Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

30 novembre 1980

Lettre encyclique Dives in misericordia

Sur la miséricorde divine

Table des matières

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 30 novembre 1980,
premier dimanche de l’Avent, en la troisième année de mon pontificat.

Ioannes Paulus PP. II

Vénérables Frères, chers Fils et Filles, salut et Bénédiction Apostolique !

I. QUI ME VOIT, VOIT LE PERE (cf. Jn 14, 9)

1. Révélation de la miséricorde

« DIEU RICHE EN MISÉRICORDE » 1 est Celui que Jésus-​Christ nous a révé­lé comme Père : c’est Lui, son Fils, qui nous l’a mani­fes­té et fait connaître en lui-​même 2. Mémorable, à cet égard, est le moment où Philippe, l’un des douze Apôtres, s’a­dres­sant au Christ, lui dit : « Seigneur, montre-​nous le Père et cela nous suf­fit» ; et Jésus lui répon­dit : « Voilà si long­temps que je suis avec vous et tu ne me connais pas…? Qui m’a vu a vu le Père » 3. Ces paroles furent pro­non­cées durant le dis­cours d’a­dieux, à la fin du repas pas­cal, que sui­virent les évé­ne­ments des saints jours qui devaient confir­mer une fois pour toutes que « Dieu, qui est riche en misé­ri­corde, à cause du grand amour dont Il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ » 4.

Suivant l’en­sei­gne­ment du Concile Vatican II, et consi­dé­rant les néces­si­tés par­ti­cu­lières des temps que nous vivons, j’ai consa­cré l’en­cy­clique Redemptor Hominis à la véri­té sur l’homme, véri­té qui, dans sa plé­ni­tude et sa pro­fon­deur, nous est révé­lée dans le Christ. Une exi­gence aus­si impor­tante, dans ces temps cri­tiques et dif­fi­ciles, me pousse à décou­vrir encore une fois dans le Christ lui-​même le visage du Père, qui est « le Père des misé­ri­corde set le Dieu de toute conso­la­tion » 5. On lit en effet, dans la consti­tu­tion Gaudium et Spes : « Nouvel Adam, le Christ … mani­feste plei­ne­ment l’homme à lui-​même et lui découvre la subli­mi­té de sa voca­tion » : il le fait pré­ci­sé­ment « dans la révé­la­tion même du mys­tère du Père et de son amour » 6. Ces paroles attestent très clai­re­ment que la mani­fes­ta­tion de l’homme, dans la pleine digni­té de sa nature, ne peut avoir lieu sans la réfé­rence non seule­ment concep­tuelle mais plei­ne­ment exis­ten­tielle à Dieu. L’homme et sa voca­tion suprême se dévoilent dans le Christ par la révé­la­tion du mys­tère du Père et de son amour.

C’est pour cela qu’il convient main­te­nant de nous tour­ner vers ce mys­tère : les mul­tiples expé­riences de l’Eglise et de l’homme contem­po­rain nous y invitent, tout comme l’exigent les aspi­ra­tions de tant de cœurs humains, leurs souf­frances et leurs espé­rances, leurs angoisses et leurs attentes. S’il est vrai que l’homme est en un cer­tain sens la route de l’Eglise ‑comme je l’ai dit dans l’en­cy­clique Redemptor Hominis-, en même temps l’Evangile et toute la Tradition nous indiquent constam­ment que nous devons par­cou­rir cette route, avec tout homme, telle que le Christ l’a tra­cée en révé­lant en lui-​même le Père et son amour 7. En Jésus-​Christ, mar­cher vers l’homme de la manière assi­gnée une fois pour toutes à l’Eglise dans le cours chan­geant des temps, est en même temps s’a­van­cer vers le Père et vers son amour. Le Concile Vatican II a confir­mé cette véri­té pour notre temps.

Plus la mis­sion de l’Eglise est cen­trée sur l’homme ‑plus elle est, pour ain­si dire, anthropocentrique‑, plus aus­si elle doit s’af­fir­mer et se réa­li­ser de manière théo­cen­trique, c’est-​à-​dire s’o­rien­ter en Jésus-​Christ vers le Père. Tandis que les divers cou­rants de pen­sée, anciens et contem­po­rains, étaient et conti­nuent à être enclins à sépa­rer et même à oppo­ser théo­cen­trisme et anthro­po­cen­trisme, l’Eglise au contraire, à la suite du Christ, cherche à assu­rer leur conjonc­tion orga­nique et pro­fonde dans l’his­toire de l’homme. C’est là un des prin­cipes fon­da­men­taux, et peut être même le plus impor­tant, de l’en­sei­gne­ment du der­nier Concile. Si nous nous pro­po­sons donc comme tâche prin­ci­pale, dans la phase actuelle de l’his­toire de l’Eglise, de mettre en œuvre l’en­sei­gne­ment de ce grand Concile, nous devons nous réfé­rer à ce prin­cipe avec foi, ouver­ture d’es­prit et de tout cœur. Dans mon ency­clique pré­cé­dem­ment citée, j’ai essayé de sou­li­gner que l’ap­pro­fon­dis­se­ment et l’en­ri­chis­se­ment mul­ti­forme de la conscience de l’Eglise, fruits du Concile, doivent ouvrir plus lar­ge­ment notre intel­li­gence et notre cœur au Christ. Aujourd’hui, je désire dire que l’ou­ver­ture au Christ qui, comme Rédempteur du monde, révèle plei­ne­ment l’homme à l’homme, ne peut s’ac­com­plir autre­ment qu’à tra­vers une réfé­rence tou­jours plus pro­fonde au Père et à son amour.

2. Incarnation ed la miséricorde

Dieu, « qui habite une lumière inac­ces­sible » 8, parle aus­si à l’homme à tra­vers l’i­mage du cos­mos : en effet, « ce qu’il a d’in­vi­sible depuis la créa­tion du monde se laisse voir à l’in­tel­li­gence à tra­vers ses œuvres, son éter­nelle puis­sance et sa divi­ni­té » 9. Cette connais­sance indi­recte et impar­faite, œuvre de l’in­tel­li­gence qui cherche Dieu dans le monde visible à tra­vers ses créa­tures, n’est pas encore la « vision du Père ». « Nul n’a jamais vu Dieu », écrit saint Jean pour don­ner plus de relief à la véri­té selon laquelle « le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l’a révé­lé » 10. Cette « révé­la­tion » mani­feste Dieu dans l’in­son­dable mys­tère de son être ‑un et trine- entou­ré « d’une lumière inac­ces­sible » 11 ; cepen­dant, dans cette « révé­la­tion » du Christ, nous connais­sons Dieu d’a­bord dans son amour envers l’homme, dans sa « phi­lan­thro­pie » 12. Là, « ses per­fec­tions invi­sibles » deviennent « visibles », incom­pa­ra­ble­ment plus visibles qu’à tra­vers toutes les autres œuvres « accom­plies par lui » : elles deviennent visibles dans le Christ et par le Christ, dans ses actions et ses paroles, et enfin dans sa mort sur la croix et sa résurrection.

Ainsi, dans le Christ et par le Christ, Dieu devient visible dans sa misé­ri­corde, c’est-​à-​dire qu’est mis en relief l’at­tri­but de la divi­ni­té que l’Ancien Testament, à tra­vers dif­fé­rents termes et concepts, avait déjà défi­ni comme la « misé­ri­corde ». Le Christ confère à toute la tra­di­tion vétéro-​testamentaire de la misé­ri­corde divine sa signi­fi­ca­tion défi­ni­tive. Non seule­ment il en parle et l’ex­plique à l’aide d’i­mages et de para­boles, mais sur­tout il l’in­carne et la per­son­nife. Il est lui-​même, en un cer­tain sens, la misé­ri­corde. Pour qui la voit et la trouve en lui, Dieu devient « visible » comme le Père « riche en misé­ri­corde » 13.

Plus peut-​être que celle de l’homme d’au­tre­fois, la men­ta­li­té contem­po­raine semble s’op­po­ser au Dieu de misé­ri­corde, et elle tend à éli­mi­ner de la vie et à ôter du cœur humain la notion même de misé­ri­corde. Le mot et l’i­dée de misé­ri­corde semblent mettre mal à l’aise l’homme qui, grâce à un déve­lop­pe­ment scien­ti­fique et tech­nique incon­nu jus­qu’i­ci, est deve­nu maître de la terre qu’il a sou­mise et domi­née 14. Cette domi­na­tion de la terre, enten­due par­fois de façon uni­la­té­rale et super­fi­cielle, ne laisse pas de place, semble-​t-​il, à la misé­ri­corde. A ce sujet, cepen­dant, nous pou­vons nous réfé­rer avec pro­fit à l’i­mage « de la condi­tion de l’homme dans le monde contem­po­rain » telle qu’elle est tra­cée au début de la consti­tu­tion Gaudium et Spes. On y lit entre autres : « Ainsi le monde moderne appa­raît à la fois comme puis­sant et faible, capable du meilleur et du pire, et le che­min s’ouvre devant lui de la liber­té ou de la ser­vi­tude, du pro­grès ou de la régres­sion, de la fra­ter­ni­té ou de la haine. D’autre part, l’homme prend conscience que de lui dépend la bonne orien­ta­tion des forces qu’il a mises en mou­ve­ment et qui peuvent l’é­cra­ser ou le ser­vir » 15.

La situa­tion du monde contem­po­rain ne mani­feste pas seule­ment des trans­for­ma­tions capables de faire espé­rer pour l’homme un ave­nir ter­restre meilleur, mais elle révèle aus­si de mul­tiples menaces, bien pires que celles qu’on avait connues jus­qu’i­ci. Sans ces­ser de dénon­cer ces menaces en diverses cir­cons­tances (comme dans les inter­ven­tions à l’ONU, à l’UNESCO, à la FAO et ailleurs), l’Eglise doit les regar­der en même temps à la lumière de la véri­té reçue de Dieu.

Révélée dans le Christ, la véri­té au sujet de Dieu « Père des misé­ri­cordes » 16 nous per­met de le « voir » par­ti­cu­liè­re­ment proche de l’homme, sur­tout quand il souffre, quand il est mena­cé dans le fon­de­ment même de son exis­tence et de sa digni­té. Et c’est pour­quoi, dans la situa­tion actuelle de l’Eglise et du monde, bien des hommes et bien des milieux, gui­dés par un sens aigu de la foi, s’a­dressent, je dirais qua­si spon­ta­né­ment, à la misé­ri­corde de Dieu. Ils y sont cer­tai­ne­ment pous­sés par le Christ, dont l’Esprit est à l’œuvre au fond des cœurs. En effet, le mys­tère de Dieu comme « Père des misé­ri­cordes » qu’il nous a révé­lé devient, en face des menaces actuelles contre l’homme, comme un appel adres­sé à l’Eglise.

Je vou­drais, dans la pré­sente ency­clique, répondre à cet appel. Je vou­drais reprendre le lan­gage éter­nel, et en même temps incom­pa­rable de sim­pli­ci­té et de pro­fon­deur, de la révé­la­tion et de la foi pour expri­mer encore une fois, grâce à lui, en face de Dieu et des hommes, les grandes pré­oc­cu­pa­tions de notre temps.

En effet, la révé­la­tion et la foi nous apprennent moins à médi­ter de manière abs­traite le mys­tère de Dieu comme « Père des misé­ri­cordes » qu’à recou­rir à cette misé­ri­corde au nom du Christ et en union avec lui. Le Christ ne nous a‑t-​il pas ensei­gné que notre Père, « qui voit dans le secret » 17, attend pourrait-​on dire conti­nuel­le­ment que, recou­rant à lui dans tous nos besoins, nous scru­tions tou­jours son mys­tère, le mys­tère du Père et de son amour ? 18

Je désire donc que les consi­dé­ra­tions pré­sentes rendent ce mys­tère plus proche pour tous, et qu’elles deviennent en même temps un vibrant appel de l’Eglise à la misé­ri­corde dont l’homme et le monde contem­po­rain ont un si grand besoin. Ils en ont besoin, même si sou­vent ils ne le savent pas.

II. MESSAGE MESSIANIQUE

3. Quand le Christ com­men­ça à agir et à enseigner

Devant ses com­pa­triotes, à Nazareth, le Christ se réfère aux paroles du pro­phète Isaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a consa­cré par l’onc­tion pour por­ter la bonne nou­velle aux pauvres ; il m’a envoyé annon­cer aux cap­tifs la déli­vrance et aux aveugles le retour à la vue, ren­voyer en liber­té les oppri­més, pro­cla­mer une année de grâce du Seigneur » 19. Selon saint Luc, ces phrases consti­tuent sa pre­mière décla­ra­tion mes­sia­nique, qui sera sui­vie des faits et des paroles que nous fait connaître l’Evangile. Par ces faits et ces paroles, le Christ rend le Père pré­sent par­mi les hommes. Il est hau­te­ment signi­fi­ca­tif que ces hommes soient sur­tout les pauvres, qui n’ont pas de moyens de sub­sis­tance, ceux qui sont pri­vés de la liber­té, les aveugles qui ne voient pas la beau­té de la créa­tion, ceux qui vivent dans l’af­flic­tion du cœur ou qui souffrent à cause de l’in­jus­tice sociale, et enfin les pécheurs. C’est sur­tout à l’é­gard de ces hommes que le Messie devient un signe par­ti­cu­liè­re­ment lisible du fait que Dieu est amour ; il devient un signe du Père. Dans ce signe visible, les hommes de notre époque, tout comme ceux d’a­lors, peuvent aus­si voir le Père.

Il est révé­la­teur que Jésus, lorsque les mes­sa­gers envoyés par Jean-​Baptiste le rejoi­gnirent pour lui deman­der : « Es-​tu celui qui doit venir, ou devons-​nous en attendre un autre ? » 20, se soit réfé­ré au témoi­gnage par lequel il avait inau­gu­ré son ensei­gne­ment à Nazareth et leur ait répon­du : « Allez rap­por­ter à Jean ce que vous avez vu et enten­du : les aveugles voient, les boi­teux marchent, les lépreux sont puri­fiés et les sourds entendent, les morts res­sus­citent et la Bonne Nouvelle est annon­cée aux pauvres », et qu’il ait ensuite conclu : « et heu­reux celui qui ne sera pas scan­da­li­sé à mon sujet » 21.

Jésus a révé­lé, sur­tout par son style de vie et ses actions, com­ment l’a­mour est pré­sent dans le monde où nous vivons, l’a­mour actif, l’a­mour qui s’a­dresse à l’homme et embrasse tout ce qui forme son huma­ni­té. Cet amour se remarque sur­tout au contact de la souf­france, de l’in­jus­tice, de la pau­vre­té, au contact de toute la « condi­tion humaine » his­to­rique, qui mani­feste de diverses manières le carac­tère limi­té et fra­gile de l’homme, aus­si bien phy­si­que­ment que mora­le­ment. Or la manière dont l’a­mour se mani­feste et son domaine sont, dans le lan­gage biblique, appe­lés : « miséricorde ».

Ainsi le Christ révèle Dieu qui est Père, qui est « amour », comme saint Jean le dira dans sa pre­mière Lettre 22 ; il révèle Dieu « riche en misé­ri­corde », comme nous le lisons dans saint Paul 23. Plus que le thème d’un ensei­gne­ment, cette véri­té est une réa­li­té qui nous est ren­due pré­sente par le Christ. Manifester le Père comme amour et misé­ri­corde c’est, dans la conscience du Christ lui-​même, expri­mer la véri­té fon­da­men­tale de sa mis­sion de Messie ; les paroles, pro­non­cées d’a­bord dans la syna­gogue de Nazareth, puis devant ses dis­ciples et les envoyés de Jean-​Baptiste, nous le confirment.

