Saint-​Macaire, le dimanche 2 octobre 2005
L’éducation de vos enfants, comme nous le rapÂpeÂlions l’anÂnée derÂnière, est une ouvre qui nous est comÂmune : ni vous ni nous ne pouÂvons l’acÂcomÂplir isoÂléÂment, a forÂtioÂri en oppoÂsiÂtion ou en concurrence.
Ce qui explique qu’ayant déjà tout dit nous nous retrouÂvions encore pour améÂlioÂrer si posÂsible cet accord sur l’esÂsenÂtiel pour le plus grand bien de vos enfants.
Il est vrai que si les prinÂcipes sur l’éÂduÂcaÂtion, comme tous les prinÂcipes, sont immuables, non senÂsibles aux modes mais facÂteurs de contiÂnuiÂté, les cirÂconsÂtances de cette éduÂcaÂtion, elles, varient au gré des époques ainÂsi qu’au gré de nos hisÂtoires perÂsonÂnelles. Comme pour beauÂcoup d’autres choses la spéÂciÂfiÂciÂté de l’homme, son oriÂgiÂnaÂliÂté, consiste à faire coïnÂciÂder les cirÂconsÂtances parÂtiÂcuÂlières de sa vie avec les prinÂcipes qui les éclairent et qui les insÂpirent, qui leur donnent leur sens et leur valeur ausÂsi, c’est de la saine casuisÂtique : l’apÂpliÂcaÂtion du prinÂcipe généÂral à des cas parÂtiÂcuÂliers ! Facile à énonÂcer, moins facile à mettre en praÂtique, il y faut un apprenÂtisÂsage et une habiÂtude, fruit jusÂteÂment d’une éduÂcaÂtion : éduÂcaÂtion de l’inÂtelÂliÂgence à habiÂtuer au vrai, éduÂcaÂtion de la volonÂté à habiÂtuer au bien ; – le vrai à disÂcerÂner, à reconÂnaître, le bien à aimer et donc à choiÂsir – Cela supÂpose égaÂleÂment un regard préÂcis de chaÂcun sur la vie et sur son sens – sur les rapÂports, des êtres humains entre eux dans l’esÂpace et dans le temps c’est-​à -​dire dans l’hisÂtoire et dans la société.
Vivons-​nous seuls, sans vrai rapÂport avec les autres ? Les généÂraÂtions se succèdent-​elles seuleÂment, sans rapÂport entre elles ? Même si nous n’y réfléÂchisÂsons pas volonÂtaiÂreÂment, consciemÂment et sufÂfiÂsamÂment, la concepÂtion de tout cela nous influence, influence notre vie de façon impliÂcite et expliÂcite. Un aspect sans cesse préÂsent est celui que l’on pourÂrait appeÂler celui de la rupÂture : rupÂture avec le pasÂsé, rupÂture avec autrui, rupÂture avec Dieu ; nous sommes, faut-​il le rapÂpeÂler, fils et filles de la Révolution, vicÂtimes certes, mais ignoÂrant comÂplèÂteÂment ce qu’est une vie sociale harÂmoÂnieuse parce que souÂmise à l’ordre divin. De ce fait l’homme s’est trouÂvé isoÂlé, plus seul que jamais parce que la révoÂluÂtion, une et unique, qu’elle soit de 1789, de 1917 ou de 1968 a étenÂdu ses ravages parÂtout, même là où on ne l’atÂtenÂdait pas, c’est-​à -​dire dans l’Eglise. Et le pauvre être humain se trouve réduit à déciÂder de tout comme un monarque absoÂlu, comme un dieu – puisÂqu’on l’a libéÂré de toute sujéÂtion et qu’on lui a fait croire que sa liberÂté était sans aucune limite. Nous sommes aux antiÂpodes non seuleÂment du monde chréÂtien mais même du monde antique.
Après d’autres nous pourÂrions dire qu’un mot résume la quaÂliÂté essenÂtielle, l’atÂtiÂtude fonÂdaÂmenÂtale de l’homme antique : c’est la piéÂté. Comme d’autres vocables, c’est un terme qu’il faut dépousÂsiéÂrer et élarÂgir, il ne s’aÂgit pas, on s’en doute, de désiÂgner uniÂqueÂment un ensemble de gestes ou d’atÂtiÂtudes de dévoÂtion, plus extéÂrieures que proÂfondes et parÂfois plus matéÂrielles qu’insÂpiÂrées.
Il s’aÂgit d’une attiÂtude émiÂnemÂment humaine parce qu’elle maniÂfeste révéÂrence et souÂmisÂsion à ce qui existe et à ses lois, en dehors de nous et en nous, qui nous dépasse, qui ne dépend pas de nous, n’a pas besoin de nous pour être et nous élève vers son auteur.
