­hé­rences, voire en les for­çant ; comme s’il fal­lait y voir l’opinion du grand Docteur, car d’une manière ou d’une autre c’est une argu­men­ta­tion dif­fé­rente qu’il exprime dans ces pas­sages. Il faut au contraire consi­dé­rer ce qu’il pense, où il traite le pro­blème direc­te­ment, et com­pa­rer atten­ti­ve­ment tout ce qu’il déclare avec le reste de son corps de doc­trine, que ce soit en cohé­rence ou avec quelque dis­so­nance [19]. » Autrement dit, que nul ne se per­suade par de vaines sub­ti­li­tés que la posi­tion du Docteur angé­lique montre quelque ambi­guï­té. Quant aux ques­tions qu’il n’aurait pas trai­tées, il importe que les prin­cipes et les thèses fon­da­men­tales de sa doc­trine soient connus à fond, de peur que les conclu­sions qu’on en tire ne contre­disent en quoi que ce soit ceux-​ci : ce que faci­litent les recom­man­da­tions de la XXIIIe Congrégation : « Que nos pro­fes­seurs et étu­diants de Théologie aus­si bien que de Philosophie soient sérieu­se­ment aver­tis de ne pas se fier avec excès à leur juge­ment per­son­nel, et de ne pas avoir l’audace et la légè­re­té de prendre les inter­pré­ta­tions nou­velles qu’ils auraient conçues pour la vraie et authen­tique doc­trine de saint Thomas [20]. »

Que nos pro­fes­seurs et étu­diants de Théologie aus­si bien que de Philosophie soient sérieu­se­ment aver­tis de ne pas se fier avec excès à leur juge­ment per­son­nel, et de ne pas avoir l’audace et la légè­re­té de prendre les inter­pré­ta­tions nou­velles qu’ils auraient conçues pour la vraie et authen­tique doc­trine de saint Thomas.

XXIIIe Congrégation, décret 18

En second lieu, une sem­blable libre facul­té semble lais­sée « dans les ques­tions pure­ment phi­lo­so­phiques, ou encore dans celles qui relèvent de l’Ecriture et du droit cano­nique [21] ». En véri­té, si nous met­tons de côté le reste, il est évident que les ques­tions phi­lo­so­phiques, lorsqu’elles touchent par quelque rai­son à la Théologie, sont exclues de cette liber­té ; et on n’en pour­ra guère trou­ver chez saint Thomas qu’il ne rap­por­te­rait pas à la Théologie. En ces matières « pure­ment phi­lo­so­phiques », deux remarques semblent oppor­tunes : pre­miè­re­ment, « sur les pro­blèmes de quelque impor­tance, on ne s’éloignera pas d’Aristote [22] [et pour le même motif de saint Thomas] » ; par suite de quoi il n’y aura pas de liber­té d’opinion sauf sur les ques­tions d’importance mineure ou nulle. Deuxièmement, on esti­me­ra qu’il est inter­dit de s’écarter de saint Thomas « dans les thèses fon­da­men­tales et celles qui servent de prin­cipe à plu­sieurs autres [23] ».

