Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

12 septembre 1958

Discours au VIIe congrès international d’hématologie

Sur plusieurs question de morale procréative

Table des matières

Le 7e Congrès inter­na­tio­nal d’hé­ma­to­lo­gie, qui réunis­sait des méde­cins de 53 pays, s’est tenu à Rome au début de sep­tembre. Les nom­breux congres­sistes (près de 2000) furent reçus en audience par le Sou­verain Pontife, qui pro­non­ça en fran­çais l’al­lo­cu­tion suivante.

Dans la seconde par­tie de son dis­cours, le Pape répond aux diverses ques­tions qui lui avaient été sou­mises par la Société inter­na­tio­nale d’hématologie.

Le VIIe Congrès inter­na­tio­nal d’hé­ma­to­lo­gie, qui ras­semble à Rome plus de mille spé­cia­listes de dif­fé­rents pays, vous a sug­gé­ré, Messieurs, la pen­sée de Nous rendre visite. Nous en sommes très tou­ché et vous sou­hai­tons cor­dia­le­ment la bien­venue. Votre assem­blée a été pré­cé­dée par le Congrès inter­national pour la trans­fu­sion du sang, auquel Nous avons eu le plai­sir d’a­dres­ser aus­si la parole.

Un simple coup d’œil sur les sujets énu­mé­rés dans votre pro­gramme suf­fit à mon­trer la varié­té et l’a­bon­dance des pro­blèmes, qui se posent aujourd’­hui en héma­to­lo­gie. Nous y rele­vons, par­mi les sujets trai­tés dans les séances plé­nières, des ques­tions concer­nant l’im­mu­no­hé­ma­to­lo­gie, les malaises hémor­ragiques, la leu­cé­mie, la rate et le sys­tème réti­cu­loen­do­thé­lial, l’a­né­mie, l’u­ti­li­sa­tion des iso­topes radio­ac­tifs en héma­to­lo­gie. A cela s’a­joutent les expo­sés et dis­cus­sions, qui font l’ob­jet des sym­po­siums. Vous aurez ain­si la pos­si­bi­li­té d’en­ri­chir votre savoir scien­ti­fique et de mieux appli­quer ces connais­sances dans la vie de tous les jours, aux indi­vi­dus et aux familles, à qui fina­le­ment ces acqui­si­tions sont des­ti­nées. On peut dire que les pro­blèmes du sang, héri­tés des géné­ra­tions anté­rieures, et dont les hommes d’au­jourd’­hui prennent conscience, non sans éton­nement ni crainte par­fois, revêtent un carac­tère d’u­ni­ver­sa­li­té, qui jus­ti­fie ample­ment vos efforts, et que sou­ligne entre autres la repré­sen­ta­tion lar­ge­ment inter­na­tio­nale de votre Congrès.

Essais de solution.

L’ouvrage que Nous avons déjà cité dans Notre allo­cu­tion pré­cé­dente au sujet de la consul­ta­tion géné­tique[1] expose les dif­fé­rentes manières, dont on envi­sage cou­ram­ment la solu­tion du pro­blème de l’hé­ré­di­té défectueuse.

Selon ses dires, depuis qu’on a décou­vert la tech­nique de la fécon­da­tion arti­fi­cielle, la semi-​adoption a été uti­li­sée sur une large échelle pour avoir des enfants, lorsque le mari est sté­rile, ou lorsque le couple a décou­vert qu’il était por­teur d’un gène réces­sif grave. Si le père adop­tif a des doutes sur la léga­li­té de l’en­fant que sa femme a engen­dré par cette méthode, on peut y remé­dier très sim­ple­ment par l’a­dop­tion. Une rela­tion scien­ti­fique publiée en 1954 sou­ligne que les couples, qui se sus­pectent mutuel­le­ment de sté­ri­li­té, ont ten­dance à vou­loir déter­mi­ner lequel des conjoints est en cause, en recou­rant à l’a­dul­tère volon­taire. Pour pré­ve­nir des expé­riences tra­giques de ce genre, une cli­nique de la fécon­di­té peut être d’un grand secours.