Piété, l’atÂtiÂtude de Socrate condamÂné injusÂteÂment. Socrate, le plus étonÂnant des hommes de l’anÂtiÂquiÂté par son amour du vrai, son humiÂliÂté, son sens de la fidéÂliÂté à une misÂsion reçue d’en haut qui lui fera sacriÂfier sa vie et accepÂter sa condamÂnaÂtion comme il le dira lui-​même à ses juges :
« Athéniens, je vous salue bien et je vous aime ! Mais j’oÂbéiÂrai au dieu pluÂtôt qu’à vous : jusÂqu’à mon derÂnier souffle et tant que j’en serai capable, ne vous attenÂdez pas que je cesse de phiÂloÂsoÂpher, de vous adresÂser des recomÂmanÂdaÂtions, de faire voir ce qui en est à tel de vous qui, en chaque occaÂsion, se trouÂveÂra sur mon cheÂmin, en lui tenant le lanÂgage même que j’ai couÂtume de tenir . (29, d) . de la mort, sauf votre resÂpect, je n’ai cure le moins du monde, tanÂdis que de comÂmettre rien qui soit injuste ou impie, c’est là ce qui fait tout mon souÂci. » (32, d) (Platon – Apologie de Socrate)
Piété, l’atÂtiÂtude d’Antigone préÂféÂrant obéir à la loi éterÂnelle des dieux pluÂtôt qu’à la loi humaine au prix de sa propre vie. Si Socrate est un perÂsonÂnage hisÂtoÂrique que Platon, son disÂciple, nous fait connaître déjà âgé, célèbre par sa laiÂdeur, Antigone est une héroïne de Sophocle. Libre à nous de l’iÂmaÂgiÂner dans la fleur de sa jeuÂnesse et de sa beauÂté, à la veille de son mariage, attaÂchée à son pays. Elle est cepenÂdant tout ausÂsi indompÂtable que Socrate et sans peur, face à Créon son oncle, chef de la cité à qui elle répond :
« Je ne croyais pas que tes édits étaient assez puisÂsants pour donÂner licence à un simple morÂtel de piéÂtiÂner les lois que les dieux ont porÂtées hors de tout code et de toute atteinte. Ce n’est pas d’auÂjourd’Âhui, d’hier, c’est de toute éterÂniÂté qu’elles vivent, et nul ne sait où remonte leur oriÂgine. Ces lois-​là , je n’alÂlais pas me laisÂser intiÂmiÂder par aucune préÂtenÂtion humaine pour qu’elles me condamnent au triÂbuÂnal des dieux ! » (Sophocle – Antigone)
Piété, l’atÂtiÂtude d’Enée sauÂvant son père Anchise des flammes de Troie en l’emportant sur son dos jusÂqu’aux vaisÂseaux, et de tant d’autres quoi qu’il en soit de leurs erreurs ou de leurs fautes.
Parce qu’Il se révèle à lui, Dieu éclaire la piéÂté du peuple d’Israël et l’Incarnation du Verbe, rouÂvrant les écluses de la grâce, perÂmit à cette piéÂté natuÂrelle de deveÂnir surnaturelle.
Piété par laquelle l’homme vécut à sa place et connut quelle était cette place : celle d’un être qui reçoit d’aÂbord et essenÂtielÂleÂment tout de Dieu, l’être, la vie, qui reçoit égaÂleÂment ce qu’il est de sa famille et de la terre sur laquelle il a vu le jour c’est-​à -​dire de sa patrie. Constitué radiÂcaÂleÂment par ce don l’homme est à jamais débiÂteur, incaÂpable de rendre en jusÂtice ce qu’il reçoit, débiÂteur insolÂvable, Aristote l’aÂvait déjà indiqué :
« Il est imposÂsible de s’acÂquitÂter entièÂreÂment dans toutes les cirÂconsÂtances, comme c’est le cas pour les honÂneurs que nous renÂdons aux dieux et aux parents. Il est juste que l’oÂbliÂgé rende les serÂvices qu’il a reçus : le fils, quoi qu’il fasse, ne s’acÂquitÂteÂra jamais des bienÂfaits dont l’a comÂblé son père et sa dette subÂsisÂteÂra touÂjours. » (Aristote – Ethique à Nicomaque)
Cette condiÂtion débiÂtrice est au point de départ de la réflexion de Maurras sur la civilisation :
« L’individu qui vient au monde dans une « civiÂliÂsaÂtion » trouve incomÂpaÂraÂbleÂment plus qu’il n’apÂporte. Une disÂproÂporÂtion qu’il faut appeÂler infiÂnie s’est étaÂblie entre la propre valeur de chaque indiÂviÂdu et l’acÂcuÂmuÂlaÂtion des valeurs au milieu desÂquelles il surÂgit. Plus une civiÂliÂsaÂtion prosÂpère et se comÂplique, plus ces derÂnières valeurs s’acÂcroissent (.). Il suit de là qu’une civiÂliÂsaÂtion a deux supÂports. Elle est d’aÂbord un capiÂtal, elle est ensuite un capiÂtal transÂmis (.). L’individu est accaÂblé par la somme des biens qui ne sont pas de lui et dont cepenÂdant il proÂfite dans une mesure plus ou moins étenÂdue. Riche ou pauvre, noble ou manant, il baigne dans une atmoÂsphère qui n’est point de nature brute, mais de nature humaine, qu’il n’a point faite, et qui est la grande ouvre de ses préÂdéÂcesÂseurs directs et latéÂraux, ou pluÂtôt de leur assoÂciaÂtion féconde et de leur utile et juste comÂmuÂnauÂté (.). De tous ces indiÂviÂdus, le plus insolÂvable est sans doute celui qui apparÂtient à la civiÂliÂsaÂtion la plus riche et la plus préÂcieuse (.). (Maurras – Qu’est-​ce que la civilisation ?)
