Voici la suite et la fin de notre série de deux articles sur les franciscains de l’Immaculée. Cette congrégation a beaucoup souffert de son intérêt pour la liturgie traditionnelle. L’histoire de ses soubresauts est riche d’enseignements.
Au lendemain de la mise sous tutelle de l’institut des franciscains de l’Immaculée, la situation est difficile pour tous ceux qui ont manifesté leur intérêt pour la tradition liturgique de l’Église. Décrivons à présent les réactions à cette mise sous tutelle, venues de l’extérieur et de l’intérieur de l’institut, ainsi que l’épilogue encore inachevé de cette histoire.
Une tentative de réaction
Une réaction extérieure s’organise d’abord, en deux temps.
9 décembre 2013 – Le professeur Roberto de Mattei lance sur son site internet Corrispondenza Romana un recueil de signatures pour demander la démission du père Volpi. Au 15 décembre, il en a obtenu 5 000, venues du monde entier, et le 8 janvier 2014 il remet 8 000 signatures au cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’État. Sans succès…
Janvier 2014 – Les éditions Fede & Cultura de Vérone publient un volume de 233 pages contre la mise sous tutelle, recueillant les principales interventions parues dans la presse et sur internet lors des mois précédents. On observe ensuite une réaction intérieure. Progressivement, certains Frères commencent à comprendre que l’intention du commissaire et du Saint-Siège est de rallier l’institut à la conception conciliaire de la vie religieuse. Ils estiment que la situation idéale est celle d’avant la visite et soutiennent le biritualisme. Sur le Concile, les positions sont plus nuancées : on passe de ceux qui partagent l”« herméneutique de la continuité » à ceux qui pensent que le Concile est pastoral, donc faillible. Certains en arrivent à dire, en privé seulement, qu’il y a des erreurs dans le Concile. Ce qui les unit, c’est surtout le refus de laisser dénaturer leur vie religieuse et d’être obligés à suivre une formation trop progressiste. Bien qu’ils manifestent une sincère sympathie vis-à-vis de la Tradition, ils sont encore loin des positions de la Fraternité Saint-Pie X.
Après la fermeture du séminaire, beaucoup de Frères étudiants de cette tendance sont perplexes. Les ordinations sont suspendues pendant un an et les études arrêtées. Ceux qui se destinent au sacerdoce recevront dorénavant leur formation dans un séminaire diocésain pour la philosophie et dans une université romaine pour la théologie… Mais ils veulent rester franciscains de l’Immaculée.
Ils envisagent de demander une dispense de leurs vœux et d’essayer de fonder une autre société pour reprendre leur ancienne vie religieuse : un nouvel institut relevant de la commission Ecclesia Dei. Le père Manelli, qui n’est pas à l’origine de cette initiative, donne secrètement son soutien : que tous les Frères qui le souhaitent envoient ensemble la demande de dispense au Saint-Siège pour « ouvrir les yeux » à la congrégation. On croit encore que le pape et le dicastère sont mal renseignés… La dispense n’est accordée qu’à certains Frères de vœux temporaires, les autres attendront l’extinction de leurs vœux. Mais la dispense n’est accordée aux profès perpétuels que s’ils demandent la réduction à l’état laïc ou le passage dans un institut « moderniste ». On ne concède aucune dispense pour ceux qui ne demandent que l’exclaustration, afin d’être incardinés dans un diocèse, pour empêcher la reconstitution d’un institut semblable à celui qu’on vient de détruire. Dans ce but, l’on vise surtout les prêtres – tous profès perpétuels – en les empêchant de rejoindre les étudiants qui ont quitté l’institut.
28 juin 2014 – Mgr Ramon Cabrera Argüelles, archevêque de Lipa aux Philippines, érige les ex-Frères en association publique de fidèles (cf. canons 298–329 du code de 1983). Ses membres, tout en pratiquant la vie religieuse et en portant un habit, sont canoniquement des laïcs. Ils ne peuvent ni incardiner ni avoir un séminaire. Mais c’est la première étape pour être érigé en institut. L’association s’intitule Frères de l’Immaculée et de saint François, et compte 30 à 40 membres. La nouvelle association cherche à s’installer en Italie : elle a besoin de structures et de la permission des Ordinaires locaux. Ils sont accueillis dans des couvents de la province des frères mineurs (o.f.m.) des Marches, dont le provincial connaît déjà l’institut et admire leur fidélité à la règle. Nombre de couvents de la province étant vides, il en concède l’usage à la nouvelle association. Le Vatican ne laisse pas faire. Sans exiger la suppression de l’association, il avertit officieusement les évêques : ils ne doivent ni accueillir ses membres ni les incardiner. Pendant l’été, un groupe déménage à Rome pour recommencer les études et s’inscrit à l’université de l’Opus Dei. Le recteur les accepte mais, peu avant la rentrée, il change d’avis sur intervention de la Congrégation des religieux. Dans la même période, une tentative de se mettre sous la protection de la commission Ecclesia Dei échoue.
