Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 3 juillet 1940
La piété des fidèles consacre le mois de juillet au Précieux Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en l’honneur duquel l’Eglise célèbre une solennelle fête liturgique le premier jour de ce mois. C’est de ce sujet, cher à toute âme chrétienne, que Nous désirons brièvement vous entretenir. Puisse, à une heure de luttes cruelles où coulent des fleuves de sang humain, puisse la contemplation des merveilles du Sang divin, source inépuisable de réconciliation et de paix répandue par pur amour, remplir vos âmes de réconfort et d’espérance.
Vous n’ignorez certes pas le prix infini du Sang rédempteur ; vous savez que certaines églises ou chapelles se vantent d’en conserver quelques restes ou traces, comme celles qu’on vénère à la Scala Santa. Vous savez surtout qu’au tabernacle, sous les apparences de l’hostie, est la réalité même de ce Sang, présent avec le corps, l’âme et la divinité du Sauveur. Vous avez plus d’une fois, en adorant cet auguste sacrement, répété avec la sainte liturgie : Pange, lingua, gloriosi corporis mysterium sanguinisque pretiosi, « Chante, ô ma langue, le mystère du glorieux Corps et du Précieux Sang. » Et nombre d’entre vous, Nous voulons le croire, ont célébré avant-hier par une pieuse communion la fête du Précieux Sang. Saint Pierre emploie cette expression dans son épître aux chrétiens de son temps : « Sachez que vous avez été affranchis de la vaine manière de vivre que vous teniez de vos pères, non par des choses périssables, de l’argent ou de l’or, mais par un Sang Précieux, celui de l’agneau sans défaut et sans tache, le Sang du Christ » (I P 1,18–19).
Cette même expression est en usage dans les prières de l’Eglise, témoin ce verset du Te Deum qu’on récite à genoux : Te ergo quaesumus, tuis famulis subveni, quos pretioso sanguine redemisti, « Daignez, Seigneur, venir en aide à vos serviteurs, que vous avez rachetés par votre Précieux Sang. »
Il est naturel que chacun estime son propre sang comme un bien de haute valeur ; il transporte, en effet, aux différents tissus la nourriture et l’oxygène, tandis que ses corpuscules blancs défendent l’organisme contre l’invasion des bactéries. Partant, un des premiers soins des parents est de transmettre à leurs enfants un sang non altéré ni appauvri par les maladies internes, des contaminations externes ou une dégénération progressive.
Lorsque vous appelez vos enfants les héritiers de votre sang, vous devez songer à quelque élément plus élevé que la seule génération physique : vous êtes, et vos enfants doivent être, les rejetons d’une race de saints, selon la parole de Tobie à sa jeune épouse : Filii Sanctorum sumus, « Nous sommes enfants des saints » (Tb 8,5), c’est-à-dire des hommes sanctifiés et participants de la nature divine moyennant la grâce. En vertu du baptême qui lui a appliqué les mérites du Sang divin, le chrétien est fils de Dieu, un de « ceux qui, selon saint Jean (1, 12–13), croient en son nom et qui ne sont nés ni du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu ». Lorsque, par conséquent, dans un pays de baptisés, on parle de transmettre le sang des pères aux fils, qui devront vivre et mourir non point comme des animaux sans raison, mais en hommes et en chrétiens, il ne faut pas restreindre le sens de ce mot à une idée purement biologique et matérielle, mais l’étendre à ce qui est comme le liquide nourricier de la vie intellectuelle et spirituelle : le patrimoine de foi, de vertu et d’honneur que les parents transmettront à leurs enfants, est mille fois plus précieux que le sang, si riche soit-il, qu’ils répandent en leurs veines.
Les membres des familles nobles vantent leur sang illustre, et cet insigne honneur, fondé sur le mérite des aïeux, comporte dans leurs héritiers autre chose que de seuls avantages physiques. Mais tous ceux qui ont reçu la grâce du baptême peuvent se dire « princes du sang », non d’un sang simplement royal, mais d’un sang divin. Inspirez donc, chers jeunes époux, aux enfants que Dieu vous donnera, une telle estime de cette noblesse surnaturelle, qu’ils soient prêts à tout souffrir plutôt que de perdre un trésor si précieux.
