Le VIe Congrès International de Droit Pénal s’étant tenu à Rome, les participants furent reçus en audience à Castelgandolfo et le Souverain Pontife lut le discours suivant :
Nous croyons que très rarement un groupe aussi important et aussi choisi de juristes, spécialistes de la science et de la pratique du droit, venus du monde entier, se soient trouvés réunis dans la demeure du Pape, comme Nous vous voyons aujourd’hui rassemblés autour de Nous. Notre joie est d’autant plus grande, Messieurs, de vous souhaiter la bienvenue dans Notre maison. Ce salut s’adresse à chacun de vous comme à l’ensemble de votre sixième Congrès International de Droit Pénal qui, pendant ces derniers jours, a déployé une activité intense. Nous prenons un vif intérêt au déroulement de votre Congrès, et Nous ne pouvons Nous empêcher de faire au sujet de ses objectifs et de ses résolutions quelques considérations de principes : Nous espérons répondre ainsi aux souhaits qui sont parvenus de vos rangs jusqu’à Nous.
Le Pape situe le droit pénal :
Une vie sociale, pacifique et ordonnée, dans la communauté nationale ou dans celle des peuples, n’est possible que si l’on observe les normes juridiques qui règlent l’existence et le travail en commun des membres de la société. Mais, il se trouve toujours des gens qui ne s’en tiennent pas à ces normes et qui violent le droit. Contre eux, la société doit se protéger. De là, le droit pénal qui punit la transgression et par le châtiment ramène le transgresseur à l’observation du droit violé.
Ensuite, le Pape signale la nécessité d’internationaliser certains articles du droit pénal :
Les Etats et les peuples ont chacun leur droit pénal propre. Ceux-ci sont constitués par l’assemblage de nombreuses parties et toujours il subsiste entre eux une diversité plus ou moins grande. Comme de nos jours on change facilement de domicile et l’on passe fréquemment d’un Etat dans un autre, il est souhaitable qu’au moins les délits les plus graves soient sanctionnés partout et, si possible, d’une manière également sévère de sorte que les coupables ne puissent nulle part se soustraire ou être soustraits au châtiment. C’est une entente et un soutien réciproques de ce genre que le droit pénal international tâche de réaliser.
Si ce que Nous disions vaut déjà en temps normal, l’urgence en apparaît tout particulièrement en temps de guerre et lors de troubles politiques violents, quand des luttes civiles éclatent à l’intérieur d’un Etat. Le délinquant en matière politique trouble autant l’ordre de la vie sociale que le délinquant du droit commun : ni l’un ni l’autre ne peuvent avoir l’assurance de l’impunité.
Protéger les individus et les peuples contre l’injustice et les violations du droit par l’élaboration d’un droit pénal international constitue un objectif élevé. C’est pour essayer de l’atteindre que Nous voudrions vous adresser quelques mots.
La guerre et l’après-guerre ont montré la nécessité d’établir des normes internationales :
Nous parlerons d’abord de l’importance du droit pénal international telle qu’elle ressort de l’expérience de ces dernières dizaines d’années.
Cette expérience couvre deux guerres mondiales et leurs répercussions. Au cours de leurs péripéties, à l’intérieur des pays et entre eux, et lorsque les totalitarismes politiques se déployaient librement, des faits se sont produits dont l’unique loi était la violence et le succès : on a témoigné alors d’un cynisme impensable en des circonstances normales pour atteindre la fin proposée et la neutralisation de l’adversaire. Celui-ci n’était plus en général considéré comme un homme. Ce ne sont pas des forces naturelles aveugles, mais des hommes qui, tantôt avec une passion sauvage, tantôt avec une froide réflexion, ont apporté à des individus, à des communautés, à des peuples, d’indicibles souffrances, la misère et l’anéantissement.
Ceux qui agissaient ainsi se sentaient sûrs ou tentaient de se procurer l’assurance que personne ne pourrait jamais, où que ce soit, leur demander des comptes. Si le destin se tournait contre eux, il leur restait toujours possible de fuir à l’étranger. Telle était la disposition d’âme de ceux qui se conduisaient eux-mêmes en criminels ou qui, forts de leur puissance, commandaient aux autres, les forçaient à agir, ou leur laissaient commettre le mal, bien qu’ils pussent et fussent obligés de les en empêcher.
Chez leurs sujets, tout ceci créait l’impression d’une carence du droit, d’un manque de protection, et celle d’être livrés à l’arbitraire et à la force brutale. Mais cela révélait aussi une exigence : il faut que tous les coupables dont Nous venons de parler soient, sans considération de personne, obligés de rendre compte, qu’ils subissent la peine et que rien ne puisse les soustraire au châtiment de leurs actes, ni le succès, ni même « l’ordre d’en haut » qu’ils ont reçu.