Un autre cas assez typique est celui de la femme qui s’a­dresse à la consul­ta­tion géné­tique, parce qu’elle se sait por­teuse d’une mala­die héré­di­taire, et qui, ne pou­vant accep­ter les moyens anti-​conceptionnels, a l’in­ten­tion de se sou­mettre à la stérilisation.

Nouvelle condamnation de l’insémination artificielle.

Le pre­mier cas men­tion­né envi­sage, comme solu­tion au pro­blème de la sté­ri­li­té du mari, l’in­sé­mi­na­tion arti­fi­cielle, laquelle sup­pose évi­dem­ment un don­neur étran­ger au couple. Nous avons déjà eu l’oc­ca­sion de prendre posi­tion contre cette pra­tique dans l’al­lo­cu­tion adres­sée au IVe Congrès inter­na­tio­nal des méde­cins catho­liques, le 29 sep­tembre 1949. Nous y avons réprou­vé abso­lu­ment l’in­sé­mi­na­tion entre per­sonnes non-​ma­riées et même entre époux [2]. Nous sommes reve­nu sur cette ques­tion dans Notre allo­cu­tion au Congrès mon­dial de la ferti­lité et de la sté­ri­li­té, le 19 mai 1956 [3], pour réprou­ver à nou­veau toute espèce d’in­sé­mi­na­tion arti­fi­cielle, parce que cette pra­tique n’est pas com­prise dans les droits des époux et qu’elle est con­traire à la loi natu­relle et à la morale catho­lique. Quant à l’in­sé­mi­na­tion arti­fi­cielle entre céli­ba­taires, déjà en 1949 Nous avions décla­ré qu’elle vio­lait le prin­cipe de droit natu­rel, que toute vie nou­velle ne peut être pro­créée que dans un mariage valide.

La solu­tion par l’a­dul­tère volon­taire se condamne elle-​même, quels que soient les motifs bio­lo­giques, eugé­niques ou juridi­ques, par les­quels on ten­te­rait de la jus­ti­fier. Aucun époux ne peut mettre ses droits conju­gaux à la dis­po­si­tion d’une tierce per­sonne, et toute ten­ta­tive d’y renon­cer reste sans effets ; elle ne pour­rait pas non plus s’ap­puyer sur l’axiome juri­dique : volen­ti non fit iniuria.

Stérilisation directe et indirecte.

On envi­sage aus­si comme solu­tion, la sté­ri­li­sa­tion, soit de la per­sonne, soit de l’acte seul. Pour des motifs bio­lo­giques et eugé­niques ces deux méthodes acquièrent main­te­nant une faveur crois­sante et se répandent pro­gres­si­ve­ment à la faveur de drogues nou­velles, tou­jours plus effi­caces et d’emploi plus com­mode. La réac­tion de cer­tains groupes de théo­lo­giens à cet état de choses est symp­to­ma­tique et assez alar­mante. Elle révèle une dévia­tion du juge­ment moral, allant de pair avec une promp­ti­tude exa­gé­rée à révi­ser en faveur de nou­velles techni­ques les posi­tions com­mu­né­ment reçues. Cette atti­tude pro­cède d’une inten­tion louable, qui, pour aider ceux qui sont en diffi­culté, refuse d’ex­clure trop vite de nou­velles pos­si­bi­li­tés de solu­tion. Mais cet effort d’a­dap­ta­tion est appli­qué ici d’une façon mal­heu­reuse, parce qu’on com­prend mal cer­tains prin­cipes, ou qu’on leur donne un sens ou une por­tée qu’ils ne peuvent avoir. Le Saint-​Siège se trouve alors dans une situa­tion sem­blable à celle du bien­heu­reux Innocent XI, qui se vit, plus d’une fois, obli­gé à condam­ner des thèses de morale avan­cées par des théo­lo­giens ani­més d’un zèle indis­cret et d’une har­diesse peu clair­voyante [4].

