Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

4 octobre 1958

Discours aux membres du Xe congrès national de chirurgie plastique

Table des matières

Le same­di qui pré­cé­da sa mort, le Souverain Pontife reçut en au­dience les membres du Xe Congrès natio­nal de chi­rur­gie plas­tique, et leur adres­sa un dis­cours en ita­lien, dont voi­ci la traduction :

C’est avec une vive satis­fac­tion que Nous rece­vons votre visite, mes­sieurs. Vous êtes réunis pour le Xe Congrès de Chi­rurgie plas­tique dans la Ville Eternelle, et vous vous êtes pro­posé le double but d’ap­pro­fon­dir par l’é­tude les aspects multi­ples de cette nou­velle branche de la science médi­cale et de re­hausser par votre pré­sence l’i­nau­gu­ra­tion de la sec­tion des­ti­née à cette chi­rur­gie spé­ciale et créée à l’Hôpital de Saint-​Eugène, sur l’i­ni­tia­tive de l’Association des hôpi­taux de Rome. Le fait qu’une admi­nis­tra­tion hos­pi­ta­lière publique, telle que la renom­mée et bien­fai­sante socié­té romaine, ait encou­ra­gé l’ins­ti­tu­tion d’une sec­tion de chi­rur­gie plas­tique exer­cée jus­qu’à pré­sent dans telle ou telle cli­nique, est une preuve élo­quente du sérieux et impor­tant déve­lop­pe­ment atteint par cette par­tie de la chirur­gie. En véri­té, la chi­rur­gie plas­tique, ou, comme elle est encore appe­lée, en tenant compte des légères dif­fé­rences de significa­tion, esthé­tique ou répa­ra­trice, a déjà été pra­ti­quée depuis l’an­tiquité avec des moyens rudi­men­taires ; mais elle a fait des pas de géant à notre époque et s’est dis­tin­guée, il y a seule­ment trente ans, de la chi­rur­gie géné­rale. A cette sorte d’au­to­no­mie ont concou­ru, d’une part, le pro­grès uni­ver­sel des sciences médi­cales et, d’autre part, le nom­breux accrois­se­ment des cas qui réclament l’in­ter­ven­tion du chi­rur­gien répa­ra­teur ; cet accrois­se­ment est dû à la mul­ti­pli­ca­tion des trau­mas défor­mants, résul­tant soit des deux guerres mon­diales, soit des acci­dents dans l’u­sage des machines de tra­vail ou de transport.

Mais comme cause prin­ci­pale du déve­lop­pe­ment de cette chi­rur­gie spé­ciale, on doit indi­quer un plus vif sou­ci chez l’hom­me moderne de l’as­pect esthé­tique de son corps, particulière­ment du visage, dont les affec­tions qui l’en­lai­dissent sont sou­vent, pour de justes motifs, mal sup­por­tées. Basée sur le ter­rain scien­ti­fique, uti­li­sant les conquêtes de la chi­rur­gie moderne, per­fec­tion­nant ses propres méthodes, la chi­rur­gie plas­tique, comme branche de la chi­rur­gie géné­rale, en est arri­vée non seule­ment à faire par­tie de l’en­sei­gne­ment uni­ver­si­taire en don­nant nais­sance à une lit­té­ra­ture abon­dante, mais elle s’est con­quis un large cré­dit dans l’o­pi­nion publique, sur­tout par ses ré­sultats presque tou­jours satis­fai­sants et, par­fois, presque prodi­gieux, comme par exemple, pour en citer quelques-​uns, dans les chéi­lo et rhino-​plasties. Toutefois mal­gré ce vaste cré­dit, il reste des réserves à sur­mon­ter, dues par­fois à l’i­gno­rance de ceux qui, ne connais­sant pas ses pro­grès réels, nient son effi­ca­ci­té répa­ra­trice ; d’autres sont dues à la pré­ten­tion exces­sive d’obte­nir d’elle n’im­porte quelle res­tau­ra­tion d’or­ganes et de super­ficies endom­ma­gés ou usés, sans qu’il reste aucune trace d’inter­vention chirurgicale.

Ces pré­ju­gés n’empêchent pas de défi­nir la chi­rur­gie plas­tique comme une science et un art, ordon­nés, en eux-​mêmes, à l’a­van­tage de l’hu­ma­ni­té, et, d’autre part, en ce qui concerne la per­sonne du chi­rur­gien, comme une pro­fes­sion dans laquelle se trouvent éga­le­ment enga­gées d’im­por­tantes valeurs éthiques et psychologiques.

