Pie,
Serviteur des serviteurs de DieuPour perpétuelle mémoire.
Dans les trésors de la sagesse sont l’intelligence et la religion de la science (Si 1, 26). Par là est lumineusement exprimée la raison profonde qui lit demander à Dieu par Salomon la possession de la sagesse (Sg 8, 2), car la sagesse unit intimement l’esprit à Dieu, elle a plus de valeur que n’importe quel bien, elle l’emporte sur tous. Dilatant les cœurs, les inondant de nouvelles clartés, l’union d’une vie plus parfaite et de l’étude de la sagesse entraîne bien haut l’esprit des fidèles ; ils sont alors vraiment étroitement unis dans la charité, enrichis d’une pleine conviction de l’intelligence, et connaissent le mystère de Dieu le Père et du Christ Jésus, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (Col 2, 2–3).
C’est pourquoi, plus on s’élève vers Dieu par la sagesse, et plus on s’assimile cette maîtrise de l’esprit, car c’est la sagesse qui initie à la science de Dieu et qui choisit parmi ses œuvres (Sg 8, 4).
Or, l’homme se rapproche d’autant plus du modèle de la divine sagesse qu’il suit de plus près les exemples que nous ont légués la vie et les actions du Sauveur : Celui qui aura pratiqué et enseigné [les commandements] sera grand dans le royaume des cieux (Mt 5, 19).
C’est justement parce qu’il a marché sur les traces de Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’Albert le Grand, fils de l’Ordre des Prêcheurs, a brillé d’une gloire si éclatante.
Maître en théologie, jadis évêque de Ratisbonne, unissant d’une façon merveilleuse les pratiques de la vie contemplative à celles d’une vie active, il apparut vraiment grand non seulement aux yeux de ses contemporains, mais encore par-devant les générations ultérieures, qui, tant pour la profondeur de sa doctrine que pour l’étendue de ses connaissances, l’ont salué du nom de Grand.
Né vers la fin du xiie siècle, à Lauingen en Souabe, dans le diocèse d’Augsbourg, Albert était issu d’une famille vouée à la carrière des armes. Mais, quittant sa patrie dans le but de compléter ses études, il part pour l’Italie, comptant se fixer à Padoue pour y étudier les belles – lettres, la médecine et les sciences naturelles.
Là, il apprend à connaître et à aimer l’Ordre naissant des Frères Prêcheurs ; il y entre même, après avoir triomphé des répugnances de son oncle maternel et sur les encouragements du bienheureux Jourdan de Saxe, Maître général de cet Ordre et fervent apôtre du Christ Jésus.
Le voici donc inscrit parmi les fils de saint Dominique. Se vouant à Dieu en toute chose, se distinguant par une tendre dévotion envers la Très Sainte Vierge, Albert est bientôt envoyé à Cologne pour y achever ses études théologiques.
Tout en veillant sur la pureté de son âme et cultivant son intelligence, il y progresse de vertu en vertu ; tel un géant parcourant sa carrière, il travaille avec ardeur.
L’oraison attentive et réglée précède l’étude ; par son intelligence et toute sa manière de vivre, il devient ainsi capable de collaborer par la prédication à l’apostolat des Frères Prêcheurs et de travailler au salut des âmes.
Il veille donc aux portes de la sagesse et l’emporte sur tous ses égaux au point de s’assimiler avec une extrême facilité les questions les plus ardues des sciences profanes et de s’abreuver « aux sources de la loi divine, dans les eaux de la plus salutaire doctrine, dont il possède déjà dans son cœur la plénitude ». C’est ainsi que Notre prédécesseur Alexandre IV ne craignait point de s’exprimer en parlant d’Albert.
Elevé au sacerdoce, pour qu’il révèle aux autres les trésors de la contemplation et les lumières Je la science, on nomme Albert d’abord professeur à Hildesheim, puis à Fribourg, à Ratisbonne, à Strasbourg.
Il s’acquiert bientôt et partout une réputation incroyable ; dans l’illustre Université de Paris, il occupe, aux applaudissements de tous, une chaire de la Faculté des sciences sacrées, et l’honneur lui échoit d’y enseigner la théologie.
Chargé ensuite de l’éducation des jeunes gens, Albert se rend à Cologne, où, sur l’ordre de ses supérieurs, il fonde et dirige un collège général de son Ordre.
A cette époque, entre beaucoup d’autres célébrités futures, il a pour élève Thomas d’Aquin. Dès l’origine il pressent et signale la brillante intelligence de ce disciple, et pour toujours il demeure son ami et son émule en fait de travail et de sainteté. Après la mort de Thomas, il défend énergiquement la pureté de sa doctrine et vante à bon droit la profondeur de son intelligence.
