Benoît XV

258e pape ; de 1914 à 1922

5 octobre 1920

Lettre encyclique Principi Apostolorum

Proclamant Docteur de l’Eglise saint Ephrem le Syrien, moine d’Edesse.

Vénérables frères,
Salut et béné­dic­tion apostolique.

Le divin fon­da­teur de l’Eglise a confié à Pierre, Prince des apôtres, étroi­te­ment uni à Dieu par l’infaillibilité de sa foi, « cory­phée du chœur des apôtres », com­mun maître et chef de tous, la mis­sion de paître le trou­peau de Celui qui bâtit son Eglise sur l’autorité du magis­tère visible, per­pé­tuel et immuable, de Pierre lui-​même et de ses suc­ces­seurs. C’est sur cette pierre mys­tique, fon­de­ment de tout l’édifice de l’Eglise, que devait repo­ser, comme sur son pivot et son centre, la com­mu­nion de la foi catho­lique et de la cha­ri­té chrétienne.

La pri­mau­té dont Pierre était inves­ti com­por­tait, en effet, la charge de répandre par­tout et de sau­ve­gar­der dans toutes les âmes le tré­sor de la cha­ri­té comme celui de la foi ; au len­de­main de l’ère apos­to­lique, Ignace le Théophore l’affirmait en des termes remar­quables. Dans l’admirable lettre que, en roule, il écri­vait à l’Eglise de Rome en vue d’annoncer son arri­vée dans cette ville où l’attendait le mar­tyre pour le Christ, il ren­dit un écla­tant témoi­gnage à la pri­mau­té que cette Eglise exerce sur toutes les autres ; il l’appelle « la Présidente de l’uni­verselle Assemblée de la cha­ri­té », fai­sant entendre par là non seule­ment que l’Eglise uni­ver­selle est à nos yeux l’image de la cha­ri­té divine, mais encore que saint Pierre, vou­lant allu­mer les mêmes flammes aux cœurs de tous les fidèles, a lais­sé au Siège de Rome, en même temps que sa pri­mau­té, l’héritage de son amour pour le Christ, affir­mé par un triple témoignage.

Profondément convain­cus que ce double carac­tère était le pri­vi­lège de l’autorité pon­ti­fi­cale, les anciens Pères, ceux-​là sur­tout qui occu­paient les sièges les plus célèbres d’Orient, chaque fois que les mena­çaient les ilôts de l’hérésie ou des déchi­re­ments inté­rieurs, avaient accou­tu­mé de recou­rir à ce Siège apos­to­lique, comme à la seule source d’où pou­vait leur venir le salut dans les crises les plus graves.

C’est ain­si que nous voyons Basile le Grand, Athanase, le vaillant défen­seur de la foi de Nicée, Jean Chrysostome, ces mes­sa­gers de Dieu, Pères de la foi ortho­doxe, en appe­ler des conciles d’évêques au juge­ment suprême des Pontifes romains, confor­mé­ment aux prescrip­tions des antiques canons de l’Eglise.

Et ces Pontifes, qui ose­ra dire qu’ils aient failli, même sur un point, à la mis­sion, qu’ils tenaient du Christ, de confir­mer leur frères ? Loin de là : pour res­ter fidèles à ce devoir, les uns prennent sans fai­blir le che­min de l’exil, tels les Libère, les Silvère, les Martin ; d’autres prennent cou­ra­geu­se­ment en main la cause de la foi ortho­doxe et de ses défen­seurs qui en avaient appe­lé au Pape, et vengent la mémoire de ceux-​ci même après leur mort. Nous en avons un exemple dans Innocent Ier, qui pres­cri­vit aux évêques d’Orient de réta­blir le nom de Chrysostome sur les dip­tyques litur­giques afin d’en faire mémoire en même temps que des Pères ortho­doxes au cours du Saint Sacrifice.

Pour Nous, qui, autant certes que nos pré­dé­ces­seurs, entou­rons les nations orien­tales de Notre sol­li­ci­tude et de Notre affec­tion, Nous Nous féli­ci­tons que plu­sieurs de ces peuples aient, au sor­tir d’une guerre affreuse, conquis leur liber­té et sous­trait la reli­gion au joug du pou­voir laïque. Au moment où ils cherchent à orga­ni­ser leur vie poli­tique, cha­cun dans le sens de son tem­pé­ra­ment natio­nal et de ses ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles, Nous pen­sons faire œuvre oppor­tune et adap­tée à leur situa­tion en pro­po­sant, à leur imi­ta­tion atten­tive ain­si qu’à leur culte fervent, un modèle accom­pli de sain­te­té, de science et de patriotisme.