C’est le sens humain spontané de la justice qui exige une sanction et qui aperçoit dans la menace d’une peine applicable à tous une garantie, sinon infaillible, du moins non négligeable contre de tels délits. Ce sens de la justice a trouvé en gros une expression suffisante dans le droit pénal des Etats, pour ce qui concerne les délits de droit commun ; à un moindre degré, dans les cas de violences politiques à l’intérieur des Etats ; et très peu, jusqu’à présent, pour les faits de guerre entre les Etats et les peuples.
Et cependant un sens équilibré de la justice ne pose pas des exigences moins évidentes, ni moins urgentes, et, s’il y est satisfait, on n’éprouvera pas moins sa force d’inhibition. La certitude, confirmée par les traités, que l’on devra rendre compte — même si l’acte délictueux réussit, même si l’on commet le délit à l’étranger, même si l’on fuit à l’étranger après l’avoir commis — cette certitude est une garantie à ne pas sous-estimer. La considération de ces circonstances est propre à faire comprendre, même au premier venu, l’importance d’un droit pénal international. En effet, il ne s’agit pas ici de simples exigences de la nature humaine et du devoir moral, mais de l’élaboration de normes juridiques coercitives clairement définies qui, en vertu de traités formels, deviennent obligatoires pour les Etats contractants.
Il faut prévoir des sanctions uniformes pour les délits particulièrement graves :
En second lieu, Nous parlerons des catégories de délits, dont le droit pénal international a l’intention de s’occuper.
Si déjà le droit pénal ordinaire doit appliquer le principe qu’il ne peut prendre pour objets tous les actes contraires à la morale, mais ceux-là seuls qui menacent sérieusement l’ordre de la vie communautaire, ce même principe mérite une considération toute spéciale lors de l’élaboration d’un droit pénal international [1]. Ce serait une entreprise vouée d’avance à l’échec que de vouloir établir des conventions internationales au sujet de toutes les infractions quelque peu importantes. On ne doit envisager ici, que les délits particulièrement graves, disons même, les plus graves. Pour eux seuls, il est possible d’uniformiser le droit pénal entre les Etats.
Les sanctions doivent être basées sur des critères objectifs :
En outre, le choix et la délimitation des délits à punir doivent se baser sur des critères objectifs : la gravité de certains délits et la nécessité de procéder précisément contre eux. Sous ces deux aspects, il est d’une importance décisive de tenir compte des éléments suivants :
- 1) la valeur des biens lésés ; ce ne seront que les plus considérables ;
- 2) la force d’attrait qui pousse à léser ;
- 3) l’intensité de la volonté mauvaise que l’on déploie habituellement, quand on commet ces délits ;
- 4) le degré de perversion de l’ordre juridique dans la personne du délinquant, au cas, par exemple où ceux qui devraient être les gardiens du droit le violent eux-mêmes ;
- 5) la gravité de la menace qui pèse sur l’ordre juridique à cause de circonstances extraordinaires, qui d’une part accentuent le péril d’entreprises délictueuses, et d’autre part les rendent beaucoup plus redoutables dans leurs effets. Qu’on songe, par exemple, aux situations d’exception, aux états de guerre et de siège.
Sur la base de ces critères, on peut citer une série de cas que devrait sanctionner un droit pénal international.
Pie XII énonce une série de cas qui devraient relever d’un droit pénal international.
En premier lieu, le crime de guerre.
En première place se trouve le crime d’une guerre moderne, que n’exige pas la nécessité inconditionnée de se défendre et qui entraîne — Nous pouvons le dire sans hésiter — des ruines, des souffrances et des horreurs inimaginables. La communauté des peuples doit compter avec les criminels sans conscience, qui, pour réaliser leurs plans ambitieux, ne craignent pas de déclencher la guerre totale. C’est pourquoi si les autres peuples désirent protéger leur existence et leurs biens les plus précieux et s’ils ne veulent pas laisser les coudées franches aux malfaiteurs internationaux, il ne leur reste qu’à se préparer pour le jour où ils devront se défendre. Ce droit à se tenir sur la défensive, on ne peut le refuser, même aujourd’hui, à aucun Etat. Cela ne change d’ailleurs absolument rien au fait que la guerre injuste est à placer au premier rang des délits les plus graves, que le droit pénal international met au pilori, qu’il frappe des peines les plus lourdes, et dont les auteurs restent en tout cas coupables et passibles du châtiment prévu.