Reconnaissant cepenÂdant, par devoir et par mouÂveÂment sponÂtaÂné, ce n’est pas la stricte jusÂtice, puisÂqu’elle supÂpose l’éÂgaÂliÂté, qui préÂsiÂdeÂra à ses devoirs mais la piété :
« La jusÂtice implique qu’on rende à autrui ce qui lui est dû et de manière à étaÂblir une égaÂliÂté (.). L’homme ne peut rendre à Dieu rien qu’il ne lui doive : mais jamais il n’éÂgaÂleÂra sa dette (.). On ne peut davanÂtage rendre aux parents l’éÂquiÂvalent de ce qu’on leur doit. Dans cette situaÂtion où la jusÂtice est hors de notre porÂtée, la reliÂgion défiÂnit notre attiÂtude à l’éÂgard de Dieu ; la piéÂté défiÂnit notre attiÂtude à l’éÂgard des hommes, elle est une cerÂtaine expresÂsion de l’aÂmour envers les parents et la patrie. » (Saint Thomas d’Aquin – Somme théologique)
Une attiÂtude humble, pleine de graÂtiÂtude et d’ouÂverÂture, récepÂtive – joyeuse ausÂsi, remÂplie d’enÂthouÂsiasme d’être ainÂsi l’obÂjet de l’atÂtenÂtion de plus grand que soi, au lieu d’en être accaÂblée comme Faust le perÂsonÂnage de Paul Valéry « et je suis excéÂdé d’être une créaÂture », ou comme le démon lui-​même jaloux de Dieu jusÂqu’à préÂféÂrer l’imÂposÂsible néant à la dépenÂdance de la créaÂture – car il n’y a pas d’inÂterÂméÂdiaire : celui qui n’est pas Dieu est une créaÂture c’est-​à -​dire il reçoit l’être de lui, il dépend de lui, mais ne lui fait pas concurÂrence, Dieu est seul à être Dieu. Et si l’orÂgueil pousse à se vouÂloir Dieu il n’empêche pas de savoir que c’est imposÂsible comme il est imposÂsible de retourÂner dans son néant d’origine.
Cependant au début de l’huÂmaÂniÂté, c’est bien l’arÂguÂment du tenÂtaÂteur « vous serez comme des dieux » qui conforte la déciÂsion de nos preÂmiers parents. Décision qui les plonÂgeÂra dans le malÂheur en les sépaÂrant de Dieu, en les renÂdant même enneÂmis de Dieu par le péché, en désorÂgaÂniÂsant leur nature créée dans l’harÂmoÂnie et dans la grâce.
Et de généÂraÂtion en généÂraÂtion les hommes héritent de cette nature pécheÂresse et désharÂmoÂniÂsée, résulÂtat draÂmaÂtique de cette attiÂtude paraÂdoxale de nos preÂmiers parents que la Révolution va quaÂsiÂment insÂtiÂtuÂtionÂnaÂliÂser : se vouÂloir dieu lorsÂqu’on n’est qu’un homme. Si bien que nous sommes tous contaÂmiÂnés par les miasmes du comÂporÂteÂment révoÂluÂtionÂnaire d’auÂtant plus faciÂleÂment que les sociéÂtés auxÂquelles nous apparÂteÂnons – la famille – la sociéÂté poliÂtique – l’Eglise – sont elles-​mêmes vicÂtimes de la Révolution. Laquelle s’est en quelque sorte « enriÂchie » au cours des siècles tout parÂtiÂcuÂlièÂreÂment depuis 1968.