Plusieurs fois déjà Nous avons pris posi­tion au sujet de la sté­ri­li­sa­tion. Nous avons expo­sé en sub­stance que la stéri­lisation directe n’é­tait pas auto­ri­sée par le droit de l’homme à dis­po­ser de son propre corps, et ne peut donc être consi­dé­rée comme une solu­tion valable pour empê­cher la trans­mis­sion d’une héré­di­té mala­dive. « La sté­ri­li­sa­tion directe, disions-​Nous le 29 octobre 1951, c’est-​à-​dire celle qui vise, comme moyen ou comme but, à rendre impos­sible la pro­créa­tion, est une viola­tion grave de la loi morale, et donc elle est illi­cite. Même l’au­to­ri­té publique n’a pas le droit, sous pré­texte d’une indica­tion quel­conque, de la per­mettre, et beau­coup moins encore de la pres­crire ou de la faire exé­cu­ter contre des inno­cents. Ce prin­cipe est déjà énon­cé dans l’en­cy­clique Casti connu­bii de Pie XI sur le mariage. Aussi lorsque, il y a une dizaine d’an­nées, la sté­ri­li­sa­tion com­men­ça à être tou­jours plus lar­ge­ment appli­quée, le Saint-​Siège se vit dans la néces­si­té de décla­rer expres­sé­ment et publi­que­ment que la sté­ri­li­sa­tion directe, per­pétuelle ou tem­po­raire, de l’homme comme de la femme, est illi­cite en ver­tu de la loi natu­relle, dont l’Eglise elle-​même, comme vous le savez, n’a pas le pou­voir de dis­pen­ser [5]. »

Par sté­ri­li­sa­tion directe, Nous enten­dions dési­gner l’ac­tion de qui se pro­pose, comme but ou comme moyen, de rendre impos­sible la pro­créa­tion ; mais Nous n’ap­pli­quons pas ce terme à toute action, qui rend impos­sible en fait la pro­créa­tion. L’homme, en effet, n’a pas tou­jours l’in­ten­tion de faire ce qui résulte de son action, même s’il l’a pré­vu. Ainsi, par exemple, l’ex­tir­pa­tion d’o­vaires malades aura comme consé­quence néces­saire de rendre impos­sible la pro­créa­tion ; mais cette impossi­bilité peut n’être pas vou­lue soit comme fin, soit comme moyen. Nous avons repris en détail les mêmes expli­ca­tions dans Notre allo­cu­tion du 8 octobre 1953 au Congrès des uro­lo­gistes [6]. Les mêmes prin­cipes s’ap­pliquent au cas pré­sent et inter­disent de consi­dé­rer comme licite l’ex­tir­pa­tion des glandes ou des organes sexuels, dans le but d’en­tra­ver la trans­mis­sion de carac­tères héré­di­taires défectueux.

Ils per­mettent aus­si de résoudre une ques­tion très dis­cu­tée aujourd’­hui chez les méde­cins et les mora­listes ; Est-​il licite d’empêcher l’o­vu­la­tion au moyen de pilules uti­li­sées comme remèdes aux réac­tions exa­gé­rées de l’u­té­rus et de l’or­ga­nisme, quoique ce médi­ca­ment, en empê­chant l’o­vu­la­tion, rende aus­si impos­sible la fécon­da­tion ? Est-​ce per­mis à la femme mariée qui, mal­gré cette sté­ri­li­té tem­po­raire, désire avoir des rela­tions avec son mari ? La réponse dépend de l’in­ten­tion de la per­sonne. Si la femme prend ce médi­ca­ment, non pas en vue d’empêcher la concep­tion, mais uni­que­ment sur avis du méde­cin, comme un remède néces­saire à cause d’une mala­die de l’u­té­rus ou de l’or­ga­nisme, elle pro­voque une sté­ri­li­sa­tion indi­recte, qui reste per­mise selon le prin­cipe géné­ral des actions à double effet. Mais on pro­voque une sté­ri­li­sa­tion directe, et donc illi­cite, lors­qu’on arrête l’o­vu­la­tion, afin de pré­ser­ver l’u­té­rus et l’or­ga­nisme des consé­quences d’une gros­sesse, qu’il n’est pas capable de sup­por­ter. Certains mora­listes pré­tendent qu’il est per­mis de prendre des médi­ca­ments dans ce but, mais c’est à tort. Il faut reje­ter éga­le­ment l’o­pi­nion de plu­sieurs méde­cins et mora­listes, qui en per­mettent l’u­sage, lors­qu’une indi­ca­tion médi­cale rend indé­si­rable une concep­tion trop pro­chaine, ou en d’autres cas sem­blables, qu’il ne serait pas pos­sible de men­tion­ner ici ; dans ces cas l’emploi des médi­ca­ments a comme but d’empêcher la concep­tion en empê­chant l’o­vu­la­tion ; il s’a­git donc de stérili­sation directe.