Par sa prudence, par sa justice, Albert jouissait d’une réputation universelle. On ne s’étonnera donc point si bien souvent on le prit pour arbitre en des questions ou des conflits tant privés que publics : du reste, il les tranchait toujours avec un sens parfait de l’équité, ainsi qu’avec une adresse et un courage remarquables.
Sa merveilleuse habileté dans la conduite des affaires, son culte pour l’observance religieuse et son amour de la perfection chrétienne amenèrent les Frères Prêcheurs allemands, réunis à Worms en Chapitre provincial, à mettre en lui toute leur confiance ; il fut donc élu prieur de Germanie.
Les Pères présents à ce Chapitre savaient fort bien que la vanité du siècle, par suite des temps et des milieux, s’était parfois et peu à peu glissée jusque dans les monastères. Pour se maintenir dans une vie parfaite, ils avaient donc besoin d’être dirigés par un homme ayant la sainteté du cœur, la fermeté de volonté, la prudence dans ses conseils et la richesse de toutes les vertus.
Leur attente ne fut point trompée.
Infatigable, Albert mit tout son zèle, s’appliqua de toute manière, à remplir ses fonctions de prieur. Et pourtant, des rivages de la Flandre en passant par l’Allemagne entière, la province de Germanie s’étendait bien au loin, jusqu’à la Pologne et la Hongrie. Or, non seulement le nouveau prieur visitait fréquemment ses monastères, mais il tenait des assemblées, afin d’encourager ses religieux par son exemple et par sa parole à pratiquer la vertu et l’observance des règles ; il suivait ainsi, et d’une manière splendide, l’exemple du divin Maître, qui commença par agir, puis par enseigner (Ac 1, 2).
La réputation de prudence de cet homme si grand et si saint dans la conduite des affaires, de son adresse dans les questions politiques, de sa doctrine et de sa sainteté, parvint à la connaissance des Pontifes romains eux-mêmes. Aussi ne manquèrent-ils pas de lui confier des misions aussi importantes que flatteuses.
Un fait qui mérite d’être spécialement relevé, c’est que le Pape Alexandre IV avait invité Albert, comme prieur de la province, et ses frères en religion à prêter leur concours en vue d’une défense et d’une propagation énergiques de la foi catholique parmi les païens de la Lettonie et de la Prusse. De plus, dans la province de Brandebourg, le même Pape le chargea de diverses missions.
Député par son Ordre pour plaider la cause des religieux mendiants et revendiquer les droits du Siège Apostolique, Albert se rendit à la Cour pontificale, qui se trouvait alors à Anagni.
Là, au sein du Consistoire, il repoussa les attaques de ses adversaires, créant par l’éclat de sa doctrine une telle impression qu’il reçut du Souverain Pontife une double mission : celle de réfuter dans une discussion publique les erreurs des Averrhoïstes et celle d’expliquer à l’école de la Cour pontificale, de la façon la plus lumineuse, l’Evangile selon saint Jean.
Le souvenir de sa merveilleuse érudition et de son éclatante vertu demeura des plus vivants à la Cour pontificale.
Le jour où l’Eglise de Ratisbonne, qui passait alors par de nombreuses afflictions, tant au spirituel qu’au temporel, eut besoin d’un nouveau pasteur, le Souverain Pontife Alexandre IV choisit Albert le Grand pour en instruire et diriger les fidèles par sa doctrine aussi bien que par son exemple et pour libérer de ses dettes le siège épiscopal.
Une fois évêque, Albert n’en continua pas moins à pratiquer la pauvreté, car il savait justement qu’elle est le meilleur moyen de restaurer la discipline ecclésiastique et de réformer les mœurs.
Conservant absolument intact son amour de l’élude et de la contemplation, infatigable à déraciner les vices, s’efforçant de relever le niveau d’une moralité trop inférieure, habile à résoudre les conflits, plein de zèle dans l’administration des sacrements, il ne renonçait pourtant pas à l’étude de la littérature sacrée ; ainsi donc, tout en travaillant aux progrès des sciences doctrinales, il ne cessait point de veiller sur le troupeau qui lui avait été confié.
Avec l’autorisation du Pape Urbain IV, il mit alors son action entièrement aux ordres du Souverain Pontife. Bientôt, en effet, il fut chargé par l’autorisation du Siège Apostolique de prêcher en Allemagne et en Bohême la Croisade destinée à secourir la Terre Sainte.