I. La chirurgie plastique comme science technique.

La chi­rur­gie plas­tique dont le but est la res­tau­ra­tion, par­fois fonc­tion­nelle et, d’autres fois, sim­ple­ment esthé­tique, de la mor­phologie exté­rieure nor­male des membres humains qu’ils soient atteints d’af­fec­tions congé­ni­tales ou acquises, tire ses connais­sances de la science médi­cale et col­la­bore avec celle-​ci. Tout empi­risme écar­té, elle exige la connais­sance des prin­cipes géné­raux de la méde­cine, par­ti­cu­liè­re­ment de la chi­rur­gie et de sa tech­nique. L’anatomie des organes exté­rieurs, la struc­ture des tis­sus, la cir­cu­la­tion san­guine, l’anes­thé­sie et l’a­sep­sie font par­tie du domaine le plus propre au chi­rur­gien répa­ra­teur. Mais la prin­ci­pale tech­nique de la chi­rur­gie plas­tique concerne les greffes ou trans­plan­ta­tions : ces der­nières taillées dans des ré­gions saines du patient et adap­tées dans celles à cor­ri­ger ; et les autres, tirées d’autres orga­nismes même non humains et, en consé­quence, dites homo ou hétéro-​greffes. Selon les divers cas, le chi­rur­gien a recours à la trans­plan­ta­tion libre, c’est-​à-​dire en enle­vant entiè­re­ment des par­ties cuta­nées de zones autant que pos­sible les plus voi­sines et aus­si les plus proches dans leur struc­ture de celles qui sont défec­tueuses, ou bien à la transplan­tation pélon­cu­lée, c’est-​à-​dire à des lam­beaux qui ne sont pas tout de suite entiè­re­ment enle­vés de la par­tie qui donne, mais qui sont trans­fé­rés, voire par des phases suc­ces­sives de trans­plantation, par exemple de l’ab­do­men au poi­gnet et de celui-​ci à la joue à répa­rer. Dans le trans­fert des lam­beaux, on pour­ra par un choix oppor­tun, suivre la méthode Celse par écou­le­ment, ou la méthode indienne par tor­sion, ou la méthode ita­lienne, pra­ti­quée déjà au XVe siècle en Italie méri­dio­nale et en Sicile, et récem­ment per­fec­tion­née au moyen de la trans­for­ma­tion du lam­beau tabu­lé, que l’on obtient par la suture des deux bords lon­gi­tu­di­naux. Cette méthode assure, entre autres avan­tages, la plus grande vita­li­té du lam­beau et le risque mini­mum d’infec­tion ou de nécrose dans les phases de trans­plan­ta­tion et de gref­fage. L’intervention est plus com­plexe et plus déli­cate lors­qu’il s’a­git de four­nir au lam­beau une « enve­loppe », ou bien de le munir d’une base osseuse ou car­ti­la­gi­neuse, comme l’exige sou­vent la recons­truc­tion de la cloi­son nasale ou de la boîte crâ­nienne. Une atten­tion par­ti­cu­lière et une connais­sance appro­fondie des réac­tions pos­sibles sont néces­saires pour pré­pa­rer le siège récep­teur de la trans­plan­ta­tion, en en assu­rant la par­faite hémo­stase, pour exé­cu­ter les inci­sions et les sutures, pour sur­veiller Je cours de la cica­tri­sa­tion, jus­qu’à ce que le lam­beau trans­fé­ré s’at­tache dans son nou­vel empla­ce­ment comme s’il y était né ou, s’il s’a­git d’ho­mo ou hétéro-​greffes, s’y main­tienne vivant et sain jus­qu’à ce que se soit accom­pli le pro­ces­sus d’ab­sorption par les tis­sus limi­trophes, ame­nés et sti­mu­lés par lui à le sub­sti­tuer. Les prin­cipes et les normes qui s’ap­pliquent le plus à cette spé­cia­li­té doivent donc être uti­li­sés par le chi­rur­gien quand il exa­mine pour la pre­mière fois le patient, pour savoir si et dans quelle mesure celui-​ci peut sup­por­ter les épreuves phy­siques et psy­chiques de l’in­ter­ven­tion, s’il sub­siste le dan­ger de com­pli­ca­tions plus graves pour tout l’or­ga­nisme ou pour d’autres membres, et quel résul­tat on peut pré­voir et espé­rer. Les mêmes prin­cipes le gui­de­ront dans les inci­sions, dans l’éva­luation bio­lo­gique des lam­beaux, dans l’emploi des anesthési­ques, dans le choix du moment le plus oppor­tun pour exé­cu­ter les diverses phases du gref­fage. Le chi­rur­gien deman­de­ra conseil à sa propre science et à celle d’au­trui dans les com­pli­ca­tions qui, par­fois, ne manquent pas d’in­ter­ve­nir, même après avoir res­pec­té toutes les bonnes règles. Il est facile de déduire de ces rapides allu­sions com­bien la chi­rur­gie plas­tique d’au­jourd’­hui est loin des trai­te­ments et des répa­ra­tions géné­riques adop­tés autre­fois par la chi­rur­gie géné­rale, et encore plus de l’o­pi­nion incon­si­dé­rée de ceux qui esti­me­raient encore que son œuvre consiste, comme s’ex­prime l’i­gno­rance, en une sub­sti­tu­tion quel­conque de peau et en l’ef­fa­ce­ment de rides en la confon­dant ain­si avec le trai­te­ment cos­mé­tique de l’épiderme.