En deuxième lieu, certains procédés de guerre :
Les guerres mondiales que l’humanité a vécues, et les événements qui se sont déroulés dans les Etats totalitaires, ont engendré encore beaucoup d’autres méfaits, parfois plus graves, qu’un droit pénal international devrait rendre impossibles, ou dont il devrait débarrasser la communauté des Etats. Aussi même dans une guerre juste et nécessaire, les procédés efficaces ne sont pas tous défendables aux yeux de qui possède un sens exact et raisonnable de la justice. La fusillade en masse d’innocents par représailles pour la faute d’un particulier n’est pas un acte de justice, mais une injustice sanctionnée ; fusiller des otages innocents ne devient pas un droit parce qu’on en fait une nécessité de guerre. Ces dernières dizaines d’années, on a vu massacrer par haine de race ; on a mis à jour devant le monde entier les horreurs et les cruautés des camps de concentration ; on a entendu parler de la « suppression » par centaines de milliers « d’êtres inadaptés à la vie », d’impitoyables déportations en masse, dont les victimes étaient livrées à la misère souvent avec femmes et enfants, de violences exercées sur un si grand nombre de jeunes filles et de femmes sans défense, de chasse à l’homme organisée parmi la population civile pour enrôler des travailleurs ou plus exactement des esclaves du travail. L’administration de la justice dégénéra par endroits jusqu’à un arbitraire sans limites tant dans les procédés d’enquête que dans le jugement et l’exécution de la sentence. Pour se venger de quelqu’un dont les actes étaient peut-être moralement irréprochables, on n’a même pas eu honte parfois de s’en prendre aux membres de sa famille.
Ces quelques exemples — vous savez qu’il en existe beaucoup d’autres — peuvent suffire pour montrer quel genre de délits doivent faire l’objet de conventions internationales capables d’assurer une protection efficace et qui indiqueront exactement les délits à poursuivre et fixeront leurs caractéristiques avec une précision toute juridique.
Le droit pénal doit fixer pour chaque délit une peine.
Le troisième point, qui exige au moins une brève mention, concerne les peines que doit requérir le droit pénal international. Une remarque générale peut ici suffire.
Il existe une façon de punir qui livre le droit pénal au ridicule ; mais il en est une qui dépasse toute mesure raisonnable. Là où l’on jouerait avec la vie humaine un jeu criminel ; où des centaines et des milliers de gens seraient livrés à la misère extrême et poussés à la détresse : une pure et simple privation des droits civils constituerait un affront à la justice. Quand, au contraire, la transgression d’un règlement de police, quand une parole inconsidérée contre l’autorité est punie de la fusillade ou du travail forcé à perpétuité, le sens de la justice se révolte. La fixation des peines dans le droit pénal et leur adaptation au cas particulier devrait répondre à la gravité des délits.
Le droit pénal des divers Etats se charge en général d’énumérer les sanctions et de préciser les normes qui les déterminent, ou il laisse ce soin au juge. Mais il faudrait tâcher d’obtenir par des conventions internationales un ajustement de ces peines, si bien que les délits cités dans les conventions ne puissent nulle part donner quelque profit, c’est-à-dire que leur punition ne soit pas moins redoutable dans un pays que dans un autre, et qu’on ne puisse espérer un jugement plus bénin devant un tribunal que devant un autre. Imposer de force un tel ajustement aux Etats serait impossible. Mais un échange de vues objectif pourrait laisser cependant une chance d’arriver peu à peu à un accord sur l’essentiel. On ne rencontrerait d’obstacle invincible que là où un système politique serait lui-même bâti sur les injustices précitées que l’entente internationale doit poursuivre. Qui vit de l’injustice ne peut contribuer à l’élaboration du droit et qui se sait coupable ne proposera pas une loi qui établit sa culpabilité et le livre au châtiment. Cette circonstance explique un peu ce qui est arrivé quand on a tenté de faire reconnaître les « Droits de l’Homme », bien qu’il existe d’autres difficultés qui procèdent de motifs entièrement différents.
Pie XII traite ensuite des garanties juridiques.
Nous parlerons en quatrième lieu des garanties juridiques, dont il est question à diverses reprises dans le programme de votre Congrès.
La fonction du droit, sa dignité et le sentiment d’équité naturel à l’homme, demandent que, du début jusqu’à la fin, l’action punitive se base non sur l’arbitraire et la passion, mais sur des règles juridiques claires et fermes. Cela signifie d’abord qu’il y a une action juridique, au moins sommaire, si l’on ne peut attendre sans danger, et que par réaction contre un délit on ne passe pas outre au procès pour mettre la justice devant le fait accompli. Venger un attentat à la bombe commis par un inconnu en fauchant à la mitrailleuse les passants qui se trouvent par hasard dans la rue, n’est pas un procédé légal.
Et d’abord en matière d’arrestation.
Déjà le premier pas de l’action punitive, l’arrestation, ne peut obéir au caprice, mais doit respecter les normes juridiques. Il n’est pas admissible que même l’homme le plus irréprochable puisse être arrêté arbitrairement et disparaître sans plus dans une prison. Envoyer quelqu’un dans un camp de concentration et l’y maintenir sans aucun procès régulier, c’est se moquer du droit.
