Le père Pascal Vesin ne fut ni cardinal, ni même évêque. Son affiliation au Grand- Orient n’eut donc pas une portée immense. Mais son histoire est si emblématique et inouïe qu’elle mérite d’être racontée par le menu.
Quand le père Vesin rencontre ses premiers francs-maçons, il pense qu’on va lui parler de recherche philosophique, de moyens d’œuvrer pour l’humanité.
« La conversation s’engage :
– C’est très intéressant… Un prêtre ? Voilà qui n’est pas habituel. Venez, venez…
« Je suis prêtre, et c’est évidemment ce qui suscite l’intérêt. Mais leur précipitation m’indispose. Je recule :
– Je n’ai pas envie d’être « intéressant »…
« Personne ne me parle du travail, de la quête. Tout ce que mes interlocuteurs voient, c’est ma qualité de curé ; on dirait que je suis une bonne prise, comme un gibier de prix. Sentant cet appétit déplacé, je tire ma révérence (1).»
« Adversárius vester diábolus tamquam leo rúgiens círcuit, quærens quem dévoret (2) », chantons-nous dans l’office des complies. Au lieu de comprendre qu’il y a une guerre ouverte entre la franc-maçonnerie et l’Église, et que tel le démon, les frères « trois-points » se réjouissent de voir un prêtre de Jésus-Christ passer à l’ennemi, le père Pascal n’y voit qu’un « appétit déplacé ». Il n’y décèle pas un signe manifeste d’incompatibilité, au contraire. « L’attitude de certains frères de la Grande Loge nationale française me rebute, cette curiosité qu’ils manifestent, cette satisfaction d” »avoir un curé ». Je me tourne donc vers le Grand-Orient, dont le temple est à Genève (3). »
Comment peut-on en arriver là ? Pour l’expliquer, il nous faut revenir à son enfance et aux prêtres qu’il a côtoyés.
Un enfant du Concile
Pascal Vesin est né en 1970. La famille vit modestement à Neuvecelle, petite ville qui borde le lac Léman. Le père, Claude Vesin, est électricien. La mère, Mireille, travaille dans une étude de notaire, qu’elle abandonne pour devenir mère au foyer à la naissance de l’aîné, Christophe. « Oncles, tantes, neveux, tout le monde vivait dans la même maison (4). » En tout quinze personnes ! « Nous étions heureux, nous ne manquions de rien. »
Il avait la foi du charbonnier comme ses parents, dans cette région de la Savoie marquée par la figure de saint François de Sales. « Il y avait probablement un Dieu là-haut, sévère mais bienveillant, et il valait mieux se mettre en règle avec lui. Les méchants seraient punis dans les siècles des siècles, les justes seraient récompensés à jamais… Les rites étaient importants. Même si on n’y croyait pas, on faisait les gestes. On misait sur l’existence de Dieu (5).»
L’abbé Moille officiait dans l’église paroissiale. Il ne portait certes plus le col romain ; il disait sans doute, comme les autres prêtres, la nouvelle messe. Mais Pascal Vesin le décrit comme un curé « à l’ancienne ». La confession des enfants se faisait toutes les semaines. Le quotidien était rythmé par les baptêmes, la messe, les mariages, les derniers sacrements aux agonisants. À 7 ans, Pascal fait sa première communion. Il devient enfant de choeur.
En 1979, l’abbé Moille est remplacé par l’abbé Paul Fichard. Le petit Pascal a 9 ans. Celui-ci décrit son curé comme un homme « pressé par la recherche de la vérité (6) ». Arrive en effet un prêtre pénétré des idées du concile Vatican II, un prêtre de la nouvelle génération.
Un tsunami mental
Le père Vesin résume ce que lui a apporté l’abbé Fichard : « C’est de lui que je tiens cet amour de la quête, cette exigence d’authenticité. Il m’a légué ce bien précieux : la conviction que chacun a sa propre règle de vie, et que, dans ce cheminement, il ne faut pas abdiquer, quel qu’en soit le coût (7).»
Le petit Pascal aime beaucoup le catéchisme. « J’aime ces histoires de mer qui s’écarte pour laisser passer un peuple, ce buisson ardent qui s’enflamme sous l’oeil de Dieu, ces rois terribles, ces soldats romains cruels, ces hommes justes qui s’enfoncent dans le désert… J’aime l’idée que l’au-delà est peuplé d’anges et d’âmes, que le paradis nous attend. J’écoute avec attention, quand on nous lit la Bible (8) », raconte- t‑il.