Nous vou­lons par­ler de saint Ephrem le Syrien, celui que Grégoire de Nysse com­pare fort jus­te­ment à l’Euphrate, pour avoir « par l’irri­gation de ses eaux » fait por­ter « à la mul­ti­tude des chré­tiens du fruit au cen­tuple » ; cet Ephrem dont ces mes­sa­gers de Dieu, les Pères et Docteurs, ortho­doxes, de Basile, Chrysostome et Jérôme jusqu’à Fran­çois de Sales et Alphonse de Liguori, font una­ni­me­ment l’éloge.

Et Nous sommes heu­reux d’unir Notre voix aux voix de ces hérauts de la véri­té ; en dépit de la diver­si­té de leur génie, de l’écart des époques et de la dis­tance des régions, ils s’unissent en un concert har­mo­nieux, où l’on découvre sans peine la direc­tion « d’un seul et même Esprit ».

Vénérables Frères, si la pré­sente Encyclique suit de si près celle que Nous vous avons adres­sée à l’occasion du XVe cen­te­naire de la mort de saint Jérôme, la rai­son en est que ces deux grands génies se rap­prochent par plus d’un point. En effet, Jérôme et Ephrem furent presque contem­po­rains, moines l’un et l’autre, vécurent tous deux en Syrie, et tous deux se dis­tin­guèrent par leur connais­sance et leur amour des Saints Livres ; Dieu les avait des­ti­nés, pourrait-​on dire, tels « deux flam­beaux », à éclai­rer l’un l’Occident, l’autre l’Orient. Tout ce qu’ils ont écrit est éga­le­ment remar­quable et s’inspire du même esprit ; aus­si, de même que brille en eux la doc­trine concor­dante et immuable des Pères latins et orien­taux, de même leurs mérites semblent s’unir en un même fais­ceau glorieux.

Deux villes qui eurent leurs jours de grande célé­bri­té, Nisibe et Edesse, se dis­putent l’honneur d’avoir don­né le jour à saint Ephrem. Il est cer­tain du moins que, appa­ren­té par le sang aux mar­tyre de la der­nière per­sé­cu­tion, il reçut dans sa famille une édu­ca­tion chré­tienne. Ses parents, dénués des com­mo­di­tés d’une vie confor­table, avaient un titre de gloire plus noble et plus magni­fique, celui « d’avoir confes­sé le Christ dans le pré­toire ». Tout jeune ado­les­cent — il en exprime son regret dans le petit livre de ses Confessions, — Ephrem apporte un peu de fai­blesse et de lâche­té dans la résis­tance aux pas­sions qui sont le tour­ment ordi­naire de cet âge : esprit ardent, il est prompt à la colère, que­rel­leur, sans grande rete­nue dans son imagina­tion ni son lan­gage. Mais, empri­son­né pour un crime dont il était inno­cent, il en vint à mépri­ser les biens et les vaines jouis­sances du monde ; aus­si, à peine s’est-il jus­ti­fié devant le juge qu’il revêt l’habit monas­tique et se consacre dès lors tout entier aux exer­cices de pié­té et à l’étude des Saintes Ecritures.

Ayant gagné les sym­pa­thies de Jacques, évêque de Nisibe, l’un des 318 Pères du Concile de Nicée, qui avait ouvert dans sa ville épisco­pale une école fort célèbre d’exégèse, Ephrem réa­li­sa, ou plu­tôt dépas­sa les espé­rances de son pro­tec­teur, par son assi­dui­té à com­men­ter les Livres Saints et par la finesse de son juge­ment. Aussi devint-​il bien vite le meilleur de tous les exé­gètes de l’école de Nisibe, ce qui lui valut le nom et la répu­ta­tion de « Docteur des Syriens ». Peu après, le siège de la ville par les troupes perses l’oblige d’interrompre l’étude des Saintes Ecritures ; pour empê­cher la chute de Nisibe, il encou­rage de toutes ses forces ses conci­toyens à la résis­tance. Mais le dan­ger, écar­té une pre­mière fois par les prières de l’évêque Jacques, repa­raît plus mena­çant après sa mort ; à la suite d’un nou­veau siège, la ville tombe aux mains des Perses, qui y éta­blissent leur domi­na­tion (363).

Ephrem, pré­fé­rant l’exil au joug infi­dèle, émi­gra à Edesse, où il se consa­cra, avec très grand zèle et presque exclu­si­ve­ment, à rensei­gnement des sciences sacrées.

La mai­son qu’il habi­tait sur une col­line, près de la ville, devint bien­tôt, telle une aca­dé­mie célèbre, un centre très fré­quen­té d’esprits brû­lant du désir de connaître les Livres Saints ; c’est de là que sor­tirent ces savants inter­prètes des Ecritures qui for­mèrent cha­cun leurs dis­ciples sui­vant la même méthode, Zénobe, Maraba, saint Isaac d’Amida, qui a méri­té, pour la pro­fon­deur et le nombre de ses écrits, le nom de Grand.