II. La chirurgie plastique est aussi un art.

Mais la chi­rur­gie plas­tique tout en culti­vant un sec­teur limi­té du très vaste et admi­rable domaine de la chi­rur­gie géné­rale a la par­ti­cu­la­ri­té d’être, pour ain­si dire, un art, non seule­ment dans le sens géné­rique d’œuvre entre­prise selon des normes dé­terminées, mais en rai­son de ce « sens artis­tique » qui est exi­gé et qui se mani­feste chez qui­conque s’ap­plique à résoudre ingé­nieusement des pro­blèmes tou­jours dif­fé­rents, en visant à en don­ner une solu­tion éga­le­ment esthé­tique. En rai­son du poly­morphisme à peu près indé­fi­ni des affec­tions, jamais ne se pré­sentent deux cas par­fai­te­ment égaux, mais cha­cun exige un trai­te­ment appro­prié, tou­jours déli­cat et patient, par­fois génial. Pour men­tion­ner quelques exemples par­mi les si nom­breux écrits dans les mono­gra­phies qui Nous ont été cour­toi­se­ment envoyées, voi­ci le cas connu d’une fillette au visage terrible­ment abî­mé par une défor­ma­tion cica­tri­sée, qui inté­resse les lèvres et la joue, empê­chant le libre mou­ve­ment de la mâchoire infé­rieure. Le chi­rur­gien plas­tique affron­te­ra le déli­cat pro­blème en éta­blis­sant un plan opé­ra­toire de démo­li­tion et de recons­truction. Ses doigts habiles, avec l’aide des ins­tru­ments, modè­leront l’auto-​greffe de façon que la zone répa­rée acquière, autant que pos­sible, la mor­pho­lo­gie nor­male, tan­dis que les sutures seront dis­po­sées de manière que les cica­trices ne subis­sent pas de tiraille­ments, mais, dans les limites des pos­si­bi­li­tés, appa­raissent esthé­tiques. Un bon résul­tat qui res­ti­tue l’ordre à un jeune visage est suf­fi­sant en lui-​même pour récom­pen­ser le chi­rur­gien de ses efforts et le sujet de ses propres souf­frances ; mais il est éga­le­ment capable de sus­ci­ter de l’admira­tion envers l’art qui a obte­nu une si grande chose. D’autres fois, au regard sou­cieux du chi­rur­gien s’offre le triste spec­tacle d’un petit corps rava­gé par des brû­lures de 3e degré, qui occu­pent les 35 pour cent de la super­fi­cie du corps. — « Tout est à refaire ! » — pense-​t-​il en lui-​même ; mais il a déjà conçu son plan de trai­te­ment, qui consis­te­ra à trans­plan­ter, en bandes alter­nées, les auto et homo-​greffes, habi­le­ment obte­nues par le der­ma­tome des régions saines du sujet ou d’autres. L’œuvre est à peine com­men­cée ; des soins patients et minu­tieux devront suivre pen­dant long­temps avant d’ar­ri­ver à un résul­tat satis­faisant. Lorsque chez d’autres mal­heu­reux, le « lupus » a détruit le tiers infé­rieur de la pyra­mide nasale, il fau­dra y trans­fé­rer un lam­beau fron­tal taillé au bis­tou­ri ; si la cavi­té orbi­taire est impropre à accueillir une pro­thèse, on ima­gi­ne­ra le meilleur mode de la recons­truire avec des plaques osseuses les plus voisines.

