Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

21 janvier 2000

Discours

Discours pour l'inauguration de l'année judiciaire

Monseigneur le Doyen, Illustres Prélats-​Auditeurs et Officiers de la Rote romaine

1. Chaque année, l’i­nau­gu­ra­tion solen­nelle de l’ac­ti­vi­té judi­ciaire de la Rote romaine m’offre l’oc­ca­sion appré­ciée de vous ren­con­trer per­son­nel­le­ment, vous tous qui consti­tuez le Collège des Prélats-​Auditeurs, des Officiers et des Avocats auprès de ce Tribunal. Cela me donne éga­le­ment l’oc­ca­sion de renou­ve­ler l’ex­pres­sion de mon estime et de vous mani­fes­ter ma pro­fonde recon­nais­sance pour le tra­vail pré­cieux que vous accom­plis­sez géné­reu­se­ment et avec com­pé­tence au nom et sur man­dat du Siège apostolique.

Je vous salue tous avec affec­tion, et de manière par­ti­cu­lière le nou­veau Doyen, que je remer­cie du fervent hom­mage qu’il m’a adres­sé en son nom per­son­nel et au nom de tout le Tribunal de la Rote romaine. Je désire dans le même temps adres­ser une pen­sée de gra­ti­tude et de remer­cie­ment à l’Archevêque, Mgr Francesco Pompedda, récem­ment nom­mé Préfet du Tribunal suprême de la Signature apos­to­lique, pour le long ser­vice qu’il a prê­té avec un dévoue­ment géné­reux ain­si qu’une pré­pa­ra­tion et une com­pé­tence par­ti­cu­lières à votre Tribunal.

2. Ce matin, comme invi­té par les paroles de Monseigneur le Doyen, je désire m’ar­rê­ter pour réflé­chir avec vous sur l’hy­po­thèse de l’ef­fet juri­dique de la men­ta­li­té actuelle encline au divorce, sur une éven­tuelle décla­ra­tion de nul­li­té de mariage, ain­si que sur la doc­trine de l’in­dis­so­lu­bi­li­té abso­lue du mariage conclu et consom­mé, et sur la limite du pou­voir du Souverain Pontife en ce qui concerne un tel mariage.

Dans l’Exhortation apos­to­lique Familiaris consor­tio, publiée le 22 novembre 1981, je met­tai en lumière les aspects posi­tifs de la nou­velle réa­li­té fami­liale, tels que la conscience plus vive de la liber­té per­son­nelle, l’at­ten­tion plus grande aux rela­tions per­son­nelles dans le mariage et à la pro­mo­tion de la digni­té de la femme, ain­si que les aspects néga­tifs liés à la dégra­da­tion de cer­taines valeurs fon­da­men­tales et à la « concep­tion théo­rique et pra­tique erro­née de l’in­dé­pen­dance des conjoints entre eux », sou­li­gnant leur influence sur « le nombre crois­sant des divorces » (n. 6).

A la racine des phé­no­mène néga­tifs dénon­cés, j’é­cri­vais qu” »il y a sou­vent une cor­rup­tion du concept et de l’ex­pé­rience de liber­té, celle-​ci étant com­prise non comme la capa­ci­té de réa­li­ser la véri­té du pro­jet de Dieu sur le mariage et la famille, mais comme une force auto­nome d’af­fir­ma­tion de soi, assez sou­vent contre les autres, pour son bien-​être égoïste » (n. 6). C’est pour­quoi je sou­li­gnai le « devoir fon­da­men­tal » de l’Eglise d” »affir­mer encore et avec force – comme l’ont fait les Pères du Synode – la doc­trine de l’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage » (n. 20), éga­le­ment afin de dis­si­per l’ombre que cer­taines opi­nions issues des milieux de recherche théo­lo­gique et cano­nique semblent jeter sur la valeur de l’in­dis­so­lu­bi­li­té des liens du mariage. Il s’a­git de thèses favo­rables au rejet de l’in­com­pa­ti­bi­li­té abso­lue entre un mariage conclu et consom­mé (cf. CIC, can. 1061 1) et un nou­veau mariage de l’un des conjoints, du vivant de l’autre.

3. L’Eglise, dans sa fidé­li­té au Christ, ne peut man­quer de répé­ter avec fer­me­té « l’an­nonce joyeuse du carac­tère défi­ni­tif de cet amour conju­gal, qui trouve en Jésus-​Christ son fon­de­ment et sa force (cf. Ep 5, 25) » (FC, n. 20) à ceux qui, de nos jours, pensent qu’il est dif­fi­cile, voire même impos­sible, de se lier à une per­sonne pour toute la vie et à ceux qui sont, hélas, entraî­nés dans une culture qui refuse l’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage et qui méprise ouver­te­ment l’en­ga­ge­ment des époux à la fidélité.