Quand Pascal atteint l’âge de 13 ans, le père Fichard vient tout remettre en question. « C’est lui qui va m’ouvrir les yeux : toutes ces belles histoires sont des mythes (9). » Il lui explique que les morts ne ressuscitent pas, que l’eau ne se change pas en vin, que le Christ n’a pas marché sur les eaux, qu’il n’y a pas eu de multiplication des pains, qu’Adam et Ève n’ont pas existé. « Nous ne sommes pas dans la réalité : il faut distinguer vérité et historicité », explique-t-il.
C’est le modernisme pratique décrit par saint Pie X dans son encyclique Pascendi dominici gregis du 8 septembre 1907. On distingue le Christ de l’histoire, du Christ de la foi. Le premier a bien existé, le second a fait l’objet d’une transfiguration par les premiers chrétiens. Après la déconstruction de toutes les vérités opérée par les modernistes, saint Pie X note : « Que restet- il donc, sinon l’anéantissement de toute religion et l’athéisme(10) ?»
« Le choc est immense, inconcevable », rapporte le père Vesin. « D’un seul coup, mes yeux se dessillent. Oui, il a raison, le père Fichard. (…) C’est un tsunami mental (11). » Sa colère se porte tout d’abord vers les dames catéchistes. Elles lui ont donc menti, comme les parents qui font croire à leurs enfants que le père Noël existe ! Succède l’enfer du doute. Dieu estil lui aussi une invention ? C’est le désarroi complet.
Cet évènement marque un tournant pour Pascal, qui va orienter toute sa vie : « Il va falloir tout remettre debout, sans faiblir. Ma foi ne vacille pas (12).»
« Je trouve mon chemin dans cette forêt de doute, quand même. Je m’entends bien avec Dieu, au fond. Le reste, la mythologie, la culpabilité, la confession, ce ne sont que des détails. Le pilier central, indestructible, c’est ma foi (13) », conclut-il. Mais, quand il ne reste plus rien d’objectif, la foi ne peut être que le fruit de la subjectivité, du ressenti.
La vocation sacerdotale
Pascal pense à devenir prêtre. « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été tenté par la religion. À 6 ans, je dessinais des autels. À 8 ans, je mimais la messe. À 10 ans, j’étais enfant de choeur. Le reste a suivi. À 15 ans, donc, je suis déterminé (14). » Il s’en ouvre au père Fichard qui reste d’abord sur la réserve, puis l’invite à vivre, à aller en boîte de nuit ! Il lui montre son quotidien misérable : « D’un geste de la main, il désigne la pauvre table, les miettes, la vaisselle sale : « C’est ça que tu veux (15) ? » » Pascal ne se rebute pas. Il souhaite toujours devenir prêtre.
Le père Fichard l’écarte volontairement des camps à vocation religieuse, des rassemblements, des groupes de prière. « Pour te préserver », dit-il. « Il ne fait rien pour me rapprocher de la prêtrise (16) », reconnaît le père Vesin.
À 20 ans, sa conviction demeure. Il sait ce qu’il va faire : « Me mettre au service de Dieu. Ma mission sera de « rendre présent le Christ parmi les hommes ». J’ai la vocation, c’est certain (17). »
Il ajoute : « Je voulais être curé comme le père Fichard. C’est lui qui a été – et reste – mon exemple (18). » Ce prêtre « dépoussière les mythes, revient à la vérité (19) ».
Le séminaire
Reçu avec ses parents par le père Pierre Masson, responsable diocésain à la formation, il demande à entrer au séminaire. Le trouvant un peu jeune, celui-ci l’engage à attendre, à suivre des études, à réfléchir. Mais c’est tout réfléchi ! Pascal Vesin insiste fortement. Le prêtre finit par accepter. En septembre, il entrera au séminaire de Sainte-Foy-lès-Lyon qui regroupe les séminaristes d’une dizaine de diocèses.
Ses condisciples viennent de Clermont- Ferrand, de Valence, de Grenoble, de Dijon, de Belfort. Six années d’études l’attendent.
Il découvre les écrits du père Karl Rahner (1904–1984), jésuite moderniste qui eut une influence déterminante au concile Vatican II. « Pour lui, c’est simple, tout homme juste est sauvé, chrétien ou non, car c’est un « catholique anonyme. (…) L’Église, donc, est au service de la Révélation, mais ne peut prodiguer le salut (20) », explique-t-il. Cette découverte l’enchante : « Rahner me permet de mettre des mots sur l’expérience que je suis en train de vivre. (…) Me voilà heureux de savoir, grâce à Rahner, que nous irons tous au paradis (21). » Conforté par l’enseignement qu’il reçoit, il conclut : « La Rédemption ne m’apparaît plus comme un acte individuel, mais comme un fait collectif. Je me demande désormais comment la société peut aider l’homme à grandir (22). » Appuyé sur une telle pensée, on comprend dès lors que l’apostolat soit abandonné par de nombreux prêtres conciliaires pour laisser la place à l’activisme social.