Cette mission une fois et parfaitement accomplie, il revint à la vie régulière de son Ordre et passa les dernières années de sa vie à prêcher, à enseigner, à écrire ; dans de nombreux diocèses et des plus variés, il remplit les rites pontificaux ou autres fonctions épiscopales ; obligé d’entreprendre toutes sortes de voyages, il se rendit ainsi en des régions et des villes fort diverses, à Nimègue, à Anvers, à Bâle et ailleurs, mais toujours pour servir la religion ou la piété.
Après un séjour à Strasbourg et Wurzbourg, il revint à Cologne, où l’heure du dernier repos sonna enfin pour lui.
Poussé par le grand intérêt qu’il éprouvait envers les religieux de l’un et l’autre sexe, il s’occupait d’eux activement. Sur l’ordre des évêques, à plusieurs reprises, il visita leurs couvents ou monastères au plus grand profit de la discipline religieuse, excitant partout un vif désir de la sainteté et des lumières de la contemplation. Du reste, ses encouragements à la piété et aux pratiques religieuses, il les étendait aux chrétiens de toute classe sans distinction ; il ne refusait à personne ses conseils ou son assistance. N’oublions pas non plus qu’Albert entretint de pieuses et intimes relations avec saint Louis, roi de France.
Bien qu’en général et par respect pour sa personne on le qualifiât de seigneur, il faisait plutôt figure d’un père, grâce à l’art de s’attirer la filiale confiance de tous ; tel était l’apôtre saint Paul, qui bien volontiers dépensait et se dépensait lui-même (2 Co 12, 15) en faveur de l’âme de son prochain.
Déjà un vieillard, il n’en allait pas moins au second Concile de Lyon, où les Grecs, après la profession de foi et l’exposé des Docteurs, revinrent heureusement par la miséricorde de Dieu à la communion de l’Eglise. Lors de ce Concile, Notre prédécesseur le Pape saint Grégoire X approuva, sur la demande d’Albert, l’élection de Rodolphe de Habsbourg comme empereur des Romains. Par son entremise, on peut l’affirmer sans hésiter, Albert rendit service aux deux ordres de la société, à l’ordre ecclésiastique et à l’ordre politique.
Mais le poids énorme des affaires que Nous avons mentionnées pourra sembler bien peu de chose quand on le compare aux immenses travaux de ce grand savant, aux nombreux volumes qu’il écrivit.
Dans son œuvre il révèle d’une manière éminente la pénétration non moins que l’extrême puissance de son esprit, l’ampleur et la profondeur de ses conceptions, la richesse magnifique de son érudition et, pour finir, son ardeur infatigable à défendre la foi.
Les historiens et les écrivains de sa vie ont donc grandement raison de vanter la singulière universalité de son intelligence.
Tout en contemplant les sujets les plus divins ou les vérités philosophiques, il s’intéressait à toutes les autres sciences humaines, celles qu’on appelle aujourd’hui les sciences naturelles, et y portail les lumières de son génie.
Déjà, parmi ses premiers panégyristes, Barthélemy de Lucques, son contemporain, évêque de Torcella, affirmait qu’Albert, grâce à l’universalité de ses études scientifiques et à sa méthode d’enseignement, comptait parmi les plus éminents Docteurs.
En fait, rien qu’à lire les titres des œuvres presque innombrables d’Albert le Grand, on voit d’emblée qu’aucune science ne lui fut étrangère ; il disserte, en effet, et de la façon la plus claire, sur l’astronomie, la cosmographie, la météorologie, la climatologie, la physique, la mécanique, l’architecture, la chimie, la minéralogie, l’anthropologie, la zoologie et la botanique. Aux œuvres de ce genre il faut ajouter divers écrits concernant les arts de la vie pratique, tels que le tissage, la navigation, l’agriculture et autres occupations d’une nature analogue.
Mais l’esprit d’Albert le Grand, ainsi qu’il convient à un vrai Docteur catholique, ne s’immobilise point dans la contemplation de ce monde visible, comme le font souvent les observateurs modernes des phénomènes naturels ; loin de Là : il s’élève aux choses spirituelles et surnaturelles, il coordonne entre elles toutes les sciences, dans la mesure permise par la variété de leur objet, et dans une progression admirable il passe des créatures inanimées aux animées, des animées aux spirituelles, des spirituelles à Dieu.
Et de fait, Dieu lui-même, dont la munificence nous comble de biens, avait doté Albert d’une nature et des moyens nécessaires à l’accomplissement d’une si vaste tâche.