S’appuyant sur cette manière de mani­fes­ter la pré­sence de Dieu qui est Père, amour et misé­ri­corde, Jésus fait de la misé­ri­corde un des prin­ci­paux thèmes de sa pré­di­ca­tion. Comme d’ha­bi­tude, ici encore il enseigne sur­tout « en para­boles », car celles-​ci expriment mieux l’es­sence même des choses. Il suf­fit de rap­pe­ler la para­bole de l’en­fant pro­digue 24, ou encore celle du bon sama­ri­tain 25, mais aus­si – par contraste – la para­bole du ser­vi­teur sans pitié 26. Nombreux sont les pas­sages de l’en­sei­gne­ment du Christ qui mani­festent l’amour-​miséricorde sous un aspect tou­jours nou­veau. Il suf­fit d’a­voir devant les yeux le bon pas­teur, qui part à la recherche de la bre­bis per­due 27, ou encore la femme qui balaie la mai­son à la recherche de la drachme per­due 28. L’évangéliste qui traite par­ti­cu­liè­re­ment ces thèmes dans l’en­sei­gne­ment du Christ est saint Luc, dont l’Evangile a méri­té d’être appe­lé « l’Evangile de la miséricorde ».

Au sujet de cette pré­di­ca­tion, se pré­sente un pro­blème d’im­por­tance capi­tale, celui de la signi­fi­ca­tion des termes et du conte­nu du concept, sur­tout du concept de misé­ri­corde (en rela­tion avec le concept d”«amour »). Leur com­pré­hen­sion est la clé qui per­met de com­prendre la réa­li­té même de la misé­ri­corde. Et c’est cela qui nous importe le plus. Toutefois, avant de consa­crer une autre par­tie de nos consi­dé­ra­tions à ce sujet, c’est-​à-​dire avant d’é­ta­blir la signi­fi­ca­tion des mots et le conte­nu propre du concept de « misé­ri­corde », nous devons consta­ter que le Christ, en révé­lant l’amour-​miséricorde de Dieu, exi­geait en même temps des hommes qu’ils se laissent aus­si gui­der dans leur vie par l’a­mour et la misé­ri­corde. Cette exi­gence fait par­tie de l’es­sence même du mes­sage mes­sia­nique, et consti­tue l’es­sence de la morale – de l’e­thos – évan­gé­lique. Le Maître l’ex­prime aus­si bien au moyen du com­man­de­ment défi­ni par lui comme « le plus grand » 29 que sous forme de béné­dic­tion, lors­qu’il pro­clame dans le Sermon sur la mon­tagne : « Bienheureux les misé­ri­cor­dieux, car ils obtien­dront misé­ri­corde » 30.

De la sorte, le mes­sage mes­sia­nique sur la misé­ri­corde a une dimen­sion divine et humaine par­ti­cu­lière. En deve­nant l’in­car­na­tion de l’a­mour qui se mani­feste avec une force par­ti­cu­lière à l’é­gard de ceux qui souffrent, des mal­heu­reux et des pécheurs, le Christ ‑accom­plis­se­ment des pro­phé­ties messianiques- rend pré­sent et révèle aus­si plus plei­ne­ment le Père, qui est le Dieu « riche en misé­ri­corde ». En même temps, deve­nant pour les hommes le modèle de l’a­mour misé­ri­cor­dieux envers les autres, le Christ pro­clame, par ses actes plus encore que par ses paroles, l’ap­pel à la misé­ri­corde qui est une des com­po­santes essen­tielles de la morale de l’Evangile. Il ne s’a­git pas seule­ment ici d’ac­com­plir un com­man­de­ment ou une exi­gence de nature éthique, mais de rem­plir une condi­tion d’im­por­tance capi­tale pour que Dieu puisse se révé­ler dans sa misé­ri­corde envers l’homme : « Les misé­ri­cor­dieux… obtien­dront miséricorde ».

III. LA MISERICORDE DANS L’ANCIEN TESTAMENT

4. Dans l’Ancien Testament, le concept de « misé­ri­corde » a une longue et riche his­toire. Nous devons remon­ter jus­qu’à elle pour que res­plen­disse plus plei­ne­ment la misé­ri­corde que le Christ a révé­lée. En la fai­sant connaître par ses actions et son ensei­gne­ment, il s’a­dres­sait à des hommes qui non seule­ment connais­saient l’i­dée de misé­ri­corde, mais qui aus­si, comme peuple de Dieu de l’Ancienne Alliance, avaient tiré de leur his­toire sécu­laire une expé­rience par­ti­cu­lière de la misé­ri­corde de Dieu. Cette expé­rience fut sociale et com­mu­nau­taire tout autant qu’in­di­vi­duelle et intérieure.

Israël en effet fut le peuple de l’al­liance avec Dieu, alliance qu’il bri­sa de nom­breuses fois. Quand il pre­nait conscience de sa propre infi­dé­li­té – et, tout au long de l’his­toire d’Israël, il ne man­qua pas d’hommes et de pro­phètes pour réveiller cette conscience -, il fai­sait appel à la misé­ri­corde. Les Livres de l’Ancien Testament nous rap­portent de nom­breux témoi­gnages à ce sujet. Parmi les faits et les textes les plus impor­tants, on peut rap­pe­ler : le com­men­ce­ment de l’his­toire des Juges 31, la prière de Salomon lors de l’i­nau­gu­ra­tion du Temple 32, la finale du pro­phète Michée 33, les assu­rances conso­lantes pro­di­guées par Isaïe 34, la sup­pli­ca­tion des Hébreux exi­lés 35, le renou­vel­le­ment de l’al­liance après le retour d’exil 36.

Il est signi­fi­ca­tif que les pro­phètes, dans leur pré­di­ca­tion, relient la misé­ri­corde, dont ils parlent sou­vent à cause des péchés du peuple, à l’i­mage de l’a­mour ardent que Dieu lui porte. Le Seigneur aime Israël d’un amour d’é­lec­tion par­ti­cu­lier, sem­blable à l’a­mour d’un époux 37 ; c’est pour­quoi il lui par­donne ses fautes, et jus­qu’à ses infi­dé­li­tés et ses tra­hi­sons. S’il se trouve en face de la péni­tence, de la conver­sion authen­tique, il réta­blit de nou­veau son peuple dans sa grâce 38. Dans la pré­di­ca­tion des pro­phètes, la misé­ri­corde signi­fie une puis­sance par­ti­cu­lière de l’a­mour, qui est plus fort que le péché et l’in­fi­dé­li­té du peuple élu.

Dans ce vaste contexte « social », la misé­ri­corde appa­raît en cor­ré­la­tion avec l’ex­pé­rience inté­rieure de cha­cun de ceux qui se trouvent en état de péché, qui sont en proie à la souf­france ou au mal­heur. Le mal phy­sique aus­si bien que le mal moral ou péché sont cause que les fils et les filles d’Israël s’a­dressent au Seigneur en fai­sant appel à sa misé­ri­corde. C’est de cette manière que David, plei­ne­ment conscient de la gra­vi­té de sa faute, s’a­dresse à lui 39. De même Job, après ses rébel­lions dans son ter­rible mal­heur 40. Esther s’a­dresse éga­le­ment à lui, consciente de la menace mor­telle qui plane sur son peuple 41. Et nous trou­vons encore bien d’autres exemples dans les Livres de l’Ancien Testament 42.

A l’o­ri­gine de cette convic­tion mul­ti­forme, com­mu­nau­taire et per­son­nelle, dont témoigne tout l’Ancien Testament au fil des siècles, se situe l’ex­pé­rience fon­da­men­tale du peuple élu vécue lors de l’exode : le Seigneur vit la misère de son peuple réduit en escla­vage, il enten­dit ses cla­meurs, per­çut ses angoisses et réso­lut de le déli­vrer 43. Dans cet acte de salut réa­li­sé par le Seigneur, le pro­phète dis­cerne son amour et sa com­pas­sion 44. C’est là que s’en­ra­cine la confiance de tout le peuple et de cha­cun de ses membres en la misé­ri­corde divine qu’on peut invo­quer en toute cir­cons­tance tragique.

A cela s’a­joute que la misère de l’homme, c’est aus­si son péché. Le peuple de l’Ancienne Alliance connut cette misère dès le temps de l’exode, lors­qu’il éri­gea le veau d’or. De cet acte de rup­ture d’al­liance, le Seigneur lui-​même triom­pha en se décla­rant solen­nel­le­ment à Moïse : « Dieu de ten­dresse et de grâce, lent à la colère et plein de misé­ri­corde et de fidé­li­té » 45. C’est dans cette révé­la­tion cen­trale que le peuple élu et cha­cun de ceux qui le consti­tuent trou­ve­ront, après toute faute, la force et la rai­son de se tour­ner vers le Seigneur pour lui rap­pe­ler ce qu’il avait pré­ci­sé­ment révé­lé de lui-​même 46 et implo­rer son pardon.

Ainsi, en actes comme en paroles, le Seigneur a‑t-​il révé­lé sa misé­ri­corde dès les ori­gines du peuple qu’il s’est choi­si, et, tout au long de son his­toire, ce peuple s’en est conti­nuel­le­ment remis, dans ses mal­heurs comme dans la prise de conscience de son péché, au Dieu des misé­ri­cordes. Toutes les nuances de l’a­mour se mani­festent dans la misé­ri­corde du Seigneur envers les siens : il est leur Père 47, puisqu’Israël est son fils premier-​né 48 ; il est aus­si l’é­poux de celle à qui le pro­phète annonce un nom nou­veau : ruha­ma, « bien-​aimée », parce que misé­ri­corde lui sera faite 49.

Même quand, excé­dé par l’in­fi­dé­li­té de son peuple, le Seigneur envi­sage d’en finir avec lui, c’est encore sa ten­dresse et son amour géné­reux pour les siens qui l’emportent sur sa colère 50. On com­prend alors pour­quoi, quand les psal­mistes cher­chèrent à chan­ter les plus hautes louanges du Seigneur, ils enton­nèrent des hymnes au Dieu d’a­mour, de ten­dresse, de misé­ri­corde et de fidé­li­té 51.

Tout cela montre que la misé­ri­corde ne fait pas par­tie seule­ment de la notion de Dieu ; elle carac­té­rise la vie de tout le peuple d’Israël, de cha­cun de ses fils et de ses filles : elle est le conte­nu de leur inti­mi­té avec le Seigneur, le conte­nu de leur dia­logue avec lui. Cet aspect de la misé­ri­corde est expri­mé dans les dif­fé­rents Livres de l’Ancien Testament avec une grande richesse d’ex­pres­sions. Il serait sans doute dif­fi­cile de cher­cher dans ces Livres une réponse pure­ment théo­rique à la ques­tion de savoir ce qu’est la misé­ri­corde en elle-​même. Néanmoins, la ter­mi­no­lo­gie qu’ils uti­lisent est déjà pleine d’en­sei­gne­ments à ce sujet 52.

L’Ancien Testament pro­clame la misé­ri­corde du Seigneur en uti­li­sant de nom­breux termes de signi­fi­ca­tion très voi­sine ; s’ils ont des sens de conte­nu dif­fé­rent, ils convergent, pourrait-​on dire, vers un conte­nu fon­da­men­tal unique, pour en expri­mer la richesse trans­cen­dan­tale et pour mon­trer en même temps com­bien, sous divers aspects, celle-​ci concerne l’homme. L’Ancien Testament encou­rage les mal­heu­reux, sur­tout ceux qui sont char­gés de péchés – comme aus­si Israël tout entier, qui avait adhé­ré à l’al­liance avec Dieu -, àfaire appel à la misé­ri­corde et il leur per­met de comp­ter sur elle ; il la leur rap­pelle dans les temps de chute et de décou­ra­ge­ment. Il rend aus­si grâces et gloire pour la misé­ri­corde chaque fois qu’elle s’est mani­fes­tée et réa­li­sée dans la vie du peuple ou d’une personne.

Ainsi, la misé­ri­corde se situe, en un cer­tain sens, à l’op­po­sé de la jus­tice divine, et elle se révèle en bien des cas non seule­ment plus puis­sante, mais encore plus fon­da­men­tale qu’elle. L’Ancien Testament nous enseigne déjà que, si la jus­tice est une ver­tu humaine authen­tique, et si elle signi­fie en Dieu la per­fec­tion trans­cen­dante, l’a­mour tou­te­fois est plus « grand » qu’elle : il est plus grand en ce sens qu’il est pre­mier et fon­da­men­tal. L’amour, pour ain­si dire, est la condi­tion de la jus­tice et, en défi­ni­tive, la jus­tice est au ser­vice de la cha­ri­té. Le pri­mat et la supé­rio­ri­té de la cha­ri­té sur la jus­tice (qui est une carac­té­ris­tique de toute la révé­la­tion) se mani­festent pré­ci­sé­ment dans la misé­ri­corde. Cela parut tel­le­ment clair aux psal­mistes et aux pro­phètes que le terme de jus­tice en vint à signi­fier le salut réa­li­sé par le Seigneur et sa misé­ri­corde 53. La misé­ri­corde dif­fère de la jus­tice ; cepen­dant elle ne s’op­pose pas à elle si nous admet­tons,- comme le fait pré­ci­sé­ment l’Ancien Testament -, que Dieu est pré­sent dans l’his­toire de l’homme et qu’il s’est déjà, comme créa­teur, lié à sa créa­ture par un amour par­ti­cu­lier. Par nature, l’a­mour exclut la haine et le désir du mal à l’é­gard de celui auquel on a une fois fait don de soi-​même : Nihil odis­ti eorum quae fecis­ti, « tu n’as de dégoût pour rien de ce que tu as fait » 54. Ces paroles indiquent le fon­de­ment pro­fond du rap­port qu’il y a en Dieu entre la jus­tice et la misé­ri­corde, dans ses rela­tions avec l’homme et avec le monde. Elles disent que nous devons cher­cher les racines vivi­fiantes et les rai­sons intimes de ce rap­port en remon­tant « au com­men­ce­ment », dans le mys­tère même de la créa­tion. Et déjà dans le contexte de l’Ancienne Alliance, elles annoncent à l’a­vance la pleine révé­la­tion de Dieu, qui « est amour » 55.

Au mys­tère de la créa­tion est lié le mys­tère de l’é­lec­tion, qui a mode­lé d’une manière spé­ciale l’his­toire du peuple dont Abraham est le père spi­ri­tuel en ver­tu de sa foi. Toutefois, par I’intermédiaire de ce peuple qui che­mine tout au long de l’his­toire de l’Ancienne comme de la Nouvelle Alliance, ce mys­tère d’é­lec­tion concerne tout homme, toute la grande famille humaine. « D’un amour éter­nel, je t’ai aimée, aus­si t’ai-​je main­te­nu ma faveur » 56. « Les mon­tagnes peuvent s’é­car­ter…, mon amour ne s’é­car­te­ra pas de toi, mon alliance de paix ne chan­cel­le­ra pas » 57. Cette véri­té, annon­cée un jour à Israël, porte en elle une vue anti­ci­pée de toute l’his­toire : anti­ci­pa­tion à la fois tem­po­relle et escha­to­lo­gique 58. Le Christ révèle le Père dans cette pers­pec­tive, et sur un ter­rain déjà pré­pa­ré, comme le montrent de larges pages de l’Ancien Testament. Au terme de cette révé­la­tion, à la veille de sa mort, il dit à l’Apôtre Philippe les paroles mémo­rables : « Voilà si long­temps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas…? Qui m’a vu a vu le Père » 59.

IV. LA PARABOLE DE L’ENFANT PRODIGUE

5. Analogie

Dès le seuil du Nouveau Testament, l’Evangile de saint Luc met en relief une cor­res­pon­dance frap­pante entre deux paroles sur la misé­ri­corde divine dans les­quelles résonne inten­sé­ment toute la tra­di­tion vétéro-​testamentaire. La signi­fi­ca­tion des termes employés dans les Livres Anciens s’y exprime plei­ne­ment. Voici Marie, entrant dans la mai­son de Zacharie, qui magni­fie le Seigneur de toute son âme « pour sa misé­ri­corde », com­mu­ni­quée « de géné­ra­tion en géné­ra­tion » aux hommes qui vivent dans la crainte de Dieu. Peu après, fai­sant mémoire de l’é­lec­tion d’Israël, elle pro­clame la misé­ri­corde dont « se sou­vient » depuis tou­jours celui qui l’a choi­sie 60. Par la suite, lors de la nais­sance de Jean-​Baptiste, et tou­jours dans cette même mai­son, son père Zacharie, bénis­sant le Dieu d’Israël, glo­ri­fie la misé­ri­corde qu’il a « faite… à nos pères, se sou­ve­nant de son alliance sainte » 61.