Aussi, du fond de cette retraite, le renom de la science et de la sain­te­té d’Ephrem se répan­dit au loin. Un jour qu’il s’était ren­du à Césarée pour voir Basile le Grand, qu’il dési­rait vive­ment connaître, ce der­nier, mira­cu­leu­se­ment infor­mé de son arri­vée, le reçut avec de grandes marques de res­pect et put avoir avec lui des entre­tiens pleins de sua­vi­té sur les choses divines. Et l’on rap­porte qu’à cette même occa­sion Basile l’ordonna diacre par l’imposition des mains.

Ephrem ne s’arrachait à sa soli­tude d’Edesse qu’à cer­tains jours fixes pour adres­ser au peuple ces vigou­reux dis­cours où il défen­dait les dogmes de la foi contre les héré­sies de cette époque.

Lui qui, par humi­li­té, n’osa point aspi­rer au sacer­doce, se mon­tra du moins, dans le rang moins éle­vé du dia­co­nat, le très par­fait émule de saint Etienne.

Il enseigne inlas­sa­ble­ment les Ecritures et s’adonne à la pré­di­ca­tion de la parole divine ; il forme à la psal­mo­die les vierges consa­crées à Dieu ; chaque jour il rédige ses com­men­taires pour l’explication de la Bible et la défense de la foi ortho­doxe ; il se fait la pro­vi­dence de ses com­pa­triotes, sur­tout des indi­gents et des misé­rables ; il pra­tique tout le pre­mier si par­fai­te­ment et com­plè­te­ment ce qu’il doit ensei­gner aux autres, qu’il repro­duit en lui-​même le modèle de sain­te­té qu’Ignace le Théophore pro­pose aux lévites quand il les appelle sans plus « diacres » c’est-à-dire « ser­vi­teurs du Christ », et déclare qu’ils expriment « le mys­tère de la foi dans une conscience pure ».

Quelle grande et active cha­ri­té il déploya pour ses frères aux jours de la plus cruelle disette, tout écra­sé qu’il fût sous le poids des années et du tra­vail ! Abandonnant l’habitation où il avait vécu tant d’années d’une vie plus céleste qu’humaine, il accourt à Edesse ; il trouve les mots les plus sévères — et que Grégoire de Nysse consi­dérait « comme une clé mira­cu­leu­se­ment for­gée » qui devait ouvrir le cœur et les coffres des riches — pour reprendre ceux qui acca­paraient le blé, et les sup­plier avec force de sou­la­ger au moins de leur super­flu l’indigence de leurs frères.

Sa sévé­ri­té bien plus que la misère de leurs conci­toyens réus­sit à les tou­cher. Et voi­ci que, grâce à leurs aumônes, Ephrem est en mesure de pro­cu­rer, aux vic­times exté­nuées de la faim, des lits, qu’il étend sous les por­tiques d’Edesse ; il ranime ceux qui défaillent, court au- devant des étran­gers qui affluent de toutes parts vers la ville en quête d’un mor­ceau de pain. On dirait vrai­ment que la divine Providence l’ait pla­cé à la tête de son pays. Ephrem ne rega­gna sa soli­tude que l’année sui­vante, quand la récolte de la mois­son nou­velle eut assu­ré une grande abon­dance de vivres.

Nous devons rap­pe­ler aus­si le tes­ta­ment qu’il lais­sa à ses conci­toyens, témoi­gnage écla­tant de sa foi, de son humi­li­té et de son ardent patrio­tisme. « Moi, Ephrem, je meurs. Habitants d’Edesse, je vous en conjure avec une crainte res­pec­tueuse, ne per­met­tez pas que je sois inhu­mé dans la mai­son de Dieu ni sous l’autel. Il ne convient pas qu’un cadavre ron­gé par les vers repose dans le temple et le sanc­tuaire de Dieu. Mais ensevelissez-​moi dans la tunique et le man­teau dont je me cou­vrais chaque jour. Accompagnez-​moi au chant des psaumes et de vos prières, et dai­gnez offrir sou­vent le Saint Sacrifice en répa­ration de ma misère. De bourse, Ephrem n’en eut jamais, ni bâton, ni sac ; et jamais je n’acquis ou pos­sé­dai ici-​bas ni argent, ni or, ni quoique autre richesse. Disciples fidèles à mettre en pra­tique mes pré­ceptes et mon ensei­gne­ment, demeu­rez à jamais atta­chés à la foi catho­lique. Avant tout, maintenez-​vous fermes dans la foi ; gardez-​vous des adver­saires (je veux dire des ouvriers d’iniquité, des mar­chands de vaines paroles) et des séduc­teurs. Et que bénie soit la ville que vous habi­tez : n’est-elle pas Edesse, la Cité et la Mère des Sages ? » Ainsi mou­rut Ephrem ; mais, loin de périr, sa mémoire res­ta tou­jours eu béné­dic­tion dans l’Eglise tout entière. Aussi, à l’époque où l’on com­men­ça à le nom­mer dans la sainte litur­gie, Grégoire de Nysse pouvait-​il affir­mer : « L’éclatante beau­té de sa vie et de sa doc­trine a rayon­né sur le monde entier ; car il est connu dans presque toutes les contrées où brille le soleil. »