« En effet, enra­ci­née dans le don plé­nier et per­son­nel des époux et requise pour le bien des enfants, l’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage trouve sa véri­té défi­ni­tive dans le des­sein que Dieu a mani­fes­té dans sa révé­la­tion ; c’est Lui qui veut et qui donne l’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage comme fruit, signe et exi­gence de l’a­mour abso­lu­ment fidèle que Dieu a pour l’homme et que le Seigneur Jésus mani­feste à l’é­gard de son Eglise » (FC, n. 20).

« L’annonce joyeuse du carac­tère défi­ni­tif de l’a­mour conju­gal » n’est pas un vague concept abs­trait ou une belle phrase qui reflète le désir com­mun de ceux qui décident de se marier. Cette annonce s’en­ra­cine plu­tôt dans la nou­veau­té chré­tienne, qui fait du mariage un sacre­ment. Les époux chré­tiens, qui ont reçu « le don du sacre­ment », sont appe­lés par la grâce de Dieu à témoi­gner de la « volon­té du Seigneur : « Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le défaire » (Mt 19, 6) », c’est-​à-​dire « témoi­gner de la valeur ines­ti­mable de l’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage » (FC, n. 20). C’est pour cette rai­son – affirme le Catéchisme de l’Eglise catho­lique – que « l’Eglise main­tient par fidé­li­té à la parole de Jésus-​Christ (Mc 10, 11–12…), qu’elle ne peut recon­naître comme valide une nou­velle union, si le pre­mier mariage l’é­tait » (n. 1650).

4. Certes, « l’Eglise peut, après exa­men de la situa­tion par le tri­bu­nal ecclé­sias­tique com­pé­tent, décla­rer « la nul­li­té du mariage », c’est-​à-​dire que le mariage n’a jamais exis­té », et, dans ce cas, les contrac­tants « sont libres de se marier, quitte à se tenir aux obli­ga­tions natu­relles d’une union anté­rieure » (CEC, n. 1629). Les décla­ra­tions de nul­li­té pour les motifs éta­blis par les normes cano­niques, en par­ti­cu­lier pour le défaut et les vices du consen­te­ment matri­mo­nial (cf. CIC, cann. 1095 – 1107), ne peuvent tou­te­fois être en contraste avec le prin­cipe de l’indissolubilité.

Il est indé­niable que la men­ta­li­té cou­rante de la socié­té dans laquelle nous vivons, a des dif­fi­cul­tés à accep­ter l’in­dis­so­lu­bi­li­té du lien matri­mo­nial et le concept même de mariage comme « foe­dus, quo vir et mulier inter se totius vitae consor­tium consti­tuunt » (CIC, can. 1055 1), dont les pro­prié­tés essen­tielles sont « ini­tas et indis­so­lu­bi­li­tas, quae in matri­mo­nio chris­tia­no ratione sacra­men­ti obtinent fir­mi­ta­tem » (CIC, can. 1056). Mais cette dif­fi­cul­té réelle n’é­qui­vaut pas « sic et sim­pli­ci­ter » à un refus concret du mariage chré­tien ou de ses pro­prié­tés essen­tielles. Elle jus­ti­fie encore moins la pré­somp­tion, par­fois mal­heu­reu­se­ment for­mu­lée par cer­tains tri­bu­naux, que l’in­ten­tion pré­do­mi­nante des contrac­tants, dans une socié­té sécu­la­ri­sée et tra­ver­sée par de puis­sants cou­rants prô­nant le divorce, soit de vou­loir un mariage dis­so­luble au point d’exi­ger plu­tôt la preuve de l’exis­tence d’un réel accord.

La tra­di­tion cano­nique et la juris­pru­dence de la Rote, pour affir­mer l’ex­clu­sion d’une pro­prié­té essen­tielle ou la néga­tion d’une fina­li­té essen­tielle du mariage, ont tou­jours exi­gé que celles-​ci aient lieu en ver­tu d’un acte posi­tif de volon­té, qui aille au-​delà d’une volon­té habi­tuelle ou géné­rique, d’une vel­léi­té inter­pré­ta­tive, d’une opi­nion erro­née de l’u­ti­li­té, dans cer­tains cas, du divorce, ou d’une simple inten­tion de ne pas res­pec­ter les enga­ge­ments réel­le­ment pris.

5. En accord avec la doc­trine constam­ment pro­fes­sée par l’Eglise, nous devons conclure que les opi­nions en contraste avec le prin­cipe de l’in­dis­so­lu­bi­li­té, ou les atti­tudes contraires à celui-​ci, mais sans le refus for­mel de célé­brer un mariage sacra­men­tel, ne dépassent pas les limites de la simple erreur concer­nant l’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage qui, selon la tra­di­tion cano­nique et les normes en vigueur, ne vicie pas le con-​sentement matri­mo­nial (cf. CIC, can. 1988).