Chez Albert le Grand on trouve en effet une soif insatiable de vérité, une attention inlassable dans l’observation des phénomènes naturels, une ardente imagination, une excellente mémoire, l’amour des monuments de la sagesse antique, mais surtout un esprit religieux lui faisant clairement percevoir cette admirable sagesse divine brillant dans les créatures. N’est-ce pas pour cette même raison que le Psalmiste sacré invitait tous les éléments de la nature à s’unir pour louer Dieu et que, dans le livre de Job, dans celui de la Sagesse, dans l’Ecclésiaste, le Saint-Esprit exhorte les hommes à bénir et louer le Dispensateur magnifique de tant de biens ?
Mais, fait encore plus digne de mention, Albert cueillit, au cours de ses laborieuses études, toutes les fleurs de la sagesse antique et toutes les portions de vérité que la raison naturelle de l’homme avait découvertes ; il en retrancha, il est vrai, les erreurs, mais pour lui ce fut l’occasion de pénétrantes méditations ; afin même de rendre plus frappantes les vérités de la foi ou pour les défendre contre diverses attaques, il eut souvent recours à ce florilège, et non sans bonheur.
Ce genre d’appui, il le demande surtout, avec une grande opportunité, aux œuvres d’Aristote, qui, à cette époque, commençaient à se répandre largement en Europe. En rejetant les interprétations erronées de l’Aristotélisme, non seulement il écartait le danger qui menaçait la doctrine catholique, mais il arrachait, pour ainsi dire, les armes de la philosophie antique aux mains de ses adversaires, afin de les diriger à son tour contre eux et défendre ainsi plus énergiquement la vérité révélée.
Ce fut donc sous les auspices d’Albert tout le premier que la Scolastique, s’appropriant les réels trésors d’un Aristotélisme épuré, inaugura une voie plus propice et mit en meilleure lumière les admirables concordances de la raison et de la foi. Sur ses pas, Thomas d’Aquin, son disciple préféré, parvint aux cimes d’une philosophie éternelle et d’une sublime théologie sacrée.
Ainsi donc, par le travail et par l’action d’Albert le Grand, la philosophie entière, mais surtout celle d’Aristote, se transformait pour la théologie chrétienne en le plus robuste et le plus utile des instruments, du jour où les lumières de la Révélation surnaturelle la venaient éclairer.
Tel fut le but suprême et constant de la vie intellectuelle d’Albert ; aussi, tout ce qu’il put découvrir de vrai, de beau, de sublime dans la sagesse païenne, il voulut l’offrir et, en quelque sorte, le consacrer au Créateur, source de toute vérité, somme de toute beauté, essence de toute perfection.
Albert brisa de même les liens qui retenaient les sciences naturelles au pouvoir des païens, des mahométans et des juifs ; ces sciences, quelques hommes pieux de l’époque, en raison des abus qu’elles avaient favorisés, ne les regardaient qu’avec une certaine défiance, comme si en elles-mêmes elles recelaient de graves dangers pour les fidèles.
En vrai théologien, Albert ne voyait pour sa part aucun inconvénient dans l’étude judicieuse des œuvres de la nature ou de la raison naturelle, du moment qu’elles abritent la lumière du Créateur lui – même.
C’est ainsi qu’entre tous les Docteurs du moyen âge Albert fît passer dans les écoles de son époque les richesses de la culture scientifique ancienne, puis, sous une forme vraiment constructive, dans sa grande encyclopédie, qui part des notions les plus infimes pour s’élever jusqu’à la théologie sacrée ; il y réussit au reste d’excellente manière.
Dès lors, rien d’étonnant à ce que les anciens auteurs aient déclaré qu’Albert le Grand « savait tout ce qu’on peut savoir, n’ignorait aucune espèce de science » (Pie II), « et pouvait être à bon droit proclamé le phénomène le plus étonnant, la merveille de son siècle » (Ulric de Strasbourg). Rien non plus d’étonnant à ce qu’il ait reçu d’eux le titre de « Docteur universel » et passé pour être l’astre le plus brillant parmi tous les philosophes de la chrétienté entière » (Henri de Hervodia).