Dans l’en­sei­gne­ment du Christ lui-​même, cette image, héri­tée de l’Ancien Testament, se sim­pli­fie et en même temps s’ap­pro­fon­dit. Cela est peut-​être évident sur­tout dans la para­bole de l’en­fant pro­digue 62, où l’es­sence de la misé­ri­corde divine – bien que le mot « misé­ri­corde » ne s’y trouve pas – est expri­mée d’une manière par­ti­cu­liè­re­ment lim­pide. Cela vient moins des termes, comme dans les Livres vétéro-​testamentaires, que de l’exemple employé, qui per­met de mieux com­prendre le mys­tère de la misé­ri­corde, ce drame pro­fond qui se déroule entre l’a­mour du père et la pro­di­ga­li­té et le péché du fils.

Ce fils, qui reçoit de son Père la part d’hé­ri­tage qui lui revient et qui aban­donne la mai­son pour tout dépen­ser dans un pays loin­tain « en vivant dans l’in­con­duite », est en un cer­tain sens l’homme de tous les temps, à com­men­cer par celui qui le pre­mier per­dit l’hé­ri­tage de la grâce et de la jus­tice ori­gi­nelle. L’analogie est alors extrê­me­ment large. La para­bole touche indi­rec­te­ment chaque rup­ture de l’al­liance d’a­mour, chaque perte de la grâce, chaque péché. L’infidélité du peuple d’Israël y est moins mise en relief que dans la tra­di­tion pro­phé­tique, bien que l’exemple de l’en­fant pro­digue puisse aus­si s’y appli­quer. Le fils, « quand il eut tout dépen­sé…, com­men­ça à sen­tir la pri­va­tion », d’au­tant plus que sur­vint une grande famine « en cette contrée » où il s’é­tait ren­du après avoir aban­don­né la mai­son pater­nelle. Et alors, « il aurait bien vou­lu avoir de quoi se ras­sa­sier », fût-​ce « avec les caroubes que man­geaient les porcs » qu’il gar­dait pour le compte « d’un des habi­tants de cette contrée ». Mais cela même lui était refusé.

L’analogie se déplace clai­re­ment vers l’in­té­rieur de l’homme. Le patri­moine reçu de son père consis­tait en biens maté­riels, mais plus impor­tante que ces biens était sa digni­té de fils dans la mai­son pater­nelle. La situa­tion dans laquelle il en était venu à se trou­ver au moment de la perte de ses biens maté­riels aurait dû le rendre conscient de la perte de cette digni­té. Il n’y avait pas pen­sé aupa­ra­vant, quand il avait deman­dé à son père de lui don­ner la part d’hé­ri­tage qui lui reve­nait pour s’en aller au loin. Et il semble qu’il n’en soit pas encore conscient au moment où il se dit à lui-​même : « Combien de mer­ce­naires de mon père ont du pain en sur­abon­dance, et moi je suis ici à périr de faim ». Il se mesure lui-​même à la mesure des biens qu’il a per­dus, qu’il ne « pos­sède » plus, tan­dis que les sala­riés dans la mai­son de son père, eux, les « pos­sèdent ». Ces paroles expriment sur­tout son atti­tude envers les biens maté­riels. Néammoins, sous la sur­face des paroles, se cache le drame de la digni­té per­due, la conscience du carac­tère filial gâché.

Et c’est alors qu’il prend sa déci­sion : « Je veux par­tir, aller vers mon père et lui dire : Père, j’ai péché contre le Ciel et envers toi ; je ne mérite plus d’être appe­lé ton fils, traite-​moi comme l’un de tes mer­ce­naires » 63. Paroles qui dévoilent plus à fond le pro­blème essen­tiel. Dans la situa­tion maté­rielle dif­fi­cile où l’en­fant pro­digue en était venu à se trou­ver à cause de sa légè­re­té, à cause de son péché, avait aus­si mûri le sens de la digni­té per­due. Quand il décide de retour­ner à la mai­son pater­nelle, de deman­der à son père d’être accueilli non plus en ver­tu de son droit de fils, mais dans la condi­tion d’un mer­ce­naire, il semble exté­rieu­re­ment agir pous­sé par la faim et la misère dans laquelle il est tom­bé ; pour­tant ce motif est péné­tré par la conscience d’une perte plus pro­fonde : être un mer­ce­naire dans la mai­son de son propre père est cer­tai­ne­ment une grande humi­lia­tion et une grande honte. Néanmoins, l’en­fant pro­digue est prêt à affron­ter cette humi­lia­tion et cette honte. Il se rend compte qu’il n’a plus aucun droit, sinon celui d’être un mer­ce­naire dans la mai­son de son père. Sa déci­sion est prise dans la pleine conscience de ce qu’il a méri­té et de ce à quoi il peut encore avoir droit selon les normes de la jus­tice. Ce rai­son­ne­ment montre bien que, au centre de la conscience de l’en­fant pro­digue, émerge le sens de la digni­té per­due, de cette digni­té qui jaillit du rap­port entre le fils et son père. Et c’est après avoir pris cette déci­sion qu’il se met en route.

Dans la para­bole de l’en­fant pro­digue on ne trouve pas une seule fois le terme de « jus­tice » ni même, dans le texte ori­gi­nal, celui de « misé­ri­corde ». Toutefois, le rap­port de la jus­tice avec l’a­mour, qui se mani­feste comme misé­ri­corde, s’y ins­crit avec une grande pré­ci­sion. Il appa­raît clai­re­ment que l’a­mour se trans­forme en misé­ri­corde lors­qu’il faut dépas­ser la norme pré­cise de la jus­tice, pré­cise et sou­vent trop stricte. Une fois dépen­sés les biens recus de son père, l’en­fant pro­digue mérite – après son retour – de gagner sa vie en tra­vaillant dans la mai­son pater­nelle comme mer­ce­naire, et de retrou­ver éven­tuel­le­ment peu à peu une cer­taine quan­ti­té de biens maté­riels, mais sans doute jamais autant qu’il en avait dila­pi­dés. Voici ce qui serait exi­gé dans l’ordre de la jus­tice, d’au­tant plus que ce fils avait non seule­ment dis­si­pé la part d’hé­ri­tage lui reve­nant, mais en outre tou­ché au vif et offen­sé son père à cause de sa conduite. Celle-​ci, qui de son propre aveu l’a­vait pri­vé de la digni­té de fils, ne pou­vait pas être indif­fé­rente à son père, qui devait en souf­frir et se sen­tir mis en cause. Et pour­tant il s’a­gis­sait en fin de compte de son propre fils, et aucun com­por­te­ment ne pou­vait alté­rer ou détruire cette rela­tion. L’enfant pro­digue en est conscient ; et c’est pré­ci­sé­ment cette conscience qui lui montre clai­re­ment sa digni­té per­due et lui fait juger cor­rec­te­ment de la place qui pou­vait encore être la sienne dans la mai­son de son père.

6. Mise en relief par­ti­cu­lière de la digni­té humaine

La des­crip­tion pré­cise de l’é­tat d’ame de l’en­fant pro­digue nous per­met de com­prendre avec exac­ti­tude en quoi consiste la misé­ri­corde divine. Il n’y a aucun doute que, dans cette simple mais péné­trante ana­lo­gie, la figure du père de famille nous révèle Dieu comme Père. Le com­por­te­ment du père de la para­bole, sa manière d’a­gir, qui mani­feste son atti­tude inté­rieure, nous per­met de retrou­ver les dif­fé­rents aspects de la vision vétéro-​testamentaire de la misé­ri­corde dans une syn­thèse tota­le­ment nou­velle, pleine de sim­pli­ci­té et de pro­fon­deur. Le père de l’en­fant pro­digue est fidèle à sa pater­ni­té, fidèle à l’a­mour dont il com­blait son fils depuis tou­jours. Cette fidé­li­té ne s’ex­prime pas seule­ment dans la para­bole par la promp­ti­tude de l’ac­cueil, lorsque le fils revient à la mai­son après avoir dila­pi­dé son héri­tage ; elle s’ex­prime sur­tout bien davan­tage par cette joie, par cette fête si géné­reuse à l’é­gard du pro­digue après son retour qu’elle sus­cite l’op­po­si­tion et l’en­vie du frère aîné qui, lui, ne s’é­tait jamais éloi­gné de son père et n’a­vait jamais aban­don­né la maison.

La fidé­li­té à soi-​même de la part du père – un aspect déjà connu par le terme vétéro-​testamentaire « hesed » – est en même temps expri­mée d’une manière par­ti­cu­liè­re­ment char­gée d’af­féc­tion. Nous lisons en effet que le père, voyant l’en­fant pro­digue reve­nir à la mai­son, « fut pris de pitié, cou­rut se jeter à son cou et l’embrassa ten­dre­ment » 64. Il agit évi­dem­ment pous­sé par une pro­fonde affec­tion, et cela peut expli­quer aus­si sa géné­ro­si­té envers son fils, géné­ro­si­té qui indi­gne­ra tel­le­ment le frère aîné. Cependant, les causes de cette émo­tion doivent être recher­chées plus pro­fon­dé­ment : le père est conscient qu’un bien fon­da­men­tal a été sau­vé, l’hu­ma­ni­té de son fils. Bien que celui-​ci ait dila­pi­dé son héri­tage, son huma­ni­té est cepen­dant sauve. Plus encore, elle a été comme retrou­vée. Les paroles que le père adresse au fils aîné nous le disent : « Il fal­lait bien fes­toyer et se réjouir, puisque ton frère que voi­là était mort et il est reve­nu à la vie ; il était per­du et il est retrou­vé ! » 65. Dans le même cha­pitre XV de l’Evangile selon saint Luc, nous lisons la para­bole de la bre­bis per­due 66, puis celle de la drachme retrou­vée 67. Chaque fois y est mise en relief la même joie que dans le cas de l’en­fant pro­digue. La fidé­li­té du père à soi-​rnême est tota­le­ment cen­trée sur l’hu­ma­ni­té du fils per­du, sur sa digni­té. Ainsi s’ex­plique sur­tout sa joyeuse émo­tion au moment du retour à la maison.

Allant plus loin, on peut donc dire que l’a­mour envers le fils, cet amour qui jaillit de l’es­sence même de la pater­ni­té, contraint pour ain­si dire le père à avoir sou­ci de la digni­té de son fils. Cette sol­li­ci­tude consti­tue la mesure de son amour, cet amour dont saint Paul écri­ra plus tard : « La cha­ri­té est lon­ga­nime, la cha­ri­té est ser­viable.… elle ne cherche pas son inté­rêt, ne s’ir­rite pas, ne tient pas compte du mal…, elle met sa joie dans la véri­té…, elle espère tout, sup­porte tout » et « ne pas­se­ra jamais » 68. La misé­ri­corde – telle que le Christ l’a pré­sen­tée dans la para­bole de l’en­fant pro­digue – a la forme inté­rieure de l’a­mour qui, dans le Nouveau Testament, est appe­lé aga­pè. Cet amour est capable de se pen­cher sur chaque enfant pro­digue, sur chaque misère humaine, et sur­tout sur chaque misère morale, sur le péché. Lorsqu’il en est ain­si, celui qui est objet de la misé­ri­corde ne se sent pas humi­lié, mais comme retrou­vé et « reva­lo­ri­sé ». Le père lui mani­feste avant tout sa joie de ce qu’il ait été « retrou­vé » et soit « reve­nu à la vie ». Cette joie mani­feste qu’un bien était demeu­ré intact : un fils, même pro­digue, ne cesse pas d’être réel­le­ment fils de son père ; elle est en outre la marque d’un bien retrou­vé, qui dans le cas de l’en­fant pro­digue a été le retour à la véri­té sur lui-même.

Ce qui s’est pas­sé, dans la para­bole du Christ, entre le père et le fils, ne peut être sai­si « de l’ex­té­rieur ». Nos pré­ju­gés au sujet de la misé­ri­corde sont le plus sou­vent le résul­tat d’une éva­lua­tion pure­ment exté­rieure. Il nous arrive par­fois, en consi­dé­rant les choses ain­si, de per­ce­voir sur­tout dans la misé­ri­corde un rap­port d’i­né­ga­li­té entre celui qui l’offre et celui qui la reçoit. Et par consé­quent, nous sommes prêts à en déduire que la misé­ri­corde offense celui qui en est l’ob­jet, qu’elle offense la digni­té de l’homme. La para­bole de l’en­fant pro­digue montre que la réa­li­té est tout autre : la rela­tion de misé­ri­corde se fonde sur l’ex­pé­rience com­mune de ce bien qu’est l’homme, sur l’ex­pé­rience com­mune de la digni­té qui lui est propre. Cette expé­rience com­mune fait que l’en­fant pro­digue com­mence à se voir lui-​même et à voir ses actions en toute véri­té (une telle vision dans la véri­té est une authen­tique humi­li­té); et pré­ci­sé­ment à cause de cela, il devient au contraire pour son père un bien nou­veau : le père voit avec tant de clar­té le bien qui s’est accom­pli grâce au rayon­ne­ment mys­té­rieux de la véri­té et de l’a­mour, qu’il semble oublier tout le mal que son fils avait commis.

La para­bole de l’en­fant pro­digue exprime d’une façon simple, mais pro­fonde, la réa­li­té de la conver­sion. Celle-​ci est l’ex­pres­sion la plus concrète de l’œuvre de l’a­mour et de la pré­sence de la misé­ri­corde dans le monde humain. La signi­fi­ca­tion véri­table et propre de la misé­ri­corde ne consiste pas seule­ment dans le regard, fût-​il le plus péné­trant et le plus char­gé de com­pas­sion, tour­né vers le mal moral, cor­po­rel ou maté­riel : la misé­ri­corde se mani­feste dans son aspect propre et véri­table quand elle reva­lo­rise, quand elle pro­meut, et quand elle tire le bien de toutes les formes de mal qui existent dans le monde et dans l’homme. Ainsi enten­due, elle consti­tue le conte­nu fon­da­men­tal du mes­sage mes­sia­nique du Christ et la force consti­tu­tive de sa mis­sion. C’est ain­si que ses apôtres et ses dis­ciples la com­pre­naient et la pra­ti­quaient. Elle ne ces­sa jamais de se révé­ler, dans leur cœur comme dans leurs actions, comme une démons­tra­tion du dyna­misme de l’a­mour qui ne se laisse « pas vaincre par le mal », mais qui est « vain­queur du mal par le bien » 69. Il faut que le visage authen­tique de la rni­sé­ri­corde soit tou­jours dévoi­lé à nou­veau. Malgré de mul­tiples pré­ju­gés, elle appa­raît comme par­ti­cu­liè­re­ment néces­saire pour notre époque.

V. LE MYSTERE PASCAL

7. Miséricorde révé­lée dans la croix et la Résurrection

Le mes­sage mes­sia­nique du Christ et son acti­vi­té par­mi les hommes s’a­chèvent avec la croix et la résur­rec­tion. Nous devons péné­trer pro­fon­dé­ment dans cet évé­ne­ment final qui, spé­cia­le­ment dans le lan­gage conci­liaire, est défi­ni comme mys­te­rium paschale, si nous vou­lons expri­mer tota­le­ment la véri­té sur la misé­ri­corde, telle qu’elle a été tota­le­ment révé­lée dans l’his­toire de notre salut. A ce point de nos réflexions, il fau­dra nous rap­pro­cher encore plus du conte­nu de l’en­cy­clique Redemptor Hominis. En effet, si la réa­li­té de la rédemp­tion, dans sa dimen­sion humaine, dévoile la gran­deur inouïe de l’homme, qui talem ac tan­tum meruit habere Redemptorem 70, en même temps, la dimen­sion divine de la rédemp­tion nous dévoile de manière, dirais-​je, plus concrète et « his­to­rique », la pro­fon­deur de l’a­mour qui ne recule pas devant l’ex­tra­or­di­naire sacri­fice du Fils pour satis­faire la fidé­li­té du Créateur et Père à l’é­gard des hommes créés à son image et choi­sis dès le « com­men­ce­ment » en ce Fils, en vue de la grâce et de la gloire.