Novembre 2014 – Certains évêques s’étant montrés disposés à accueillir la nouvelle association (et éventuellement à en ordonner et incardiner les membres), le père Volpi se rend à l’assemblée de la Conférence épiscopale italienne et les dissuade de recevoir dans leur diocèse les membres de l’association. Vers la fin du mois, le secrétaire de la conférence épiscopale, Mgr Nunzio Galantino, envoie une circulaire dans laquelle il invite ses collègues à ne pas incardiner un ancien franciscain de l’Immaculée sans avoir d’abord contacté le commissaire.
Les Frères se sont par ailleurs organisés pour avoir des professeurs d’orientation traditionnelle des universités romaines qui viennent leur donner des cours. Les Pères auxquels le Vatican avait refusé la dispense collaborent secrètement avec la nouvelle association.
Octobre 2015 – Mgr Argüelles se rend en Italie et, avec la permission de l’archevêque de Foggia, procède à l’ordination du premier prêtre de la nouvelle association. Pendant la cérémonie, le recteur de l’église reçoit un appel urgent et quitte la célébration. C’est l’archevêché qui lui communique l’ordre, venu du Vatican, d’interrompre la cérémonie, mais il n’a pas le courage de s’exécuter. Le nouveau prêtre est incardiné au diocèse de Lipa.
4 avril 2016 – La Congrégation des religieux, par disposition du pape, déclare que pour l’érection d’un nouvel institut de droit diocésain, l’évêque devra demander ad validitatem (c’est-à-dire comme condition à la validité de cette érection) l’approbation du Saint-Siège. Simple coïncidence ? Toujours est-il que, lorsque Mgr Argüelles fixe de nouvelles ordinations pour le 23 février 2017, Rome intervient. S’appuyant sur le désaccord entre Mgr Argüelles (qui est d’orientation traditionnelle) et la Conférence épiscopale des Philippines (progressiste), le Vatican se débarrasse de l’archevêque de Lipa d’une façon toute particulière. Le 2 février 2017, il apprend par la presse… qu’il a demandé au pape sa démission et que le pape l’a acceptée. Il ne semble pas qu’il y ait d’autres griefs contre Mgr Argüelles que celui d’avoir favorisé l’association. L’enchaînement des dates et des événements est troublant. Mgr Argüelles, pressentant la fin prochaine de son mandat, avait donné aux ordinands des lettres dimissoires.
Les Frères de l’association se sont adressés à tous les évêques liés à la Tradition (Burke, Schneider, etc.) : aucun n’a accepté de les ordonner, même si personnellement ils y étaient favorables, à cause de la défense du Vatican.
En conclusion, il apparaît que Rome, sans prendre de décisions officielles qui auraient pu inquiéter les autres groupes traditionnels (et surtout la Fraternité Saint-Pie X, avec laquelle on discutait d’un accord canonique à la même période), a rogné les ailes de quiconque voulait rester fidèle à la vie des franciscains de l’Immaculée.
À l’intérieur de la société, les fondateurs ont été réduits au silence ; les anciens supérieurs ont été mutés et n’ont plus aucune charge ; les postes de commande sont occupés par des Frères favorables à la nouvelle orientation ; on a supprimé le séminaire et obligé les Frères à une formation moderne. À l’extérieur, on a empêché toute tentative de refondation : si l’association des frères de l’Immaculée et de saint François existe encore, elle n’a aucune possibilité de subsistance, car dans la pratique elle ne peut avoir de prêtres. Malheureusement ses membres n’ont pas encore les idées claires sur les fondements de la crise. Ils veulent rester dans la régularité canonique et fréquentent, faute de mieux, la nouvelle messe ; ils ne demandent pas l’aide des prêtres de la Tradition ; ils attendent un changement de pontificat ou quelque signe du Ciel. Ils n’oublient certes pas que c’est le « conservateur » Benoît XVI qui a lancé la visite canonique, en la confiant à un prélat de tendance moderne. Mais ils n’en tirent pas toutes les conséquences.
Du despotisme à la diffamation
Voici d’abord quelques remarques générales. Dans le décret ordonnant la visite, il n’est pas question de problèmes relatifs à l’administration des biens temporels : ils apparaissent dans le décret de mise sous tutelle et la première lettre du père Volpi. La question n’est pas abordée dans le questionnaire de la visite, ni, sinon en passant, dans les interventions du Vatican et du commissaire pour justifier la mise sous tutelle. Même remarque à propos des autres griefs attribués au père Manelli : de l’accusation d’avoir abusé de Soeurs à celle d’avoir provoqué la mort de Frères ayant découvert des secrets inavouables de l’institut ou celle du père Volpi lui-même, il n’y a rien dans les textes de la visite, ni durant les premières années de la mise sous tutelle.