Enfin, en quoi il ne serait pas témé­raire d’être d’un avis contraire au même Maître, c’est-à-dire lorsqu’une thèse doc­tri­nale oppo­sée à son opi­nion « serait reçue dans les uni­ver­si­tés catho­liques [24] », il n’est pas même besoin de le rap­pe­ler : en effet à notre époque de telles uni­ver­si­tés sont rares, et en aucune ou presque, si elles sont dociles au Siège apos­to­lique, on ne peut trou­ver de doc­trine qui s’oppose au Docteur angé­lique, dans les traces duquel au contraire toutes se font un devoir de mar­cher. On se conten­te­ra de citer la règle d’or, qui confirme défi­ni­ti­ve­ment ces consignes : « Au reste, de peur que ce qu’on vient de dire ne serve de pré­texte à cer­tains pour faci­le­ment s’écarter de la doc­trine de saint Thomas, il paraît bon de pres­crire que nul ne soit dési­gné pour ensei­gner la Théologie, qui n’ait sérieu­se­ment étu­dié la doc­trine de saint Thomas ; quant à ceux qui ne la connaissent pas, qu’ils soient pure­ment et sim­ple­ment écar­tés. Car ceux qui se seront plei­ne­ment consa­crés à suivre l’esprit de saint Thomas ne s’éloigneront cer­tai­ne­ment pas de lui, sauf à contre­cœur et excep­tion­nel­le­ment [25] ». Ces deux condi­tions méritent d’être esti­mées avec soin. Si ce n’est pas per­mis sauf « à contre­cœur », nul ne s’y ris­que­ra pour une rai­son seule­ment pro­bable, mais for­cé par des motifs très graves, et l’on pré­fè­re­ra dans les opi­nions pro­bables être d’accord avec saint Thomas, pour suivre la doc­trine « uni­forme » et « sûre » évo­quée plus haut. Et ce ne sera pos­sible qu’exceptionnellement, à condi­tion qu’on ait jugé droi­te­ment de son avis, de manière, évi­dem­ment, que l’on ne remette pas tout l’ensemble en cause, mais seule­ment les ques­tions dis­pu­tées entre théo­lo­giens catho­liques, avec les res­tric­tions que nous venons d’indiquer : nul ne pour­ra sans dan­ger s’écarter de la doc­trine de saint Thomas, sauf « sur l’une ou l’autre conclu­sion, qui n’ait pas une impor­tance spé­ciale », et en aucun cas « dans les thèses fon­da­men­tales et celles qui servent de prin­cipe à plu­sieurs autres ».

Exhortation à tous les professeurs

Ce que nous venons d’exposer sur le choix des doc­trines dans le pro­gramme des études, c’est pré­ci­sé­ment ce que la Compagnie de Jésus, selon les pres­crip­tions de son Père fon­da­teur, a don­né à ses étu­diants afin de les for­mer au mieux à pro­cu­rer la gloire de Dieu et l’utilité de l’Eglise et du pro­chain, non moins qu’à assu­rer leur pro­grès per­son­nel. Cet agen­ce­ment nous a paru si juste et à pro­pos que, quand même il ne serait pas impo­sé par les règles de la Compagnie, nous l’eussions nous-​même pres­crit ; ce qu’en ver­tu de notre auto­ri­té apos­to­lique nous éta­blis­sons et édic­tons dès à pré­sent. Et il nous vient joie et espé­rance à l’idée que, lorsque nous aurons gagné les étu­diants de la Compagnie à la cause de l’œuvre que nous recher­chons, à savoir l’établissement de la phi­lo­so­phie tho­miste, il ne res­te­ra plus qu’à les exhor­ter à pré­ser­ver leurs règles dis­ci­pli­naires. Que si nos com­man­de­ments sus­dits réclament des mêmes étu­diants de la Compagnie une obéis­sance pieuse et dili­gente, c’est avec plus encore de pié­té et de dili­gence que les maîtres de col­lège, en y for­mant la jeu­nesse confiée à leurs soins, aus­si bien que les res­pon­sables des études, par leur vigi­lance et leur appli­ca­tion, se consa­cre­ront à leur don­ner force et les obser­ve­ront inté­gra­le­ment. En par­ti­cu­lier, les res­pon­sables s’y effor­ce­ront par un devoir de conscience, qui sont char­gés de choi­sir les can­di­dats aux fonc­tions d’enseignement : qu’ils n’hésitent pas en ces matières à se cou­vrir de notre auto­ri­té, pour favo­ri­ser et pro­mou­voir judi­cieu­se­ment ceux qui leur paraî­traient d’un carac­tère obéis­sant et appli­qués à la doc­trine de saint Thomas, et pour exclure de l’enseignement sans égard de per­sonne ceux dont ils consta­te­ront un moindre empres­se­ment. Ainsi, à l’université pon­ti­fi­cale gré­go­rienne, qui se trouve pour ain­si dire sous nos yeux, et en faveur de laquelle nous n’avons pas ména­gé nos sou­cis et nos soins, nous nous réjouis­sons qu’il en soit selon nos vœux et nos ordres, et nous la voyons en consé­quence fleu­rir de l’affluence de nom­breux étu­diants et d’une répu­ta­tion de bonne et solide doc­trine. Des fruits si excel­lents ne se feront certes pas dési­rer long­temps, par­tout où la doc­trine sera répan­due par des hommes que ce même esprit anime et que ces mêmes études auront nourris.