Nous n’avons point à expo­ser ici en détail la nature et le nombre consi­dé­rable des œuvres d’un si grand esprit. « Il paraît, si l’on en fait le rele­vé total, qu’il a écrit 300 myriades de vers. » Ses écrits embras­sent presque tout l’ensemble de la doc­trine de l’Eglise : il nous est res­té de lui des com­men­taires sur les Saintes Ecritures et les mys­tères de la foi, des homé­lies sur les devoirs du chré­tien et sur la vie inté­rieure, des trai­tés sur la sainte litur­gie, des hymnes pour les fêtes du Sauveur, de la Sainte Vierge Marie et des Saints, pour les solen­ni­tés des jours de prière et de péni­tence et pour les céré­mo­nies funèbres. Tout cet ensemble reflète le rayon­ne­ment lumi­neux d’une âme dont on peut dire à juste titre qu’elle est le flam­beau « ardent et lui­sant » dont parle l’Evangile puisque, en même temps quelle fait rayon­ner la véri­té, elle nous la fait aimer et pra­ti­quer. En outre, saint Jérôme atteste que de son temps ou lisait en public, dans les assem­blées litur­giques, les écrits de saint Ephrem au même titre que les ouvrages des très saints Pères et Docteurs ortho­doxes ; il affirme encore que le texte grec éta­bli sur l’original syriaque des œuvres d’Ephrem lui a per­mis de recon­naître, « même sous le voile de la tra­duc­tion, un esprit aus­si sublime que pénétrant ».

Mais s’il faut louer le saint diacre d’Edesse d’avoir tenu à don­ner pour base à la pré­di­ca­tion de la parole divine et à la for­ma­tion de ses dis­ciples les Saints Livres com­pris sui­vant l’esprit de l’Eglise, il n’acquit pas une moindre gloire dans la musique et la poé­sie sacrées ; il excel­lait à ce point dans l’une et l’autre qu’on put l’appeler « la cithare de l’Esprit-Saint ». Cet exemple nous montre, Vénérables Frères, les arts aux­quels il faut faire appel pour déve­lop­per chez les fidèles la connais­sance des choses saintes. Ephrem vivait par­mi des popu­la­tions au tem­pé­ra­ment chaud, par­ti­cu­liè­re­ment sen­sibles aux charmes de la musique et de la poé­sie, et, dès le IIe siècle de notre ère, les héré­tiques avaient très habi­le­ment flat­té ce goût pour répandre leurs erreurs. Aussi, comme le jeune David tuant le géant Goliath de son propre glaive, Ephrem oppose l’art à l’art, il couvre la doc­trine catho­lique du vête­ment de la poé­sie et de la musique, et il enseigne ensuite avec soin ces mélo­dies aux vierges et aux enfants pour les rendre peu à peu fami­lières au peuple tout entier. Il arrive par ce moyen non seule­ment à par­faire la for­ma­tion des fidèles dans la doc­trine chré­tienne et à réchauf­fer et nour­rir leur pié­té par l’esprit de la sainte litur­gie, mais encore à bar­rer avec grand suc­cès la route aux infiltra­tions de l’hérésie.

Combien ce charme des arts les plus nobles, uti­li­sé par saint Ephrem, rele­va la digni­té des céré­mo­nies sacrées, Théodoret nous l’apprend. Nous en trou­vons une confir­ma­tion dans la dif­fu­sion, jusque chez les Grecs et les Latins eux-​mêmes, de la métrique mise en hon­neur par notre Saint. De fait, à quel autre auteur attri­buer l’antiphonie litur­gique avec ses can­tiques et ses pompes impor­tée par Chrysostome à Constantinople, par Ambroise à Milan, pour de là pas­ser à l’Italie tout entière ? Ce « mode orien­tal » qui, dans la capi­tale lom­barde, émou­vait si vive­ment Augustin encore caté­chu­mène, et qui, retou­ché par Grégoire le Grand, consti­tue l’art par­fait que nous connais­sons, n’est-ce pas, de l’avis des cri­tiques com­pé­tents, à saint Ephrem qu’on le doit pour une part, puisqu’il pro­vient de l’antiphonie syriaque, dont il fut le propagateur ?