La famille, cette celÂlule de base de la sociéÂté, telle que nous pouÂvons la voir autour de nous, n’est plus que la cariÂcaÂture d’elle-​même. Cela remonte loin et Rousseau fut l’arÂtiÂsan de choix de cette révolution :
« La seule habiÂtude qu’on doit laisÂser prendre à l’enÂfant est de n’en contracÂter aucune. préÂpaÂrez de loin le règne de sa liberÂté. Qu’il ne sache ce que c’est qu’oÂbéisÂsance quand il agit. Posons pour maxime inconÂtesÂtable que les preÂmiers mouÂveÂments de la nature sont touÂjours droits : il n’y a point de perÂverÂsiÂté oriÂgiÂnelle dans le cour humain. Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a comÂpris lui-​même ; qu’il n’apÂprenne pas par la science, qu’il l’inÂvente. » (Rousseau – Emile)
Loin d’être ce sancÂtuaire dont parlent les enseiÂgneÂments ponÂtiÂfiÂcaux, où le père exerce une autoÂriÂté reçue de Dieu, où la mère règne par sa douÂceur et son dévoueÂment, où les enfants font l’apÂprenÂtisÂsage de la vie dans l’afÂfecÂtion mutuelle et l’uÂnion en imiÂtant les exemples offerts par leurs parents, la famille, quand elle existe encore, n’est trop souÂvent qu’une assoÂciaÂtion temÂpoÂraire où déjà l’inÂtéÂrêt perÂsonÂnel, l’éÂgoïsme, ont introÂduit l’inÂdiÂviÂduaÂlisme. Abusés par des idéoÂloÂgies néfastes les parents préÂtendent remÂplaÂcer leur autoÂriÂté par un copiÂnage de mauÂvais aloi et sans effet. (Sans parÂler des erreurs morales qui détruisent dans son fonÂdeÂment même l’insÂtiÂtuÂtion natuÂrelle et divine de la famille : divorce, concuÂbiÂnage, mariage à l’esÂsai, monoÂpaÂrenÂtaÂliÂté, avorÂteÂment, contraÂcepÂtion etc.)
Car ces atteintes à la famille ne sont pas sans effet sur nous : la rupÂture révoÂluÂtionÂnaire nous contaÂmine. Ne nous dit-​on pas que les temps ont chanÂgé, que ce qui était hier ne peut plus être aujourd’Âhui, que les rapÂports parents-​enfants ont évoÂlué ! Il serait donc dépasÂsé ou mal venu d’exiÂger des enfants du resÂpect, de la bonne tenue, de la poliÂtesse. Comme si ces verÂtus éléÂmenÂtaires allaient faire disÂpaÂraître l’afÂfecÂtion, l’inÂtiÂmiÂté, la sponÂtaÂnéiÂté. C’est leur absence au contraire qui insÂtalle un cliÂmat d’imÂpiéÂté, une sorte de révolte latente ou déclaÂrée revenÂdiÂquant une égaÂliÂté contre-​nature et imposÂsible entre tous les membres de la famille. Rien ne fera jamais que les enfants n’aient pas reçu la vie de leurs parents, et quelque difÂfiÂcile qu’elle puisse être parÂfois, elle demeuÂreÂra touÂjours le bienÂfait iniÂtial dont ils leur sont redeÂvables. Bienfait sur lequel se fonde l’atÂtiÂtude des enfants, de leur naisÂsance à la mort – celle des uns ou celle des autres – attiÂtude qui, bien sûr, se modiÂfieÂra suiÂvant les périodes de leur vie, pasÂsant de l’oÂbéisÂsance pure et simple à une aide souÂvent très imporÂtante suiÂvant les besoins des parents vieillisÂsants, n’exÂcluant pas jugeÂments ou échanges très frucÂtueux lorsque les enfant sont deveÂnus à leur tour des adultes.
Dans le proÂlonÂgeÂment de la famille et colÂlaÂboÂrant avec elle, comme nous le rapÂpeÂlions l’anÂnée derÂnière, on trouve l’éÂcole. Là encore le constat est traÂgique : à quelques excepÂtions près, les élèves n’ont rien à receÂvoir de leurs maîtres et ne leur doivent ni resÂpect ni reconÂnaisÂsance, c’est peu dire. Le recours aux anciens, à ceux qui savent par connaisÂsance et par expéÂrience, qui fut le terÂreau de toutes les civiÂliÂsaÂtions antiques et un éléÂment si imporÂtant de leur piéÂté est méconÂnu et refuÂsé a prioÂri. Ce qui est ancien est démoÂdé, désuet, donc sans valeur et sans intéÂrêt – seul ce qui est jeune, ce qui est à la mode parce que contemÂpoÂrain est appréÂciable et digne de quelque considération.