Pendant son service militaire, il s’intéresse à la politique : « Je rêve d’une gauche, une vraie gauche, pas cette légion d’apparatchiks qui colonisent les articles de journaux. Je me mets à fréquenter les jeunes socialistes (23). » Devenu diacre, il est autorisé par l’évêque d’Annecy, Mgr Barbier, à s’inscrire à l’Institut théologique orthodoxe Saint-Serge, dans le xixe arrondissement de Paris. Il y est enthousiasmé par une approche différente et l’existence d’une théologie plurielle ! Arrivés dans une promotion de 15 au séminaire, ils seront finalement trois à être ordonnés. L’ordination du père Pascal Vesin a lieu le 30 juin 1996.
Âgé de 26 ans, il est nommé à la paroisse de Thonon. Il y est spécialement chargé des jeunes. Ces premiers pas de prêtre laissent entrevoir le prêtre progressiste. Sa ligne de conduite est de refuser tous les extrêmes, le Front national comme le parti chrétien de Christine Boutin. Il veut faire de la politique en pesant sur la vie sociale. « La société change, notre devoir est de prendre en compte cette évolution : des avancées comme le Pacte civil de solidarité (Pacs), le logement social, le dialogue avec les autres religions, doivent faire partie de nos préoccupations au long cours (24) », martèle-t-il. Au bout de 2 ans, il est envoyé à Annemasse où il reste 6 ans. Le vendredi, il se rend à la mosquée, sympathise avec l’imam du quartier et les jeunes. « En revanche, quand je les invite à l’église, ils ne viennent pas (25) », déploret- il. En 2004, il devient curé de Megève. C’est là que son appartenance à la francmaçonnerie sera dévoilée.
L’adhésion à la Franc-Maçonnerie
Plus tôt en effet, en 1999, lors d’un voyage humanitaire en Roumanie, un ami, Gérard, lui révèle qu’il est membre de la franc-maçonnerie et l’invite à s’en rapprocher. Le père Vesin est mûr. Nous l’avons vu, son enfance, sa formation sacerdotale et sa pensée de gauche l’y prédisposent. Il ne reste plus rien de la religion que la volonté de faire « grandir l’homme ».
De ses lectures sur la franc-maçonnerie, « deux ou trois idées-forces me plaisent, notamment la compréhension mutuelle, la nécessité d’oeuvrer pour le bien, la réflexion sur les moyens d’être homme. Par-dessus tout, il y a un mot qui revient fréquemment et qui m’importe plus que tout. C’est le mot « liberté » (26) » explique-t-il. Il se documente et se demande : « Pourquoi l’Église condamnet- elle ce mouvement, dont les intentions sont charitables et justes ? Et dont les valeurs sont parfaitement chrétiennes ? (…) La réponse est simple : l’Église, fortement structurée dans un système hiérarchique, ne peut tolérer une autre autorité que la sienne (27). » Le secret, certes, le trouble, mais la bonté de son ami Gérard le rassure. Il balaie le risque de syncrétisme religieux et les condamnations de l’Église. « En creusant un peu, je m’aperçois que toutes les raisons fournies par les antimaçons sont vagues, fausses, creuses ou simplement idiotes (28) », rien moins. Pour lui, les francs-maçons « sont des progressistes, et les éléments les plus rétrogrades de la société ne veulent pas de ce progressisme (29) ». L’aveu est là : l’Église doit changer.
Le 28 février 2001, il est initié au temple du Grand-Orient de Genève. Le seul à savoir la chose est son père spirituel, le père Placide, un ermite, chrétien orthodoxe. Celui-ci n’y voit aucune contre-indication. Le père Vesin ose affirmer : « Grâce à la maçonnerie, je gagne en respect et en ouverture vers l’autre. (…) Ma foi, aussi, s’approfondit (30) » ! « À Genève, je retrouve les frères deux fois par mois. Je suis assidu. Au bout d’un moment, je passe maître. Je progresse sur le chemin de la connaissance (31) », explique-t-il.
La dénonciation
En avril 2010, Mgr Yves Boivineau, évêque d’Annecy, reçoit une lettre anonyme désignant le père Vesin comme franc-maçon. À la question de son évêque, il répond en niant tout d’abord 32. Mais en 2011, suite à un second courrier anonyme, il reconnaît enfin son appartenance. Il est également confondu par le site internet d’une loge qu’il a visitée, celle-ci publiant ce commentaire : « Nous recevons un frère curé à Megève (33).»
