Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

24 janvier 1940

Discours aux jeunes époux

Précieuses leçons de la conversion de saint Paul

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 24 jan­vier 1940

La semaine der­nière, chers fils et filles, en la vigile de la Chaire de saint Pierre à Rome, Nous rece­vions ici même les jeunes mariés. Vous-​mêmes venez à Nous à la veille d’une autre fête : la conver­sion de saint Paul, comme si la Providence, une fois de plus avait vou­lu asso­cier ces deux grands apôtres tou­jours unis dans le culte que leur rend l’Eglise, ces apôtres qui sont, sui­vant les paroles de saint Léon le Grand, comme les deux yeux brillants du corps mys­tique dont le Christ est la tête [1].

De même que mer­cre­di pas­sé Nous avons recueilli l’en­sei­gne­ment de saint Pierre, nous écou­te­rons aujourd’­hui celui de saint Paul. Si les deux Princes des apôtres ont conver­ti Rome et « l’ont faite, de maî­tresse d’er­reur, dis­ciple de la véri­té » [2], saint Paul, lui, est appe­lé dans la litur­gie « Maître du monde » par excel­lence, mun­di Magister [3]. Ses ensei­gne­ments s’a­dressent à tous ; tous, dit saint Jean Chrysostome, devraient les connaître et les médi­ter assi­dû­ment ; mais, ajoute-​t-​il, beau­coup de ceux qui nous entourent ont pour tâche d’é­du­quer les enfants, de s’oc­cu­per de leur femme et de leur famille, et par consé­quent, ne peuvent pas se livrer à cette étude. Qu’ils tâchent au moins, conclut-​il, de mettre à pro­fit ce que d’autres ont recueilli pour eux [4].

Les grandes leçons de saint Paul sur le mariage ne se laissent pas expo­ser en un bref dis­cours. Ainsi, nous nous en tien­drons à quelques points tirés de sa conver­sion. Saul de Tarse, qui avait par­ti­ci­pé à la lapi­da­tion du mar­tyr saint Etienne et qui était un cruel per­sé­cu­teur de l’Eglise nais­sante, se ren­dait à Damas, muni par le prince des prêtres de pleins pou­voirs pour arrê­ter tous les chré­tiens, hommes et femmes, qu’il y trou­ve­rait, et les mener enchaî­nés à Jérusalem. Mais comme il appro­chait de Damas, une lumière venant du ciel res­plen­dit autour de lui. Il tom­ba par terre et enten­dit une voix qui lui disait : « Saul, Saul, pour­quoi me persécutes-​tu ? ». « Qui êtes-​vous, Seigneur ? » répondit-​il. Et le Seigneur dit : « Je suis Jésus que tu per­sé­cutes. » Au même ins­tant, trem­blant et stu­pé­fait, il per­dait la vue. Mais trois jours après, le dis­ciple Ananie fut envoyé par Dieu vers lui, et aus­si­tôt il tom­ba des yeux de Saul comme des écailles, et il recou­vra la vue. Saul le per­sé­cu­teur n’existe plus : le voi­là deve­nu l’a­pôtre Paul.

I. Le pre­mier ensei­gne­ment que nous pou­vons tirer de ce pro­dige, c’est qu’il ne faut jamais déses­pé­rer de la conver­sion d’un pécheur, quand même il s’a­gi­rait d’un enne­mi décla­ré de Dieu et de l’Eglise. Tel avait été Paul, comme il l’a­voue lui-​même : « Je fus autre­fois un blas­phé­ma­teur, un per­sé­cu­teur, un insul­teur » (I Tm 1, 13). « Vous avez enten­du par­ler de ma conduite d’au­tre­fois… : com­ment je per­sé­cu­tais à outrance et rava­geais l’Eglise de Dieu » (Ga 1, 13). Et pour­tant, Dieu dira plus tard de cet homme : « Il est un ins­tru­ment que j’ai choi­si pour por­ter mon nom devant les nations, devants les rois et devant les enfants d’Israël » (Ac 9, 15).