Savons-​nous encore comÂbien les esprits enfanÂtins ont besoin de confiance et de dociÂliÂté pour apprendre, pour être forÂmés, pour s’ouÂvrir au vrai ? Le doute, la criÂtique au sujet de leurs maîtres, de leur enseiÂgneÂment, de leurs méthodes ne sont-​ils pas une parÂtiÂciÂpaÂtion à l’imÂpiéÂté contemÂpoÂraine ? Un germe ronÂgeur introÂduit dans l’esÂprit de ceux qui ont tout à apprendre et à receÂvoir, impuisÂsants qu’ils sont à découÂvrir le savoir par eux-​mêmes ? Et d’autre part cet enseiÂgneÂment lui-​même sera forÂmaÂteur dans la mesure où il metÂtra les jeunes esprits et les jeunes âmes en contact avec les tréÂsors d’huÂmaÂniÂté que nous offrent les siècles pasÂsés : litÂtéÂraÂture, phiÂloÂsoÂphie, hisÂtoire, art.
De même qu’un préÂsent n’existe pas sans pasÂsé, l’esÂprit ne peut vériÂtaÂbleÂment penÂser sans l’aide de ceux qui l’ont préÂcéÂdé. Si d’une part penÂser ne consiste pas cepenÂdant à se contenÂter d’apÂprendre ce qu’ont penÂsé les autres, d’autre part il n’y a pas à s’iÂmaÂgiÂner que l’esÂprit va s’éÂveiller tout seul et fabriÂquer tout seul sa propre réflexion. La consiÂdéÂraÂtion des enseiÂgneÂments pasÂsés, antiques, nous montrent les enfants confiés à un maître et appreÂnant l’Iliade ou l’Odyssée, l’Enéide, les oraÂteurs, les hisÂtoÂriens, les phiÂloÂsophes – appreÂnant c’est-​à -​dire appreÂnant par cour mais ausÂsi médiÂtant, rumiÂnant, approÂfonÂdisÂsant. C’est encore ainÂsi qu’on proÂcéÂdait au Moyen-​Age et, quoi qu’il en soit des variaÂtions, durant les siècles qui ont suiÂvi. Les richesses de l’huÂmaÂniÂté se transÂmetÂtant ainÂsi ne se perÂdaient pas et pouÂvaient se voir augÂmenÂtées et enriÂchies par les meilleurs et les plus doués de chaque génération.
« Dans la phiÂloÂsoÂphie, dans la morale, dans l’art et dans le sens comÂmun, la jeuÂnesse a été regarÂdée, depuis l’Antiquité jusÂqu’à nos jours, comme un âge d’imÂperÂfecÂtion natuÂrelle et d’imÂperÂfecÂtion morale (.). Par l’insÂtaÂbiÂliÂté d’une raiÂson pas encore afferÂmie, le jeune est « cereus in vitium flecÂti » (« flexible au vice comme cire », Horace Art poéÂtique 163), et sa minoÂriÂté réclame un régent, un direcÂteur et un maître. Il lui faut en effet une lumière pour reconÂnaître la desÂtiÂnaÂtion morale de la vie et un secours praÂtique pour se transÂforÂmer et modeÂler sur l’ordre rationÂnel l’inÂcliÂnaÂtion natuÂrelle de sa perÂsonne. Cette concepÂtion a été posée au fonÂdeÂment de la pédaÂgoÂgie cathoÂlique par tous les grands éduÂcaÂteurs, de Benoît de Nurcie à Ignace de Loyola, de Joseph Calasanz à Jean-​Baptiste de la Salle et à Jean Bosco. Le jeune est un sujet en posÂsesÂsion de la liberÂté et doit être forÂmé à exerÂcer sa liberÂté en telle sorte que, choiÂsisÂsant d’acÂcomÂplir son devoir (la reliÂgion ne donne d’autre but à la vie) il se déterÂmine par lui-​même à cet unum pour choiÂsir celui-​là même qui lui a donÂné la liberÂté. La déliÂcaÂtesse de l’acÂtion éduÂcaÂtive vient de ce qu’elle a pour objet un être qui est un sujet, et comme fin la perÂfecÂtion de ce sujet. C’est, en somme, une action sur la liberÂté humaine qui ne la limite pas mais proÂduit la liberÂté. A cet égard, l’acÂtion éduÂcaÂtive est une imiÂtaÂtion de la cauÂsaÂliÂté divine, qui selon la théoÂrie thoÂmiste, proÂduit l’acÂtion libre de l’homme, préÂciÂséÂment parce qu’il est libre (.). La jeuÂnesse étant la vie débuÂtante, il faut qu’elle se repréÂsente et qu’on lui repréÂsente le tout de la vie, et donc le but où les virÂtuaÂliÂtés du débuÂtant doivent s’acÂcomÂplir, la forme dans laquelle la