Pour la jus­ti­fier, on cite par­fois un prin­cipe de morale, juste en soi, mais qu’on inter­prète mal : licet cor­ri­gere defec­tus natu­rae dit-​on, et puis­qu’en pra­tique il suf­fit, pour user de ce prin­cipe, d’a­voir une pro­ba­bi­li­té rai­son­nable, on pré­tend qu’il s’a­git ici de cor­ri­ger un défaut natu­rel. Si ce prin­cipe avait une valeur abso­lue, l’eu­gé­nique pour­rait sans hési­ter uti­li­ser la méthode des drogues pour arrê­ter la trans­mis­sion d’une héré­di­té défec­tueuse. Mais il faut encore voir de quelle manière on cor­rige le défaut natu­rel et prendre garde à ne point vio­ler d’autres prin­cipes de la moralité.

Les préservatifs.

On pro­pose ensuite comme moyen capable d’ar­rê­ter la trans­mission d’une héré­di­té défec­tueuse, l’u­ti­li­sa­tion des pré­ser­va­tifs et la méthode Ogino-​Knaus. — Des spé­cia­listes de l’eu­gé­nique, qui en condamnent l’u­sage abso­lu­ment, lors­qu’il s’a­git simple­ment de don­ner cours à la pas­sion, approuvent ces deux systè­mes, lors­qu’il existe des indi­ca­tions hygié­niques sérieuses ; ils les consi­dèrent comme un mal moindre que la pro­créa­tion d’en­fants tarés. Même si d’au­cuns approuvent cette posi­tion, le chris­tia­nisme a sui­vi et conti­nue à suivre une tra­di­tion diffé­rente. Notre pré­dé­ces­seur Pie XI l’a expo­sée d’une manière solen­nelle dans son ency­clique Casti connu­bii du 31 décem­bre 1930, Il carac­té­rise l’u­sage des pré­ser­va­tifs comme une vio­la­tion de la loi natu­relle ; un acte, auquel la nature a don­né la puis­sance de sus­ci­ter une vie nou­velle, en est pri­vé par la volon­té humaine : quem­li­bet matri­mo­nii usum, écrivait-​il, in quo exer­cen­do, actus, de indus­tria homi­num, natu­ra­li sua vitae pro­crean­dae vi des­ti­tua­tur, Dei et natu­rae legem infrin­gere, et eos qui tale quid com­mi­se­rint gra­vis noxae labe com­ma­cu­la­ri[7].

La méthode Ogino-Knaus.

Par contre, la mise a pro­fit de la sté­ri­li­té tem­po­raire natu­relle, dans la méthode Ogino-​Knaus, ne viole pas l’ordre natu­rel, comme la pra­tique décrite plus haut, puisque les rela­tions conju­gales répondent à la volon­té du Créateur. Quand cette méthode est uti­li­sée pour des motifs sérieux pro­por­tion­nés (et les indi­ca­tions de l’eu­gé­nique peuvent avoir un carac­tère grave), elle se jus­ti­fie mora­le­ment. Déjà Nous en avons par­lé dans Notre allo­cu­tion du 29 octobre 1951, non pour expo­ser le point de vue bio­lo­gique ou médi­cal, mais pour mettre fin aux inquié­tudes de conscience de beau­coup de chré­tiens, qui l’u­ti­li­saient dans leur vie conju­gale. D’ailleurs, dans son ency­clique du 31 décembre 1930, Pie XI avait déjà for­mu­lé la posi­tion de prin­cipe : Neque contra natu­rae ordi­nem agere ii dicen­di sunt coniuges, qui iure suo recte et natu­ra­li ratione utun­tur, etsi ob natu­rales sive tem­po­ris sive quo­run­dam defec­tuum cau­sas nova inde vita ori­ri non pos­sit [8].