Rien de sur­pre­nant, dès lors, que les Pères de l’Eglise tiennent saint Ephrem en si haute estime. Saint Grégoire de Nysse écrit de ses ouvrages : « Parcourant toute l’Ecriture, ancien et nou­veau Testament, dont il scrute, mieux que per­sonne avant lui, le sens pro­fond, il l’a tout entière inter­pré­tée mot pour mot avec le plus grand soin ; de la créa­tion du monde au der­nier livre de la grâce, il a, avec les lumières de l’Esprit-Saint, éclair­ci de ses com­men­taires les pas­sages obs­curs et dif­fi­ciles. » Saint Chrysostome dit de son côté : « Le grand Ephrem, éveilleur des âmes endor­mies, conso­la­teur des affli­gés, for­ma­teur, direc­teur et récon­fort de la jeu­nesse, miroir des moines, modèle des péni­tents, hache et jave­lot redou­tables aux héré­tiques, écrin de ver­tus, temple et repo­soir de l’Esprit-​Saint. On ne sau­rait louer plus magni­fi­que­ment un homme ; Ephrem pour­tant avait une si basse opi­nion de lui-​même qu’il se décla­rait le der­nier de tous et le plus misé­rable des pécheurs.

Dieu, qui « exalte les humbles ». cou­ronne donc aujourd’hui le bien­heu­reux Ephrem de la gloire la plus pure et le pro­pose à notre siècle comme doc­teur de la sagesse divine et modèle des plus rares ver­tus. Et, s’il est un moment plus oppor­tun d’exalter ce modèle, c’est bien aujourd’hui, au sor­tir de la plus cruelle des guerres, à l’heure où un nou­vel ordre de choses semble naître pour les nations, en parti­culier pour les peuples d’Orient. Immense, à coup sûr, Vénérables Frères, et pleine de dif­fi­cul­tés, est la tâche qui s’impose à Nous, à vous-​mêmes et a toutes les bonnes volon­tés, de res­tau­rer dans le Christ les der­niers ves­tiges de la civi­li­sa­tion humaine et sociale, de rame­ner l’humanité dévoyée à Dieu et à la sainte Eglise de Dieu ; à l’Eglise catho­lique, voulons-​Nous dire, qui, devant l’écroulement des ins­ti­tu­tions du pas­sé et le chaos uni­ver­sel pro­duits par les boulever­sements poli­tiques, est seule à ne point vaciller et, confiante, regarde en face l’avenir ; c’est que seule elle est née immor­telle, car elle a pour garant l’oracle de Celui qui a décla­ré à saint Pierre : « Sur cette pierre je bâti­rai mon Eglise et les portes de l’enfer ne prévau­dront point contre elle. »

Puissent-​ils mar­cher sur les traces de saint Ephrem, tons ceux qui dans l’Eglise assument la charge d’enseigner les autres ; puissent-​ils apprendre à son école avec quel zèle per­sé­vé­rant il faut se consa­crer à la pré­di­ca­tion de la doc­trine du Christ ; la pié­té des fidèles, en effet, ne sau­rait avoir quelque fer­me­té ni por­ter de fruits si elle n’est pro­fondément enra­ci­née dans les dogmes et les pré­ceptes de la foi.

Ceux, d’autre part, qui ont mis­sion offi­cielle d’enseigner les sciences sacrées appren­dront par l’exemple du doc­teur d’Edesse à ne pas défi­gurer les Saintes Ecritures sui­vant les caprices de leurs idées per­sonnelles et, dans leurs com­men­taires, à ne pas s’écarter, ne fût-​ce que d’un doigt, du sen­ti­ment tra­di­tion­nel de l’Eglise : car « nul oracle de l’Ecriture ne relève d’une inter­pré­ta­tion par­ti­cu­lière ; ce n’est point, en effet, d’une volon­té humaine qu’un oracle a jamais tiré son ori­gine ; mais c’est sous l’inspiration de l’Esprit-Saint que les saints hommes de Dieu ont par­lé ». Et cet esprit qui a par­lé par la bouche des pro­phètes est le même « qui ouvrit l’esprit » des Apôtres « pour qu’ils eussent l’intelligence des Ecritures » et qui a consti­tué l’Eglise héraut, inter­prète et gar­dienne de la révé­la­tion, pour qu’elle fût « la colonne et le fon­de­ment de la vérité ».