L’art et l’in­gé­nio­si­té du chi­rur­gien plas­tique se mani­festent de mille façons, soit qu’il s’a­gisse de construire entiè­re­ment un pavillon auri­cu­laire et de le four­nir à un sujet qui en man­que par agé­né­sie ou trau­ma, soit de recons­truire la fer­me­ture des doigts de la main à celui qui en a per­du la facul­té à cause de la muti­la­tion du pouce, ou de réta­blir la voie laryngo-​tra­chéale, ou de remé­dier à l’en­lè­ve­ment trau­ma­tique du cuir che­velu, ou sim­ple­ment de cor­ri­ger, pour de justes motifs, les lignes exté­rieures du nez et d’autres membres. Dans ces der­niers cas, le chi­rur­gien emploie­ra, outre les res­sources de la science, celles qui sont plus par­ti­cu­liè­re­ment artis­tiques, en se confor­mant aux pré­ceptes de l’es­thé­tique du corps humain.

Si l’on réflé­chit, devant l’a­bon­dance des brillants résul­tats déjà obte­nus, que la chi­rur­gie plas­tique a com­men­cé en tant que science ces der­nières décades seule­ment, il est per­mis d’en attendre de plus admi­rables dans l’a­ve­nir, grâce à l’é­tude assi­due et à la tech­nique de plus en plus per­fec­tion­née de ses insignes spé­cia­listes, dont l’in­té­rêt est sti­mu­lé par un haut sens d’hu­ma­ni­té et sou­vent d’es­prit reli­gieux. D’une part, l’a­na­lo­gie, voire pâle et loin­taine, entre l’œuvre du chi­rur­gien plas­tique et celle divine du Créateur, qui mode­la avec le limon de la terre le pre­mier corps humain en y infu­sant la vie ; et, d’autre part, le sou­la­ge­ment qui en résulte pour un si grand nombre de souf­frants ; et enfin la varié­té infi­nie des trai­te­ments con­courent à accroître le haut inté­rêt de cette par­tie de la chirurgie.

III. Les problèmes moraux et psychologiques que pose la chirurgie plastique.

Mais le chi­rur­gien plas­tique, comme tout méde­cin, n’est pas seule­ment un savant et un tech­ni­cien, pri­son­nier de sa profes­sion de telle sorte que sa droi­ture se mesure uni­que­ment à la fidé­li­té aux pré­ceptes de sa science et de son art. Aucun bien ni aucune valeur de l’homme et du monde ne sont tel­le­ment enfer­més en eux-​mêmes qu’ils n’aient point quelque rela­tion avec tous les autres. Le chi­rur­gien est lié par cet ensemble et a une réelle res­pon­sa­bi­li­té : comme homme, envers Dieu et sa loi ; comme pro­fes­sion­nel, envers la socié­té et envers des mem­bres aux­quels il consacre son œuvre. La conscience d’homme et de pro­fes­sion­nel doit, par consé­quent, l’ins­pi­rer dans ses déci­sions et dans ses actes, avant même que sa main bienfai­sante ne se pose sur des corps pour y appor­ter les chan­ge­ments sug­gé­rés par la science et par la tech­nique. Les mul­tiples réper­cussions, déri­vant d’une inter­ven­tion chi­rur­gi­cale, doivent donc être consi­dé­rées à la lumière de la conscience chré­tienne et pro­fes­sion­nelle, afin que l’œuvre du chi­rur­gien plas­tique soit par­faite sous tous rap­ports. Parmi ceux-​ci, cer­tains sont, plus étroi­te­ment liés à sa pro­fes­sion, et inté­ressent le plan moral et psy­cho­lo­gique, aux­quels Nous ferons une brève allusion.

a) La recherche d’une plus grande beauté physique : conditions de licéité.

Le déve­lop­pe­ment tout récent de la chi­rur­gie plas­tique et plus par­ti­cu­liè­re­ment esthé­tique a pen­dant long­temps pré­oc­cu­pé la conscience chré­tienne, au sujet de la licéi­té de ses interven­tions, prin­ci­pa­le­ment de celles qui visent non pas tant à la res­tau­ra­tion fonc­tion­nelle, mais plu­tôt à obte­nir un embellisse­ment posi­tif de la per­sonne, par exemple par la modi­fi­ca­tion des traits de la phy­sio­no­mie ou, sim­ple­ment, par l’a­bla­tion des rides sur­ve­nues à cause de l’u­sure natu­relle du temps.