Nous avons pré­ci­sé dans Notre allo­cu­tion de 1951 que les époux, qui font usage de leurs droits conju­gaux, ont l’o­bli­ga­tion posi­tive, en ver­tu de la loi natu­relle propre à leur état, de ne pas exclure la pro­créa­tion. Le Créateur en effet a vou­lu que le genre humain se pro­pa­geât pré­ci­sé­ment par l’exer­cice natu­rel de la fonc­tion sexuelle. Mais à cette loi posi­tive Nous appli­quions le prin­cipe qui vaut pour toutes les autres : elles n’obli­gent pas dans la mesure où leur accom­plis­se­ment com­porte des incon­vé­nients notables, qui ne sont pas insé­pa­rables de la loi elle-​même, ni inhé­rents à son accom­plis­se­ment, mais viennent d’ailleurs, et que le légis­la­teur n’a donc pas eu l’in­ten­tion d’im­poser aux hommes, lors­qu’il a pro­mul­gué la loi.

L’adoption.

Le der­nier moyen men­tion­né plus haut, et sur lequel Nous vou­lions expri­mer Notre avis, était celui de l’a­dop­tion. Lors­qu’il faut décon­seiller la pro­créa­tion natu­relle, à cause du dan­ger d’une héré­di­té tarée, à des époux qui vou­draient quand même avoir un enfant, on leur sug­gère le sys­tème de l’a­dop­tion. On constate par ailleurs que ce conseil est en géné­ral sui­vi d’heu­reux résul­tats et rend aux parents le bon­heur, la paix, la séré­ni­té. Du point de vue reli­gieux et moral, l’a­dop­tion ne sou­lève aucune objec­tion ; c’est une ins­ti­tu­tion recon­nue presque dans tous les Etats civi­li­sés. Si cer­taines lois contiennent des dis­po­si­tions inac­cep­tables en morale, cela ne touche pas l’insti­tution elle-​même. Du point de vue reli­gieux, il faut deman­der que les enfants de catho­liques soient pris en charge par des parents adop­tifs catho­liques ; la plu­part du temps en effet les parents impo­se­ront à leur enfant adop­tif leur propre religion.

Réponse aux questions posées.

Après avoir dis­cu­té les solu­tions pro­po­sées cou­ram­ment, au pro­blème de l’hé­ré­di­té défec­tueuse, il Nous reste encore à don­ner réponse aux ques­tions que vous Nous avez posées [9]. Elles s’ins­pirent toutes du désir de pré­ci­ser l’o­bli­ga­tion morale décou­lant de résul­tats de l’eu­gé­nique, que l’on peut consi­dé­rer comme acquis.

Il s’a­git, dans des dif­fé­rents cas pré­sen­tés, de l’o­bli­ga­tion géné­rale d’é­vi­ter tout dan­ger ou dom­mage plus ou moins grave, tant pour l’in­té­res­sé, que pour son conjoint et ses des­cen­dants. Cette obli­ga­tion est pro­por­tion­née à la gra­vi­té du dom­mage pos­sible, à sa pro­ba­bi­li­té plus ou moins grande, à l’in­ten­si­té et à la proxi­mi­té de l’in­fluence per­ni­cieuse exer­cée, à la gra­vi­té des motifs que l’on a de poser des actions dan­ge­reuses et d’en per­mettre les consé­quences néfastes. Or ces ques­tions sont en majeure par­tie des ques­tions de fait, aux­quelles seuls l’in­té­res­sé, le méde­cin et les spé­cia­listes consul­tés peuvent don­ner réponse. Au point de vue moral, on peut dire en géné­ral que l’on n’a pas le droit de ne pas tenir compte des risques réels que l’on connaît.