puisÂsance doit se déployer. La vie est difÂfiÂcile, ou, si l’on préÂfère, chose sérieuse (.). Que la vie humaine soit comÂbat et fatigue, c’éÂtait un lieu comÂmun de l’éÂduÂcaÂtion antique (.). Aujourd’hui, la vie est préÂsenÂtée aux jeunes, d’une manière très irréaÂliste, comme une joie, en preÂnant la joie en espéÂrance qui rasÂséÂrène l’âme en cours de route, in via, pour la pleine joie qui ne lui apporte satisÂfacÂtion qu’au terme du parÂcours, in terÂmiÂno. L’âpreté de la vie humaine, plus fréÂquemÂment décrite jadis dans les oraiÂsons comme une valÂlée de larmes, est niée ou disÂsiÂmuÂlée. Et puisque par cet échange la féliÂciÂté est préÂsenÂtée comme l’éÂtat norÂmal de l’homme, et donc dû à l’homme, l’iÂdéal est de préÂpaÂrer aux jeunes un cheÂmin « une route libre de tout obsÂtacle et barÂrage » (Purg., XXXIII, 42). Aussi tout obsÂtacle à franÂchir est-​il pris par les jeunes pour une injusÂtice, et la route barÂrée est-​elle regarÂdée non comme une épreuve mais comme un scanÂdale. Les adultes ont répuÂdié l’exerÂcice de l’auÂtoÂriÂté par le désir de plaire, croyant ne pouÂvoir être aimés s’ils ne caressent et ne plaisent. L’avertissement du proÂphète leur convient : « Malheur à celles qui cousent des cousÂsins sur tous les accouÂdoirs et font des oreillers aux têtes de tout âge » (Ezéchiel, XIII, 18). (Romano Amério – Iota Unum)
Il en est de même pour la terre natale. Ce n’est pas par hasard que nous sommes fils d’un pays puis d’une région, d’une grande puis d’une petite patrie. Avoir ouvert les yeux sur tel ou tel horiÂzon, avoir resÂpiÂré cet air-​là et pas un autre, avoir appris à parÂler telle ou telle langue, avoir honoÂré les aïeux qui ont cultiÂvé, défenÂdu, transÂmis telle terre, c’est cela qui nous a fait ce que nous sommes. C’est cela seul qui en nous façonÂnant nous perÂmetÂtra d’aÂvoir assez de consisÂtance pour connaître les autres, échanÂger avec eux, receÂvoir d’eux.
Nous annonÂcions ausÂsi que la piéÂté s’exerce à l’éÂgard de Dieu – puisque nous n’aÂvions rien à lui donÂner en échange de ce qu’Il nous donne. Et parce qu’il s’aÂgit de Dieu notre piéÂté s’apÂpelle alors reliÂgion. La verÂtu de reliÂgion se ratÂtache à la verÂtu de jusÂtice parce qu’il est juste de rendre à Dieu ce que nous lui devons, que nous lui devons tout et que nous ne pouÂvons pas le lui donÂner. Ainsi l’adorons-​nous pour lui rendre l’honÂneur qu’il mérite, le remercions-​nous parce qu’Il nous comble de ses bienÂfaits et lui obéissons-​nous parce qu’il n’est rien de plus juste que d’acÂcomÂplir sa volonté.
Fils de Dieu en étant fils de l’Eglise nous ne pouÂvons qu’être affliÂgés devant l’éÂtat de cette mère si sainte insulÂtée depuis des années. Nos enfants n’ont pas la vie facile mais elles peuvent avoir la messe, des écoles, des familles orgaÂniÂsées dans la résisÂtance, des Congrégations reliÂgieuses au sein desÂquelles réaÂliÂser évenÂtuelÂleÂment leurs vocaÂtions et bien d’autres richesses. D’une part cela demande reconÂnaisÂsance et graÂtiÂtude et d’autre part fidéÂliÂté et généÂroÂsiÂté – on ne peut se contenÂter de receÂvoir, il faut donÂner à son tour, traÂvailler à l’aÂposÂtoÂlat sans se replier friÂleuÂseÂment sur soi.
Peut-​être est-​ce le moment de rapÂpeÂler à quel point la Providence, il y a trente ans, est venue en aide à nos Mères – dont la déciÂsion fut tout entière acte de piéÂté. Acte de piéÂté parce qu’acte de fidéÂliÂté : comme toute vie la vie reliÂgieuse est une traÂdiÂtion, c’est-​à -​dire une transÂmisÂsion reçue avant d’être une transÂmisÂsion donnée.