De même, il faut exclure la torture.
L’instruction judiciaire doit exclure la torture physique et psychique et la narco-analyse, d’abord parce qu’elles lèsent un droit naturel, même si l’accusé est réellement coupable, et puis parce que trop souvent elles donnent des résultats erronés. Il n’est pas rare qu’elles aboutissent exactement aux aveux souhaités par le tribunal et à la perte de l’accusé, non parce que celui-ci est coupable en fait, mais parce que son énergie physique et psychique est épuisée et qu’il est prêt à faire toutes les déclarations que l’on voudra. « Plutôt la prison et la mort que pareille torture physique et psychique ! » De cet état de choses Nous trouvons d’abondantes preuves dans les procès spectaculaires bien connus avec leurs aveux, leurs autoaccusations et leurs requêtes d’un châtiment impitoyable.
Il y a 1100 ans environ, en 866, le grand Pape Nicolas Ier répondait de la manière suivante à l’une des demandes d’un peuple qui venait d’entrer en contact avec le christianisme [2].
« Si un voleur ou un brigand est pris et nie ce qu’on lui impute, vous affirmez chez vous que le juge doit lui rouer la tête de coups et lui percer les côtés avec des pointes de fer jusqu’à ce qu’il dise la vérité. Cela, ni la loi divine ni la loi humaine ne l’admettent : l’aveu ne doit pas être forcé, mais spontané ; il ne faut pas qu’il soit extorqué, mais volontaire ; enfin s’il arrive qu’après avoir infligé ces peines, vous ne découvrez absolument rien de ce dont on charge l’inculpé, ne rougissez-vous donc pas à ce moment du moins et ne reconnaissez-vous pas combien votre jugement fut impie ? De même, si l’inculpé ne pouvant supporter de telles tortures, avoue des crimes qu’il n’a pas commis, qui, je vous le demande, porte la responsabilité d’une telle impiété, sinon celui qui l’a contraint à pareil aveu mensonger ? Bien plus, on le sait, si quelqu’un profère des lèvres ce qu’il n’a pas dans l’esprit, il n’avoue pas mais il parle. Renoncez donc à ces choses et maudissez du fond du cœur ce que, jusqu’à présent, vous avez eu la folie de pratiquer ; en effet, quel fruit avez-vous retiré de ce dont vous rougissez maintenant ? »
Qui ne souhaiterait que durant le long intervalle écoulé depuis lors, la justice ne se soit jamais écartée de cette règle ! Qu’il faille aujourd’hui rappeler cet avertissement donné voici 1100 ans, est un triste signe des égarements de la pratique judiciaire au vingtième siècle.
Il faut ménager pour l’accusé des moyens de défense.
Parmi les garanties de l’action judiciaire, on compte aussi la possibilité pour l’accusé de se défendre réellement, et non seulement pour la forme. Il doit lui être permis, ainsi qu’à son défenseur, de soumettre au tribunal tout ce qui parle en sa faveur ; il est inadmissible que la défense ne puisse avancer que ce qui agrée au tribunal et à une justice partiale.
Le tribunal doit être composé de juges impartiaux.
Aux garanties du droit se rattache comme un facteur essentiel, la composition impartiale de la cour de justice. Le juge ne peut être « partie », ni personnellement ni pour l’Etat. Un juge qui possède le sens véritable de la justice renoncera de lui-même à l’exercice de sa juridiction dans le cas où il devrait se considérer comme partie. Les « tribunaux populaires », qui dans les Etats totalitaires furent composés exclusivement de membres du parti, n’offraient aucune garantie juridique.
L’impartialité du collège des juges doit être assurée aussi et surtout quand des relations internationales sont engagées dans les procès pénaux. En pareil cas, il peut être nécessaire de recourir à un tribunal international, ou du moins de pouvoir en appeler du tribunal national à un tribunal international. Celui qui n’est pas impliqué dans le différend, ressent un malaise lorsqu’après la fin des hostilités, il voit le vainqueur juger le vaincu pour des crimes de guerre, alors que ce vainqueur s’est rendu coupable envers le vaincu de faits analogues. Les vaincus peuvent sans doute être coupables ; leurs juges peuvent avoir un sens manifeste de la justice et la volonté d’une entière objectivité ; malgré cela, en pareil cas, l’intérêt du droit et la confiance que mérite la sentence demanderont assez souvent d’adjoindre au tribunal des juges neutres, de telle manière que la majorité décisive dépende de ceux-ci. Le juge neutre ne doit pas considérer alors comme de son devoir d’acquitter l’accusé ; il doit appliquer le droit en vigueur et se comporter d’après lui. Mais l’adjonction précitée donne à tous les intéressés immédiats, aux tiers hors de cause et à l’opinion publique mondiale une assurance plus grande que le « droit » sera prononcé. Elle constitue sans aucun doute une certaine limitation de la souveraineté propre ; mais cette renonciation est plus que compensée par l’accroissement de prestige, par le surplus de considération et de confiance envers les décisions judiciaires de l’Etat qui agit ainsi.