La visite prénuptiale.

D’après ce prin­cipe de base, on peut répondre affirmative­ment à la pre­mière ques­tion que vous posiez : faut-​il conseiller, en géné­ral, la visite pré­nup­tiale et, en par­ti­cu­lier, l’exa­men du sang, en Italie et dans le bas­sin médi­ter­ra­néen ? Cette visite est à conseiller, et même, si le dan­ger est vrai­ment grave, on pour­rait l’im­po­ser en cer­taines pro­vinces ou loca­li­tés. En Italie, dans tout le bas­sin médi­ter­ra­néen et les pays qui accueillent des groupes d’é­mi­grés de ces pays, il faut tenir compte spécia­lement du désordre héma­to­lo­gique médi­ter­ra­néen. Le mora­liste évi­te­ra de se pro­non­cer, dans les cas par­ti­cu­liers, par un „oui” ou un „non” apo­dic­tique ; seule l’ob­ser­va­tion de toutes les don­nées de fait per­met de déter­mi­ner si l’on se trouve devant une obli­ga­tion grave.

On peut parfois déconseiller le mariage, mais non l’interdire.

Vous deman­dez ensuite s’il est per­mis de décon­seiller le mariage à deux fian­cés, chez les­quels l’exa­men du sang a révé­lé la pré­sence du mal médi­ter­ra­néen ? Lorsqu’un sujet est por­teur du mal héma­to­lo­gique médi­ter­ra­néen, on peut lui décon­seiller le mariage, mais non le lui inter­dire. Le mariage est un des droits fon­da­men­taux de la per­sonne humaine, auquel on ne sau­rait por­ter atteinte. Si l’on a peine par­fois à com­prendre le point de vue géné­reux de l’Eglise, c’est que l’on perd trop faci­le­ment de vue le pré­sup­po­sé que Pie XI expo­sait dans l’en­cyclique Casti connu­bii sur le mariage : les hommes sont engen­drés non pas d’a­bord et sur­tout pour cette terre et pour la vie tem­po­relle, mais pour le ciel et l’é­ter­ni­té. Ce prin­cipe essen­tiel semble étran­ger aux pré­oc­cu­pa­tions de l’eu­gé­nique. Et cepen­dant il est juste ; il est même le seul plei­ne­ment valable. Pie XI affir­mait encore, dans la même ency­clique, qu’on n’a pas le droit d’empêcher quel­qu’un de se marier ou d’u­ser d’un mariage légi­ti­me­ment contrac­té, même lorsque, en dépit de tous les efforts, le couple est inca­pable d’a­voir des enfants sains. En fait, il sera sou­vent dif­fi­cile de faire coïn­ci­der les deux points de vue, celui de l’eu­gé­nique et celui de la morale. Mais pour garan­tir l’ob­jec­ti­vi­té de la dis­cus­sion, il est néces­saire que cha­cun connaisse le point de vue de l’autre et soit fami­lia­ri­sé avec ses rai­sons [10].

On peut parfois déconseiller les époux d’avoir des enfants, mais non le leur interdire.

On s’ins­pi­re­ra des mêmes idées pour répondre à la troi­sième ques­tion : si après le mariage l’on constate la pré­sence du mal héma­to­lo­gique médi­ter­ra­néen chez les deux époux, est-​il per­mis de leur décon­seiller d’a­voir des enfants ? On peut leur décon­seiller d’a­voir des enfants, mais on ne peut pas le leur défendre. Par ailleurs, il reste à voir quelle méthode le conseiller (qu’il soit méde­cin, héma­to­logue ou mora­liste) leur sug­gé­re­ra à cette fin. Les ouvrages spé­cia­li­sés refusent ici de répondre et laissent aux époux inté­res­sés toute leur res­pon­sa­bi­li­té. Mais l’Eglise ne peut se conten­ter de cette atti­tude néga­tive ; elle doit pren­dre posi­tion. Comme Nous l’a­vons expli­qué, rien ne s’op­pose à la conti­nence par­faite, à la méthode Ogino-​Knaus, ni à l’adop­tion d’un enfant.