La beau­té phy­sique de l’homme, mani­fes­tée prin­ci­pa­le­ment par le visage, est en elle-​même un bien, quoique subor­don­né à d’autres très supé­rieurs, et par consé­quent pré­cieux et dési­rable. Elle est en effet une empreinte de la beau­té du Créateur, une per­fec­tion du com­po­sé humain, un symp­tôme nor­mal de la san­té phy­sique. Comme un lan­gage muet de l’âme intelli­gible pour tous, la beau­té est ordon­née à expri­mer à l’ex­té­rieur les qua­li­tés inté­rieures de l’es­prit, parce que, comme l’en­seigne le Docteur angé­lique, la fin proche du corps est l’âme raison­nable ; par consé­quent il peut être dit par­fait dans la mesure où il pos­sède toutes les condi­tions qui en font un ins­tru­ment appro­prié de l’âme et de ses opé­ra­tions[1]. En s’abs­te­nant à pré­sent d’é­tu­dier le pro­ces­sus psy­cho­lo­gique du sujet, qui dé­voile le beau en dehors de soi, par le témoi­gnage de satis­fac­tion don­né par l’œil, selon la fameuse défi­ni­tion pul­chra enim dicun­tur quae visa placent [2], il n’est pas dou­teux qu’il existe dans la réa­li­té des élé­ments éter­nels sus­ci­tant des sen­sa­tions agréables à la vue bien loin de pou­voir être toutes et tou­jours réduites, comme le pré­tend une école psy­cha­na­ly­tique spé­ciale, à la sphère de l’ins­tinct qui pré­side à la conser­va­tion de l’espèce.

En appli­quant à notre sujet l’a­na­lyse clas­sique des trois élé­ments consti­tu­tifs du beau[3], la beau­té phy­sique du corps et du visage humain exige la per­fec­tion des membres ou par­ties dis­tincts, l’har­mo­nie entre eux et sur­tout la sin­cé­ri­té en expri­mant les qua­li­tés inté­rieures de l’es­prit ; ce qui est là le rôle plus par­ti­cu­lier du visage. Au sujet des deux pre­miers élé­ments, il existe depuis la loin­taine anti­qui­té des règles bien connues des artistes et de vous-​mêmes, spé­cia­listes de la chi­rur­gie plas­tique, comme celle, par exemple, qui répar­tit le pro­fil du visage, de l’ar­cade sour­ci­lière au men­ton, en six mesures égales ; ou bien l’autre qui éta­blit la per­fec­tion de la ligne nasale dans son ali­gne­ment. Toutefois des canons et autres sem­blables ne pré­tendent pas fixer un type unique de beau­té et encore moins pour toutes les races humaines, mais les limites au-​delà des­quelles se trouvent l’im­per­fec­tion et la dif­for­mi­té. Mais tan­dis que la per­fec­tion et l’har­mo­nie des par­ties sont faci­le­ment recon­nais­sables et sou­mises à une mesure, la sin­cé­ri­té d’expres­sion n’est sai­sie que par l’in­tui­tion de celui qui observe ; elle est cepen­dant l’élé­ment le plus déci­sif pour impri­mer sur un visage le mérite de la beau­té, en don­nant lieu à une varié­té pour ain­si dire infi­nie de types.