Les évé­ne­ments du Vendredi Saint, et aupa­ra­vant encore la prière à Gethsémani, intro­duisent dans tout le dérou­le­ment de la révé­la­tion de l’a­mour et de la misé­ri­corde, dans la mis­sion mes­sia­nique du Christ, un chan­ge­ment fon­da­men­tal. Celui qui « est pas­sé en fai­sant le bien et en ren­dant la san­té » 71, « en gué­ris­sant toute mala­die et toute lan­gueur » 72, semble main­te­nant être lui-​même digne de la plus grande misé­ri­corde, et faire appel à la misé­ri­corde, quand il est arrê­té, outra­gé, condam­né, fla­gel­lé, cou­ron­né d’é­pines, quand il est cloué à la croix et expire dans d’a­troces tour­ments 73. C’est alors qu’il est par­ti­cu­liè­re­ment digne de la misé­ri­corde des hommes qu’il a com­blés de bien­faits, et il ne la reçoit pas. Même ceux qui lui sont les plus proches ne savent pas le pro­té­ger et l’ar­ra­cher aux mains des oppres­seurs. Dans cette étape finale de la fonc­tion mes­sia­nique, s’ac­com­plissent dans le Christ les paroles des pro­phètes, et sur­tout celles d’Isaïe, au sujet du ser­vi­teur de Yahvé : « Dans ses bles­sures, nous trou­vons la gué­ri­son » 74.

Le Christ, en tant qu’­homme qui souffre réel­le­ment et ter­ri­ble­ment au jar­din des Oliviers et sur le Calvaire, s’a­dresse au Père, à ce Père dont il a annon­cé l’a­mour aux hommes, dont il a fait connaître la misé­ri­corde par toutes ses actions. Mais la ter­rible souf­france de la mort en croix ne lui est pas épar­gnée, pas même à lui : « Celui qui n’a­vait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous » 75, écri­ra saint Paul, résu­mant en peu de mots toute la pro­fon­deur du mys­tère de la croix et en même temps la dimen­sion divine de la réa­li­té de la rédemp­tion. Or cette rédemp­tion est la révé­la­tion ultime et défi­ni­tive de la sain­te­té de Dieu, qui est la plé­ni­tude abso­lue de la per­fec­tion : plé­ni­tude de la jus­tice et de l’a­mour, puisque la jus­tice se fonde sur l’a­mour, pro­vient de lui et tend vers lui. Dans la pas­sion et la mort du Christ – dans le fait que le Père n’a pas épar­gné son Fils, mais « l’a fait péché pour nous » 76 -, s’ex­prime la jus­tice abso­lue, car le Christ subit la pas­sion et la croix à cause des péchés de l’hu­ma­ni­té. Il y a vrai­ment là une « sur­abon­dance » de jus­tice, puisque les péchés de l’homme se trouvent « com­pen­sés » par le sacri­fice de l’Homme-​Dieu. Toutefois cette jus­tice, qui est au sens propre jus­tice « à la mesure » de Dieu, naît tout entière de l’a­mour, de l’a­mour du Père et du Fils, et elle s’é­pa­nouit tout entière dans l’a­mour. C’est pré­ci­sé­ment pour cela que la jus­tice divine révé­lée dans la croix du Christ est « à la mesure » de Dieu, parce qu’elle naît de l’a­mour et s’ac­com­plit dans l’a­mour, en por­tant des fruits de salut. La dimen­sion divine de la rédemp­tion ne se réa­lise pas seule­ment dans le fait de faire jus­tice du péché, mais dans celui de rendre à l’a­mour la force créa­trice grâce à laquelle l’homme a de nou­veau accès à la plé­ni­tude de vie et de sain­te­té qui vient de Dieu. De la sorte, la rédemp­tion porte en soi la révé­la­tion de la misé­ri­corde en sa plénitude.

Le mys­tère pas­cal consti­tue le som­met de cette révé­la­tion et de cette mise en œuvre de la misé­ri­corde, qui est capable de jus­ti­fier l’homme, de réta­blir la jus­tice comme réa­li­sa­tion de l’ordre sal­vi­fique que Dieu avait vou­lu dès le com­men­ce­ment dans l’homme, et, par l’homme, dans le monde. Le Christ souf­frant s’a­dresse d’une manière par­ti­cu­lière à l’homme, et pas seule­ment au croyant. Même l’homme incroyant sau­ra décou­vrir en lui la soli­da­ri­té élo­quente avec la des­ti­née humaine, comme aus­si la plé­ni­tude har­mo­nieuse du don dés­in­té­res­sé à la cause de l’homme, à la véri­té et à l’a­mour. La dimen­sion divine du mys­tère pas­cal va tou­te­fois encore plus loin. La croix plan­tée sur le cal­vaire, et sur laquelle le Christ tient son ultime dia­logue avec le Père, émerge du centre même de l’a­mour dont l’homme, créé à l’i­mage et à la res­sem­blance de Dieu, a été gra­ti­fié selon l’é­ter­nel des­sein de Dieu. Dieu, tel que le Christ l’a révé­lé, n’est pas seu]ement en rap­port étroit avec le monde en tant que Créateur et source ultime de l’exis­tence. Il est aus­si Père : il est uni à l’homme, qu’il a appe­lé à l’exis­tence dans le monde visible, par un lien encore plus pro­fond que celui de la créa­tion. C’est l’a­mour qui non seule­ment crée le bien, mais qui fait par­ti­ci­per à la vie même de Dieu Père, Fils et Esprit Saint. En effet, celui qui aime désire se don­ner lui-même.

La croix du Christ au Calvaire se dresse sur le che­min de l’ad­mi­ra­bile com­mer­cium, de cette admi­rable com­mu­ni­ca­tion de Dieu à l’homme qui contient en même temps l’ap­pel qui lui est adres­sé à par­ti­ci­per, en s’of­frant lui-​même à Dieu et en offrant avec lui le monde visible, à la vie divine ; à par­ti­ci­per en tant que fils adop­tif à la véri­té et à l’a­mour qui sont en Dieu et pro­viennent de Dieu. Sur le che­min de l’é­lec­tion éter­nelle de l’homme à la digni­té de fils adop­tif de Dieu, sur­git pré­ci­sé­ment dans l’his­toire la croix du Christ, Fils unique, qui, « lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu » 77, est venu don­ner l’ul­time témoi­gnage de l’ad­mi­rable alliance de Dieu avec l’hu­ma­ni­té, de Dieu avec l’homme – avec chaque homme. Ancienne comme l’homme, puis­qu’elle remonte au mys­tère même de la créa­tion, puis réta­blie bien des fois avec un seul peuple élu, cette alliance est éga­le­ment l’al­liance nou­velle et défi­ni­tive ; éta­blie là, sur le Calvaire, elle n’est plus limi­tée à un seul peuple, à Israël, mais elle est ouverte à tous et à chacun.

Que nous dit la croix du Christ, qui est le der­nier mot pour ain­si dire de son mes­sage et de sa mis­sion mes­sia­niques ? Certes, elle n’est pas encore la parole ultime du Dieu de l’Alliance, qui ne sera pro­non­cée qu’aux lueurs de cette aube où les femmes d’a­bord puis les Apôtres, venus au tom­beau du Christ cru­ci­fié, le trou­ve­ront vide et enten­dront pour la pre­mière fois cette annonce : « Il est res­sus­ci­té ». Ils la redi­ront à leur tour, et ils seront les témoins du Christ res­sus­ci­té. Toutefois, même dans la glo­ri­fi­ca­tion du Fils de Dieu, la croix ne cesse d’être pré­sente, cette croix qui – à tra­vers tout le témoi­gnage mes­sia­nique de l’Homme-​Fils qui a subi la mort sur elle – parle et ne cesse jamais de par­ler de Dieu-​Père, qui est tou­jours fidèle à son amour éter­nel envers l’homme, car « Il a tel­le­ment aimé le monde – donc l’homme dans le monde – qu’il a don­né son Fils unique, afin que qui­conque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éter­nelle » 78. Croire dans le Fils cru­ci­fié signi­fie « voir le Père » 79, signi­fie croire que l’a­mour est pré­sent dans le monde, et que cet amour est plus puis­sant que les maux de toutes sortes dans les­quels l’homme, l’hu­ma­ni­té et le monde sont plon­gés. Croire en un tel amour signi­fie croire dans la misé­ri­corde. Celle-​ci en effet est la dimen­sion indis­pen­sable de l’a­mour ; elle est comme son deuxième nom, et elle est en même temps la manière propre dont il se révèle et se réa­lise pour s’op­po­ser au mal qui est dans le monde, qui tente et assiège l’homme, s’in­si­nue jusque dans son cœur et peut « le faire périr dans la géhenne » 80.

8. Amour plus fort que la mort, plus fort que le péché

La croix du Christ sur le Calvaire est aus­si témoi­gnage de la force du mal à l’é­gard du Fils de Dieu lui-​même, à l’é­gard de celui qui, seul par­mi tous les enfants des hommes, était par nature inno­cent et pur de tout péché, et dont la venue dans le monde fut exempte de la déso­béis­sance d’Adam et de l’hé­ri­tage du péché ori­gi­nel. Et voi­ci qu’en lui, le Christ, jus­tice est faite du péché au prix de son sacri­fice et de son obéis­sance « jus­qu’à la mort » 81. Lui, qui était sans péché, « Dieu l’a fait péché pour nous » 82. Justice est faite aus­si de la mort, qui depuis le com­men­ce­ment de l’his­toire humaine s’é­tait alliée au péché. Et jus­tice est faite de la mort au prix de la mort de celui qui était sans péché et qui seul pou­vait – par sa propre mort – détruire la mort elle-​même 83. De la sorte, la croix du Christ, sur laquelle le Fils, consub­stan­tiel au Père, rend pleine jus­tice à Dieu, est aus­si une révé­la­tion radi­cale de la misé­ri­corde, c’est-​à-​dire de l’a­mour qui s’op­pose à ce qui consti­tue la racine même du mal dans l’his­toire, le péché et la mort.

La croix est le moyen le plus pro­fond pour la divi­ni­té de se pen­cher sur l’homme et sur ce que l’homme – sur­tout dans les moments dif­fi­ciles et dou­lou­reux – appelle son mal­heu­reux des­tin. La croix est comme un tou­cher de l’a­mour éter­nel sur les bles­sures les plus dou­lou­reuses de l’exis­tence ter­restre de l’homme, et l’ac­com­plis­se­ment jus­qu’au bout du pro­gramme mes­sia­nique que le Christ avait for­mu­lé dans la syna­gogue de Nazareth 84 puis répé­té devant les mes­sa­gers de Jean-​Baptiste 85. Conformément aux paroles de l’an­cienne pro­phé­tie d’Isaïe 86, ce pro­gramme consis­tait dans la révé­la­tion de l’a­mour misé­ri­cor­dieux envers les pauvres, ceux qui souffrent, les pri­son­niers, envers les aveugles, les oppri­més et les pécheurs. Dans le mys­tère pas­cal sont dépas­sées les limites du mal mul­ti­forme auquel par­ti­cipe l’homme durant son exis­tence ter­restre : la croix du Christ, en effet, nous fait com­prendre que les racines les plus pro­fondes du mal plongent dans le péché et dans la mort ; ain­si devient-​elle un signe escha­to­lo­gique. C’est seule­ment à la fin des temps et lors du renou­vel­le­ment défi­ni­tif du monde qu’en tous les élus l’a­mour vain­cra le mal en ses sources les plus pro­fondes, en appor­tant comme un fruit plei­ne­ment mûr le Règne de la vie, de la sain­te­té, de l’im­mor­ta­li­té glo­rieuse. Le fon­de­ment de cet accom­plis­se­ment escha­to­lo­gique est déjà conte­nu dans la croix du Christ et dans sa mort. Le fait que le Christ « est res­sus­ci­té le troi­sième jour » 87 est le signe qui marque l’a­chè­ve­ment de la mis­sion mes­sia­nique, signe qui est le cou­ron­ne­ment de la révé­la­tion com­plète de l’a­mour misé­ri­cor­dieux dans un monde sou­mis au mal. Il consti­tue en même temps le signe qui annonce à l’a­vance « un ciel nou­veau et une terre nou­velle » 88, quand Dieu « essuie­ra toute larme de leurs yeux ; de mort, il n’y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus ; car l’an­cien monde s’en est allé » 89.

Dans l’ac­com­plis­se­ment escha­to­lo­gique, la misé­ri­corde se révé­le­ra comme amour, tan­dis que dans le temps, dans l’his­toire humaine qui est aus­si une his­toire de péché et de mort, l’a­mour doit se révé­ler sur­tout comme misé­ri­corde, et se réa­li­ser sous cette forme. Le pro­gramme mes­sia­nique du Christ, pro­gramme de misé­ri­corde, devient celui de son peuple, de l’Eglise. Au centre même de ce pro­gramme se tient tou­jours la croix, puis­qu’en elle la révé­la­tion de l’a­mour misé­ri­cor­dieux atteint son som­met. Tant que « l’an­cien monde » ne sera pas pas­sé 90, la croix demeu­re­ra ce « lieu » auquel on pour­rait aus­si appli­quer ces autres paroles de l’Apocalypse de saint Jean : « Voici que je me tiens à la porte et je frappe ; si quel­qu’un entend ma voix et m’ouvre la porte, j’en­tre­rai chez lui pour sou­per, moi près de lui et lui près de moi » 91. Dieu révèle aus­si par­ti­cu­liè­re­ment sa misé­ri­corde lors­qu’il appelle l’homme à exer­cer sa « misé­ri­corde » envers son propre Fils, envers le Crucifié.

Le Christ, le Crucifié, est le Verbe qui ne passe pas 92, il est celui qui se tient à la porte et frappe au cœur de tout homme 93, sans contraindre sa liber­té, mais en cher­chant à en faire sur­gir un amour qui soit non seule­ment acte d’u­nion au Fils de l’homme souf­frant, mais aus­si une forme de « misé­ri­corde » mani­fes­tée par cha­cun de nous au Fils du Père éter­nel. Dans ce pro­gramme mes­sia­nique du Christ et la révé­la­tion de la misé­ri­corde par la croix, la digni­té de l’homme pourrait-​elle être plus res­pec­tée et plus grande, puisque cet homme, s’il est objet de la misé­ri­corde, est aus­si en même temps en un cer­tain sens celui qui « exerce la miséricorde » ?

En défi­ni­tive, n’est-​ce pas la posi­tion du Christ à l’é­gard de l’homme, lors­qu’il déclare : « Dans la mesure où vous l’a­vez fait à l’un de ces petits.… c’est à moi que vous l’a­vez fait » 94. Les paroles du Sermon sur la mon­tagne : « Heureux les misé­ri­cor­dieux, car ils obtien­dront misé­ri­corde » 95 ne constituent-​elles pas, en un cer­tain sens, une syn­thèse de toute la Bonne Nouvelle, de tout « l’ad­mi­rable échange » (admi­ra­bile com­mer­cium) conte­nu en elle et qui est une loi simple, forte, mais aus­si « suave », de l’é­co­no­mie même du salut ? Et ces paroles du Sermon sur la mon­tagne, qui font voir dès le point de départ les pos­si­bi­li­tés du « cœur humain » (« être misé­ri­cor­dieux »), ne révèlent-​elles pas, dans la même pers­pec­tive, la pro­fon­deur du mys­tère de Dieu : l’ins­cru­table uni­té du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, en qui l’a­mour, conte­nant la jus­tice, donne nais­sance à la misé­ri­corde qui, à son tour, révèle la per­fec­tion de la justice ?