Pour finir, afin d’assurer la durée de nos consignes, ain­si que leur durable affer­mis­se­ment et leur suc­cès le plus large et le plus pro­fi­table, nous décré­tons que cette Lettre apos­to­lique pro­mul­guée sous forme de Bref, serve de loi stricte et défi­ni­tive concer­nant le choix de la doc­trine au sein de toute la Compagnie de Jésus, et qu’elle soit tenue pour telle par tous ; qu’elle s’ajoute aux autres docu­ments pon­ti­fi­caux com­plé­tant les sta­tuts de la même Compagnie, et qu’on s’y réfère comme à une règle cer­taine si quelque ques­tion est sou­le­vée sur l’ordonnancement des études ; que des exem­plaires en soient dis­tri­bués à tous et cha­cun des membres, qu’ils soient supé­rieurs, Préfets des études, pro­fes­seurs de théo­lo­gie ou de phi­lo­so­phie, ou cen­seurs de livres ; qu’elle soit lue en com­mun à table dès qu’elle aura été reçue, et répé­tée chaque année à la reprise des cours, dans toutes les uni­ver­si­tés et les mai­sons de la Compagnie où l’on étu­die la phi­lo­so­phie ou la théo­lo­gie. Par ailleurs, que nos affir­ma­tions et déci­sions conte­nus dans cette lettre demeurent toutes inva­riables et fermes à per­pé­tui­té : nous décla­rons vain et sans valeur ce que qui­conque pour­rait y oppo­ser à l’avenir, rien ni per­sonne ne pou­vant y faire légi­time obstacle.

Donné à Rome près saint Pierre, sous l’anneau du Pêcheur, le 30 décembre de l’an 1892, de notre pon­ti­fi­cat le quinzième.

S. Card. Vannutelli.

Source : Texte tra­duit par nos soins à par­tir du texte latin dans Sanctus Thomas Aquinas “Doctor com­mu­nis” Ecclesiæ, Fr. J. J. Berthier O.P. – Les titres ont été ajou­tés par LPL.

Notes de bas de page
  1. Const. p. IV, cap. V, § 4.[]
  2. Const. p. III, cap. I, § 13.[]
  3. Congr. V, décr. 56[]
  4. Const. p. III, cap. I, decl. O.[]
  5. Const. p. VIII, cap. I, litt. K ; Cong. V, decr. 56[]
  6. Const. p. X, § 9.[]
  7. Exam. Cap. III, § 11.[]
  8. Const. p. IV cap. XIV, § 1[]
  9. Congr. V, decr. 41[]
  10. Ibid. decr. 56[]
  11. Card. Sfortia Pallavicini, Vindicationes Soc. Jesu, cap. 24[]
  12. Congr. III, can. 8[]
  13. Congr. XVI, decr. 36[]
  14. Congr. XXIII, decr. 15[]
  15. Ibid. decr. 18[]
  16. Lettre du P. C. Acquaviva, 1613 : De obser­van­da ratione stu­dio­rum deque doc­tri­na sanc­ti Thomae ; Ordonnance du P. F. Piccolomini : Pro stu­diis super­io­ri­bus, 1651 ; Ordonnance du P. P. Beckx, 1858.[]
  17. Congr. V, decr. 56[]
  18. Ibid. Decr. 41[]
  19. De soli­di­tate et uni­for­mi­tate doc­tri­nae, 24 mai 1611.[]
  20. Decr. 18[]
  21. Congr. V, decr. 56[]
  22. Ib. decr. 41[]
  23. RP C. Aquaviva, Lettre de 1611, op. cit.[]
  24. Congr. V, decr. 41[]
  25. Congr. V, decr. 56[]
4 août 1880
Proclamant Saint Thomas d'Aquin patron des écoles catholiques
  • Léon XIII
3 décembre 1880
Sur trois œuvres pies: propagation de la Foi de Mlle Marie-Pauline Jaricot, à la Sainte-Enfance et l'œuvre des Écoles d'Orient
  • Léon XIII