A ces louanges, des savants contemporains, même acatholiques, ne craignent pas de se joindre. Ils célèbrent volontiers en lui le plus grand observateur du moyen âge au point de vue des sciences naturelles. L’un deux, écrivain distingué, appelle très justement Albert « le précurseur le plus perspicace des études naturelles en Occident, le premier qui ait mis au service de la religion chrétienne et lui ait infusé les sources sublimes de la sagesse grecque, le premier qui ait mis l’histoire naturelle sur le même rang que la doctrine ecclésiastique, le premier qui, en Allemagne, ait régulièrement dépeint les phénomènes naturels, le premier qui se soit efforcé de ramener les formes des objets crées à un plan morphologique, le premier enfin et le seul qui ait exposé en toutes ses parties l’histoire de la nature entière » (Karl Jessen).
Il eut de plus cet honneur que, ni en philosophie, ni en théologie, ni dans l’interprétation de la Sainte Écriture, il n’y eut presque aucun autre Docteur, saint Thomas excepté, qui jouit d’une telle autorité.
Il serait assurément trop long d’exposer et de faire ressortir les progrès qu’Albert le Grand fit accomplir à la science théologique.
S’adonner aux études théologiques était d’ailleurs un besoin de son esprit. L’autorité qu’il avait acquise en philosophie grandit encore étonnamment quand, pour expliquer nettement la théologie suivant le système scolastique, il se servit de la philosophie comme d’un instrument. C’est pour cette raison qu’on le considère, entre tous, comme l’auteur de cette méthode de théologie qui, dans l’Eglise du Christ, est demeurée pour les élèves, jusqu’à nos jours, la méthode de choix et la norme la plus sûre.
L’œuvre théologique extrêmement vaste du bienheureux Albert, de même que ses commentaires pénétrants sur la Sainte Écriture, attestent non seulement un esprit parfaitement lucide et une connaissance approfondie de la doctrine catholique, mais encore une piété si suave et un désir si vif d’attirer les âmes vers le Christ qu’on y reconnaît, sans la moindre hésitation, le langage d’un saint parlant des choses saintes.
C’est le lieu de rappeler sa Somme théologique, qui exhale un tel parfum et de sagesse et de piété ; le Commentaire de l’Evangile de saint Luc, qui nous le montre interprète aussi expert que sûr du texte sacré ; les doux et suaves Traités de louanges à la Bienheureuse Vierge dans lesquels s’épanchent son amour et les ardents mouvements de son cœur pour la Mère de Dieu ; l’écrit incomparable Du Très Saint Sacrement de l’Autel, où se manifestent si vivement sa foi sincère en Dieu et sa brûlante dévotion au culte du mystère de la divine Incarnation.
Rappelons enfin ses ouvrages mystiques, qui nous apprennent à quelle hauteur de la contemplation infuse la grâce du Saint-Esprit voulut bien l’élever, et qui, au xive siècle, devinrent en Allemagne la règle, le principe et l’origine de la vie mystique.
Bref, toute l’œuvre théologique d’Albert s’élève comme un monument impérissable de l’autorité qu’on lui reconnaissait. Aussi, avec Notre Prédécesseur d’heureuse mémoire Léon XIII, pouvons-Nous dire à bon droit de sa doctrine tout entière : « Bien qu’après l’époque d’Albert les sciences de toute nature aient connu chaque jour de nouveaux et de nombreux progrès, cependant la puissance et la richesse de sa doctrine, dont fut nourri saint Thomas d’Aquin, et qui firent l’admiration de ses contemporains, ne lui permettent en aucune façon de vieillir. »
L’esquisse que Nous venons de tracer suffit, dans une certaine mesure, à faire deviner l’éminente sainteté, de même que l’admirable doctrine d’Albert. Et c’est ainsi que, le 15 novembre 1280, après tant et de si grands travaux laborieusement accomplis dans la vigne du Seigneur, après avoir bien mérité en tout lieu et en toute occasion de l’Eglise catholique, Albert le Grand quitta paisiblement ce lieu de pèlerinage pour jouir de la bienheureuse éternité.
L’extinction de cette brillante lumière n’entraîna pourtant pas la disparition de ses splendides reflets. A vrai dire, Albert le Grand éclaire encore l’Eglise du Christ par le rayonnement de sa science ; il l’éclaire par la sainteté d’une vie ornée de toutes les vertus ; il l’éclaire par la renommée des prodiges qu’il accomplit de son vivant ou après sa mort, au témoignage constant d’écrivains dignes de foi. Avec saint Pierre Canisius, Docteur de l’Eglise, qui l’appelle le flambeau de la Germanie, nous pouvons donc affirmer que « la pureté de sa vie, sa sagesse, la sublimité de sa science, le placent aux premiers rangs »… « De sa gloire et de sa sainteté, le Seigneur Dieu a fourni la preuve par de nombreux miracles. »
Personne alors ne doit s’étonner si, après sa mort, on rendit au bienheureux Albert un culte ecclésiastique et public ainsi qu’il appert de nombreux et importants témoignages. Aussi Nous réjouissons-Nous de ce que plusieurs de Nos prédécesseurs, « prenant en considération les éclatants mérites du Bienheureux envers l’Eglise » (Clément X), aient attaché de précieuses faveurs à l’extension de son culte.