Sans entrer dans le secret des pré­di­lec­tions divines, il est per­mis de pen­ser que cette grâce insigne et toute gra­tuite fut comme une réponse du Seigneur aux prières du pre­mier mar­tyr Etienne et des pre­miers chré­tiens qui, accom­plis­sant fidè­le­ment le pré­cepte de Jésus (Lc 6, 27–28), fai­saient du bien à ceux qui les haïs­saient et priaient pour ceux qui les calom­niaient (Ac 7,59). La prière pour les pécheurs n’a jamais ces­sé d’o­pé­rer dans l’Eglise ses bien­fai­santes mer­veilles. Que de pieuses épouses et mères en ont éprou­vé les bien­faits ! Que de femmes chré­tiennes ont rame­né à Dieu un mari par­fois net­te­ment hos­tile, le plus sou­vent indif­fé­rent, ou négli­geant les pra­tiques reli­gieuses ! Que de mères, telle sainte Monique, ont obte­nu par leurs larmes et leurs sup­pli­ca­tions le retour à Dieu d’un Augustin ! Voilà comme le Seigneur demande de pré­pa­rer les voies à ses grâces de conversion.

II. L’histoire de Saul le per­sé­cu­teur offre un second ensei­gne­ment utile aux époux chré­tiens. Pourquoi ce jeune homme à l’in­tel­li­gence vive, au juge­ment droit, à la volon­té tenace, à l’âme ardente, ne fut-​il pas un des pre­miers à suivre Jésus ? Pourquoi fut-​il d’a­bord un enne­mi impi­toyable de ce qu’il devait plus tard aimer, prê­cher, défendre jus­qu’à la mort ? Lui-​même, ici encore, nous don­ne­ra la réponse. Pharisien, fils de Pharisiens (Ac 23,6), à l’ex­cès par­ti­san jaloux des tra­di­tions de ses pères (Ga 1,14), il agit par igno­rance, n’ayant pas encore la foi (I Tm 1,13). La haine de Saul était donc le fruit de l’i­gno­rance et de l’er­reur, et cette igno­rance et cette erreur étaient à leur tour le fruit d’une mau­vaise édu­ca­tion. C’est de ses parents d’a­bord, puis de son maître Gamaliel (Ac 22, 3) qu’il tenait l’es­prit de for­ma­lisme rigide et sec­taire que les Pharisiens à la face jau­nie avaient insi­nué dans l’Ancienne Loi et dans les sublimes pro­phé­ties de l’Ancien Testament, comme un poi­son qui les des­sé­chait. Il avait encore héri­té d’eux une haine pré­con­çue et impla­cable contre tout ce qui sem­blait mena­cer l’é­di­fice et la char­pente méti­cu­leuse de leurs sophismes.

Tels sont les résul­tats d’une édu­ca­tion viciée ou sim­ple­ment défec­tueuse à ses débuts. Époux chré­tiens, pen­sez de bonne heure à vos devoirs d’é­du­ca­teurs. Considérez autour de vous les foules d’en­fants qu’une déplo­rable négli­gence expose aux périls des mau­vaises lec­tures, des spec­tacles déshon­nêtes, des com­pa­gnies mal­saines ; consi­dé­rez les foules d’en­fants qu’une ten­dresse aveugle élève dans l’a­mour effré­né des aises ou des fri­vo­li­tés, dans l’ou­bli pra­tique, sinon dans le mépris des grandes lois morales qui s’ap­pellent : devoir de la prière, néces­si­té du sacri­fice et de la vic­toire sur les pas­sions, jus­tice et cha­ri­té envers le prochain.

III. La troi­sième leçon que vous donne saint Paul conver­ti est conte­nue en ces paroles : « La grâce de Dieu envers moi n’a pas été vaine » (I Co 15, 10), la grâce du Seigneur, qui est en moi, n’a pas été sté­rile, j’ai col­la­bo­ré avec la grâce de Dieu. Quand Paul se rele­va après le choc pro­di­gieux reçu aux portes de Damas, il aurait pu croire que ce coup fou­droyant suf­fi­rait à le trans­for­mer de per­sé­cu­teur en apôtre.