L’ignorance d’une tare héréditaire ne peut rendre nul un mariage contracté sans conditions.

La ques­tion sui­vante concerne la vali­di­té du mariage con­tracté par des époux por­teurs du mal héma­to­lo­gique méditer­ranéen. Si les époux ignorent leur état au moment du mariage, ce fait peut-​il être une rai­son de nul­li­té du mariage ? Abstrac­tion faite du cas où Ton pose comme condi­tion[11] l’ab­sence de toute héré­di­té mala­dive, ni la simple igno­rance, ni la dissimu­lation frau­du­leuse d’une héré­di­té tarée, ni même l’er­reur posi­tive qui aurait empê­ché le mariage si elle avait été déce­lée, ne suf­fisent pour mettre en doute sa vali­di­té. L’objet du con­trat de mariage est trop simple et trop clair, pour qu’on puisse en allé­guer l’i­gno­rance. Le lien contrac­té avec une per­sonne déter­mi­née doit être consi­dé­ré comme vou­lu, à cause de la sain­te­té du mariage, de la digni­té des époux, et de la sécu­ri­té des enfants engen­drés, et le contraire doit être prou­vé claire­ment et sûre­ment. L’erreur grave ayant été cause du contrat [12] n’est pas niable, mais elle ne prouve pas l’ab­sence de volon­té réelle de contrac­ter mariage avec une per­sonne déter­mi­née. Ce qui est déci­sif dans le contrat, ce n’est pas ce que l’on aurait fait, si l’on avait su telle ou telle cir­cons­tance, mais ce qu’on a vou­lu et fait en réa­li­té, parce que, de fait, on ne savait pas.

La « situation Rh ».

Dans la sep­tième ques­tion, vous deman­dez si l’on peut con­sidérer la « situa­tion Rh » comme un motif de nul­li­té de ma­riage, lors­qu’elle entraîne la mort des enfants dès la pre­mière gros­sesse. Vous sup­po­sez que les époux n’ont pas vou­lu s’en­gager à avoir des enfants, qui seraient vic­times d’une mort pré­coce à cause d’une tare héré­di­taire. Mais le simple fait que des tares héré­di­taires entraînent la mort des enfants ne prouve pas l’ab­sence de la volon­té de conclure le mariage. Cette situa­tion évi­dem­ment est tra­gique, mais le rai­son­ne­ment s’ap­puie sur une consi­dé­ra­tion qui ne porte pas. L’objet du contrat matri­mo­nial n’est pas l’en­fant, mais l’ac­com­plis­se­ment de l’acte matri­mo­nial natu­rel, ou, plus pré­ci­sé­ment, le droit d’ac­com­plir cet acte ; ce droit reste tout à fait indé­pen­dant du patri­moine héré­di­taire de l’en­fant engen­dré, et de même de sa capa­ci­té de vivre.

Dans le cas d’un couple en « situation Rh » vous demandez aussi s’il est permis de déconseiller toujours la procréation ou s’il faut attendre le premier incident ?

Les spé­cia­listes de la géné­tique et l’eu­gé­nique sont plus com­pétents que Nous en ce domaine. Il s’a­git en effet d’une ques­tion de fait, qui dépend de fac­teurs nom­breux, dont vous êtes les juges com­pé­tents. Au point de vue moral, il suf­fit d’appli­quer les prin­cipes, que Nous avons expo­sés plus haut, avec les dis­tinc­tions nécessaires.

Les mariages entre consanguins.

Vous deman­dez enfin s’il est per­mis de faire de la propa­gande sur le plan tech­nique pour sou­li­gner les dan­gers inhé­rents au mariage entre consan­guins. Sans aucun doute, il est utile d’in­for­mer le public des risques sérieux qu’en­traînent les mariages de ce genre. On tien­dra compte ici éga­le­ment de la gra­vi­té du dan­ger pour juger de l’o­bli­ga­tion morale.