L’on ne peut se retenir d’y voir un changement de stratégie. Le Vatican n’a pas réussi à tranquilliser les catholiques liés à la Tradition, auxquels s’étaient joints des vaticanistes de la grande presse, ni à empêcher complètement une refondation. Et Rome est en pleine discussion pour l’accord canonique avec la Fraternité Saint-Pie X. La tactique dure pouvait s’avérer nuisible.
Les faits qui suivent montrent qu’on s’est orienté vers la diffamation du père Manelli et de l’ancien gouvernement de l’institut avec des accusations (vol, abus, homicide) qui pouvaient frapper même les traditionalistes. Pour cette partie, il est parfois difficile d’avoir des preuves et il faut être prudent. Cependant, certaines de ces questions ont été soumises au jugement de la magistrature italienne, et l’on peut s’appuyer sur ses sentences pour avoir une base plus stable.
12 juin 2014 – Ouverture d’un blog (La mise sous tutelle des Franciscains de l’Immaculée) pour défendre la ligne du commissaire. Il procède à la diffamation systématique du fondateur, des Frères qui lui sont liés et de tous ceux qui soulèvent des doutes sur la gestion de l’institut. Certains articles sont de la plume des Frères contestataires. Ce qui est intéressant c’est qu’au début, les raisons évoquées pour la mise sous tutelle sont celles du décret. Un article de décembre 2014 ne parle ni de mauvaise gestion financière, ni d’abus sexuels. En janvier 2015 il est fait allusion au problème d’argent, mais il est affirmé que la protestation se ramène à une divergence théologique.
Ainsi, au début de 2015, presque trois ans après la visite canonique et deux ans après la mise sous tutelle, personne ne fait référence à des abus sexuels sur les Soeurs ou à de prétendus crimes. Les critiques sur la gestion des biens temporels restent à l’état d’allusions. Vers la même époque les journaux dévoilent un scandale de malversation financière chez les frères mineurs, du temps où le ministre général était Mgr Carballo…
La question patrimoniale
La première allusion à des problèmes financiers vient du commissaire. Dans sa circulaire du 8 décembre 2013, le père Volpi parle d’un « transfert indu d’argent pendant la mise sous tutelle ». Les bénéficiaires seraient les frères et sœurs (selon la chair) du père Manelli. La famille de ce dernier porte plainte contre le commissaire qui se voit obligé par jugement à publier une rectification, le 31 janvier 2014 : les familiers du père Manelli sont totalement étrangers à ces opérations financières…
27 mars 2015 – Le journal Il Mattino de Naples annonce que la police italienne a mis sous séquestre des biens appartenant aux associations « Mission de l’Immaculée » et « Mission du Cœur immaculé », pour une valeur de 30 millions d’euros. Les titulaires de ces associations, des laïcs liés au père Manelli, sont accusés d’escroquerie aggravée et d’usage de faux. Surgissent de nouveaux griefs contre le fondateur : il aurait détourné l’argent des bienfaiteurs pour des membres de sa famille, mis à la tête de ces associations.
En réalité, les franciscains de l’Immaculée suivent la règle du Séraphique d’Assise : les mineurs et les capucins (avant le concile) ne pouvaient rien posséder, mais leurs biens étaient mis au nom du Saint-Siège, qui les administrait. Le père Manelli aurait voulu faire de même, mais le Saint-Siège refusa, car après le concile, il ne voulait plus assumer cette administration, confiée à des associations de laïcs. Le fondateur procéda de même. Dans la pratique, l’administration des associations à été entièrement transférée à des mains de laïcs, mais ce passage était en phase finale lors de la visite et de la mise sous tutelle. Il y eut alors une accélération du processus qui généra des irrégularités, sans escroquerie ni vol.
Le commissaire, déçu, s’adressa à la magistrature, car il n’avait pas réussi à persuader les laïcs titulaires à mettre les biens à la disposition du nouveau gouvernement et il ne pouvait les obliger.
7 juin 2015 – Le père Volpi, qui était convalescent après un malaise, meurt subitement d’un ictus.
29 juin 2015 – Il est remplacé par l’abbé Sabino Ardito, salésien, assisté de deux collaborateurs, un capucin et un jésuite, tous trois spécialistes en droit canonique.
15 juillet 2015 – Le tribunal d’appel d’Avellino relaxe le père Manelli et ses collaborateurs du chef de séquestration de biens, sentence confirmée par la Cour de cassation le 18 décembre 2015. Le procès pour usage de faux est toujours en cours.