Or, il n’est pas dou­teux que le chris­tia­nisme et sa morale n’ont jamais condam­né, comme illi­cites en eux-​mêmes, l’es­time et le soin ordon­né de la beau­té phy­sique. Au contraire, les pré­ceptes qui inter­disent les auto-​mutilations, qui assignent à Dieu seul la pleine sou­ve­rai­ne­té du corps, qui exigent le soin ordon­né de la san­té phy­sique, com­portent impli­ci­te­ment la con­sidération même envers ce qui est une per­fec­tion du corps. Faut-​il peut-​être rap­pe­ler que le sens et le sou­ci esthé­tiques sont une carac­té­ris­tique des mani­fes­ta­tions exté­rieures de l’Egli­se et de son art ? Néanmoins, la morale chré­tienne, qui vise à sa fin ultime et embrasse et règle la tota­li­té des valeurs humaines, ne peut assi­gner à la beau­té phy­sique que la place qui lui revient et qui, certes, ne se trouve pas au som­met de l’é­chelle des valeurs, car elle n’est pas un bien spi­ri­tuel, ni même essen­tiel. Le res­pect envers cette gra­da­tion explique telle ou telle méfiance, ou par­fois més­es­time, à l’é­gard de la beau­té phy­sique, que l’on peut trou­ver dans la lit­té­ra­ture de morale et ascé­tique et dans les bio­gra­phies des saints. Et lorsque le déve­lop­pe­ment moderne de la chi­rur­gie plas­tique demande sa pen­sée à la morale chré­tienne, il ne fait que deman­der à quel degré des valeurs doit-​on pla­cer la beau­té phy­sique. La morale chré­tienne répond qu’elle est un bien, mais cor­po­rel, ordon­né à tout l’homme et, comme les autres biens du même genre, sus­cep­tible d’a­bus. Comme bien et don de Dieu, elle doit être esti­mée et soi­gnée, mais sans exi­ger comme un devoir le recours à des moyens extra­or­di­naires. Que l’on fasse l’hy­po­thèse d’un indi­vi­du qui demande à la chi­rur­gie esthé­tique le perfectionne­ment de ses traits, déjà conformes aux canons de l’es­thé­tique nor­male en excluant toute inten­tion qui ne soit pas droite, tout risque pour la san­té et toute autre réper­cus­sion contraire à la ver­tu, mais seule­ment — car il faut bien qu’il y ait une rai­son — à cause de l’es­time de la per­fec­tion esthé­tique et de la satis­faction de pos­sé­der celle-​ci. Quel sera le juge­ment de la morale chré­tienne ? Ce désir ou acte, tel qu’il est pré­sen­té par l’hypo­thèse, n’est mora­le­ment en lui-​même ni bon, ni mau­vais, mais seules les cir­cons­tances, aux­quelles en réa­li­té aucun acte ne peut se sous­traire, lui don­ne­ront la valeur morale de bien ou de mal, de licite ou d’illi­cite. Il en découle que la mora­li­té des actes qui concernent la chi­rur­gie esthé­tique dépend des circons­tances concrètes des cas dis­tincts. Dans l’é­va­lua­tion morale de celles-​ci, les prin­ci­pales condi­tions les plus per­ti­nentes à la matière et déci­sives dans la vaste casuis­tique pré­sen­tée par la chi­rur­gie esthé­tique, sont les sui­vantes : que l’in­ten­tion soit droite, que la san­té géné­rale du sujet soit à l’a­bri de risques notables, que les motifs soient rai­son­nables et pro­por­tion­nés au « moyen extra­or­di­naire » auquel on a recours. L’illicéité est évi­dente quand il s’a­git par exemple d’une inter­ven­tion ris­quée dans l’in­ten­tion d’ac­croître son pou­voir de séduc­tion et d’in­duire ain­si plus faci­le­ment les autres au péché ; ou exclusive­ment pour sous­traire un cou­pable à la jus­tice ; ou qui cause un dom­mage aux fonc­tions régu­lières des organes phy­siques ; ou qui soit vou­lue par pure vani­té ou caprice de la mode. Au contraire, de nom­breux motifs par­fois légi­ti­ment ou même con­seillent posi­ti­ve­ment l’in­ter­ven­tion. Certaines dif­for­mi­tés ou encore de simples imper­fec­tions sont des causes de troubles psy­chiques chez le sujet ou bien deviennent ou un obs­tacle aux rela­tions sociales et fami­liales ou un empê­che­ment — spéciale­ment chez des per­sonnes vouées à la vie publique ou à l’art — à l’exer­cice de leur acti­vi­té. D’autre part, si la répa­ra­tion n’é­tait pas pos­sible, les maximes chré­tiennes sont, dans leur richesse inépui­sable, en mesure de sug­gé­rer les motifs et d’ins­pi­rer la force qui font tolé­rer avec séré­ni­té les défauts phy­siques, per­mis par de mys­té­rieux des­seins divins. La beau­té phy­sique consi­dérée de la sorte dans la lumière chré­tienne et les condi­tions morales indi­quées étant res­pec­tées, la chi­rur­gie esthé­tique, loin de contra­rier la volon­té de Dieu, quand elle res­ti­tue la perfec­tion à la plus grande œuvre de la créa­tion visible, l’homme, semble mieux la secon­der et rendre à sa sagesse et à sa bon­té le témoi­gnage le plus évident.

b) La suppression de certains défauts physiques et son heureuse in­fluence sur le comportement de l’individu.