Il faut déterminer exactement la faute.
Parmi les garanties exigées par le droit, il n’est rien peut-être d’aussi important ni d’aussi difficile à obtenir que la détermination de la culpabilité. Ce devrait être en droit pénal un principe inattaquable que la « peine » au sens juridique suppose toujours une « faute ». Le principe de causalité pure et simple ne mérite pas d’être reconnu comme un principe juridique se suffisant à lui tout seul. Il n’y a là d’ailleurs aucune menace pour le droit. Dans le délit commis avec intention mauvaise, le principe de causalité sort son plein effet ; le résultat — l’effectu secuto du droit canonique — peut réellement être exigé pour que l’existence d’un délit soit vérifiée ; mais, en droit pénal, la causalité et le résultat obtenu ne sont imputables que s’ils vont de pair avec la culpabilité.
Ici, le juge se heurte à des problèmes difficiles, même très difficiles. Pour les résoudre, il faut avant tout un examen consciencieux du fait subjectif — l’auteur du délit connaissait-il suffisamment l’illégalité de son acte ? sa décision de l’accomplir était-elle substantiellement libre ? On s’aidera pour répondre à ces questions des présomptions prévues par le droit. S’il est impossible d’établir la culpabilité avec une certitude morale on s’en tiendra au principe : in dubio standum est pro reo.
Que décider dans le cas de participation à un crime commandé par des instances supérieures ?
On trouve déjà tout ceci dans le procès criminel simple. Mais les nombreux procès de la guerre et de l’après-guerre jusqu’à nos jours ont conféré au problème une physionomie particulière. Le juge y devait et y doit encore étudier le cas de ceux qui ont commandé à d’autres de commettre un délit, ou qui ne l’ont pas empêché bien qu’ils le pussent et le dussent. Plus fréquemment encore se posait la question de la culpabilité de ceux qui n’avaient commis de faute que sur l’ordre de leurs chefs ou même forcés par eux sous la menace des pires châtiments et souvent de la mort. Bien souvent, dans ces procès, les accusés ont invoqué cette circonstance qu’ils n’avaient agi que sur injonction des « instances supérieures ».
Sera-t-il possible d’obtenir par des conventions internationales, d’une part, que les chefs soient mis juridiquement dans l’incapacité d’ordonner des crimes, et soient punissables pour avoir donné de tels ordres ; et d’autre part, que les subordonnés soient dispensés d’exécuter ceux-ci, et soient punissables s’ils y obtempéraient ? Sera-t-il possible de supprimer par des conventions internationales la contradiction juridique par laquelle un inférieur est menacé dans ses biens et sa vie, s’il n’obéit pas, et, s’il obéit, d’avoir à craindre qu’après les hostilités le parti lésé, s’il remporte la victoire, ne le traduise en justice comme « criminel de guerre » ? Aussi claire que puisse être la norme morale dans ces cas — aucune instance supérieure n’est habilitée à commander un acte immoral ; il n’existe aucun droit, aucune obligation, aucune permission d’accomplir un acte en soi immoral, même s’il est commandé, même si le refus d’agir entraîne les pires dommages personnels — cette norme morale n’entre pas pour l’instant en discussion ; il s’agit à présent de mettre fin à la contradiction juridique que Nous avons signalée, en établissant par le moyen de conventions internationales des règles juridiques positives, bien définies reconnues par les Etats contractants et obligatoires.
Il faut examiner le cas des fautes collectives.
La même nécessité d’un règlement international existe par rapport au principe, si souvent invoqué et appliqué ces dernières dizaines d’années, de la faute collective, sur lequel le juge avait à se prononcer lors du procès sur la culpabilité de l’accusé et qui, plus souvent encore, servit à justifier des mesures administratives. Les Etats et les tribunaux qui trouvaient dans le principe de la faute collective une justification à leurs prétentions et à leurs agissements, l’invoquaient en théorie et l’appliquaient comme règle d’action. Les opposants le contestaient, le considéraient comme inacceptable dans tout ordre de choses établi seulement par les hommes, parce qu’entaché de contradiction en lui-même et au point de vue juridique. Mais ici aussi, le problème éthique et philosophique de la faute purement collective n’est pas en jeu pour le moment ; il s’agit plutôt de trouver et de fixer juridiquement une formule pratique adoptable en cas de conflit, surtout de conflit international, où la faute collective peut être d’une importance décisive pour déterminer la culpabilité et l’a été plus d’une fois. La garantie d’un processus juridique régulier exige ici que l’action des gouvernements et des tribunaux soit soustraite à l’arbitraire et à l’opinion purement personnelle et reçoive un fondement solide de normes juridiques claires, un fondement qui réponde à la saine raison, au sentiment universel de justice, et à la disposition duquel les gouvernements contractants puissent mettre leur autorité et leur force de coercition.