Il en est sur qui rejaillit plus par­ti­cu­liè­re­ment le reflet de la gloire d’Ephrem ; à eux de por­ter comme il convient ce poids d’honneur. Nous vou­lons par­ler de l’illustre famille des moines, née en Orient avec Antoine et Basile, qui a éten­du ensuite de mul­tiples rameaux dans les pays d’Occident et, a tant de titres, excel­lem­ment méri­té de la socié­té chré­tienne. Voués à la per­fec­tion évan­gé­lique, qu’ils ne cessent jamais de por­ter leurs regards sur l’anachorète d’Edesse et de l’i­mi­ter pra­tiquement. Le moine, en effet, se ren­dra d’autant plus utile à l’Eglise qu’il réa­li­se­ra mieux devant Dieu et devant les hommes ce que signi­fie son habit, en étant, selon le mot des anciens Pères d’Orient, « le fils de la pro­messe », ou encore, sui­vant l’heureuse défi­ni­tion de saint Nil le Jeune. « l’Ange dont la mis­sion est d’annoncer la misé­ri­corde et la paix et d’offrir le sacri­fice de louange ».

Tous ceux enfin qui vous sont confiés, Vénérables Frères, tant cler­gé que fidèles, doivent apprendre de saint Ephrem que l’amour de la patrie de la terre — amour dont les devoirs ont pour base la mise en pra­tique de la doc­trine chré­tienne elle-​même — ne doit ni contra­rier ni à plus forte rai­son domi­ner l’amour de la patrie du ciel : cette patrie, disons-​Nous, qui n’est autre que le règne sou­ve­rain de Dieu dans les âmes des justes, inau­gu­ré ici-​bas et qui trou­ve­ra son cou­ron­ne­ment dans le ciel : patrie dont nous trou­vons véri­ta­ble­ment l’image mys­tique dans l’Eglise catho­lique, qui. par des­sus toutes les bar­rières de natio­nalités et de langues, groupe comme en une seule famille tous les enfants de Dieu, sous un même Père et Pasteur.

C’est notre Saint encore qui nous apprend à cher­cher les sources de la vie inté­rieure où le Christ les pla­cées, à savoir dans les sacre­ments, dans L’observance des pré­ceptes évan­gé­liques et les mul­tiples mani­festations de pié­té que pro­voque la sainte litur­gie elle-​même et que pro­pose l’autorité de l’Eglise. A cet égard, Nous vou­lons, Vénérables Frères, offrir à vos médi­ta­tions quelques-​unes des pen­sées de saint Ephrem sur le Sacrifice de l’autel : « Le prêtre dépose de ses mains le Christ sur l’autel pour qu’il devienne nour­ri­ture. Il s’adresse au Père comme à un ser­vi­teur : Envoyez-​moi, lui dit-​il. votre Esprit pour que des­cen­dant sur l’autel, il sanc­ti­fie le pain qui y est dépo­sé et que ce pain devienne le corps de votre Fils unique. Le prêtre lui fait le récit de la pas­sion et de la mort du Christ et lui met sous les yeux ses bles­sures ; et Dieu ne rou­git point des plaies de son Fils premier-​né. Le prêtre dit au Père invi­sible : Voici celui qui est sus­pen­du à la croix, c’est votre Fils, il a les vête­ments cou­verts de sang et le côté per­cé par une lance. Le prêtre lui rap­pelle la pas­sion et la mort de son Fils bien-​aimé, comme s’il en avait per­du le sou­ve­nir. Et le Père, prê­tant l’oreille, exauce les prières du prêtre. » Il a écrit en vers sur la condi­tion des justes après la mort ; rien ne s’harmonise mieux avec la doc­trine constante de l’Eglise, défi­nie plus tard au Concile de Florence : « Le défunt est emme­né par le Seigneur, puis intro­duit dans le royaume des cieux. L’âme du défunt est accueillie au ciel et enchâs­sée telle une perle dans la cou­ronne du Christ. Dès lors, le défunt prend séjour près de Dieu et de ses saints. »

Et quelle bouche assez élo­quente dira la pié­té d’Ephrem envers la Vierge Mère de Dieu ? « Vous, Seigneur, et votre Mère, écrit-​il dans un de ses Poèmes de Nisibe, êtes les seuls à réa­li­ser la beau­té par­faite sous tout rap­port ; en vous, mon Seigneur, il n’est point, en effet, de tache, et en votre Mère il n’est point de souillure. » Jamais cette « cithare de l’Esprit-Saint » ne ren­dit de sons plus suaves que lorsqu’il s’agissait de chan­ter les louanges de Marie en célé­brant sa vir­gi­ni­té imma­cu­lée, sa mater­ni­té divine ou le patro­nage de misé­ri­corde qu’elle exerce sur les hommes.