Les réper­cus­sions psy­cho­lo­giques sont éga­le­ment importan­tes et, en un cer­tain sens, reliées plus immé­dia­te­ment à l’exer­cice de la chi­rur­gie plastique.

La chi­rur­gie plas­tique se trouve plus d’une fois en face de pro­blèmes qui ne dépendent pas seule­ment d’une tech­nique irré­pro­chable et de la vir­tuo­si­té de l’o­pé­ra­teur, qui sait cor­ri­ger les défauts phy­siques de la per­sonne, en ren­dant à celle-​ci son état et son aspect nor­maux. Il semble déjà dans cette tâche que la main du chi­rur­gien répète en quelque sorte l’acte de la main de Dieu qui modèle l’homme.

Mais il y a des cir­cons­tances dans les­quelles l’o­pé­ra­teur de chi­rur­gie plas­tique effleure des condi­tions plus éle­vées d’ordre spi­ri­tuel, dont il faut qu’il ait une pleine conscience, aus­si doit-​il avoir une pré­pa­ra­tion appro­priée pour deve­nir éga­le­ment dans celles-​ci presque un col­la­bo­ra­teur de Dieu.

En effet, comme cela Nous a été signa­lé, des phé­no­mènes, par­fois très graves, sont « cau­sés par la connais­sance qu’ont les malades des défauts phy­siques, dont ils sont affec­tés ». Il n’est pas rare que le chi­rur­gien plas­tique ren­contre des con­ditions de ce genre, carac­té­ri­sées par des réper­cus­sions psycho­logiques, et elles sont même plus fré­quentes que dans d’autres branches de la chi­rur­gie. Quand les anciens, avec la men­ta­li­té propre aux civi­li­sa­tions non chré­tiennes, répé­taient la sen­tence Cave a signa­tis, ils indi­quaient sur une base empi­rique la réa­li­té de cer­tains phé­no­mènes que la psy­cho­lo­gie expé­ri­men­tale mo­derne a pris en sérieux exa­men et dont elle recherche les causes en même temps que les pos­si­bi­li­tés d’une thé­ra­peu­tique effi­cace. Ce sont des phé­no­mènes pour la plu­part inob­ser­vés à leur ori­gine, mais non moins cer­tains et nui­sibles, qui nais­sent d’un sen­ti­ment d’in­fé­rio­ri­té phy­sique ou esthé­tique par rap­port à des com­pa­gnons d’âge ou d’autres égaux ; un senti­ment qui non seule­ment rend triste la vie de celui qui n’a pas la force morale pour le sur­mon­ter, mais qui tend à s’en­ra­ci­ner, à se fixer dans des com­plexes qui peuvent éga­le­ment conduire à de pro­fondes ano­ma­lies du carac­tère et de la conduite jus­qu’à la psy­chose et par­fois (à Dieu ne plaise), au crime et au suicide.

Au sujet de ces malades, le devoir de les assis­ter peut reve­nir à beau­coup, du prêtre au méde­cin psy­chiatre jus­qu’à l’a­mi. Aussi, quand la cause consiste en un défaut phy­sique, que la chi­rur­gie plas­tique est en mesure de sup­pri­mer, il n’est per­sonne qui ne voie que l’in­ter­ven­tion chi­rur­gi­cale cor­res­pond non seule­ment à une indi­ca­tion médi­cale ou à une indi­ca­tion esthé­tique, mais aus­si à un motif spi­ri­tuel, sug­gé­ré par cette cha­ri­té du Christ, qui s’é­tend à tous les élé­ments de la vie humaine, pous­sant, à l’exemple du divin Maître, à sou­la­ger toute dou­leur, même celles qui sont cachées, igno­rées ou refoulées.

Ces aspects sin­gu­liers de la chi­rur­gie plas­tique réclament évi­dem­ment une conscience appro­fon­die de ses propres possi­bilités et res­pon­sa­bi­li­tés, comme aus­si une habi­le­té exer­cée, outre les com­pé­tences stric­te­ment tech­niques de votre art, pour adop­ter des motifs et des méthodes de conduite, qui concernent d’autres sec­teurs d’é­tude. Du reste, en ces temps où dans tout domaine la com­pé­tence spé­cia­li­sée est de plus en plus deman­dée et condi­tionne les résul­tats scien­ti­fiques et tech­niques de la civi­li­sa­tion moderne, il est hau­te­ment oppor­tun et méri­toire de s’ef­for­cer de pui­ser une culture plus vaste dans d’autres disci­plines ou spé­cia­li­tés, qui concernent l’homme, comme la psycho­logie et la religion.

