Présentation du dossier
Des circonstances particulières n’ont pas permis que ce dossier sur l’Église du Silence soit présenté à nos lecteurs avant la fin de l’année précédente, comme il aurait été souhaitable puisque c’était le centenaire de la Révolution d’octobre. Le voici donc inséré dans le présent numéro de notre revue. C’est M. Alain Toulza qui en a proposé l’idée et s’est offert pour le prendre entièrement à sa charge. La rédaction lui est reconnaissante pour ce gros travail. Chacun pourra constater la connaissance particulière, ancienne et actuelle que le rédacteur du dossier a acquise de la persécution des chrétiens, singulièrement des catholiques, derrière le rideau de fer et le rideau de bambous.
À la lecture des pages qui nous sont proposées ici, on ne peut que se poser des questions sur tous ceux, surtout parmi les intellectuels français, qui ont scandaleusement prêté leur concours aux régimes communistes en cause, dans les périodes où leur dictature broyait les consciences, les familles et la liberté la plus élémentaire à coups d’arrestations arbitraires, de tortures, de travaux forcés et d’assassinats par dizaines de milliers. De Louis Aragon à Daniel Cohn-Bendit, combien de plumes serviles, aveugles ou consciemment complices, de déclarations dans les médias, ou encore de marches « révolutionnaires » n’ont-elles pas encensé publiquement la terreur rouge et ses crimes en légitimation d’un Joseph Staline ou d’un Mao Tsé-Toung !
Mais aussi combien d’indifférence et de passivité dans les rangs des chrétiens occidentaux, de déni même, jusqu’au niveau d’une hiérarchie ecclésiale trop souvent empressée, des décennies durant, à rechercher un dialogue impossible avec les bourreaux à travers la fumée du Mouvement mondial de la paix – cette courroie de transmission du communisme international –, en évitant soigneusement d’entendre les cris désespérés de ses victimes ! Or ces cris demeurent encore dans la majeure partie des pays du rideau de bambous, mais nous ne les entendons plus. Il a fallu qu’un prélat nonagénaire, le cardinal Joseph Zen, ancien prisonnier du Logaï (le Goulag chinois), interpelle le pape sur les douteuses tractations du Vatican avec le dernier successeur de Mao pour que les médias occidentaux prennent conscience de ce fait insolite en 2018 : le communisme règne encore sur 1, 600 milliard d’Asiatiques, dont 1, 456 milliard de Chinois, soit 20 % de la population mondiale.
Parce que plus proche de nous et plus médiatisée, et aussi parce qu’elle commence à menacer sérieusement la population de l’Europe, la persécution des chrétiens par l’islam militant nous est davantage connue et nous fait davantage peur. Mais si le communisme se dote des techniques les plus innovantes dans la domination de l’intelligence, qui sait si demain le péril jaune ne sera pas plus dangereux pour l’humanité que le péril vert, qu’il pourrait même domestiquer en vue de sa conquête de la planète ?
Une intervention divine suscitée par notre prière et nos sacrifices pourrait bien entendu conjurer cette menace.
Voici en tout cas l’histoire de ce que certains régimes marxistes ont entrepris pour effacer le christianisme. Exceptionnellement, la revue a octroyé presque toutes les pages de ce numéro au dossier, presque à la manière d’un hors-série. Nous souhaitons que cette livraison, qui emmènera en quelque sorte nos lecteurs en voyage à Budapest et à Pékin, les intéresse suffisamment pour qu’ils acceptent volontiers de rompre temporairement avec leurs habitudes.
Abbé Philippe Toulza, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
I – En Hongrie, la Croix pour l’Église et son chef
Le premier des deux pays évoqués dans ce dossier est la Hongrie : nation emblématique par la profondeur de son catholicisme et par la figure du cardinal Mindszenty. Il fut comme l’incarnation de la fidélité sous le pressoir rouge.
Connue dans le monde entier pour son soulèvement en 1956 sauvagement réprimé par les chars soviétiques, la Hongrie s’honore d’avoir eu, pour chef de la communauté catholique, l’un des prélats les plus emblématiques de la résistance au rouleau compresseur du communisme, le cardinal Mindszenty, dont l’héroïque et douloureux combat se confond avec celui de toute l’Église hongroise.