Le mys­tère pas­cal, c’est le Christ au som­met de la révé­la­tion de l’in­son­dable mys­tère de Dieu. C’est alors que s’ac­com­plissent en plé­ni­tude les paroles pro­non­cées au Cénacle : « Qui m’a vu, a vu le Père » 96. En effet, le Christ, que « le Père n’a pas épar­gné » 97 en faveur de l’homme, et qui, dans sa pas­sion et le sup­plice de la croix, n’a pas été l’ob­jet de la misé­ri­corde humaine, a révé­lé dans sa résur­rec­tion la plé­ni­tude de l’a­mour que le Père nour­rit envers lui et, à tra­vers lui, envers tous les hommes. « Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants » 98. Dans sa résur­rec­tion, le Christ a révé­lé le Dieu de l’a­mour misé­ri­cor­dieux jus­te­ment parce qu’il a accep­té la croix comme che­min vers la résur­rec­tion. Et c’est pour­quoi, lorsque nous fai­sons mémoire de la croix du Christ, de sa pas­sion et de sa mort, notre foi et notre espé­rance se fixent sur le Ressuscité : sur ce Christ qui, « le soir de ce même jour, le pre­mier de la semaine… vint au milieu de ses dis­ciples » au Cénacle où « ils se trou­vaient, … souf­fla sur eux, et leur dit : Recevez l’Esprit Saint. Ceux à qui vous remet­trez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retien­drez, ils leur seront rete­nus » 99.

Voici que le Fils de Dieu, dans sa résur­rec­tion, a fait l’ex­pé­rience radi­cale de la misé­ri­corde, c’est-​à-​dire de l’a­mour du Pèreplus fort que la mort. Et c’est aus­si le même Christ, fils de Dieu, qui, au terme – et en un cer­tain sens au-​delà même du terme – de sa mis­sion mes­sia­nique, se révèle lui-​même comme source inépui­sable de la misé­ri­corde, de l’a­mour qui, dans la pers­pec­tive ulté­rieure de l’his­toire du salut dans l’Eglise, doit conti­nuel­le­ment se mon­trer plus fort que le péché. Le Christ de Pâques est l’in­car­na­tion défi­ni­tive de la misé­ri­corde, son signe vivant : signe du salut à la fois his­to­rique et escha­to­lo­gique. Dans le même esprit, la litur­gie du temps pas­cal met sur nos lèvres les paroles du Psaume : Misericordias Domini in aeter­num can­ta­bo, « Je chan­te­rai sans fin les misé­ri­cordes du Seigneur » 100.

9. La mère de la miséricorde

Dans ce chant pas­cal de l’Eglise, résonnent dans la plé­ni­tude de leur conte­nu pro­phé­tique les paroles pro­non­cées par Marie durant sa visite à Elisabeth, l’é­pouse de Zacharie : « Sa misé­ri­corde s’é­tend de géné­ra­tion en géné­ra­tion » 101. Dès l’ins­tant de l’in­car­na­tion, ces paroles ouvrent une nou­velle pers­pec­tive de l’his­toire du salut. Après la résur­rec­tion du Christ, cette pers­pec­tive nou­velle devient his­to­rique et acquiert en même temps un sens escha­to­lo­gique. Depuis ce moment se suc­cèdent tou­jours en nombre crois­sant de nou­velles géné­ra­tions d’hommes dans l’im­mense famille humaine, et se suc­cèdent aus­si de nou­velles géné­ra­tions du peuple de Dieu, mar­quées du signe de la croix et de la résur­rec­tion, et « mar­quées d’un sceau » 102, celui du mys­tère pas­cal du Christ, révé­la­tion abso­lue de cette misé­ri­corde que Marie pro­cla­mait sur le seuil de la mai­son de sa cou­sine : « Sa misé­ri­corde s’é­tend de géné­ra­tion en géné­ra­tion » 103.

Marie est aus­si celle qui, d’une manière par­ti­cu­lière et excep­tion­nelle – plus qu’au­cune autre – a expé­ri­men­té la misé­ri­corde, et en même temps – tou­jours d’une manière excep­tion­nelle – a ren­du pos­sible par le sacri­fice du cœur sa propre par­ti­ci­pa­tion à la révé­la­tion de la misé­ri­corde divine. Ce sacri­fice est étroi­te­ment lié à la croix de son Fils, au pied de laquelle elle devait se trou­ver sur le Calvaire. Le sacri­fice de Marie est une par­ti­ci­pa­tion spé­ci­fique à la révé­la­tion de la misé­ri­corde, c’est-​à-​dire de la fidé­li­té abso­lue de Dieu à son amour, à l’al­liance qu’il a vou­lue de toute éter­ni­té et qu’il a conclue dans le temps avec l’homme, avec le peuple, avec l’hu­ma­ni­té ; il est la par­ti­ci­pa­tion à la révé­la­tion qui s’est accom­plie défi­ni­ti­ve­ment à tra­vers la croix. Personne n’a expé­ri­men­té autant que la Mère du Crucifié le mys­tère de la croix, la ren­contre bou­le­ver­sante de la jus­tice divine trans­cen­dante avec l’a­mour : ce « bai­ser » don­né par la misé­ri­corde à la jus­tice 104. Personne autant qu’elle, Marie, n’a accueilli aus­si pro­fon­dé­ment dans son cœur ce mys­tère : mys­tère divin de la rédemp­tion, qui se réa­li­sa sur le Calvaire par la mort de son Fils, accom­pa­gnée du sacri­fice de son cœur de mère, de son « fiat » définitif.

Marie est donc celle qui connaît le plus à fond le mys­tère de la misé­ri­corde divine. Elle en sait le prix, et sait com­bien il est grand. En ce sens, nous l’ap­pe­lons aus­si Mère de la misé­ri­corde : Notre-​Dame de misé­ri­corde, ou Mère de la divine misé­ri­corde ; en cha­cun de ces titres, il y a une signi­fi­ca­tion théo­lo­gique pro­fonde, parce qu’ils expriment la pré­pa­ra­tion par­ti­cu­lière de son âme, de toute sa per­sonne, qui la rend capable de décou­vrir, d’a­bord à tra­vers les évé­ne­ments com­plexes d’Israël puis à tra­vers ceux qui concernent tout homme et toute l’hu­ma­ni­té, cette misé­ri­corde à laquelle tous par­ti­cipent « de géné­ra­tion en géné­ra­tion » 105, selon l’é­ter­nel des­sein de la Très Sainte Trinité.

Cependant, ces titres que nous décer­nons à la Mère de Dieu parlent sur­tout d’elle comme de la Mère du Crucifié et du Ressuscité ; comme de celle qui, ayant expé­ri­men­té la misé­ri­corde d’une manière excep­tion­nelle, « mérite » dans la même mesure cette misé­ri­corde tout au long de son exis­tence ter­restre, et par­ti­cu­liè­re­ment au pied de la croix de son Fils ; enfin ils nous parlent d’elle comme de celle qui, par sa par­ti­ci­pa­tion cachée mais en même temps incom­pa­rable à la tâche mes­sia­nique de son Fils, a été appe­lée d’une manière spé­ciale à rendre proche des hommes cet amour qu’il était venu révé­ler : amour qui trouve sa mani­fes­ta­tion la plus concrète à l’é­gard de ceux qui souffrent, des pauvres, des pri­son­niers, des aveugles, des oppri­més et des pécheurs, ain­si que le dit le Christ avec les termes de la pro­phé­tie d’Isaïe, d’a­bord dans la syna­gogue de Nazareth 106, puis en réponse aux envoyés de Jean-​Baptiste 107.

A cet amour « misé­ri­cor­dieux », qui se mani­feste sur­tout au contact du mal phy­sique et moral, le cœur de celle qui fut la Mère du Crucifié et du Ressuscité par­ti­ci­pait d’une manière unique et excep­tion­nelle – Marie y par­ti­ci­pait. Et cet amour ne cesse pas, en elle et grâce à elle, de se révé­ler dans l’his­toire de l’Eglise et de l’hu­ma­ni­té. Cette révé­la­tion est par­ti­cu­liè­re­ment fruc­tueuse, car, chez la Mère de Dieu, elle se fonde sur le tact par­ti­cu­lier de son cœur mater­nel, sur sa sen­si­bi­li­té par­ti­cu­lière, sur sa capa­ci­té par­ti­cu­lière de rejoindre tous ceux qui acceptent plus faci­le­ment I’amour misé­ri­cor­dieux de la part d’une mère. C’est là un des grands et vivi­fiants mys­tères chré­tiens, mys­tère très inti­me­ment lié à celui de l’incarnation.

« A par­tir du consen­te­ment qu’elle appor­ta par sa foi au jour de l’Annonciation et qu’elle main­tint sans hési­ta­tion sous la croix – nous dit le Concile Vatican II -, cette mater­ni­té de Marie dans l’é­co­no­mie de la grâce se conti­nue sans inter­rup­tion jus­qu’à l’ac­ces­sion de tous les élus à la gloire éter­nelle. En effet, après son Assomption au ciel, son rôle dans le salut ne s’in­ter­rompt pas : par son inter­ces­sion répé­tée, elle conti­nue à nous obte­nir les dons qui assurent notre salut éter­nel. Son amour mater­nel la rend atten­tive aux frères de son Fils dont le pèle­ri­nage n’est pas ache­vé, ou qui se trouvent enga­gés dans les périls et les épreuves, jus­qu’à ce qu’ils par­viennent à la patrie bien­heu­reuse » 108.

VI. « MISERICORDE … DE GENERATION EN GENERATION »

10. Image de notre génération

Nous avons tout droit de croire que notre géné­ra­tion, elle aus­si, a été com­prise dans les paroles de la Mère de Dieu, lors­qu’elle glo­ri­fiait cette misé­ri­corde dont par­ti­cipent « de géné­ra­tion en géné­ra­tion » tous ceux qui se laissent conduire par la crainte de Dieu. Les paroles du Magnificat de Marie ont un conte­nu pro­phé­tique, qui regarde non seule­ment le pas­sé d’Israël, mais aus­si l’a­ve­nir du peuple de Dieu sur la terre. Nous tous en effet, qui vivons actuel­le­ment sur la terre, nous sommes la géné­ra­tion qui est consciente de l’ap­proche du troi­sième mil­lé­naire, et qui res­sent pro­fon­dé­ment le tour­nant actuel de l’his­toire. La pré­sente géné­ra­tion se sait pri­vi­lé­giée car le pro­grès lui offre d’im­menses pos­si­bi­li­tés, insoup­çon­nées il y a quelques décen­nies seule­ment. L’activité créa­trice de l’homme, son intel­li­gence et son tra­vail, ont pro­vo­qué de très grands chan­ge­ments tant dans le domaine de la science et de la tech­nique que dans la vie sociale et cultu­relle. L’homme a éten­du son pou­voir sur la nature ; il a acquis une connais­sance plus appro­fon­die des lois de son com­por­te­ment social. Il a vu s’ef­fon­drer ou se rétré­cir les obs­tacles et les dis­tances qui séparent hommes et nations grâce à un sens accru de l’u­ni­ver­sel, une conscience plus nette de l’u­ni­té du genre humain et l’ac­cep­ta­tion de la dépen­dance réci­proque dans une soli­da­ri­té authen­tique, grâce enfîn au désir – et à la pos­si­bi­li­té – d’en­trer en rela­tion avec ses frères et sœurs par-​delà les divi­sions arti­fi­cielles de la géo­gra­phie ou les fron­tières natio­nales ou raciales. Les jeunes d’au­jourd’­hui, sur­tout, savent que le pro­grès de la science et de la tech­nique est capable d’ap­por­ter non seule­ment de nou­veaux biens maté­riels mais aus­si une par­ti­ci­pa­tion plus large à la connais­sance. L’essor de l’in­for­ma­tique, par exemple, mul­ti­plie­ra les capa­ci­tés inven­tives de l’homme et per­met­tra l’ac­cès aux richesses intel­lec­tuelles et cultu­relles des autres peuples. Les nou­velles tech­niques de com­mu­ni­ca­tion favo­ri­se­ront une plus grande par­ti­ci­pa­tion aux évé­ne­ments et un échange crois­sant des idées. Les acquis des sciences bio­lo­giques, psy­cho­lo­giques ou sociales aide­ront l’homme à mieux péné­trer la richesse de son être propre. Et s’il est vrai qu’un tel pro­grès reste encore trop sou­vent le pri­vi­lège des pays indus­tria­li­sés, on ne peut nier que la pers­pec­tive d’en faire béné­fi­cier tous les peuples et tous les pays ne demeure plus long­temps une simple uto­pie quand il existe une réelle volon­té poli­tique à cet effet.

Mais à côté de tout cela – ou plu­tôt en tout cela – il existe les dif­fi­cul­tés qui se mani­festent dans toute crois­sance. Il existe des inquié­tudes et des impuis­sances qui touchent à la réponse pro­fonde que l’homme sait devoir don­ner. Le tableau du monde contem­po­rain pré­sente aus­si des ombres et des dés­équi­libres pas tou­jours super­fi­ciels. La consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et Spes du Concile Vatican II n’est cer­tai­ne­ment pas le seul docu­ment qui traite de la vie de la géné­ra­tion contem­po­raine, mais c’est un docu­ment d’une impor­tance toute spé­ciale. « En véri­té – y lisons-​nous -, les dés­équi­libres qui tra­vaillent le monde moderne sont liés à un dés­équi­libre plus fon­da­men­tal, qui prend racine dans le cœur même de l’homme. C’est en l’homme lui-​même que de nom­breux élé­ments se com­battent. D’une part, comme créa­ture, il fait l’ex­pé­rience de ses mul­tiples limites ; d’autre part, il se sent illi­mi­té dans ses dési­rs et appe­lé à une vie supé­rieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choi­sir et de renon­cer. Pire : faible et pécheur, il accom­plit sou­vent ce qu’il ne veut pas et n’ac­com­plit point ce qu’il vou­drait. En somme, c’est en lui-​même qu’il souffre de divi­sion, et c’est de là que naissent au sein de la socié­té tant et de si grandes dis­cordes » 109.

Vers la fin de l’in­tro­duc­tion, nous lisons encore : «… le nombre croît de ceux qui, face à l’é­vo­lu­tion pré­sente du monde, se posent les ques­tions les plus fon­da­men­tales ou les per­çoivent avec une acui­té nou­velle : qu’est-​ce que l’homme ? que signi­fient la souf­france, le mal, la mort, qui sub­sistent mal­gré tant de pro­grès ? à quoi bon ces vic­toires payées d’un si grand prix ? » 110.

Quinze ans après le Concile Vatican II, ce tableau des ten­sions et des menaces propres à notre époque serait-​il deve­nu moins inquié­tant ? Il semble que non. Au contraire, les ten­sions et les menaces qui, dans le docu­ment conci­liaire, parais­saient seule­ment s’es­quis­ser, et ne pas mani­fes­ter jus­qu’au bout tout le dan­ger qu’elles por­taient en elles, se sont bien davan­tage révé­lées au cours de ces années, l’ont confir­mé d’une autre manière, et ne per­mettent plus de nour­rir les illu­sions d’autrefois.