Le saint Docteur est trans­por­té du même enthou­siasme quand, de la loin­taine Edesse. Il se tourne vers Rome pour exal­ter la gloire de la pri­mau­té de Pierre : « Salut, rois sacrés, apôtres du Christ », c’est ain­si qu’il salue le chœur des apôtres ; « salut, lumière du monde… Le flam­beau, c’est le Christ ; Pierre est le porte-​flambeau ; et l’huile, c’est l’opération mys­té­rieuse du Saint-​Esprit. Salut, ô Pierre, porte des pécheurs, langue des dis­ciples, voix des mis­sion­naires, œil des apôtres, gar­dien du ciel, premier-​né des porte-​clés. » Et ailleurs : « Tu es bien­heu­reux, ô Pierre, chef et langue du corps de tes frères, de ce corps, dis-​je, que com­posent les dis­ciples, et dont les deux yeux sont les fils de Zébédée. Bienheureux sont-​ils. en contem­plant le trône du Maître, d’a­voir demande pour eux aus­si un trône. La vraie voix du Père se fait entendre pour favo­ri­ser Pierre, dont il fait une pierre inébran­lable. » Et voi­ci com­ment, dans une autre hymne, il fait par­ler le Seigneur Jésus à son pre­mier Vicaire ici-​bas : « Simon, mon dis­ciple, c’est moi qui t’ai consti­tué fon­de­ment de la Sainte Église ; je t’ai appe­lé Pierre par avance, afin que tu sou­tiennes tout mon édi­fice. C’est toi qui sur­veilles les ouvriers qui édi­fient mon Eglise sur la terre. S’ils veulent bâtir contre les règles, toi que j’ai pla­cé comme fon­de­ment, reprends-​les. Tu es la source même de la fon­taine où se puise ma doc­trine, tu es le chef de mes dis­ciples, c’est par toi que je désal­té­re­rai les nations. Elle est tienne, cette dou­ceur vivi­fiante que je répands. C’est toi que j’ai choi­si pour être dans mes des­seins comme mon premier-​né et mon héri­tier. Les clés de mon royaume, je te les ai livrées, et voi­ci que je te donne pou­voir sur tous mes trésors. »

Méditant toutes ces pen­sées, Notre esprit se por­tait vers les Orien­taux, que, en vio­la­tion de ces prin­cipes de leurs Pères d’autrefois, le schisme tient depuis trop long­temps sépa­rés, pour leur mal­heur, de cette Chaire de saint Pierre ; et, pour ces peuples, Nous sol­li­ci­tions avec larmes de l’infinie bon­té de Dieu la grâce du retour dans le sein et le giron de l’Eglise romaine : cette Eglise avec laquelle, au témoi­gnage d’Irénée, héri­tier par son maître Polycarpe de l’enseignement de l’apôtre Jean, « il est néces­saire, en ver­tu même de sa pri­mau­té, que s’accorde toute autre Eglise, et donc les fidèles du monde entier ».

Entre temps, Nous rece­vions une lettre où Nos Vénérables Frères Ignace-​Ephrem II Rahmani, patriarche syrien d’Antioche, Elie-​Pierre Huayek, patriarche maro­nite d’Antioche, et Joseph-​Emmanuel Thomas, patriarche chal­déen de Babylone, Nous deman­daient ins­tam­ment, pour les rai­sons les plus hautes, de dai­gner accor­der et confir­mer, par Notre Autorité Apostolique, à saint Ephrem le Syrien, diacre d’Edesse, le titre et les hon­neurs de Docteur de l’Eglise uni­ver­selle. Quelques lettres pos­tu­la­toires de Cardinaux de la Sainte Eglise Romaine, d’Evêques, d’Abbés et de Supérieurs de Sociétés reli­gieuses de rite grec et latin vinrent appuyer cette sup­plique. Cette ini­tia­tive répon­dait eu réa­li­té à nos propres dési­rs, et Nous jugeâmes qu’elle méri­tait d’être prise en sérieuse considération.

Nous Nous sou­ve­nions, en effet, que les Pères Orientaux que Nous avons cités tout à l’heure ont tou­jours regar­dé saint Ephrem comme un mes­sa­ger de Dieu, un maître de véri­té et un doc­teur de l’Eglise catho­lique ; Nous savions encore que dès le début il jouit d’une grande auto­ri­té non seule­ment chez les Syriens, mais encore chez leurs voi­sins, Chaldéens. Arméniens, Maronites et Grecs : tous ont tra­duit en leur langue res­pec­tive les écrits du Diacre d’Edesse et se sont fait une cou­tume chère de les lire assi­dû­ment, soit dans les assem­blées litur­giques, soit en par­ti­cu­lier dans leurs demeures, de sorte que de nos jours encore il arrive qu’on retrouve ses poèmes chez les Slaves, les Coptes, les Ethiopiens et même chez les Jacobites et les Nestoriens. Nous Nous sommes sou­ve­nu éga­le­ment que ce Saint a été tenu jusqu’à nos jours en grand hon­neur par l’Eglise Romaine. Non seule­ment depuis les pre­miers siècles l’Eglise romaine, au mar­ty­ro­loge du 1er février, fait mémoire de saint Ephrem et loue tout par­ti­cu­liè­re­ment sa sain­te­té et sa doc­trine, mais à Rome même, vers la fin du xvie siècle, fut éri­gée sur le mont Viminal une église en l’honneur de la Très Sainte Vierge et de saint Ephrem. D’autre part, c’est un fait connu et incon­tes­table que Nos pré­dé­ces­seurs Grégoire XIII et Benoît XIV, à qui les catho­liques orien­taux ont plus d’un motif d’être recon­nais­sants, char­gèrent Vossius d’abord, puis Assemani, de recueillir avec le plus grand soin pos­sible les œuvres de saint Ephrem, de les publier et de les répandre comme une lumière pour la foi catho­lique et un ali­ment pour la pié­té des fidèles. Et si Nous Nous repor­tons à un pas­sé plus récent, Notre prédé­cesseur Pie X, de sainte mémoire, approu­va en 1909 et concé­da aux moines Bénédictins du prieu­ré des Saints-​Benoît-​et-​Ephrem à Jérusalem une messe et un office propres du saint Diacre d’Edesse, emprun­tés en grande par­tie à la litur­gie syriaque.