Innocent VIII, en effet, dès l’année 1484, voulut bien autoriser les Frères de l’Ordre des Prêcheurs, dans les villes de Cologne et de Ratisbonne, à ériger des autels et célébrer une fête liturgique en l’honneur du bienheureux Albert ; or, une pareille concession équivaut à une véritable béatification.
Ce privilège, Grégoire XV daigna l’étendre au Chapitre de la cathédrale et au clergé de Ratisbonne, en 1622, par une déclaration de vive voix.
En 1631, Urbain VIII permit à la ville de Lauingen de célébrer la fête liturgique du bienheureux Albert, et, peu après, en 1635, à la prière de l’empereur des Romains, il étendit cette fête aux Frères Prêcheurs de toute l’Allemagne.
Alexandre VII, en 1664, accorda la même faveur aux Frères du même Ordre vivant en Vénétie.
Clément X, enfin, voulut bien permettre, en 1670, que dans tout l’Ordre des Prêcheurs la fête du bienheureux Albert le Grand, avec office et messe solennelle, fût dorénavant célébrée chaque année.
De plus, en 1856, Pie IX autorisa tout l’archidiocèse de Cologne à célébrer celle fête sous le rite semi-double, que, dans la suite, en 1870, il éleva au rite double. Trois ans après, le même Pontife permit aux prêtres célébrant dans l’église Sainte-Elisabeth, qui se trouvait autrefois près de la Chancellerie apostolique et qui était le siège de l’Association des hommes catholiques de nation allemande résidant à Rome, de célébrer la messe du bienheureux Albert le Grand.
En ces tout derniers temps, d’autres diocèses de l’Allemagne, tels ceux de Munich-Freising, de Fribourg, de Ratisbonne, d’Augsbourg, de Wurtzbourg, de Rottenbourg, et, en France, l’archidiocèse de Paris furent autorisés à célébrer la fête liturgique. N’oublions pas non plus de dire qu’une indulgence plénière au jour de cette fête a été gracieusement accordée par Nos prédécesseurs en différents lieux, et notamment dans la ville même de Rome ; citons encore une église de Riga dédiée à saint Albert, ainsi que l’indulgence plénière à perpétuité à gagner par les visiteurs de cette église d’après la bienveillante concession de Léon XIII.
On ne saurait donc être surpris de ce que la sainteté et la doctrine si éminentes d’Albert le Grand aient déjà fait demander pour lui au
Siège Apostolique les honneurs de la canonisation et le litre de Docteur de l’Eglise.
On y avait surtout songé après la translation solennelle de sa sainte dépouille, en 1483.
Ces vœux se renouvelèrent, encore plus ardents, au début du xviie siècle et furent l’occasion de démarches instantes ; mais de calamiteuses guerres, la difficulté de correspondre avec la Curie romaine empêchèrent ces vœux et ces efforts d’aboutir.
Pressés malgré tout de réaliser un pieux et séculaire désir, les évêques d’Allemagne, à l’époque du Concile du Vatican, demandèrent instamment à ce Siège Apostolique que la cause du bienheureux Albert fût reprise ; mais, en raison des troubles bien connus qui assaillirent l’Eglise soit en Italie, soit en Allemagne, il fut impossible de satisfaire cette demande.
De nos jours, des cardinaux de la Sainte Église Romaine, des patriarches, de nombreux archevêques, évêques et prélats vivant en tous les points du globe, de même que des abbés ou des chefs d’Instituts religieux, et surtout des Universités, des Facultés, des Séminaires, des Collèges, des Sociétés savantes, des hommes ou des femmes appartenant à l’Allemagne catholique et se distinguant par leur noblesse, par leur science ou par leurs situations politiques, Nous ont adressé de solennelles et instantes supplications pour que Nous honorions le bienheureux Albert le Grand de l’auréole des saints et le décorions du titre de Docteur de l’Eglise.
La demande, il est vrai, s’accordait avec Nos propres vœux. Nous avons donc jugé bon de l’étudier attentivement, d’autant plus que la glorification d’Albert le Grand semble de nos jours extrêmement opportune, afin d’amener les âmes à se soumettre mieux que jamais au joug si doux du Christ.