11. Sources d’inquiétude

C’est ain­si que gran­dit dans notre monde la conscience d’une menace, comme aug­mente aus­si la crainte exis­ten­tielle liée sur­tout ‑comme je l’ai déjà indi­qué dans l’en­cy­clique Redemptor Hominis -, à la pers­pec­tive d’un conflit qui, en rai­son des arse­naux ato­miques actuels, pour­rait signi­fier l’au­to­des­truc­tion par­tielle de l’hu­ma­ni­té. Toutefois, la menace ne concerne pas seule­ment ce que les hommes peuvent faire à d’autres hommes en uti­li­sant la tech­nique mili­taire ; elle concerne aus­si bien d’autres dan­gers, qui sont le pro­duit d’une civi­li­sa­tion maté­ria­liste, laquelle – mal­gré les décla­ra­tions « huma­nistes » – accepte le pri­mat des choses sur la per­sonne. L’homme contem­po­rain a donc peur que, par l’u­ti­li­sa­tion des moyens tech­niques inven­tés par ce type de civi­li­sa­tion, les indi­vi­dus mais aus­si les milieux, les com­mu­nau­tés, les socié­tés, les nations, puissent être les vic­times d’a­bus de pou­voir de la part d’autres indi­vi­dus, milieux, socié­tés. L’histoire de notre siècle en offre d’a­bon­dants exemples. Malgré toutes les décla­ra­tions sur les droits de l’homme dans sa dimen­sion inté­grale, c’est-​à-​dire dans son exis­tence cor­po­relle et spi­ri­tuelle, nous ne pou­vons pas dire que ces exemples appar­tiennent seule­ment au passé.

A juste rai­son, l’homme a peur d’être vic­time d’une oppres­sion qui lui ôte la liber­té inté­rieure, la pos­si­bi­li­té de mani­fes­ter publi­que­ment la véri­té dont il est convain­cu, la foi qu’il pro­fesse, la facul­té d’o­béir à la voix de sa conscience qui lui indique le droit che­min. En effet, les moyens tech­niques dont dis­pose la civi­li­sa­tion actuelle cachent non seule­ment la pos­si­bi­li­té d’une auto­des­truc­tion réa­li­sée par un conflit mili­taire, mais aus­si la pos­si­bi­li­té d’un assu­jet­tis­se­ment « paci­fique » des indi­vi­dus, des milieux de vie, de socié­tés entières et de nations qui, quel qu’en soit le motif, sont gênants pour ceux qui dis­posent de ces moyens et sont prêts à les uti­li­ser sans scru­pule. Que l’on pense aus­si à la tor­ture, qui existe encore dans le monde, adop­tée sys­té­ma­ti­que­ment par l’au­to­ri­té comme ins­tru­ment de domi­na­tion ou de supré­ma­tie poli­tique, et pra­ti­quée impu­né­ment par les subalternes.

Ainsi donc, à côté de la conscience de la menace contre la vie, gran­dit la conscience d’une autre menace, qui détruit plus encore ce qui est essen­tiel à l’homme, c’est-​à-​dire ce qui est inti­me­ment lié à sa digni­té de per­sonne, à son droit à la véri­té et à la liberté.

Et tout cela se déroule sur la toile de fond de l’im­mense remords consti­tué par le fait que, à côté des hommes et des socié­tés aisés et ras­sa­siés, vivant dans l’a­bon­dance, esclaves de la consom­ma­tion et de la jouis­sance, il ne manque pas dans la même famille humaine d’in­di­vi­dus et de groupes sociaux qui souffrent de la faim. Il ne manque pas d’en­fants mou­rant de faim sous les yeux de leurs mères. Il ne manque pas non plus, dans les diverses par­ties du monde et les divers sys­tèmes socio-​économiques, de zones entières de misère, de disette et de sous-​développement. Ce fait est uni­ver­sel­le­ment connu. L’état d’i­né­ga­li­té entre les hommes et les peuples non seule­ment dure, mais il aug­mente. Aujourd’hui encore, à côté de ceux qui sont aisés et vivent dans l’a­bon­dance, il y en a d’autres qui vivent dans l’in­di­gence, souffrent de la misère, et sou­vent même meurent de faim ; leur nombre atteint des dizaines et des cen­taines de mil­lions. C’est pour cela que l’in­quié­tude morale est des­ti­née à deve­nir encore plus pro­fonde. De toute évi­dence, il y a un défaut capi­tal, ou plu­tôt un ensemble de défauts et même un méca­nisme défec­tueux à la base de l’é­co­no­mie contem­po­raine et de la civi­li­sa­tion maté­ria­liste, qui ne per­mettent pas à la famille humaine de se sor­tir, dirais-​je, de situa­tions aus­si radi­ca­le­ment injustes.

Cette image du monde d’au­jourd’­hui, dans lequel il y a tant de mal phy­sique et moral qu’il en devient un monde enfer­mé dans le réseau de ses contra­dic­tions et de ses ten­sions, et en même temps plein de menaces diri­gées contre la liber­té humaine, la conscience et la reli­gion, cette image explique l’in­quié­tude à laquelle est sou­mis l’homme contem­po­rain. Cette inquié­tude est res­sen­tie non seule­ment par ceux qui sont désa­van­ta­gés et oppri­més, mais aus­si par ceux qui jouissent des pri­vi­lèges de la richesse, du pro­grès, du pou­voir. Et même si ne manquent pas aus­si ceux qui cherchent à en décou­vrir les causes ou à réagir avec les moyens que leur offrent la tech­nique, la richesse et le pou­voir, cette inquié­tude tou­te­fois, au plus pro­fond de l’âme humaine, porte au-​delà de ces pal­lia­tifs. Comme le Concile Vatican II l’a jus­te­ment noté dans ses ana­lyses, elle concerne les pro­blèmes fon­da­men­taux de toute l’exis­tence humaine. Cette inquié­tude est liée au sens même de l’exis­tence de l’homme dans le monde, et elle est inquié­tude pour l’a­ve­nir de l’homme et de toute l’hu­ma­ni­té ; elle exige des réso­lu­tions déci­sives, qui semblent désor­mais s’im­po­ser au genre humain.

12. La jus­tice suffit-elle ?

Il n’est pas dif­fi­cile de consta­ter que, dans le monde contem­po­rain et sur une vaste échelle, le sens de la jus­tice s’est réveillé ; et sans aucun doute, il met plus en relief ce qui est oppo­sé à la jus­tice dans les rap­ports entre les hommes, les groupes sociaux ou les « classes », comme entre les peuples et les Etats, et jus­qu’à des sys­tèmes poli­tiques entiers et même des « mondes » entiers. Ce cou­rant pro­fond et mul­ti­forme, à la source duquel la conscience humaine contem­po­raine a pla­cé la jus­tice, atteste le carac­tère éthique des ten­sions et des luttes qui enva­hissent le monde.

L’Eglise par­tage avec les hommes de notre temps ce désir ardent et pro­fond d’une vie juste à tous points de vue, et elle n’o­met pas non plus de réflé­chir aux divers aspects de la jus­tice, telle que l’exige la vie des hommes et des socié­tés. Le déve­lop­pe­ment de la doc­trine sociale catho­lique au cours du der­nier siècle le confirme bien. Dans le sillage de cet ensei­gne­ment se situent aus­si bien l’é­du­ca­tion et la for­ma­tion des consciences humaines dans un esprit de jus­tice, que les ini­tia­tives par­ti­cu­lières qui se déve­loppent dans cet esprit, spé­cia­le­ment dans le cadre de l’a­pos­to­lat des laïcs.

Cependant, il serait dif­fi­cile de ne pas per­ce­voir que, sou­vent, les pro­grammes fon­dés sur l’i­dée de jus­tice et qui doivent ser­vir à sa réa­li­sa­tion dans la vie sociale des per­sonnes, des groupes et des socié­tés humaines, subissent en pra­tique des défor­ma­tions. Bien qu’il conti­nuent tou­jours à se récla­mer de cette même idée de jus­tice, l’ex­pé­rience démontre que sou­vent des forces néga­tives, comme la ran­cœur, la haine, et jus­qu’à la cruau­té, ont pris le pas sur elle. Alors, le désir de réduire à rien l’ad­ver­saire, de limi­ter sa liber­té, ou même de lui impo­ser une dépen­dance totale, devient le motif fon­da­men­tal de l’ac­tion ; et cela s’op­pose à l’es­sence de la jus­tice qui, par nature, tend à éta­blir l’é­ga­li­té et l’é­qui­libre entre les par­ties en conflit. Cette espèce d’a­bus de l’i­dée de jus­tice et son alté­ra­tion pra­tique montrent com­bien l’ac­tion humaine peut s’é­loi­gner de la jus­tice elle-​même, quand bien même elle serait entre­prise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ repro­chait à ses audi­teurs, fidèles à la doc­trine de l’Ancien Testament, l’at­ti­tude qui se mani­feste dans ces paroles : « Œil pour œil, dent pour dent » 111. Telle était la manière d’al­té­rer la jus­tice à cette époque ; et les formes modernes conti­nuent à se mode­ler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une pré­ten­due jus­tice (par exemple his­to­rique, ou de classe), on anéan­tit par­fois le pro­chain, on tue, on prive de la liber­té, on dépouille des droits humains les plus élé­men­taires. L’expérience du pas­sé et de notre temps démontre que la jus­tice ne suf­fit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre néga­tion et à sa propre ruine, si on ne per­met pas àcette force plus pro­fonde qu’est l’a­mour de façon­ner la vie humaine dans ses diverses dimen­sions. L’expérience de l’his­toire a conduit à for­mu­ler l’axiome : sum­mum ius, sum­ma iniu­ria, le sum­mum du droit, sum­mum de l’in­jus­tice. Cette affir­ma­tion ne déva­lue pas la jus­tice, et n’at­té­nue pas la signi­fi­ca­tion de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seule­ment, sous un autre aspect, la néces­si­té de recou­rir à ces forces encore plus pro­fondes de l’es­prit, qui condi­tionnent l’ordre même de la justice.

Ayant devant les yeux l’i­mage de la géné­ra­tion à laquelle nous appar­te­nons, I’Eglise par­tage l’in­quié­tude de tant d’hommes contem­po­rains. D’autre part, elle doit aus­si se pré­oc­cu­per du déclin de nom­breuses valeurs fon­da­men­tales, qui consti­tuent un bien incon­tes­table non seule­ment de la morale chré­tienne, mais sim­ple­ment de la morale humaine, de la culture morale, comme sont le res­pect de la vie humaine depuis le moment de la concep­tion, le res­pect pour le mariage dans son uni­té indis­so­luble, le res­pect pour la sta­bi­li­té de la famille. La per­mis­si­vi­té morale frappe sur­tout ce milieu si sen­sible de la vie et de la socia­bi­li­té. Avec cela vont de pair la crise de la véri­té dans les rela­tions humaines, l’ir­res­pon­sa­bi­li­té dans la parole, l’u­ti­li­ta­risme dans les rap­ports d’homme à homme, la dimi­nu­tion du sens du bien com­mun authen­tique et la faci­li­té avec laquelle ce der­nier est sacri­fié. Enfin, il y a la désa­cra­li­sa­tion, qui se trans­forme sou­vent en « déshu­ma­ni­sa­tion » : l’homme et la socié­té pour les­quels rien n’est « sacré » connaissent, mal­gré toutes les appa­rences, la déca­dence morale.

VII. LA MISERICORDE DE DIEU DANS LA MISSION DE L’EGLISE

En rela­tion avec cette image de notre géné­ra­tion, qui ne peut que sus­ci­ter une pro­fonde inquié­tude, nous reviennent à l’es­prit les paroles qui réson­nèrent dans le Magnificat de Marie pour célé­brer l’in­car­na­tion du Fils de Dieu et qui chantent la « misé­ri­corde… de géné­ra­tion en géné­ra­tion ». Il faut que l’Eglise de notre temps, gar­dant tou­jours dans son cœur l’é­lo­quence de ces paroles ins­pi­rées et les appli­quant aux expé­riences et aux souf­frances de la grande famille humaine, prenne une conscience plus pro­fonde et plus moti­vée de la néces­si­té de rendre témoi­gnage à la misé­ri­corde de Dieu dans toute sa mis­sion, confor­mé­ment à la tra­di­tion de l’an­cienne et de la nou­velle Alliance, et sur­tout à la suite de Jésus-​Christ lui-​même et de ses Apôtres. L’Eglise doit rendre témoi­gnage à la misé­ri­corde de Dieu révé­lée dans le Christ en toute sa mis­sion de Messie, en la pro­fes­sant tout d’a­bord comme véri­té sal­vi­fique de foi néces­saire à une vie en har­mo­nie avec la foi, puis en cher­chant à l’in­tro­duire et à l’in­car­ner dans la vie de ses fidèles, et autant que pos­sible dans celle de tous les hommes de bonne volon­té. Enfin, l’Eglise – pro­fes­sant la misé­ri­corde et lui demeu­rant tou­jours fidèle – a le droit et le devoir d’en appe­ler à la misé­ri­corde de Dieu, de l’im­plo­rer en face de toutes les formes de mal phy­sique et moral, devant toutes les menaces qui s’ap­pe­san­tissent à l’ho­ri­zon de la vie de l’hu­ma­ni­té contemporaine.

13. L’Eglise pro­fesse la misé­ri­corde de Dieu et la proclame

L’Eglise doit pro­fes­ser et pro­cla­mer la misé­ri­corde divine dans toute sa véri­té, telle qu’elle nous est attes­tée par la révé­la­tion. Dans les pages qui pré­cèdent, nous avons cher­ché à des­si­ner au moins les grandes lignes de cette véri­té, qui s’ex­prime avec tant de richesse dans toute la Sainte Ecriture et la Tradition. Dans la vie quo­ti­dienne de l’Eglise, la véri­té sur la misé­ri­corde de Dieu, expo­sée dans la Bible, trouve constam­ment un écho dans de nom­breuses lec­tures de la sainte litur­gie. Et le peuple, dans son sens authen­tique de la foi, le per­çoit bien, comme l’at­testent de nom­breuses expres­sions de la pié­té per­son­nelle et com­mu­nau­taire. Il serait cer­tai­ne­ment dif­fi­cile de les énu­mé­rer et de les résu­mer toutes, car la majeure par­tie d’entre elles est for­te­ment gra­vée au plus pro­fond des cœurs et des consciences. Des théo­lo­giens affirment que la misé­ri­corde est le plus grand des attri­buts de Dieu, la plus grande de ses per­fec­tions ; la Bible, la Tradition et toute la vie de foi du peuple de Dieu en four­nissent des témoi­gnages inépui­sables. Il ne s’a­git pas ici de la per­fec­tion de l’ins­cru­table essence de Dieu dans le mys­tère même de sa divi­ni­té, mais de la per­fec­tion et de l’at­tri­but grâce aux­quels l’homme, dans la véri­té inté­rieure de son exis­tence, entre en rela­tion le plus inti­me­ment et le plus sou­vent avec le Dieu vivant. Conformément aux paroles que le Christ adres­sa à Philippe 112, la « vision du Père » – vision de Dieu par la foi – trouve dans la ren­contre avec sa misé­ri­corde un degré de sim­pli­ci­té et de véri­té inté­rieure sem­blable à celui que nous trou­vons dans la para­bole de l’en­fant prodigue.

« Qui m’a vu a vu le Père » 113. L’Eglise pro­fesse la misé­ri­corde de Dieu, l’Eglise en vit, dans sa vaste expé­rience de foi, et aus­si dans son ensei­gne­ment, en contem­plant constam­ment le Christ, en se concen­trant en lui, sur sa vie et son Evangile, sur sa croix et sa résur­rec­tion, sur son mys­tère tout entier. Tout ce qui forme la « vision » du Christ dans la foi vive et dans l’en­sei­gne­ment de l’Eglise nous rap­proche de la « vision du Père » dans la sain­te­té de sa misé­ri­corde. L’Eglise semble pro­fes­ser et véné­rer d’une manière par­ti­cu­lière la misé­ri­corde de Dieu quand elle s’a­dresse au cœur du Christ. En effet, nous appro­cher du Christ dans le mys­tère de son cœur nous per­met de nous arrê­ter sur ce point – point cen­tral en un cer­tain sens, et en même temps le plus acces­sible au plan humain – de la révé­la­tion de l’a­mour misé­ri­cor­dieux du Père, qui a consti­tué le conte­nu cen­tral de la mis­sion mes­sia­nique du Fils de l’homme.