Les fondements du droit.
Un dernier mot au sujet de certains fondements du droit pénal. Ce sont les suivants :
- 1. — L’établissement d’un droit positif présuppose une série d’exigences fondamentales empruntées à l’ordre ontologique.
- 2. — Il faut édifier le droit pénal sur l’homme comme être personnel et libre.
- 3. — Seul peut être puni celui qui est coupable et responsable devant une autorité supérieure.
- 4. — La peine et son application sont en dernière analyse des fonctions nécessaires de l’ordre juridique.
Il y a un droit essentiel.
1. — Le droit est nécessairement fondé en dernier ressort sur l’ordre ontologique, sa stabilité, son immutabilité. Partout où des hommes et des peuples sont groupés en communautés juridiques, ne sont-ils pas précisément des hommes, avec une nature humaine substantiellement identique ? Les exigences, qui découlent de cette nature, sont les normes ultimes du droit. Aussi différente que puisse être la formulation de ces exigences en droit positif, d’après les temps et les lieux, d’après le degré d’évolution et de culture, leur noyau central, parce qu’il exprime la « nature », est toujours la même.
Ces exigences sont comme le point mort d’un pendule. Le droit positif dépasse le point mort, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, mais le pendule retourne toujours, qu’il le veuille ou non, au point mort fixé par la nature. Que l’on appelle ces exigences de la nature « droit », « normes éthiques », ou « postulats de la nature », peu importe. Mais il faut reconnaître le fait qu’elles existent ; qu’elles n’ont pas été établies par le caprice de l’homme ; qu’elles sont enracinées ontologiquement dans la nature humaine que l’homme n’a pas façonnée lui-même ; qu’elles doivent donc se trouver partout ; que par conséquent, tout droit public et tout droit des gens trouvent dans la nature humaine commune un fondement clair, solide et durable.
Il s’ensuit qu’un positivisme juridique extrême ne peut se justifier devant la raison. Il représente le principe : « Le droit comprend tout ce qui est établi comme “ droit ” par le pouvoir législatif dans la communauté nationale ou internationale, et rien que cela, tout à fait indépendamment de n’importe quelle exigence fondamentale de la raison ou de la nature ». Si l’on s’appuie sur ce principe, rien n’empêche qu’un contresens logique et moral, la passion déchaînée, les caprices et la violence brutale d’un tyran et d’un criminel puissent devenir « le droit ». L’histoire fournit, on le sait, plus d’un exemple de cette possibilité devenue réalité. Là où par contre le positivisme juridique est compris de telle sorte que, tout en reconnaissant pleinement ces exigences fondamentales de la nature, on n’utilise le terme « droit » que pour les lois élaborées par le législatif, plusieurs jugeront peut-être cet emploi peu exact dans sa généralité ; toujours est-il qu’il offre une base commune pour l’édification d’un droit international fondé sur l’ordre ontologique.
Il faut considérer les hommes comme responsables de leurs actes.
2. — La réalisation de l’ordre ontologique s’obtient d’une manière essentiellement autre que l’ordre physique. Ce dernier se réalise automatiquement par la nature des choses elle-même. Celui-là par contre ne s’accomplit que par la décision personnelle de l’homme, quand précisément il conforme sa conduite à l’ordre juridique. « L’homme décide de chacun de ses actes personnels » : cette phrase est une conviction humaine indéracinable. La généralité des hommes n’admettra jamais que ce que l’on appelle l’autonomie du vouloir ne soit qu’un tissu de forces internes et externes.
On parle volontiers des mesures de sûreté destinées à remplacer la peine ou à l’accompagner, de l’hérédité, des dispositions naturelles, de l’éducation, de l’influence étendue des dynamismes à l’œuvre dans les profondeurs de l’inconscient. Bien que ces considérations puissent donner des résultats intéressants, qu’on ne complique pas le fait tout simple : l’homme est un être personnel, doué d’intelligence et de volonté libre, un être qui finalement décide lui-même de ce qu’il fait ou ne fait pas. Être doué d’autodétermination ne veut pas dire échapper à toute influence interne et externe, à tout attrait et à toute séduction ; cela ne veut pas dire ne pas lutter pour garder le droit chemin, ne pas devoir livrer chaque jour un combat difficile contre des poussées instinctives peut-être maladives ; mais cela signifie ensuite que l’homme normal doit servir de règle dans la société et dans le droit.