Mais non. La grâce de Dieu exige, pour atteindre son but, une libre et assi­due col­la­bo­ra­tion de notre volon­té per­son­nelle. Bien que plei­ne­ment conver­ti et appe­lé à l’a­pos­to­lat, Saul demeu­ra trois jours à Damas, immo­bile dans le jeûne et la prière (Ac 9, 9). Et avant de retour­ner à Jérusalem il pas­sa une retraite de trois années en Arabie et à Damas. Alors seule­ment il se ren­dit dans la cité sainte pour voir Pierre, et il demeu­ra quinze jour avec lui (Ga 1,17–18). Il était prêt dès lors pour l’ac­tion apos­to­lique, c’est-​à-​dire pour une action qui serait tou­jours une col­la­bo­ra­tion de sa volon­té avec la grâce. Gratia Dei mecum (I Co 15, 10).

Ainsi, n’al­lez point croire que, pour assu­rer la per­sé­vé­rance dans votre voca­tion, c’est-​à-​dire dans les devoirs du mariage, ou pour garan­tir le bon­heur de votre foyer domes­tique, il suf­fise, comme on dit, d’un « coup de foudre » ; même dans l’ordre du sen­ti­ment natu­rel, l’ex­pé­rience enseigne qu’une solide confor­mi­té de croyances, de tra­di­tions et d’as­pi­ra­tions, vaut plus et mieux qu’une subite émo­tion du cœur et de la sen­si­bi­li­té. Comme les feux d’ar­ti­fice d’é­té qui enchantent la vue, l’a­mour né d’une explo­sion peut s’é­teindre avec elle et se réduire sou­vent en une acre fumée. Au contraire, l’a­mour vrai et durable, comme le feu du foyer, se fonde sur de déli­cates atten­tions et sur une vigi­lance conti­nuelle ; il se main­tient par les grosses bûches qui se consument silen­cieuses et lentes sous la cendre chaude, et aus­si par les brin­dilles qui lui apportent le flam­boie­ment et le joyeux cré­pi­te­ment de leurs étincelles.

Comment la grâce du sacre­ment de mariage pourrait-​elle vivre et agir en vous, si vous ne pre­nez soin de l’a­li­men­ter et de la culti­ver assi­dû­ment ? Que seront vos jour­nées, que devien­dront vos nuits, si les unes et les autres ne sont pas consa­crées à Dieu par la prière ? Pourquoi, hélas ! tant d’in­fi­dé­li­tés entre époux même chré­tiens, pour­quoi tant de mal­heurs, tant de nau­frages dans la fidé­li­té conju­gale ? Pourquoi, après la sin­cé­ri­té des pro­messes échan­gées à l’au­tel, tant de liens vio­lem­ment, dou­lou­reu­se­ment bri­sés ? Et même sans en arri­ver là, que de jeunes époux qui s’é­taient juré ten­dresse pour toute la vie, se voient bien­tôt oppo­sés l’un à l’autre par leur égoïsme sans cesse renais­sant, par leurs sen­si­bi­li­tés bles­sées, par leurs jalou­sies témé­rai­re­ment soup­çon­neuses ! Que d’é­poux et d’é­pouses, jeunes encore, naguère débor­dant de fugi­tive joie, et main­te­nant vic­times de pré­coces dés­illu­sions ! Il « leur tombe des yeux » comme a saint Paul, « des écailles », les écailles de leurs rêves chi­mé­riques, et ils vivent acca­blés sous le poids de chaînes et de liens accep­tés à la légère et sans le secours de la grâce !

Non, chers fils et filles, vous ne serez pas du nombre de ces mal­heu­reux. Vous ne lais­se­rez pas sans réponse dans vos âmes l’in­time invi­ta­tion à la prière, les appels de la grâce, la voix noble­ment impé­rieuse et aus­tère du devoir, l’é­cho dou­ce­ment insi­nuant des tra­di­tions fami­liales, l’in­sis­tance tenace et per­sua­sive de la conscience personnelle.

PIE XII, Pape.

Notes de bas de page
  1. S. Léon le Grand, Serm. LXXXII, c. 7.[]
  2. loc. cit. 1[]
  3. Hymne des pre­mières vêpres des saints Pierre et Paul, 29 juin.[]
  4. Comment, in Ep. ad Romanos, Arg. ante Hom. I, n. 1.[]