L’Eglise vit d’une vie authen­tique lors­qu’elle pro­fesse et pro­clame la misé­ri­corde, attri­but le plus admi­rable du Créateur et du Rédempteur, et lors­qu’elle conduit les hommes aux sources de la misé­ri­corde du Sauveur, dont elle est la dépo­si­taire et la dis­pen­sa­trice. Dans ce cadre, la médi­ta­tion constante de la parole de Dieu, et sur­tout la par­ti­ci­pa­tion consciente et réflé­chie à l’Eucharistie et au sacre­ment de péni­tence ou de récon­ci­lia­tion, ont une grande signi­fi­ca­tion. L’Eucharistie nous rap­proche tou­jours de cet amour plus fort que la mort : « Chaque fois en eflet que nous man­geons ce pain et que nous buvons cette coupe », non seule­ment nous annon­çons la mort du Rédempteur, mais nous pro­cla­mons aus­si sa résur­rec­tion, « dans l’at­tente de sa venue » dans la gloire 114. La litur­gie eucha­ris­tique, célé­brée en mémoire de celui qui dans sa mis­sion mes­sia­nique nous a révé­lé le Père par sa parole et par sa croix, atteste l’i­né­pui­sable amour en ver­tu duquel il désire tou­jours s’u­nir à nous et ne faire qu’un avec nous, allant à la ren­contre de tous les cœurs humains. C’est le sacre­ment de la péni­tence ou de la récon­ci­lia­tion qui apla­nit la route de cha­cun, même quand il est acca­blé par de lourdes fautes. Dans ce sacre­ment, tout homme peut expé­ri­men­ter de manière unique la misé­ri­corde, c’est-​à-​dire l’a­mour qui est plus fort que le péché. L’encyclique Redemptor Hominis a déjà abor­dé ce point ; il convien­drait pour­tant de reve­nir encore une fois sur ce thème fondamental.

Parce que le péché existe dans ce monde que « Dieu a tant aimé qu’il a don­né son Fils unique » 115, Dieu qui « est amour » 116 ne peut se révé­ler autre­ment que comme misé­ri­corde. Cela cor­res­pond non seule­ment à la véri­té la plus pro­fonde de cet amour qu’est Dieu, mais aus­si à la véri­té inté­rieure de l’homme et du monde qui est sa patrie temporaire.

La misé­ri­corde, en tant que per­fec­tion du Dieu infi­ni, est elle-​même infi­nie. Infinie donc, et inépui­sable, est la promp­ti­tude du Père à accueillir les fils pro­digues qui reviennent à sa mai­son. Infinies sont aus­si la promp­ti­tude et l’in­ten­si­té du par­don qui jaillit conti­nuel­le­ment de l’ad­mi­rable valeur du sacri­fice du Fils. Aucun péché de l’homme ne peut pré­va­loir sur cette force ni la limi­ter. Du côté de l’homme, seul peut la limi­ter le manque de bonne volon­té, le manque de promp­ti­tude dans la conver­sion et la péni­tence, c’est-​à-​dire l’obs­ti­na­tion conti­nuelle qui s’op­pose à la grâce et à la véri­té, spé­cia­le­ment face au témoi­gnage de la croix et de la résur­rec­tion du Christ.

C’est pour­quoi l’Eglise annonce la conver­sion et y appelle. La conver­sion à Dieu consiste tou­jours dans la décou­verte de sa misé­ri­corde, c’est-​à-​dire de cet amour patient et doux 117 comme l’est Dieu Créateur et Père : l’a­mour, auquel « le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus-​Christ » 118 est fidèle jus­qu’à ses consé­quences extrêmes dans l’his­toire de l’al­liance avec l’homme, jus­qu’à la croix, à la mort et à la résur­rec­tion de son Fils. La conver­sion à Dieu est tou­jours le fruit du retour au Père riche en miséricorde.

La connais­sance authen­tique du Dieu de la misé­ri­corde, Dieu de l’a­mour bien­veillant, est une force de conver­sion constante et inépui­sable, non seule­ment comme acte inté­rieur d’un ins­tant, mais aus­si comme dis­po­si­tion per­ma­nente, comme état d’âme. Ceux qui arrivent à connaître Dieu ain­si, ceux qui le « voient » ain­si, ne peuvent pas vivre autre­ment qu’en se conver­tis­sant à lui conti­nuel­le­ment. Ils vivent donc in sta­tu conver­sio­nis, en état de conver­sion ; et c’est cet état qui consti­tue la com­po­sante la plus pro­fonde du pèle­ri­nage de tout homme sur la terre in sta­tu via­to­ris, en état de che­mi­ne­ment. Il est évident que l’Eglise pro­fesse la misé­ri­corde de Dieu révé­lée dans le Christ cru­ci­fié et res­sus­ci­té non seule­ment par les paroles de son ensei­gne­ment, mais sur­tout par la pul­sa­tion la plus intense de la vie de tout le peuple de Dieu. Grâce à ce témoi­gnage de vie, l’Eglise accom­plit sa mis­sion propre de peuple de Dieu, mis­sion qui par­ti­cipe à la mis­sion mes­sia­nique du Christ lui-​même et qui, en un cer­tain sens, la continue.

L’Eglise contem­po­raine est vive­ment consciente que c’est seule­ment sur la base de la misé­ri­corde de Dieu qu’elle pour­ra réa­li­ser les tâches qui découlent de l’en­sei­gne­ment du Concile Vatican II, et en pre­mier lieu la tâche œcu­mé­nique consis­tant à unir tous ceux qui croient au Christ. En enga­geant de mul­tiples efforts dans cette direc­tion, l’Eglise recon­naît avec humi­li­té que seul cet amour, plus puis­sant que la fai­blesse des divi­sions humaines, peut réa­li­ser défi­ni­ti­ve­ment cette uni­té que le Christ implo­rait de son Père, et que l’Esprit ne cesse d’im­plo­rer pour nous « avec des gémis­se­ments inex­pri­mables » 119.

14. L’Eglise s’ef­force de mettre en œuvre la miséricorde

Jésus-​Christ nous a ensei­gné que l’homme non seule­ment reçoit et expé­ri­mente la misé­ri­corde de Dieu, mais aus­si qu’il est appe­lé à « faire misé­ri­corde » aux autres : « Bienheureux les misé­ri­cor­dieux, car ils obtien­dront misé­ri­corde » 120. Dans ces paroles, l’Eglise voit un appel à l’ac­tion, et elle s’ef­force de pra­ti­quer la misé­ri­corde. Si toutes les béa­ti­tudes du Sermon sur la mon­tagne indiquent la route de la conver­sion et du chan­ge­ment de vie, celle qui concerne les misé­ri­cor­dieux est, à cet égard, par­ti­cu­liè­re­ment par­lante. L’homme par­vient à l’a­mour misé­ri­cor­dieux de Dieu, à sa misé­ri­corde, dans la mesure où lui-​même se trans­forme inté­rieu­re­ment dans l’es­prit d’un tel amour envers le prochain.

Ce pro­ces­sus authen­ti­que­ment évan­gé­lique ne réa­lise pas seule­ment une trans­for­ma­tion spi­ri­tuelle une fois pour toutes, mais il est tout un style de vie, une carac­té­ris­tique essen­tielle et conti­nuelle de la voca­tion chré­tienne. Il consiste dans la décou­verte constante et dans la mise en œuvre per­sé­vé­rante de l’a­mour en tant que force à la fois uni­fiante et éle­vante, en dépit de toutes les dif­fi­cul­tés psy­cho­lo­giques ou sociales : il s’a­git, en effet, d’un amour misé­ri­cor­dieux qui est par essence un amour créa­teur. L’amour misé­ri­cor­dieux, dans les rap­ports humains, n’est jamais un acte ou un pro­ces­sus uni­la­té­ral. Même dans les cas où tout sem­ble­rait indi­quer qu’une seule par­tie donne et offre, et que l’autre ne fait que prendre et rece­voir (par exemple dans le cas du méde­cin qui soigne, du maître qui enseigne, des parents qui élèvent et éduquent leurs enfants, du bien­fai­teur qui secourt ceux qui sont dans le besoin), en réa­li­té cepen­dant, même celui qui donne en tire tou­jours avan­tage. De toute manière, il peut faci­le­ment se retrou­ver lui aus­si dans la situa­tion de celui qui reçoit, qui obtient un bien­fait, qui ren­contre l’a­mour misé­ri­cor­dieux, qui se trouve être objet de miséricorde.

En ce sens, le Christ cru­ci­fié est pour nous le modèle, l’ins­pi­ra­tion et l’in­ci­ta­tion la plus haute. En nous fon­dant sur ce modèle émou­vant, nous pou­vons en toute humi­li­té mani­fes­ter de la misé­ri­corde envers les autres, sachant qu’il la reçoit comme si elle était témoi­gnée à lui-​même 121. D’après ce modèle, nous devons aus­si puri­fier conti­nuel­le­ment toutes nos actions et toutes nos inten­tions dans les­quelles la misé­ri­corde est com­prise et pra­ti­quée d’une manière uni­la­té­rale, comme un bien qui est fait aux autres. Car elle est réel­le­ment un acte d’a­mour misé­ri­cor­dieux seule­ment lorsque, en la réa­li­sant, nous sommes pro­fon­dé­ment convain­cus que nous la rece­vons en même temps de ceux qui l’ac­ceptent de nous. Si cet aspect bila­té­ral et cette réci­pro­ci­té font défaut, nos actions ne sont pas encore des actes authen­tiques de misé­ri­corde ; la conver­sion, dont le che­min nous a été ensei­gné par le Christ dans ses paroles et son exemple jus­qu’à la croix, ne s’est pas encore plei­ne­ment accom­plie en nous ; et nous ne par­ti­ci­pons pas encore com­plè­te­ment à la source magni­fique de l’a­mour misé­ri­cor­dieux, qui nous a été révé­lée en lui.

Ainsi donc, le che­min que le Christ nous a indi­qué dans le Sermon sur la mon­tagne avec la béa­ti­tude des misé­ri­cor­dieux est bien plus riche que ce que nous pou­vons par­fois décou­vrir dans la façon dont on parle habi­tuel­le­ment de la misé­ri­corde. On consi­dère com­mu­né­ment la misé­ri­corde comme un acte ou un pro­ces­sus uni­la­té­ral, qui pré­sup­pose et main­tient les dis­tances entre celui qui fait misé­ri­corde et celui qui la reçoit, entre celui qui fait le bien et celui qui en est gra­ti­fié. De là vient la pré­ten­tion de libé­rer les rap­ports humains et sociaux de la misé­ri­corde, et de les fon­der seule­ment sur la jus­tice. Mais ces opi­nions sur la misé­ri­corde ne tiennent pas compte du lien fon­da­men­tal entre la misé­ri­corde et la jus­tice dont parlent toute la tra­di­tion biblique et sur­tout la mis­sion mes­sia­nique de Jésus-​Christ. La misé­ri­corde authen­tique est, pour ain­si dire, la source la plus pro­fonde de la jus­tice. Si cette der­nière est de soi propre à « arbi­trer » entre les hommes pour répar­tir entre eux de manière juste les biens maté­riels, l’a­mour au contraire, et seule­ment lui (et donc aus­si cet amour bien­veillant que nous appe­lons « misé­ri­corde »), est capable de rendre l’homme à lui-même.

La misé­ri­corde véri­ta­ble­ment chré­tienne est éga­le­ment, dans un cer­tain sens, la plus par­faite incar­na­tion de l”«égalité » entre les hommes, et donc aus­si l’in­car­na­tion la plus par­faite de la jus­tice, en tant que celle-​ci, dans son propre domaine, vise au même résul­tat. L’égalité intro­duite par la jus­tice se limite cepen­dant au domaine des biens objec­tifs et exté­rieurs, tan­dis que l’a­mour et la misé­ri­corde per­mettent aux hommes de se ren­con­trer entre eux dans cette valeur qu’est l’homme même, avec la digni­té qui lui est propre. En même temps, l”«égalité » née de l’a­mour « patient et bien­veillant » 122 n’ef­face pas les dif­fé­rences : celui qui donne devient plus géné­reux lors­qu’il se sent payé en retour par celui qui accepte son don ; réci­pro­que­ment, celui qui sait rece­voir le don avec la conscience que lui aus­si fait du bien en l’ac­cep­tant, sert pour sa part la grande cause de la digni­té de la per­sonne, et donc contri­bue à unir les hommes entre eux d’une manière plus profonde.

Ainsi donc, la misé­ri­corde devient un élé­ment indis­pen­sable pour façon­ner les rap­ports mutuels entre les hommes, dans un esprit de grand res­pect envers ce qui est humain et envers la fra­ter­ni­té réci­proque. Il n’est pas pos­sible d’ob­te­nir l’é­ta­blis­se­ment de ce lien entre les hommes si l’on veut régler leurs rap­ports mutuels uni­que­ment en fonc­tion de la jus­tice. Celle-​ci, dans toute la sphère des rap­ports entre hommes, doit subir pour ain­si dire une « refonte » impor­tante de la part de l’a­mour qui est – comme le pro­clame saint Paul – « patient » et « bien­veillant », ou, en d’autres termes, qui porte en soi les carac­té­ris­tiques de l’a­mour misé­ri­cor­dieux, si essen­tielles pour l’Evangile et pour le chris­tia­nisme. Rappelons en outre que l’a­mour misé­ri­cor­dieux com­porte aus­si cette ten­dresse et cette sen­si­bi­li­té du cœur dont nous parle si élo­quem­ment la para­bole de l’en­fant pro­digue 123, ou encore celles de la bre­bis et de la drachme per­dues 124. Aussi l’a­mour misé­ri­cor­dieux est-​il indis­pen­sable sur­tout entre ceux qui sont les plus proches : entre les époux, entre parents et enfants, entre amis ; il est indis­pen­sable dans l’é­du­ca­tion et la pastorale.

Cependant, son champ d’ac­tion ne se borne pas à cela. Si Paul VI a indi­qué à plu­sieurs reprises que la « civi­li­sa­tion de l’a­mour » 125 était le but vers lequel devaient tendre tous les efforts dans le domaine social et cultu­rel comme dans le domaine éco­no­mique et poli­tique, il convient d’a­jou­ter que ce but ne sera jamais atteint tant que, dans nos concep­tions et nos réa­li­sa­tions concer­nant le domaine large et com­plexe de la vie en com­mun, nous nous en tien­drons au prin­cipe « œil pour œil et dent pour dent » 126 ; tant que nous ne ten­drons pas, au contraire, à le trans­for­mer dans son essence, en agis­sant dans un autre esprit. Il est cer­tain que c’est aus­si dans cette direc­tion que nous conduit le Concile Vatican II, lorsque, par­lant d’une manière répé­tée de la néces­si­té de rendre le monde plus humain 127, il pré­sente la mis­sion de l’Eglise dans le monde contem­po­rain comme la réa­li­sa­tion de cette tâche. Le monde des hommes ne pour­ra deve­nir tou­jours plus humain que si nous intro­dui­sons dans le cadre mul­ti­forme des rap­ports inter­per­son­nels et sociaux, en même temps que la jus­tice, cet « amour misé­ri­cor­dieux » qui consti­tue le mes­sage mes­sia­nique de l’Evangile.

Le monde des hommes pour­ra deve­nir « tou­jours plus humain » seule­ment lorsque nous intro­dui­rons, dans tous les rap­ports réci­proques qui modèlent son visage moral, le moment du par­don, si essen­tiel pour l’Evangile. Le par­don atteste qu’est pré­sent dans le monde l’a­mour plus fort que le péché. En outre, le par­don est la condi­tion pre­mière de la récon­ci­lia­tion, non seule­ment dans les rap­ports de Dieu avec l’homme, mais aus­si dans les rela­tions entre les hommes. Un monde d’où on éli­mi­ne­rait le par­don serait seule­ment un monde de jus­tice froide et irres­pec­tueuse, au nom de laquelle cha­cun reven­di­que­rait ses propres droits vis-​à-​vis de l’autre ; ain­si, les égoïsmes de toute espèce qui som­meillent dans l’homme pour­raient trans­for­mer la vie et la socié­té humaine en un sys­tème d’op­pres­sion des plus faibles par les plus forts, ou encore en arène d’une lutte per­ma­nente des uns contre les autres.