Tout bien pesé, vou­lant ajou­ter le der­nier fleu­ron qui sem­blait man­quer à la gloire du grand ana­cho­rète et don­ner au peuple de l’Orient chré­tien un témoi­gnage de la cha­ri­té apos­to­lique avec laquelle Nous veillons à leurs inté­rêts et à leur hon­neur, Nous avons, par un nou­vel acte offi­ciel, confie à la S. Congrégation des Rites, pour lui don­ner la suite que com­portent les pres­crip­tions des saints canons et de La dis­ci­pline actuelle, la requête expo­sée dans les lettres sus­dites. Elle a si heu­reu­se­ment abou­ti que les car­di­naux pré­po­sés à cette S. Con­grégation ont décla­ré, par leur pré­fet, Notre Vénérable Frère Antoine Vico, car­di­nal de la Sainte Eglise Romaine, évêque de Porto et Sainte-​Rufine, s’associer au vœu pré­sente et sol­li­ci­ter hum­ble­ment de Nous ce que d’autres avaient deman­dé par les sup­pliques susmentionnées.

En consé­quence, après avoir invo­qué l’Esprit Paraclet, Nous confé­rons et confir­mons, de Notre Autorité Apostolique, à saint Ephrem le Syrien, diacre d’Edesse, Le titre et les hon­neurs de Docteur de l’Eglise uni­ver­selle. Nous déci­dons que sa fête, fixée au 18 juin, devra être célé­brée par­tout avec le même rite que celle des autres Docteurs de l’Eglise universelle.

Nous Nous réjouis­sons donc, Vénérables Frères, qu’il Nous soit échu, à Nous, de confé­rer au saint Docteur ce sur­croît d’honneur et de gloire, et en même temps Nous avons confiance qu’en ces heures si dif­fi­ciles la famille uni­ver­selle des fidèles chré­tiens trou­ve­ra en lui un inter­ces­seur et pro­tec­teur très puis­sant et très dévoué auprès de la clé­mence divine. Les catho­liques d’Orient ver­ront dans cette déci­sion un nou­veau témoi­gnage de la sol­li­ci­tude et de l’intérêt tout par­ti­cu­liers que les Pontifes romains portent aux Eglises sépa­rées, dont, à l’exemple de Nos Prédécesseurs, Nous vou­lons voir se main­te­nir à jamais, à l’abri de toute atteinte ou dan­ger, les usages litur­giques et règles cano­niques légi­times. Puissent, avec la grâce de Dieu et la pro­tec­tion de saint Ephrem, tom­ber enfin les bar­rières qui, hélas ! tiennent une si belle por­tion du trou­peau chré­tien éloi­gnée de la pierre mys­tique sur laquelle le Christ a bâti son Eglise ! Que se lève sans tar­der ce jour heu­reux entre tous où péné­tre­ront dans l’unanimité des cœurs, « tels des aiguillons et tels des clous enfon­cés pro­fon­dé­ment », les paroles de la véri­té évan­gé­lique qu’ « un seul pas­teur a trans­mises par le conseil des sages ».

En atten­dant, comme gage des célestes faveurs et en témoi­gnage de Notre pater­nelle affec­tion, Nous vous accor­dons de tout cœur, à vous, Vénérables Frères, à tout votre cler­gé, à tout votre peuple et à cha­cune des âmes qui vous sont confiées, la Bénédiction Apostolique.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 5 octobre 1920, de Notre Pontificat la sep­tième année.

BENOIT XV, PAPE.

Source : Actes de S. S. Benoit XV, t. 3, La Bonne Presse.

25 juillet 1920
Sur le cinquantenaire de la proclamation de saint Joseph, époux de la Bienheureuse Vierge Marie, patron de l'Eglise catholique
  • Benoît XV