Albert le Grand compte, en effet, parmi ces saints dont notre époque, ardemment éprise de paix et se promettant des merveilles avec les inventions de la science, peut étudier les exemples avec le plus grand profit.
De nos jours, tous les peuples souhaitent vivement la paix ; mais, sur les meilleures voies et moyens de l’obtenir, ils ont grand’peine à s’entendre. Bien plus, ces fondements d’une véritable paix, la justice et la charité, en fait ils les négligent. Qu’ils tournent donc leurs yeux avec confiance vers saint Albert le Grand. C’est de tout son cœur, en effet, qu’il s’attachait au Dieu infiniment glorieux qui assurément est le Dieu non pas du désordre, mais de la paix (1 Co 14, 33), de cette même paix qui, surpassant toute intelligence, gardera les cœurs et les pensées des fidèles (Phm 4, 7). Cet Albert, qui durant sa vie collabora avec autant d’énergie que de succès à ramener la paix entre les États et les princes, entre les peuples et les individus, nous apparaît comme le type véritable de l’arbitre de la paix ; car il possédait à un haut degré le don de la conciliation grâce à l’autorité que lui valaient sa renommée doctrinale et sa réputation de sainteté ; le tout s’alliait enfin chez lui à une grande dignité personnelle que relevait encore, en l’ennoblissant, le caractère sacré du sacerdoce.
Bref, il reflétait dans tout son être la vivante image du Christ Sauveur, le Prince de la Paix, ainsi que le saluent les Lettres Sacrées.
La science elle-même est la meilleure des voies qui conduisent à une paix stable quand elle se soumet aussi bien à la droite raison qu’à la foi surnaturelle. Et cette sujétion paraît absolument nécessaire à la noblesse, à la solidité, à la vérité de la science.
Or, combien de fois, surtout à notre époque, ce genre de sujétion est oublié ou dédaigné dans les recherches scientifiques !
Les preuves n’en sont que trop nombreuses.
Bien plus, c’est contre la foi et la saine raison que se dresse la science elle-même ; abandonnant Dieu, le maître de toute science, confiante en ses seules forces, elle tombe infailliblement dans ce matérialisme qu’on ne saurait trop déplorer et qui, personne ne l’ignore, entraîne la ruine des mœurs et d’innombrables maux sur le terrain économique ; de là viennent, chez presque tous les peuples, en même temps que la corruption, des souffrances aiguës.
Dans Albert le Grand, bien au contraire, les clartés des sciences tant humaines que divines se fondent dans une admirable union et le nimbent d’une radieuse auréole.
Par son exemple magnifique, il nous avertit qu’entre la science et la foi, entre la vérité et le bien, entre les dogmes et la sainteté, il n’existe aucune espèce d’opposition, bien plus, qu’il existe entre eux une intime cohésion.
Telle que la voix de saint Jérôme dans son désert, la voix puissante d’Albert le Grand se fait entendre en ses œuvres admirables ; elle nous crie de toutes ses forces, elle nous démontre surabondamment que la science véritable ainsi que la foi et une vie réglée sur la foi se peuvent concilier dans l’esprit des hommes, qu’elles y sont même obligées, car la foi surnaturelle est tout à la fois le complément et le terme le plus parfait de la science.
Car il est faux, comme les athées le répètent encore de nos jours, que la discipline chrétienne et la recherche de la perfection chrétienne énervent ou brisent le génie personnel, la vigueur de la volonté, l’activité politique, la noblesse de l’esprit humain ; il est, au contraire, bien démontré que la grâce est le moyen qui parfait la nature, la développe, la relève et lui donne son admirable noblesse.
Tout ceci mûrement considéré, afin qu’Albert le Grand soit dûment, légitimement et toujours mieux honoré du titre de saint par tous les chrétiens, que, semblable au flambeau posé sur le candélabre, il répande sur l’Eglise universelle une lumière toujours plus vive, et qu’ainsi Nous ajoutions à sa gloire ce qui paraissait lui manquer encore, Nous avons pensé devoir enfin satisfaire Notre propre désir, chaque jour plus vif, en le canonisant par équipollence.
Comme notre époque Nous semblait suffisamment mûre pour ce grand événement et comme, en l’espèce, toutes les conditions requises, depuis les temps les plus reculés, par les usages et les lois de l’Eglise en pareille circonstance se trouvent exister, Nous avons décidé d’adopter la règle spéciale et la voie que plusieurs de Nos prédécesseurs ont parfois jugé bon de suivre pour la canonisation d’autres serviteurs de Dieu.