Une église florissante
En 1945, lorsque les troupes soviétiques sont parvenues à occuper intégralement le pays, dont elles ont chassé l’armée allemande, la Hongrie comptait, sur une population d’environ 10 millions d’habitants, 7 millions de catholiques (soit 68,1 %), les autres confessions se répartissant ainsi : 26,8 % de protestants, 4,4 % de juifs et 0,6 % d’orthodoxes. C’est dire que l’Église bénéficiait, dans ce pays profondément catholique, d’une forte autorité spirituelle, y disposant de 3 archidiocèses (dont celui d’Esztergom, siège traditionnel du cardinal primat), 8 diocèses, 2 administrations apostoliques et 2 vicariats. Cet ensemble de circonscriptions ecclésiastiques comprenait 2 265 paroisses desservies par 4 012 prêtres diocésains. En outre, une abbaye « nullius » bénédictine, 18 ordres religieux masculins (2 456 membres, dont 1 422 prêtres) et 39 ordres féminins (7 525 membres).
L’Église catholique possédait 3 344 écoles de tout genre et de tout niveau (dont une université de droit, une faculté de théologie, 20 écoles supérieures populaires fréquentées par 35 000 jeunes ruraux, 167 collèges avec internats), soit environ 45 % des structures de formation du pays. Elle gérait aussi 191 asiles, 99 hôpitaux et 120 orphelinats. La presse catholique était considérable avec 2 quotidiens, 18 hebdomadaires, 25 revues mensuelles, 3 périodiques trimestriels, une vingtaine de revues, sans compter l’édition de manuels scolaires et de livres religieux.
L’Action catholique était des plus développées, témoignant du dynamisme de la foi : 5 000 groupes s’adonnaient à l’apostolat, telles les associations populaires catholiques (associations sociales et d’aide mutuelle) avec 300 000 membres, Kalot et Kalasz, mouvements de jeunesse paysanne avec 700 groupes (environ 100 000 inscrits) dont dépendaient les 20 écoles populaires, les Gardes du Sacré-Cœur (170 000 membres répartis entre 800 paroisses), l’Association des Jeunes Catholiques (11 295 membres de l’industrie et du commerce), Emericana (10 000 membres de la jeunesse universitaire), Dolgonzo Lanyok pour les jeunes ouvriers catholiques, etc.
Premières mesures anticléricales
Le communisme se chargera de détruire en une dizaine d’années la presque totalité de ce patrimoine séculaire, dès après l’expulsion du nonce apostolique, Mgr Angelo Rotta (4 avril 1945). La réforme agraire qui suivit fut l’occasion d’exproprier l’Église de la plus grande partie de ses biens fonciers (on ne laissa aux 15 maisons diocésaines que 57 hectares au total) qui lui avaient permis d’assurer le fonctionnement de ses activités éducatives et sociales (hôpitaux, orphelinats, asiles) ainsi, bien sûr, que son action apostolique. Dans la foulée, il fut aisé de transférer aux mains des autorités communistes 80 % de la presse catholique et, en avril 1948, de nationaliser la totalité des imprimeries ecclésiales (une vingtaine environ). Dans le même temps, d’énormes débats furent organisés contre la religion, particulièrement dans la presse officielle, l’Église étant donc privée des moyens de répondre.
Aux premières attaques contre l’enseignement catholique dès 1946, le gouvernement ajouta, dans les années suivantes, une longue et violente campagne contre les associations religieuses à partir de deux meurtres commis contre des soldats russes par des étudiants dont on découvrit qu’ils étaient membres, l’un d’une association mariale, l’autre, de l’association Kalot. La presse communiste se fit l’écho du général russe, parlant de conspiration, de découvertes d’armes (jusqu’à même une bombe atomique !) dans certaines écoles et dans des associations religieuses.
Ce fut le signal des premières arrestations qui touchèrent la quasi-totalité des responsables d’associations catholiques, lesquelles furent dissoutes et leurs biens (bâtiments et mobilier) remis aux organisations communistes.
Au nom de l’épiscopat, le cardinal-primat éleva, à chaque accusation mensongère, des dénégations publiques à la faveur de lettres pastorales étayées de preuves et, à chaque mesure destructrice, de vigoureuses protestations auprès des autorités. Mais rien n’y fit et, début 1947, le gouvernement s’en prit à l’association Karitasz, organisme social très actif, auquel il reprocha d’être alimenté par l’étranger. Cela ne lui suffisant pas, il entama, en mai 1948, le processus de nationalisation des établissements d’enseignement privé préparé depuis le début de l’année par une campagne de signatures littéralement arrachées aux enseignants et aux étudiants par des pressions diverses, et qui se poursuivit dans les entreprises et les bureaux, ceux qui refusaient de signer la pétition étant chassés de leur école ou licenciés. 3 163 écoles et 177 collèges et instituts supérieurs, soit la presque totalité des établissements et 600 000 élèves furent enlevés à l’Église.