La question des abus sexuels
Passons sur des accusations plus ou moins farfelues : pratiques de pénitence excessives, envoûtement, conditions de vie inacceptables, tortures, pactes signés avec le sang, etc.
4 novembre 2015 – Apparaissent pour la première fois des accusations d’abus sexuels sur des Sœurs du fait du père Manelli. C’est le fruit d’une enquête menée par l’un des quotidiens les plus importants d’Italie, le Corriere della sera, qui s’appuie sur les témoignages d’anciennes Sœurs défroquées. Elle est relayée sur internet. Le parquet d’Avellino ouvre une enquête. À côté des violences sexuelles, on commence à parler de faits encore plus mirobolants : il y aurait eu une série de morts suspectes à Frigento ; des Frères auraient été assassinés sur l’ordre du père Manelli pour avoir découvert des « secrets ». Le père Volpi lui-même aurait été empoisonné. Bornons-nous à ce qui est certain.
21 novembre 2016 – Le parquet d’Avellino archive la procédure contre le père Manelli.
Ceci est éloquent si l’on se souvient du contexte : on sait combien l’Église a pris de précautions dans ce domaine, et comment elle n’hésite pas à intervenir (que l’on songe au cas du fondateur des Légionnaires du Christ). De plus, les franciscains de l’Immaculée étaient sous tutelle depuis 2013. Enfin, ces accusations sont apparues quand celles concernant la mauvaise gestion de l’argent avaient été réfutées.
Les responsables
Qui sont les auteurs de cette campagne de diffamation ? En ce qui concerne les accusations d’abus de pouvoir, de traditionalisme, de malversation financière, les accusateurs sont le commissaire apostolique et le nouveau gouvernement général. Mais, en date du 2 février 2017, le pape et la congrégation envoient au père Manelli une lettre où se lit : « Il est fait obligation au père Manelli de remettre dans la limite de 15 jours à partir de la réception de ce décret, le patrimoine économique géré par les associations civiles et toute autre somme en sa possession, à la pleine disposition de l’institut. » C’est feindre d’ignorer que, d’après les constitutions des franciscains de l’Immaculée approuvées par le Saint-Siège, l’institut ne peut avoir à sa disposition aucun bien : c’est pour cela que les associations de laïcs ont été instituées. Or, le père Manelli n’a aucun pouvoir sur les biens appartenant à ces associations. Persuader les laïcs qui les administrent à les mettre à la disposition de l’institut serait contraire aux constitutions.
Quant aux violences et aux abus, relevons que, dans une émission télévisée, un document a été produit, connu de la seule Congrégation des religieux et du père Manelli – qui n’avait aucun intérêt à sa diffusion. Enfin, la famille et les amis du père Manelli n’ont cessé d’écrire au Saint-Siège pour se plaindre des fausses accusations diffusées à la télévision par le canoniste du commissaire. Sans résultat. Il semble donc difficile d’exonérer certains milieux du Vatican d’une passivité certaine devant les accusations fausses.
Conclusion
Essayons de tirer un bilan. L’on peut constater que, sur le plan doctrinal et liturgique, l’institut des franciscains de l’Immaculée se trouvait, après le motu proprio, dans une situation qui évoluait vers la Tradition liturgique et même doctrinale. Mais Rome est intervenue avant la fin de ce processus. Les membres influents de l’institut pensaient qu’une discussion publique sur les réformes était nécessaire : c’était trop. Mais quel élément pouvait bien inquiéter Rome dans cet institut ?
Il est manifeste que l’intervention de Rome visait d’abord et avant tout à arrêter la mouvance traditionnelle et à rallier l’institut aux nouvelles tendances issues de Vatican II. Pourquoi interdire la messe traditionnelle, fermer le séminaire, lancer des accusations de cryptolefebvrisme, si les problèmes ne concernaient que l’argent et les abus ? À quoi bon empêcher de jeunes Frères, étrangers à ces histoires, de faire une nouvelle fondation ?
Cette attitude de la part de Rome vise une intention précise : donner un avertissement pour prévenir une évolution d’une position conservatrice à une position traditionaliste critiquant les textes conciliaires.
Si l’on considère la chronologie des événements, on a l’impression que les affaires d’argent et de mœurs ont été inventées, très tardivement, pour se justifier aux yeux des tradis, et avant tout de la Fraternité Saint-Pie X. Mais alors, comment expliquer les décisions prises ? Et si la bienveillance de Rome vis-à-vis de la Fraternité est réelle, pourquoi ne pas laisser aux franciscains de l’Immaculée la liberté de « faire l’expérience de la Tradition » ?
Abbé Arnaud Sélégny†, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Fideliter n° 239 de septembre-octobre 2017