Tradition, l’esÂsence même de cette vie consaÂcrée (comme en témoigne l’haÂbit domiÂniÂcain) de pauÂvreÂté, de chasÂteÂté, d’oÂbéisÂsance, de cette vie de prière dans sa forme liturÂgique (messe – bréÂviaire – rosaire) ou dans sa forme perÂsonÂnelle de contemÂplaÂtion et d’aÂdoÂraÂtion, et dans notre cas, de vie enseiÂgnante ausÂsi. Et mainÂteÂnant c’est à tous ceux qui bénéÂfiÂcient de notre ouvre de la receÂvoir dans ce même état d’esprit.
En juillet 1975, nous n’éÂtions pas vingt à nous regrouÂper à la Clarté-​Dieu, dans le vilÂlage de Fanjeaux, venues de pluÂsieurs maiÂsons de notre Congrégation de Toulouse. Nous étions accueillies par une demoiÂselle qui pasÂsait ses vacances dans le vilÂlage et y conduiÂsait l’éÂté quelques-​uns des enfants auxÂquelles elle faiÂsait la classe durant l’anÂnée scoÂlaire dans la région pariÂsienne. Des connaisÂsances comÂmunes nous avaient mises en contact et l’afÂfaire s’éÂtait conclue nous perÂmetÂtant d’aÂvoir un toit sur la tête. Il y avait déjà un an que l’inÂterÂvenÂtion des évêques de France et d’auÂtoÂriÂtés romaines avaient fait dépoÂser Mère Anne-​Marie alors Mère Générale, que la Congrégation était gouÂverÂnée par une « admiÂnisÂtraÂtrice aposÂtoÂlique » aidée de deux assisÂtantes, nomÂmées direcÂteÂment par Rome en attenÂdant que se tienne enfin le Chapitre Général.
Un preÂmier départ de Sours favoÂriÂsé par Mère Anne-​Marie avait eu lieu vers Brignoles et l’on voyait bien que rien n’éÂtait réglé. Nous avons dû faire beauÂcoup de démarches pour tenÂter d’obÂteÂnir de resÂter fidèles, à notre vie reliÂgieuse, à notre vie enseiÂgnante, à l’Eglise, toutes se sont solÂdées par des refus. Et aucun évêque n’a accepÂté de nous receÂvoir dans son dioÂcèse surÂtout après avoir consulÂté l’arÂcheÂvêque de Toulouse. Mais tout était si grave que nous n’aÂvons plus eu qu’à parÂtir, à recomÂmenÂcer à zéro avec une petite maiÂson et une quaÂranÂtaine d’éÂlèves dont les parents nous ont fait confiance, nous ont aidées, nous ont encouÂraÂgées. Ainsi avons-​nous pu resÂter en habit, contiÂnuer à dire l’ofÂfice en latin, assisÂter à la messe de Saint Pie V, mainÂteÂnir un enseiÂgneÂment litÂtéÂraire et traÂdiÂtionÂnel et très vite le nombre des élèves a granÂdi, très vite il a falÂlu cherÂcher à déméÂnaÂger, très vite ausÂsi les vocaÂtions nous ont rejointes et il a falÂlu sonÂger à ouvrir d’autres maiÂsons puisque les familles nous réclaÂmaient : Saint-​Macaire, Romagne, Cressia pour remÂplaÂcer Unieux mis à notre disÂpoÂsiÂtion durant quelques années par Monseigneur Lefèbvre, Saint-​Manvieu, Post Falls au Nord-​Ouest des U.S.A. puis Kernabat, il y huit ans déjà . De dix-​neuf Sours au départ nous nous retrouÂvons plus de cent cinÂquante, sans compÂter onze Sours au ciel.
A l’enÂseiÂgneÂment s’est ajouÂtée la gesÂtion comÂplète de la maiÂson : cuiÂsine, ménage, buanÂdeÂrie, etc.
A l’éÂduÂcaÂtion des filles s’est ajouÂtée un moment celle des garÂçons, pour comÂmenÂcer les frères de nos élèves (maiÂsons louées dans le vilÂlage de Fanjeaux, La Clarté-​Dieu prêÂtée après déméÂnaÂgeÂment au Cammazou) puis quelques autres avant que Monseigneur Lefèbvre cédant à nos insÂtances n’acÂquière la proÂpriéÂté des Carmes pour y insÂtalÂler l’éÂcole Saint-​Joseph prise en charge proÂgresÂsiÂveÂment par la Fraternité Saint-​Pie X (la preÂmière généÂraÂtion de terÂmiÂnales a reçu son cours de Philosophie d’une de nos Sours se renÂdant chaque jour à l’éÂcole des garÂçons – et ils sont pluÂsieurs à avoir suiÂvi 9°, 8°, 7°, 6° ou 5° avec nos Sours.