C’est pour­quoi l’Eglise doit consi­dé­rer comme un de ses prin­ci­paux devoirs – à chaque étape de l’his­toire, et spé­cia­le­ment à l’é­poque contem­po­raine – de pro­cla­mer et d’in­tro­duire dans la vie le mys­tère de la misé­ri­corde, révé­lé à son plus haut degré en Jésus-​Christ. Ce mys­tère est, non seule­ment pour l’Eglise elle-​même comme com­mu­nau­té des croyants mais aus­si, en un cer­tain sens, pour tous les hommes, source d’une vie dif­fé­rente de celle qu’est capable de construire l’homme expo­sé aux forces tyran­niques de la triple concu­pis­cence qui sont à l’œuvre en lui 128. Et c’est au nom de ce mys­tère que le Christ nous enseigne à tou­jours par­don­ner. Combien de fois répétons-​nous les paroles de la prière que lui-​même nous a ensei­gnée, en deman­dant : « Pardonne-​nous nos offenses comme nous par­don­nons aus­si à ceux qui nous ont offen­sés », c’est-​à-​dire à ceux qui sont cou­pables à notre égard 129 ! Il est vrai­ment dif­fi­cile d’ex­pri­mer la valeur pro­fonde de l’at­ti­tude que de telles paroles défi­nissent et inculquent. Que ne révèlent-​elles pas à tout homme, sur son sem­blable et sur lui-​même ! La conscience d’être débi­teurs les uns envers les autres va de pair avec l’ap­pel à la soli­da­ri­té fra­ter­nelle que saint Paul a expri­mé avec conci­sion en nous invi­tant à nous sup­por­ter « les uns les autres avec cha­ri­té » 130. Quelle leçon d’hu­mi­li­té est ici ren­fer­mée à l’é­gard de l’homme, du pro­chain en même temps que de nous-​mêmes ! Quelle école de bonne volon­té pour la vie en com­mun de chaque jour, dans les diverses condi­tions de notre exis­tence ! Si nous nous dés­in­té­res­sions d’une telle leçon, que resterait-​il de n’im­porte pro­gramme « huma­niste » de vie et d’éducation ?

Le Christ sou­ligne avec insis­tance la néces­si­té de par­don­ner aux autres : lorsque Pierre lui demande com­bien de fois il devrait par­don­ner à son pro­chain, il lui indique le chiffre sym­bo­lique de « soixante-​dix fois sept fois » 131, vou­lant lui mon­trer ain­si qu’il devrait savoir par­don­ner à tous et tou­jours. Il est évident qu’une exi­gence aus­si géné­reuse de par­don n’an­nule pas les exi­gences objec­tives de la jus­tice. La jus­tice bien com­prise consti­tue pour ain­si dire le but du par­don. Dans aucun pas­sage du mes­sage évan­gé­lique, le par­don, ni même la misé­ri­corde qui en est la source, ne signi­fient indul­gence envers le mal, envers le scan­dale, envers le tort cau­sé ou les offenses. En chaque cas, la répa­ra­tion du mal et du scan­dale, le dédom­ma­ge­ment du tort cau­sé, la satis­fac­tion de l’of­fense sont condi­tions du pardon.

Ainsi donc, la struc­ture fon­cière de la jus­tice entre tou­jours dans le champ de la misé­ri­corde. Celle-​ci tou­te­fois a la force de confé­rer à la jus­tice un conte­nu nou­veau, qui s’ex­prime de la manière la plus simple et la plus com­plète dans le par­don. Le par­don en effet mani­feste qu’en plus du pro­ces­sus de « com­pen­sa­tion » et de « trève » carac­té­ris­tique de la jus­tice, l’a­mour est néces­saire pour que l’homme s’af­firme comme tel. L’accomplissement des condi­tions de la jus­tice est indis­pen­sable sur­tout pour que l’a­mour puisse révé­ler son propre visage. Dans l’a­na­lyse de la para­bole de l’en­fant pro­digue, nous avons déjà atti­ré l’at­ten­tion sur le fait que celui qui par­donne et celui qui est par­don­né se ren­contrent sur un point essen­tiel, qui est la digni­té ou la valeur essen­tielle de l’homme, qui ne peut être per­due et dont l’af­fir­ma­tion ou la redé­cou­verte sont la source de la plus grande joie 132.

L’Eglise estime à juste titre que son devoir, que le but de sa mis­sion, consistent à assu­rer l’au­then­ti­ci­té du par­don, aus­si bien dans la vie et le com­por­te­ment que dans l’é­du­ca­tion et la pas­to­rale. Elle ne la pro­tège pas autre­ment qu’en gar­dant sa source, c’est-​à-​dire le mys­tère de la misé­ri­corde de Dieu lui-​même, révé­lé en Jésus-Christ.

A la base de la mis­sion de l’Eglise, dans tous les domaines dont parlent de nom­breux textes du récent Concile et l’ex­pé­rience sécu­laire de l’a­pos­to­lat, il n’y a rien d’autre que : « Puiser aux sources du Sauveur » 133. Il y a là de mul­tiples orien­ta­tions pour la mis­sion de l’Eglise dans la vie des chré­tiens, des com­mu­nau­tés et de tout le Peuple de Dieu. « Puiser aux sources du Sauveur » ne peut se réa­li­ser que dans l’es­prit de pau­vre­té auquel le Seigneur nous a appe­lés par sa parole et son exemple : « Vous avez reçu gra­tui­te­ment, don­nez gra­tui­te­ment » 134. Ainsi, sur tous les che­mins de la vie et du minis­tère de l’Eglise – à tra­vers la pau­vre­té évan­gé­lique de ses ministres et dis­pen­sa­teurs, ain­si que du peuple tout entier, qui rend témoi­gnage « à toutes les mer­veilles » de son Seigneur – se mani­feste encore mieux le Dieu « qui est riche en misericorde ».

VIII. PRIERE DE L’EGLISE DE NOTRE TEMPS

15. L’Eglise fait appel à la misé­ri­corde divine

L’Eglise pro­clame la véri­té de la misé­ri­corde de Dieu, révé­lée dans le Christ cru­ci­fié et res­sus­ci­té, et elle la pro­fesse de dif­fé­rentes manières. Elle cherche en outre à exer­cer la misé­ri­corde envers les hommes grâce aux hommes, voyant en cela une condi­tion indis­pen­sable de sa pré­oc­cu­pa­tion pour un monde meilleur et « plus humain », aujourd’­hui et demain. Cependant, à aucun moment ni en aucune période de l’his­toire – sur­tout à une époque aus­si cri­tique que la nôtre -, l’Eglise ne peut oublier la prière qui est un cri d’ap­pel à la misé­ri­corde de Dieu face aux mul­tiples formes de mal qui pèsent sur l’hu­ma­ni­té et la menacent. Tel est le droit et le devoir fon­da­men­tal de l’Eglise, dans le Christ Jésus : c’est le droit et le devoir de l’Eglise envers Dieu et envers les hommes. Plus la conscience humaine, suc­com­bant à la sécu­la­ri­sa­tion, oublie la signi­fi­ca­tion même du mot de « misé­ri­corde» ; plus, en s’é­loi­gnant de Dieu, elle s’é­loigne du mys­tère de la misé­ri­corde, plus aus­si l’Eglise a le droit et le devoir de faire appel au Dieu de la misé­ri­corde « avec de grands cris » 135. Ces « grands cris » doivent carac­té­ri­ser l’Eglise de notre temps ; ils doivent être adres­sés à Dieu pour implo­rer sa misé­ri­corde, dont l’Eglise pro­fesse et pro­clame que la mani­fes­ta­tion cer­taine est adve­nue en Jésus cru­ci­fié et res­sus­ci­té, c’est-​à-​dire dans le mys­tère pas­cal. C’est ce mys­tère qui porte en soi la révé­la­tion la plus com­plète de la misé­ri­corde, de l’a­mour plus fort que la mort, plus fort que le péché et que tout mal, de l’a­mour qui retient l’homme dans ses chutes les plus pro­fondes et le libère des plus grandes menaces.

L’homme contem­po­rain sent ces menaces. Ce qui a été dit plus haut sur ce point n’est qu’une simple esquisse. L’homme contem­po­rain s’in­ter­roge sou­vent, avec beau­coup d’an­xié­té, sur la solu­tion des ter­ribles ten­sions qui se sont accu­mu­lées sur le monde et qui s’en­che­vêtrent par­mi les hommes. Et si, par­fois, il n’a pas le cou­rage de pro­non­cer le mot de « misé­ri­corde », ou si, dans sa conscience dépouillée de tout sens reli­gieux, il n’en trouve pas l’é­qui­valent, il est d’au­tant plus néces­saire que l’Eglise pro­nonce ce mot, pas seule­ment en son propre nom, mais aus­si au nom de tous les hommes de notre temps.

Il faut donc que tout ce que j’ai dit dans ce docu­ment sur la misé­ri­corde se trans­forme en une ardente prière : qu’il se trans­forme conti­nuel­le­ment en un cri qui implore la misé­ri­corde selon les néces­si­tés de l’homme dans le monde contem­po­rain. Que ce cri soit lourd de toute cette véri­té sur la misé­ri­corde qui a trou­vé une si riche expres­sion dans l’Ecriture Sainte et dans la Tradition, comme aus­si dans l’au­then­tique vie de foi de tant de géné­ra­tions du peuple de Dieu. Par un tel cri, comme les auteurs sacrés, fai­sons appel au Dieu qui ne peut mépri­ser rien de ce qu’il a créé 136, au Dieu qui est fidèle à lui-​même, à sa pater­ni­té, à son amour ! Comme les pro­phètes, fai­sons appel à l’as­pect mater­nel de cet amour qui, comme une mère, suit cha­cun de ses fils, cha­cune des bre­bis per­dues ; et cela même s’il y avait des mil­lions d’é­ga­rés, même si dans le monde l’i­ni­qui­té pré­va­lait sur l’hon­nê­te­té, même si l’hu­ma­ni­té contem­po­raine méri­tait pour ses péchés un nou­veau « déluge », comme le méri­ta jadis la géné­ra­tion de Noé ! Ayons recours à l’a­mour pater­nel que le Christ nous a révé­lé par sa mis­sion mes­sia­nique, et qui a atteint son som­met dans sa croix, sa mort et sa résur­rec­tion ! Ayons recours à Dieu par le Christ, nous sou­ve­nant des paroles du Magnificat de Marie, pro­cla­mant la misé­ri­corde « de géné­ra­tion en géné­ra­tion » ! Implorons la misé­ri­corde divine pour la géné­ra­tion contem­po­raine ! Que l’Eglise, qui cherche à l’exemple de Marie à être en Dieu la mère des hommes, exprime en cette prière sa sol­li­ci­tude mater­nelle, et aus­si son amour confiant, dont naît la plus ardente néces­si­té de la prière !

Elevons nos sup­pli­ca­tions, gui­dés par la foi, l’es­pé­rance et la cha­ri­té, que le Christ a implan­tées dans nos cœurs ! Cette atti­tude est éga­le­ment amour envers ce Dieu que l’homme contem­po­rain a par­fois tel­le­ment éloi­gné de soi, consi­dé­ré comme étran­ger à lui-​même, en pro­cla­mant de diverses manières qu’il est « inutile ». Elle est donc amour de Dieu, dont nous res­sen­tons pro­fon­dé­ment com­bien l’homme contem­po­rain l’of­fense et le refuse, ce pour­quoi nous sommes prêts à crier comme le Christ en croix : « Père, pardonne-​leur ; ils ne savent ce qu’ils font » 137. Elle est en même temps amour des hommes, de tous les hommes, sans aucune excep­tion ou dis­cri­mi­na­tion : sans dif­fé­rence de race, de culture, de langue, de concep­tion du monde, sans dis­tinc­tion entre amis et enne­mis. Tel est l’a­mour envers les hommes, qui désire le bien véri­table pour cha­cun d’eux et pour chaque com­mu­nau­té humaine, pour chaque famille, pour chaque nation, pour chaque groupe social, pour les jeunes, les adultes, les parents, les anciens, les malades : c’est un amour envers tous, sans excep­tion. Tel est l’a­mour, cette sol­li­ci­tude empres­sée pour garan­tir à cha­cun tout bien authen­tique, pour éloi­gner de lui et conju­rer toute espèce de mal.

Et si tel ou tel de nos contem­po­rains ne par­tage pas la foi et l’es­pé­rance qui me conduisent, en tant que ser­vi­teur du Christ et ministre des mys­tères de Dieu 138, à implo­rer en cette heure de l’his­toire la misé­ri­corde de Dieu pour l’hu­ma­ni­té, qu’il cherche au moins à com­prendre la rai­son de cet empres­se­ment. Il est dic­té par l’a­mour envers l’homme, envers tout ce qui est humain, et qui, selon l’in­tui­tion d’une grande par­tie des hommes de ce temps, est mena­cé par un péril immense. Le mys­tère du Christ qui, en nous révé­lant la haute voca­tion de l’homme, m’a pous­sé à rap­pe­ler dans l’en­cy­clique Redemptor Hominis sa digni­té incom­pa­rable, m’o­blige aus­si à pro­cla­mer la misé­ri­corde en tant qu’a­mour misé­ri­cor­dieux de Dieu révé­lé dans ce mys­tère. Il me conduit éga­le­ment à en appe­ler à cette misé­ri­corde et à l’im­plo­rer dans cette phase dif­fi­cile et cri­tique de l’his­toire de l’Eglise et du monde, alors que nous arri­vons au terme du second mil­lé­naire. Au nom de Jésus-​Christ cru­ci­fié et res­sus­ci­té, dans l’es­prit de sa mis­sion mes­sia­nique tou­jours pré­sente dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, nous éle­vons notre voix et nos sup­pli­ca­tions pour que se révèle encore une fois, à cette étape de l’his­toire, l’Amour qui est dans le Père ; pour que, par l’ac­tion du Fils et du Saint-​Esprit, il mani­feste sa pré­sence dans notre monde contem­po­rain, plus fort que le mal, plus fort que le péché et que la mort. Nous sup­plions par l’in­ter­mé­diaire de Celle qui ne cesse de pro­cla­mer « la misé­ri­corde de géné­ra­tion en géné­ra­tion », et aus­si de ceux qui ont déjà vu s’ac­com­plir tota­le­ment en eux les paroles du Sermon sur la mon­tagne : « Bienheureux les misé­ri­cor­dieux, car ils obtien­dront misé­ri­corde » 139.

En pour­sui­vant la grande tâche de la mise en œuvre du Concile Vatican II, dans lequel nous pou­vons voir à juste titre une nou­velle phase de l’auto-​réalisation de l’Eglise – à la mesure de l’é­poque où il nous est don­né de vivre -, l’Eglise elle-​même doit être tou­jours gui­dée par la pleine conscience qu’il ne lui est per­mis à aucun prix, dans cette œuvre, de se replier sur elle-​même. Sa rai­son d’être est en effet de révé­ler Dieu, c’est-​à-​dire le Père qui nous per­met de le « voir » dans le Christ 140. Si grande que puisse être la résis­tance de l’his­toire humaine, si mar­qué le carac­tère hété­ro­gène de la civi­li­sa­tion contem­po­raine, si forte enfin la néga­tion de Dieu dans le monde humain, plus grande tou­te­fois doit être la proxi­mi­té de ce mys­tère qui, caché depuis les siècles en Dieu, a été ensuite réel­le­ment com­mu­ni­qué dans le temps à l’homme par Jésus-Christ.

Avec ma Bénédiction Apostolique.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 30 novembre 1980, pre­mier dimanche de l’Avent, en la troi­sième année de mon pontificat.

Jean-​Paul II