Toutefois, en ver­tu du prin­cipe selon lequel le consen­te­ment ne peut être sup­pléé (cf. CIC, can. 1057), l’er­reur concer­nant l’in­dis­so­lu­bi­li­té, peut, de façon excep­tion­nelle, inva­li­der le consen­te­ment, si elle déter­mine de façon posi­tive la volon­té du contrac­tant de faire un choix contraire à l’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage (cf. CIC, n. 1099).

Cela ne peut avoir lieu que lorsque le juge­ment erro­né sur l’in­dis­so­lu­bi­li­té du lien influence de façon déter­mi­nante la déci­sion de la volon­té, parce qu’il est dic­té par une intime convic­tion, pro­fon­dé­ment enra­ci­née dans l’âme du contrac­tant et pro­fes­sé par celui-​ci avec déter­mi­na­tion et obstination.

6. Notre ren­contre d’au­jourd’­hui, chers membres du Tribunal de la Rote romaine, consti­tue un cadre adé­quat pour par­ler éga­le­ment à toute l’Eglise de la limite du pou­voir du Souverain Pontife en matière de mariage conclu et consom­mé, qui « ne peut être dis­sous par aucune puis­sance humaine ni par aucune cause, sauf par la mort » (CIC, can. 1141 ; CCEO, can. 853). Cette for­mu­la­tion du droit cano­nique n’est pas de nature exclu­si­ve­ment dis­ci­pli­naire, mais cor­res­pond à une véri­té doc­tri­nale main­te­nue depuis tou­jours dans l’Eglise.

Toutefois, l’i­dée se dif­fuse selon laquelle la puis­sance du Pontife Romain, étant vicaire de la puis­sance divine du Christ, ne serait pas l’une de ces puis­sances humaines aux­quelles se réfèrent les canons men­tion­nés, et pour­rait donc peut-​être s’é­tendre dans cer­tains cas éga­le­ment à la dis­so­lu­tion des mariages conclus et consom­més. Face aux doutes et aux troubles qui pour­raient en décou­ler, il est néces­saire de réaf­fir­mer que le mariage sacra­men­tel conclu et consom­mé ne peut jamais être dis­sous, pas même par le pou­voir du Pontife Romain. L’affirmation contraire impli­que­rait la thèse qu’il n’existe aucun mariage abso­lu­ment indis­so­luble, ce qui serait contraire au sens selon lequel l’Eglise a ensei­gné et enseigne l’in­dis­so­lu­bi­li­té du lien matrimonial.

7. Cette doc­trine de la non-​extension du pou­voir du Pontife Romain aux mariages conclus et consom­més, a été pro­po­sée à plu­sieurs reprises par mes pré­dé­ces­seurs (cf. par exemple, Pie IX, Lettre Verbis expri­mere, 15 août 1859 : Enseignements pon­ti­fi­caux, Ed. Paoline, Rome, 1957, vol. I, n. 103 ; Léon XIII, Lettre Encycl. Arcanum, 10 février 1880 : ASS 12 (1879–1880), 400 ; Pie XI, Lettre Encycl. Casti connu­bii 31 décembre 1930 : AAS 22 (1930), 552 ; Pie XII, Allocution aux nou­veaux époux, 22 avril 1942 : Discours et radio­mes­sages de Sa Sainteté Pie XII, Ed. Vaticane, vol. IV, 47). Je vou­drais citer, en par­ti­cu­lier, une affir­ma­tion de Pie XII : « Le mariage conclu et consom­mé est en ver­tu du droit divin indis­so­luble, dans la mesure où il ne peut être dis­sous par aucune auto­ri­té humaine (can. 1118), tan­dis que les autres mariages, bien qu’ils soient intrin­sè­que­ment indis­so­lubles, n’ont tou­te­fois pas une indis­so­lu­bi­li­té extrin­sèque abso­lue, mais, étant don­né cer­taines condi­tions néces­saires, peuvent (il s’a­git, comme on le sait, de cas rela­ti­ve­ment rares), être dis­sous, outre en ver­tu du pri­vi­lège pau­lin, par le Pontife Romain, en ver­tu de sa puis­sance minis­té­rielle » (Discours à la Rote romaine, 3 octobre 1941 : AAS 33 [1941], pp. 424–425). A tra­vers ces paroles, Pie XII inter­pré­tait de façon expli­cite le canon 1118, cor­res­pon­dant à l’ac­tuel canon 1141 du Code de Droit cano­nique et au canon 853 du Code des Canons des Eglises orien­tales, dans le sens où « puis­sance humaine » inclut éga­le­ment la puis­sance minis­té­rielle ou vica­riale du Pape, et pré­sen­tait cette doc­trine comme accep­tée de façon una­nime par tous les experts en la matière. Dans ce contexte, il convient de citer éga­le­ment le Catéchisme de l’Eglise catho­lique, avec la grande auto­ri­té doc­tri­nale qui lui a été confé­rée par l’in­ter­ven­tion de tous l’é­pis­co­pat dans sa rédac­tion et par mon appro­ba­tion spé­ciale. On y lit en effet : « Le lien matri­mo­nial est donc éta­bli par Dieu Lui-​même, de sorte que le mariage conclu et consom­mé entre bap­ti­sés ne peut jamais être dis­sous. Ce lien, qui résulte de l’acte humain libre des époux et de la consom­ma­tion du mariage, est une réa­li­té désor­mais irré­vo­cable et donne ori­gine à une alliance garan­tie par la fidé­li­té de Dieu. Il n’est pas du pou­voir de l’Eglise de se pro­non­cer contre cette dis­po­si­tion de la sagesse divine » (n. 1640). 