Les énergiques condamnations du cardinal ne firent que déterminer le pouvoir à passer à la phase supérieure : l’affrontement avec l’Église dans le domaine religieux lui-même. L’année mariale décrétée par le primat en août 1947, et qui put tenir jusqu’en août 1948, fut l’occasion de montrer la force et la fidélité des catholiques : on dénombra au total 4,6 millions de fidèles qui participèrent aux divers pèlerinages et cérémonies, malgré les obstacles semés par les autorités publiques (usage des haut-parleurs interdit, refus des guichetiers des chemins de fer de délivrer des billets, interdiction aux autocars de transporter des pèlerins, etc.) et les agressions de groupes de perturbateurs commandités.
Le courage du Cardinal Mindszenty
Il ne restait plus, pour venir à bout de cette résistance, que de porter un coup décisif à l’union des prêtres autour de la personne du cardinal Mindszenty et à l’unité de l’épiscopat. Contre cette cohésion, le gouvernement mit tout en œuvre et nombre de prêtres furent successivement arrêtés sous différents prétextes, notamment leur désobéissance à l’injonction de ne pas lire en chaire les lettres pastorales. De même des fonctionnaires furent mandatés auprès des évêques pour les dissuader de soutenir la « politique belliqueuse du Primat », dangereuse pour le dialogue avec les autorités nationales. Mais, par une déclaration du 3 novembre 1948, l’épiscopat renouvela sa pleine confiance dans le cardinal Mindszenty.
C’en était trop pour le gouvernement communiste. Sur ordre du vice-président du Conseil, Matyas Ràkosi (de son vrai nom Rosenfeld), il est arrêté le 26 décembre 1948 et emmené au numéro 60 de la rue Andrassy, sinistre haut lieu des interrogatoires « musclés » de l’AVH – la police secrète – « instrument de la terreur rouge » qu’il décrira dans ses Mémoires comme « un monstrueux atelier de torture, un véritable centre de l’horreur », et pris en charge par le colonel Peter Gabor lui-même (de son vrai nom Benjamin Eisenberger), qui avait succédé à Janos Kadar comme chef (absolu et sadique) de l’AVH et responsable des grandes purges communistes du pays. Il est mis entre les mains d’un bourreau anonyme, dépouillé de tous ses objets personnels, puis « sous les braillements et les rires de l’assistance », de ses vêtements et sous-vêtements et revêtu d’une tunique de Polichinelle.
Ainsi qu’il est montré dans le célèbre film L’Aveu, le « lavage de cerveau » individuel (à distinguer du long processus de « lavage de cerveau » collectif utilisé sur de très longues durées – parfois des années, notamment en Chine – comme technique de « rééducation » des masses) consiste en un savant dosage de tortures physiques de toutes sortes, d’inoculation de diverses drogues dans la nourriture (à laquelle, de ce fait, le cardinal Mindszenty touchait à peine), enfin – cruauté suprême – de privation de sommeil. Le tout, alternant avec de multiples séances d’interrogatoires (encadré ci-dessous) sans fin au cours desquels le prisonnier est submergé, par plusieurs personnages à la fois, d’insultes humiliantes et de messages mêlant un peu de vrai et beaucoup de faux, se rapportant à ses actions passées et à ses relations avec ses proches dont on l’assure qu’ils sont eux-mêmes passés aux aveux.
Le but est de parvenir à détruire la personnalité du prisonnier et le conduire à reconnaître, dans un état second, les accusations qui seront rendues publiques au cours de son procès – dans le cas du cardinal Mindszenty : espionnage, haute trahison, attentat à la sûreté de l’État (avec la complicité d’un ami, le professeur Justin Baranyay), trafic de devises (dons aux associations).
Il fallait posséder une trempe d’acier pour soutenir un régime pareil : « Il y avait soixante-douze heures que je n’avais pas dormi, lorsqu’on me conduisit à mon quatrième interrogatoire nocturne » (Cardinal Mindszenty, Mémoires, Table Ronde, 1974, p. 222). Mais toute résistance a ses limites, et celle du cardinal Mindszenty ne pouvait aller au-delà de ce que la nature humaine est capable de supporter. « Seuls, moi, le commandant et sa matraque de caoutchouc étions là toutes les nuits. Mes forces physiques décroissaient à vue d’œil. Je me faisais du souci pour ma santé et ma vie. (…) Une certitude me restait : il n’y avait plus d’issue possible à ma situation. Mon système nerveux ébranlé affaiblissait ma résistance, troublait ma mémoire, annulait la conscience de moi-même, détraquait ma volonté – ces facultés maîtresses de l’être humain » (ibid., pp. 228–229)? De nouvelles séances de torture nocturne encore plus horribles et humiliantes eurent, à terme, raison de lui : « Finalement, les policiers parvinrent à leur but : ils me firent confirmer des mensonges grossiers. Je me révoltai d’abord, en dépit de mon épuisement, mais je n’étais plus en état de combattre. Je tremblai d’avance à l’idée d’être matraqué et je signai, en utilisant cependant une dernière ruse, pratiquée naguère par les prisonniers hongrois en Turquie : je fis suivre ma signature des initiales CF qui signifient coactus fecit [« je l’ai fait sous la contrainte »]. Le colonel demanda, méfiant : « Qu’est-ce à dire ? » Je répondis que c’était une abréviation de cardinalis foraneus désignant un cardinal provincial et non curial » (ibid., p. 232).