La lettre anonyme ayant également été transmise au nonce apostolique à Paris, Mgr Ventura, l’affaire remonte à Rome. Mgr Boivineau tente à plusieurs reprises de convaincre le père Vesin de quitter la franc-maçonnerie. En mars 2013, la Congrégation pour la doctrine de la foi enjoint l’évêque d’Annecy de clarifier sous un mois la situation du curé de Megève.
Le père Vesin invoque « la liberté absolue de conscience (34) » et refuse de quitter la franc-maçonnerie. Dans sa lettre du 23 mai 2013, Mgr Boivineau tire les conséquences de ce refus : « En application du canon 1332 CIC, vous ne pouvez donc plus désormais, à compter de ce jour, ni recevoir ni célébrer les sacrements et je vous demande de quitter la paroisse dont vous n’êtes plus le curé (35). » Cet article du code de droit canon de 1983 renvoie à la peine de l’interdit prévue par l’article 1374 : « Qui s’inscrit à une association qui conspire contre l’Église sera puni d’une juste peine ; mais celui qui y joue un rôle actif ou qui la dirige sera puni d’interdit. » Or, le diocèse reproche au père Vesin d’avoir précisément joué un rôle actif (36), en étant agent recruteur, notamment de l’un de ses paroissiens de Megève (37). La personne frappée d’interdit est soumise aux mêmes peines que l’excommunié, mais fait toujours partie de l’Église.
À ce jour, le père Vesin n’est pas revenu en arrière. Il s’étonne au contraire de la position de l’Église. Il rappelle que le père Desbrosse avait reçu en 1980 l’autorisation de son évêque d’adhérer à la franc-maçonnerie. Il pense que depuis Jean XXIII la position de l’Église s’est adoucie et que le père Desbrosse a bénéficié, avec Jean-Paul II, d’un pape libéral. L’arrivée de Benoît XVI a marqué pour lui une forme de réaction, et de confusion ajouterions-nous. «
Personnellement, je ne vois aucune contradiction entre mon engagement chrétien et les aspirations des francs-maçons (38) », déclare-t-il. Le livre qu’il publie en 2014 s’intitule d’ailleurs Être frère, rester Père, avec pour sous-titre Prêtre ou franc-maçon : pourquoi choisir ? Nous sommes tentés de lui donner raison, tant la révolution conciliaire a prêté la main au programme maçonnique, rendant la frontière ténue entre les deux institutions.
Comme d’autres prêtres progressistes, le père Vesin ne cache pas son souhait de voir un jour des hommes mariés accéder au sacerdoce, mais également des femmes mariées (39). Lors de la manifestation pour tous, il a appelé à la liberté de conscience (40). « Des dogmes immuables ? Je suis contre. (…) Il y a l’immobilité et le mouvement. Or, c’est le mouvement qui m’intéresse (41) », résume-t-il.
Albert Laurent
Sources : Fideliter n° 239 de septembre-octobre 2017
Notes
(1) – Pascal Vesin, Être frère, rester Père, Presses de la Renaissance, 2014, p. 165.
(2) – « Votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant qui il pourra dévorer. »
(3) – Les références ne comportant qu’un numéro de page sont toutes tirées de l’ouvrage du père Vesin. Ici p. 171.
(4) – P. 27.
(5) – P. 24.
(6) – P. 34.
(7) – Ibid.
(8) – P. 37.
(9) – P. 41.
(10) – Pascendi, § 55.
(11) – Pp. 41–42.
(12) – P. 43.
(13) – Ibid.
(14) – P. 58.
(15) – P. 59.
(16) – P. 63.
(17) – P. 73.
(18) – P. 78.
(19) – P. 83.
(20) – Pp. 124–125.
(21) – Ibid.
(22) – P. 136.
(23) – P. 132.
(24) – P. 152.
(25) – P. 158.
(26) – P. 164.
(27) – P. 167.
(28) – P. 170.
(29) – P. 168.
(30) – P. 178.
(31) – P. 180.
(32) – Communiqué du diocèse d’Annecy du 28 mai 2013.
(33) – P. 186.
(34) – Communiqué cité plus haut.
(35) – Le Point, 24 mai 2013.
(36) – Communiqué cité plus haut.
(37) – L’Express, n° 3236, 10 juillet 2013, p. 59.
(38) – P. 171.
(39) – P. 66.
(40) – P. 199.
(41) – P. 100.