La psy­cho­lo­gie moderne[4] s’at­tarde sou­vent à étu­dier les rap­ports mutuels de l’âme et du corps, en fai­sant res­sor­tir qu’une opé­ra­tion défec­tueuse de l’âme peut cau­ser au corps des dom­mages consi­dé­rables et, vice ver­sa, une affec­tion phy­sique peut être la cause d’une per­tur­ba­tion de l’âme. On assure, d’autre part, que se pré­sente sou­vent le cas d’une mala­die soma­tique, qui même lors­qu’elle n’est pas déter­mi­née par des causes psy­cho­lo­giques, pro­duit des com­pli­ca­tions psychologi­ques de diverse nature, qui ont à leur tour une réper­cus­sion sur l’af­fec­tion orga­nique. Ces affir­ma­tions et d’autres sembla­bles, d’au­teurs contem­po­rains, engagent l’ac­tion du méde­cin dans tout domaine où il est en mesure d’ap­por­ter la san­té au corps et, indi­rec­te­ment, à l’âme éga­le­ment, et demandent à être confron­tées comme il convient dans les cas dis­tincts. Il faut par exemple savoir dis­tin­guer s’il s’a­git de psy­cho­pathes constitu­tionnels, sujets aux com­pli­ca­tions graves du sub­cons­cient, ou bien de malades qui pré­sentent des phé­no­mènes de nature essen­tiel­le­ment réac­tive, c’est-​à-​dire sur­tout liés à une défi­cience phy­sique, congé­ni­tale ou acquise, que la chi­rur­gie plas­tique se pro­pose de sup­pri­mer. II se pré­sente donc une série de cas dif­fé­rents, que le méde­cin doit appro­fon­dir par ses ana­mné­sies, par ses recherches objec­tives, et dont il tient compte dans sa méthode de trai­te­ment, pour influer non seule­ment sur le corps, mais aus­si sur l’é­tat psy­chique conscient et incons­cient du malade, en rela­tion avec ses sen­ti­ments, avec ses condi­tions exté­rieures et avec son avenir.

Il est facile de déduire de ces réflexions com­bien votre pro­fes­sion est impor­tante, déli­cate et méri­toire. Comme expres­sion de l’ad­mi­rable pro­grès accom­pli ces der­niers temps par les sciences médi­cales, la chi­rur­gie plas­tique en cou­ronne, pour ain­si dire, l’œuvre bien­fai­sante, en res­ti­tuant har­mo­nie et digni­té aux membres et par­fois éga­le­ment à l’es­prit. Combien d’es­prits, humi­liés par des com­plexes d’in­fé­rio­ri­té et presque empê­chés dans leur acti­vi­té, retrouvent séré­ni­té et dyna­misme de vie dans vos mains habiles et fra­ter­nelles. Combien de visages de fils de Dieu, aux­quels l’in­for­tune a refu­sé le don de reflé­ter sa beau­té, acquièrent de nou­veau le sou­rire per­du, grâce à votre science et à votre art. Soyez tou­jours conscients que votre mis­sion peut et doit s’é­tendre, au-​delà des tis­sus et des formes, jus­qu’à l’âme, dont vous ensei­gne­rez à appré­cier la beau­té intérieure.

Avec ces vœux et avec la confiance que vos études fassent mar­quer à cette chi­rur­gie spé­ciale des pro­grès de plus en plus grands, Nous invo­quons les faveurs célestes pour vous, pour vos familles et pour vos patients.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint-​Maurice Saint-​Augustin. – D’après le texte ita­lien des A. A. S., L, 1958, p. 952 ; tra­duc­tion fran­çaise de l’Osservatore Romano, du 31 octobre 1958.

Notes de bas de page
  1. Cf. S. Th., 1 p. q. 91, a. 3.[]
  2. Cf. S. Th., 1 p. q. 5 a. 4 ad 1.[]
  3. Cf. S. Th., 1 p. q. 39, a. 8 in c.[]
  4. Voir par exemple : C. G. Jung, Psychologie de l’in­cons­cient, Genève, p. 220.[]