Le droit pénal n’aurait pas de sens, s’il ne prenait en considération cet aspect de l’homme ; mais si celui-ci a la vérité pour soi, le droit pénal a un sens plénier. Et puisque cet aspect de l’homme est une conviction de l’humanité, les efforts pour uniformiser le droit pénal ont une base solide.
Seul le coupable doit être puni.
3. — Un troisième présupposé de la justice pénale est le facteur de la faute. Celui-ci situe en dernier ressort la frontière entre la justice au sens propre et les mesures administratives de sécurité. Sur lui repose finalement le veto inconditionné de l’ordre juridique pénal contre l’arbitraire et les violations du droit ; de lui se tire une dernière motivation et délimitation des garanties requises dans la procédure pénale.
Le droit pénal dans sa nature intime est une réaction de l’ordre juridique contre le délinquant ; il présuppose le lien causal entre celui-ci et celui-là. Mais ce lien causal doit être établi par le délinquant coupable.
C’est une erreur de la pensée juridique que de contester la nécessité de ce lien causal en alléguant que la peine se justifie entièrement par la dignité du droit violé. Cette violation — on l’affirme — demande une satisfaction qui consiste à imposer une peine douloureuse à l’auteur du délit, ou à un autre qui est soumis à l’ordre juridique violé.
L’importance de la culpabilité, de ses présupposés et de ses effets en droit exigent, et cela surtout chez le juge, une connaissance approfondie du processus psychologique et juridique de sa genèse. A cette seule condition, le juge s’épargnera l’incertitude pénible qui pèse sur le médecin obligé de prendre une décision, mais qui ne peut établir aucun diagnostic certain d’après les symptômes de la maladie, parce qu’il n’aperçoit pas leur cohérence interne.
Au moment du délit, le délinquant a devant les yeux la défense portée par l’ordre juridique ; il est conscient de celui-ci et de l’obligation qu’il impose ; mais en dépit de cette conscience, il se décide contre ce veto et, pour exécuter cette décision, il accomplit le délit externe. Voilà le schéma d’une violation coupable du droit. En raison de ce processus interne et externe, on attribue l’action à son auteur comme à sa cause ; elle lui est imputée comme faute, parce qu’il l’a commise en vertu d’une décision consciente ; l’ordre est violé et l’autorité de l’Etat, qui en est le gardien, lui en demande compte ; il tombe sous le coup des peines, fixées par la loi et imposées par le juge. Les influences multiples exercées sur les actes d’intelligence et de volonté — donc sur les deux facteurs qui représentent les éléments constitutifs essentiels de la culpabilité — n’altèrent pas la structure fondamentale de ce processus, quelle que soit leur importance dans l’appréciation de la gravité de la faute.
Parce que le schéma ainsi esquissé est emprunté à la nature de l’homme et à celle de la décision coupable, il vaut partout. Il fournit la possibilité d’une base commune aux discussions internationales et peut rendre des services appréciés lors de la formulation de règles juridiques qui doivent être incorporées à une convention internationale.
La connaissance approfondie de ces questions difficiles empêche aussi la science du droit pénal de glisser dans la pure casuistique, et d’autre part, l’oriente dans l’usage de la casuistique nécessaire dans la pratique, et donc justifiable.
Si, au contraire, l’on refuse de fonder le droit pénal sur le facteur de la culpabilité comme sur une circonstance essentielle il sera difficile de créer un vrai droit pénal et d’arriver à une entente lors de discussions internationales.
Appliquer une peine est une nécessité pour la sauvegarde du bien commun.
4. — Il reste un mot à dire sur le sens dernier de la peine. La majorité des théories modernes du droit pénal explique la peine et la justifie en fin de compte comme une mesure de protection, c’est-à-dire de défense de la communauté contre les entreprises délictueuses, et en même temps, comme une tentative pour ramener le coupable à l’observation du droit. Dans ces théories, la peine peut comporter aussi des sanctions sous la forme d’une diminution de certains biens assurés par le droit, afin d’apprendre au coupable à vivre honnêtement. Mais ces théories refusent de considérer l’expiation du délit commis, qui sanctionne la violation du droit, comme la fonction capitale de la peine.
On peut laisser à une théorie, à une école juridique, à une législation pénale nationale ou internationale le soin de définir philosophiquement la peine comme elles l’entendent, en conformité avec leur système juridique, pourvu qu’elles respectent les considérations développées plus haut sur la nature de l’homme et l’essence de la faute.