Avec saga­ci­té et per­sé­vé­rance, vous ten­tez d’ex­plo­rer toutes les issues pos­sibles à tant de situa­tions dif­fi­ciles ; vous vous employez sans relâche à pré­ve­nir et gué­rir une infi­ni­té de souf­frances et de misères humaines. Même si des pré­ci­sions ou des modi­fi­ca­tions appa­raissent sou­hai­tables en cer­tains points, cela n’en­lève rien au mérite incon­tes­table de vos tra­vaux. Nous les encou­ra­geons bien volon­tiers. Nous appré­cions hau­te­ment la col­la­bo­ra­tion active et sérieuse, qui per­met aux diverses opi­nions de s’ex­pri­mer libre­ment, mais ne s’ar­rête jamais aux cri­tiques néga­tives. C’est la seule voie ouverte au pro­grès réel, aus­si bien dans l’ac­qui­si­tion de nou­velles connais­sances théo­riques, que dans leur appli­ca­tion clinique.

Puissiez-​vous conti­nuer votre œuvre avec cou­rage et avec le sou­ci constant de sau­ve­gar­der les plus hautes valeurs spiri­tuelles, qui seules peuvent cou­ron­ner digne­ment vos efforts. En gage de Notre bien­veillance et des faveurs divines, Nous vous accor­dons à vous-​mêmes et à tous ceux qui vous sont chers, Notre Bénédiction apostolique.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint-​Maurice Saint-​Augustin. – D’après le texte fran­çais des A. A. S., L, 1958, p. 752.

Notes de bas de page
  1. Sheldon C. Reed, Counseling in Medical Genetics.[]
  2. Documents Pontificaux 1949, pp. 411–414.[]
  3. Documents Pontificaux 1956, pp. 315–316.[]
  4. Cf. Denzinger, n. 1151–1216, 1221–1288.[]
  5. Documents Pontificaux 1951, p. 482.[]
  6. Documents Pontificaux 1953, pp. 492–498.[]
  7. A, A. S., XXII, 1930, pp. 559–560.[]
  8. A. A. S., XXII, 1930, p. 561.[]
  9. Voici les ques­tions posées : 1. Faut-​il conseiller, en géné­ral, la visite pré­nup­tiale et, en par­ti­cu­lier, l’exa­men du sang, en Italie et dans le bas­sin médi­ter­ra­néen ? 2. Si cet exa­men est posi­tif, en ce qui concerne deux fian­cés déter­mi­nés, y a‑t-​il lieu de décon­seiller le mariage ? 3. Le mariage une fois consom­mé, si l’on constate, chez les deux époux, le « désordre héma­tologique médi­ter­ra­néen », est-​il per­mis dé décon­seiller la pro­gé­ni­ture ? 4. Cette situa­tion, si elle était igno­rée des époux au moment du mariage, peut-​elle être con­sidérée comme une rai­son de nul­li­té de ce der­nier ? 5. Est-​il per­mis, sur le plan tech­nique, de faire une pro­pa­gande des­ti­née à sou­li­gner les dan­gers, pour la pro­gé­ni­ture, du mariage entre consan­guins ? 6. A un couple se trou­vant dans la « situa­tion Rh », est-​il per­mis de décon­seiller tou­jours la pro­créa­tion ou seule­ment après le pre­mier inci­dent ? 7. Dans le cas où la « situa­tion Rh » se pré­sen­te­rait par­ti­cu­liè­re­ment grave, s’il est don­né de consta­ter des fac­teurs mor­tels dès la pre­mière gros­sesse, empê­chant ain­si tota­le­ment la pro­créa­tion, cela peut-​il consti­tuer un motif de nul­li­té du mariage ?[]
  10. Cf. A. A. S., XXII, 1930, pp. 564–565.[]
  11. Can. 1092.[]
  12. Can. 1084.[]