Nous avons donc confié la solution de toute cette procédure à la Sacrée Congrégation des Rites. En conséquence de quoi Nos chers Fils cardinaux de la Sainte Église Romaine, membres de cette Congrégation, en leur assemblée ordinaire du 15 de ce mois de décembre, ouï le rapport de Notre cher Fils François, cardinal Ehrle, ponent de la cause, après étude de l’enquête officielle entreprise par la Section historique au sujet de la sainteté de vie du bienheureux Albert et de la légitimité du culte qui lui était rendu, après lecture des conclusions écrites remises d’office par deux hommes doctes spécialement versés dans les œuvres du même Bienheureux, ouï également le votum des Consulteurs de cette même Sacrée Congrégation des Rites, toutes conditions ayant été attentivement scrutées et mûrement discutées, ont jugé, à l’unanimité de tous les membres présents, que Nous pouvions décider la concession de cette faveur.
Le jour suivant, c’est-à-dire aujourd’hui, ayant attentivement écouté le rapport qui nous était présenté sur cette délibération par Notre cher Fils Salvator Natucci, promoteur général de la Foi, ayant tout approuvé, Nous avons pensé devoir accueillir très favorablement le votum de la Sacrée Congrégation.
Par conséquent, de Notre souveraine autorité apostolique, Nous ordonnons que la fête de saint Albert le Grand, avec l’office et la messe de Confesseur Pontife, le titre de Docteur y étant joint, soit célébrée chaque année dans l’Eglise universelle suivant le rite double mineur, au jour de sa mort, c’est-à-dire le quinzième jour du mois de novembre.
Rendons maintenant de très nombreuses actions de grâces à l’infinie Bonté de Dieu qui, dans un admirable dessein de sa Providence et se servant de Notre humble personne, a daigné parfaire la gloire d’Albert le Grand aux yeux de l’Eglise militante en le montrant, surtout à notre époque, comme « un lumineux flambeau éclairant le corps de l’Eglise entière et, à l’instar de l’étoile du matin, l’illustrant par la fécondité » [1] ; car, à vrai dire, il travailla, non pour lui seul, mais pour tous ceux qui cherchent la sagesse (Si 24, 47).
Que saint Albert soit donc notre intercesseur, lui qui, recherchant la sagesse et la vertu dès ses jeunes années, portant joyeusement le joug du Seigneur, à l’exemple de l’apôtre saint Paul, n’eut pas de but plus saint que d’assujettir toute sa pensée à l’obéissance du Christ (2 Co 10, 5).
Toutes circonstances étant donc bien pesées, de science certaine, dans la plénitude de Notre autorité apostolique, Nous affirmons et confirmons tout et chaque point exposé ci-dessus. Nous décrétons en outre et ordonnons, promulguant cet ordre pour l’Eglise catholique tout entière, qu’aux copies ou exemplaires des Lettres présentes, de même qu’à leurs reproductions imprimées, signées pourtant de la main d’un des notaires apostoliques et munies de Notre sceau, on attribue absolument la même foi qu’à Nos Lettres originales, si elles étaient présentées ou montrées. Que si quelqu’un se permet d’enfreindre les déclarations, décret, prescription et volonté formulés dans ces présentes Lettres ou se montre assez téméraire pour y contredire ou pour les altérer, qu’il se sache encourir la colère de Dieu tout-puissant et des bienheureux Apôtres Pierre et Paul.
Donné à Rome, auprès de Saint-Pierre, en l’année du Seigneur mil neuf cent trente et un, le seizième jour du mois de décembre, en la dixième année de Notre Pontificat.
Moi, Pie, évêque de l’Eglise catholique.
Fr. André Fruhwirth, Chancelier de la S. E. R,
Vincent Bianchi-Cagliesi, Régent de la Chancellerie Apost.
Camille card. Laurenti, préfet de la S. C. R.
Joseph Wolpert, Doyen du Collège des prot. ap Alphonse Carinci, prot. ap.
Chan. Alfred Liberati, employé à la Chancellerie Apost. Georges Stara-Tedde, employé à la Chancellerie Apost.
EXPEDIEES le trente du mois de décembre de l’année dixième. Alfred Marini, plombeur.
Enreg. à la Chanc. Ap., vol. XIX, n. 3. – M. Riggi.
Source : Actes de S. S. Pie X, t. 7, p. 252, La Bonne Presse
- Dominicain anonyme du XIXe siècle[↩]