8. En effet, le Pontife Romain a la « sacra potes­tas » d’en­sei­gner la véri­té de l’Evangile, d’ad­mi­nis­trer les sacre­ments et de gou­ver­ner de façon pas­to­rale l’Eglise au nom et avec l’au­to­ri­té du Christ, mais cette puis­sance n’in­clut en soi aucun pou­voir sur la Loi divine natu­relle ou posi­tive. Ni l’Ecriture, ni la Tradition ne recon­naissent de facul­té au Pontife Romain de dis­soudre le mariage conclu et consom­mé ; au contraire, la pra­tique constante de l’Eglise démontre la conscience cer­taine de la Tradition qu’une telle puis­sance n’existe pas. Les fortes expres­sions des Pontifes Romains ne sont que l’é­cho fidèle et l’in­ter­pré­ta­tion authen­tique de la convic­tion per­ma­nente de l’Eglise.

Il res­sort donc avec clar­té que la non-​extension de la puis­sance du Pontife Romain aux mariages sacra­men­tels conclus et consom­més est ensei­gnée par le Magistère de l’Eglise comme doc­trine à conser­ver de façon défi­ni­tive, même si celle-​ci n’a pas été décla­rée sous une forme solen­nelle à tra­vers un acte défi­ni­tif. En effet, cette doc­trine a été pro­po­sée de façon expli­cite par les Pontifes Romains en termes caté­go­riques, de façon constante et sur une période suf­fi­sam­ment longue. Elle a été adop­tée et ensei­gnée par tous les évêques en com­mu­nion avec le Siège de Pierre, dans la conscience qu’elle doit tou­jours être main­te­nue et accep­tée par les fidèles. Dans ce sens, elle a été repro­po­sée par le Catéchisme de l’Eglise catho­lique. Il s’a­git par ailleurs d’une doc­trine confir­mée par la pra­tique plu­ri­sé­cu­laire de l’Eglise, main­te­nue avec une pleine fidé­li­té et avec héroïsme, par­fois même face à de graves pres­sions de la part des puis­sants de ce monde. Il est hau­te­ment signi­fi­ca­tif de consta­ter l’at­ti­tude des Papes qui, même à l’é­poque d’une plus grande affir­ma­tion du pri­mat pétri­nien, ont démon­tré être tou­jours conscients du fait que leur Magistère est au ser­vice total de la Parole de Dieu (cf. Const. dogm. Dei Verbum, n. 10) et, dans cet esprit, ne se placent pas au-​dessus du don du Seigneur, mais s’en­gagent seule­ment à conser­ver et à admi­nis­trer le bien confié à l’Eglise.

9. Illustres Prélats-​Auditeurs et Officiers, telles sont les réflexions que, à pro­pos d’un sujet d’une si grande impor­tance et gra­vi­té, j’a­vais à cœur de par­ta­ger avec vous. Je les confie à votre esprit et à votre cœur, cer­tain de votre pleine fidé­li­té et adhé­sion à la Parole de Dieu, inter­pré­tée par le Magistère de l’Eglise, et à la loi cano­nique, dans son inter­pré­ta­tion la plus authen­tique et la plus com­plète. J’invoque sur votre déli­cat ser­vice ecclé­sial la pro­tec­tion constante de Marie, Regina fami­liae. En vous assu­rant de ma proxi­mi­té dans mon estime et ma recon­nais­sance, je vous donne de tout cœur, comme signe d’af­fec­tion constante, une Bénédiction apos­to­lique particulière.

Jean-​Paul II