Mais d’un point de vue différent, et l’on peut bien dire plus élevé, il est permis de se demander si cette conception satisfait au sens plénier de la peine. La protection de la communauté contre les délits et les délinquants doit rester assurée, mais le but final de la peine devrait se situer sur un plan supérieur.
Le nœud de la faute, c’est l’opposition libre à la loi reconnue obligatoire, c’est la rupture et la violation consciente et voulue de l’ordre juste. Une fois qu’elle s’est produite, il est impossible de faire en sorte qu’elle n’existe pas. Pour autant cependant que l’on peut accorder satisfaction à l’ordre violé, il faut le faire. C’est une exigence fondamentale de la « justice ». Son rôle dans le domaine de la moralité est de maintenir l’égalité existante et justifiée, de garder l’équilibre et de restaurer l’égalité compromise. Celle-ci demande que, par la peine, le responsable soit soumis de force à l’ordre. L’accomplissement de cette exigence proclame la suprématie absolue du bien sur le mal ; par elle s’exerce l’absolue souveraineté du droit sur l’injustice. Veut-on encore faire un dernier pas : dans l’ordre métaphysique, la peine est une conséquence de la dépendance envers la Volonté suprême, dépendance qui s’inscrit jusque dans les derniers replis de l’être créé. S’il faut jamais réprimer la révolte de l’être libre et rétablir le droit violé, c’est bien ici quand l’exigent le Juge suprême et la justice suprême. La victime d’une injustice peut renoncer librement à la réparation, mais la justice, de son côté, la lui assure dans tous les cas.
Dans cette dernière conception de la peine, la fonction de protection, que lui attribuent les modernes, se voit aussi pleinement mise en valeur ; mais elle est ici saisie plus à fond. Il s’agit, en effet, tout d’abord non de protéger les biens assurés par le droit, mais le droit lui-même. Rien n’est aussi nécessaire à la communauté nationale et internationale que le respect de la majesté du droit, comme aussi l’idée salutaire que le droit est en lui-même sacré et défendu et que par conséquent, celui qui l’offense s’expose à des châtiments et les subit en effet.
Ces considérations permettent d’apprécier plus justement une époque antérieure que plusieurs regardent comme dépassée. On distinguait alors les peines médicinales — pœnæ medicinales — et les peines vindicatives — pœnae vindicativæ. — Dans ces dernières, la fonction vindicative d’expiation est à l’avant-plan ; la fonction de protection est comprise dans les deux genres de peines. Le droit canon s’en tient aujourd’hui encore, comme vous le savez, à cette distinction, et cette attitude, comme vous le voyez, se fonde sur les convictions énoncées plus haut. Elle seule répond aussi en un sens plénier à la parole bien connue de l’Apôtre aux Romains : « Non enim sine causa gladium portat ;… vindex in iram ei qui malum agit » [3]. « Ce n’est pas en vain qu’il porte le glaive », dit saint Paul, de l’Etat, « il est ministre de Dieu, l’instrument de sa colère contre les malfaiteurs ». Ici l’expiation est mise à l’avant-plan.
La fonction expiatoire seule permet finalement de comprendre le jugement dernier du Créateur lui-même, qui « rend à chacun selon ses œuvres », comme le répètent les deux Testaments [4]. Ici la fonction de protection disparaît complètement lorsqu’on considère la vie de l’au-delà. Pour la toute-puissance et l’omniscience du Créateur, il est toujours facile de prévenir tout danger d’un nouveau délit par la conversion morale intime du délinquant. Mais le Juge suprême, dans son jugement final, applique uniquement le principe de la rétribution. Celui-ci doit donc certes posséder une valeur qui n’est pas négligeable.
Aussi bien, comme Nous l’avons dit, qu’on laisse à la théorie et à la pratique le soin de définir le rôle de la peine dans le sens moderne plus étroit ou dans l’autre plus large. Dans l’une comme dans l’autre hypothèse, une collaboration est possible et l’on peut viser à la création d’un droit pénal international. Mais qu’on ne renonce pas à envisager cette dernière motivation de la peine uniquement parce qu’elle n’apparaît pas apte à produire des résultats pratiques immédiats.
Et le Pape conclut :
Nos explications, Messieurs, ont suivi la ligne de contact entre le droit et ses bases métaphysiques. Nous Nous féliciterons, si par là Nous avons pu quelque peu contribuer aux travaux de votre Congrès pour protéger et défendre l’homme contre les crimes et les ravages de l’injustice.
Nous conclurons en souhaitant que vos efforts réussissent à édifier un droit pénal international sain, au profit de la société, de l’Eglise et de la communauté des peuples. Daigne la bonté et la miséricorde de Dieu tout-puissant vous en donner pour gage sa bénédiction.
Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, année 1953, Édition Saint-Augustin Saint-Maurice. – D’après le texte italien des A. A. S., XXXXV, 1953, p. 730.