De tous les aveux qui avaient fini par lui être arrachés et de quelques pièces falsifiées, documents auxquels furent ajoutés les témoignages mensongers, et d’accusations extorquées de ses proches (dont son fidèle secrétaire, l’abbé Andras Zakar, soumis aux mêmes traitements), le gouvernement constitua un Livre jaune (janvier 1949) appelé à devenir la pièce maîtresse de l’inculpation du plus illustre des prisonniers de l’Église du silence. Les communistes avaient réussi, au terme d’un martyre physique, mental et chimique de 40 jours, à faire du cardinal un « invertébré ». Ce fut là le côté le plus sinistre de son procès dont témoigne une photographie qui a fait le tour du monde. Il fut, selon Le Livre jaune, « son propre accusateur ».
Le procès
C’est devant un prétendu Tribunal du peuple que fut traduit le cardinal, conjointement à cinq autres inculpés, dont son secrétaire. Le procès-spectacle auquel il a eu droit mériterait un livre à lui seul. Le compte-rendu en a été recueilli dans un second document spécifique, Le Livre noir, dont le contenu est de facture analogue au Livre jaune. Affublé d’un avocat commis d’office et visiblement de mèche avec le procureur, totalement dans l’ignorance des pièces d’accusation produites par le procureur, le cardinal-primat était déjà condamné avant d’être jugé. Pressentant ce qu’il allait subir, le 20 décembre (six jours avant son arrestation), il avait adressé une lettre à son clergé dans laquelle il disait : « Attendu que je n’ai participé à aucun complot, je ne démissionnerai jamais : je ne parlerai pas. Si après cela vous deviez apprendre que j’ai admis ceci ou cela, que j’ai démissionné de ma charge (encore même que cela serait authentifié par ma signature), vous devez savoir qu’une semblable déclaration ne sera qu’une conséquence de la fragilité de la nature humaine… De la même façon, je déclare nulle et sans valeur quelque confession que ce soit à partir de ce jour » (ibid., p. 198).
Sa signature, elle a figuré dans plus d’un document, souvent précédée de quelques lignes manuscrites : le Parti s’était procuré pour cela les services contraints d’un couple de graphologues de talent, Hanna née Fischof et son mari Laszlo Sulner. Le père de Hanna avait inventé un appareil, connu sous le nom de procédé de Fischof, capable d’extraire d’un manuscrit des lettres, des fragments de mots et de phrases, de les agencer d’une autre manière à volonté et fabriquer ainsi un nouveau manuscrit. Ayant pu s’enfuir en Autriche le 6 février 1949 pendant le procès, les époux Sulner témoignèrent quatre jours après de la sinistre farce que constituaient les aveux écrits du cardinal Mindszenty, montrant un microfilm des documents falsifiés sur lesquels ils avaient travaillé, dont, par exemple, une des pièces maîtresses de l’accusation reproduite dans le Livre jaune, concernant la réforme agraire. Le compte-rendu des débats diffusé dans le Livre noir se révéla lui aussi un montage d’éléments frappés du sceau de l’infamie, comme la prétendue « allocation finale » du prélat à l’issue du procès, les témoignages arrachés sous la torture (le secrétaire Zakar, le professeur Baranyay), le travestissement des propos réellement tenus, auxquels s’ajoutèrent les manuscrits imitant l’écriture et la signature du cardinal. Peu après la publication, en 1950, par The New York Herald Tribune, d’un article dans lequel le couple expliquait qu’il n’avait eu d’autre choix qu’entre coopérer avec les autorités communistes ou la pendaison, Laszlo Sulner décéda, à 30 ans, d’une maladie inconnue… La lettre de Pie XII (encadré ci-dessus) aux autorités ecclésiales de Hongrie le 14 février 1949 traduit l’écœurement des observateurs objectifs de ce procès.
Le cardinal fut condamné à la détention à perpétuité, M. Baranyay à 15 ans et l’abbé Zakar à 6 ans.
Alain Toulza
Sources : Fideliter n° 243