Songez, pour l’apprécier mieux encore, aux bienfaits du Précieux Sang. Vous connaissez l’histoire de la première Pâque de l’Ancien Testament ; quand le Seigneur envoya son ange frapper les premiers-nés des Egyptiens, il ordonna aux enfants d’Israël d’immoler un agneau sans tache et de marquer de son sang les portes de leurs maisons. A la vue de ce signe, l’ange passerait outre et épargnerait les fils du peuple élu (Ex., XII). Toute la tradition, dès les Apôtres et les Pères, voit dans cet agneau la figure du Christ immolé sur la croix afin que les hommes, marqués de son Sang rédempteur, soient sauvés de la mort éternelle.
Si pur que fût l’agneau pascal de l’Ancien Testament, Dieu n’en acceptait l’hommage que comme un rite provisoire. Tout autre est le sang humain par sa fonction et sa valeur symbolique. Versé par un criminel, il crie vengeance devant Dieu, comme celui d’Abel (Gn 4, 10). Versé par amour pour le prochain, il constitue le plus grand acte possible de charité (Jn 15, 13), celui que le Christ a accompli pour nous. C’est précisément parce que les victimes animales étaient impuissantes à ôter les péchés du monde, que le Verbe s’est incarné pour s’offrir au Père en holocauste d’adoration et d’expiation (He 10) ; dans la plénitude de sa liberté (Is 53,7 ; Jn 10, 17–18) il a donné sa vie et versé son sang pour la rédemption de l’humanité pécheresse.
Cette effusion rédemptrice commença huit jours après la naissance de Jésus, dans le rite sacré de la circoncision ; elle se continua plus tard durant les heures douloureuses de sa Passion, dans l’angoisse de l’agonie de Gethsemani, sous les coups de la flagellation, lors du couronnement d’épines au prétoire ; elle se consomma au Calvaire, où son Cœur fut transpercé afin de demeurer toujours ouvert pour nous. Le sang que Jésus répandait ainsi en sacrifice et qui faisait de lui « le Médiateur de la nouvelle alliance », suivant le mot de saint Paul, « parlait mieux qu’Abel » (He 12, 24) : parce que son cri de miséricorde et de rémission est celui d’un Homme-Dieu, la voix du pardon couvre celle du délit.
Renouvelez donc en vos cœurs, chers fils et filles, la salutaire dévotion au Précieux Sang ; ineffaçable est le signe que le baptême a imprimé en vous. Dans la nature même, le sang versé semble se coller aux mains du criminel, comme le délit et le remords s’attachent à sa conscience. La poésie et l’art dramatique ont tiré de cette persistance si tenace des effets impressionnants. En vain Pilate lava, devant le peuple, les mains qui avaient signé la condamnation à mort du Juste (Mt 27, 24) : jusqu’à la fin des siècles, l’empreinte du Sang divin restera attachée, ineffaçable, à sa mémoire : Passus sub Pontio Pilato, « il a souffert sous Ponce Pilate ». Il dépend de vous, époux chrétiens, de donner au Sang du Christ en vos âmes et en celles de vos enfants une voix de pardon, ou une voix de vengeance. Conservée toujours vive et dans l’éclat de sa première fraîcheur, l’empreinte du Sang divin ne parle que de rédemption et de miséricorde ; obscurcie et souillée par la fange du péché, elle se change en flétrissure de condamnation. Même alors, pourtant, il vous reste un refuge : auriez-vous commis d’innombrables fautes, vous pouvez toujours, par un repentir sincère, laver de nouveau la robe de votre baptême dans le Sang de l’Agneau (Ap 1, 5), qui ne cesse de couler pour vous dans les sacrements de pénitence et d’Eucharistie. Ainsi, pieusement conservé, ou reconquis avec un humble courage, ce signe sera votre protection quand passera sur vous et votre postérité l’Ange exécuteur de la Justice divine.
En outre, dès maintenant et pour votre vie entière, vous pouvez faire votre cri d’amour de ce qui fut un cri de haine de la part des Juifs : Sanguis eius super nos et super filios nostros — « Que son Sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » (Mt 27, 25) — « Seigneur Jésus, direz-vous, faites qu’il retombe en grâces de rédemption sur nous, sur tous ceux qui nous sont chers et en particulier sur ceux qui seront, s’il vous plaît, les héritiers de notre sang ! »
PIE XII, Pape.