On a du mal, des dizaines d’anÂnées plus tard, à réaÂliÂser ce qu’a été cette période de révoÂluÂtion et de perÂséÂcuÂtion où l’on était mis au ban de l’Eglise : nous avons vu les insÂtiÂtuts reliÂgieux frapÂpés d’un vent de folie. Ce sont les habits qui sont en prinÂcipe simÂpliÂfiés mais pour la pluÂpart supÂpriÂmés, ce sont les couÂvents ou grandes maiÂsons qui sont venÂdus et les Sours vont vivre à trois ou quatre en apparÂteÂment, c’est le bréÂviaire qui est remÂplaÂcé par « Prière du temps préÂsent », c’est le latin qui est remÂplaÂcé par les langues verÂnaÂcuÂlaires, le Grégorien par des chanÂsonÂnettes. C’est la confesÂsion qui est remÂplaÂcée par des « céréÂmoÂnies péniÂtenÂtielles », la messe par des euchaÂrisÂties concéÂléÂbrées, le catéÂchisme, par le Fonds Obligatoire en 1967 et Pierres Vivantes en 1982. C’est l’Ecriture Sainte qui est traÂduite de façon erroÂnée. Puis c’est la nouÂvelle messe fabriÂquée conjoinÂteÂment par des cathoÂliques et des proÂtesÂtants, l’inÂterÂcomÂmuÂnion – on ne sait où cela va s’arÂrêÂter et de fait cela ne s’est pas encore arrêÂté. Mais il y a eu des réacÂtions et la Tradition a pris de l’exÂtenÂsion : il y a des strucÂtures et surÂtout, surÂtout la messe a été sauvée.
« Pendant le Concile, un moine bénéÂdicÂtin renÂtrant d’Indochine me donÂnait, après quelques jours seuleÂment à Rome, son impresÂsion ou ses intuiÂtions : – on est pasÂsé du théoÂcenÂtrisme à un anthroÂpoÂcenÂtrisme – Cela s’apÂpelle, n’est-​ce pas ? une révoÂluÂtion coperÂniÂcienne – L’homme, désorÂmais au centre, n’est même pas l’homme de la loi natuÂrelle. C’est, au contraire, celui de la priÂmauÂté de l’acÂtion sur la contemÂplaÂtion. Et ce sont les calÂculs démoÂcraÂtiques preÂnant le pas sur la révéÂlaÂtion divine, le pasÂtoÂral deveÂnu plus préÂcieux que le dogÂmaÂtique, le socioÂloÂgique l’emportant sur le reliÂgieux, le monde compÂtant davanÂtage que le ciel. Telle est la « crise de l’Eglise », telle est, d’aÂbord dans l’Eglise, la « déchrisÂtiaÂniÂsaÂtion généÂrale ». » (Jean Madiran – La Révolution coperÂniÂcienne dans l’Eglise)
Nos enfants mesurent-​elles à quel point elles sont des resÂcaÂpées, à quel point elles peuvent être reconÂnaisÂsantes à la Providence qui leur a garÂdé les canaux de la Grâce et de la Foi ? à leurs familles ? à leurs maîtres ? Parfois on en doute – et cerÂtaines se comÂportent de façon absoÂluÂment inconsÂciente. On dira qu’on ne peut en faire le reproche à des enfants, il est sûr pourÂtant, qu’on peut – et qu’on doit – leur donÂner un sens sérieux de la vie, l’enÂjeu est trop grave : il ne s’aÂgit pas moins que du tréÂsor de la Foi et de celui de l’Eternité.
Sans doute l’haÂbiÂtude du sérieux, du recueilleÂment, de l’acÂtion de grâce, du sens de l’éÂterÂniÂté est-​il tout à la fois fruit et généÂraÂteur de cette piéÂté que nous évoquons.
Nous vivons depuis longÂtemps déjà dans un monde auquel le mot « merÂci » écorche la bouche et, sans doute est-​ce trop peu de dire cela, car si ce mot n’arÂrive pas à être expriÂmé c’est que le fond de l’être lui-​même est en révolte et en refus et que la revenÂdiÂcaÂtion orgueilleuse irriÂtée par l’enÂvie mulÂtiÂforme l’emporte sur tout autre sentiment.
Ne serait-​il pas regretÂtable que vos enfants si gâtées par la Providence (pour savoir encore où est la lumière dans un tel monde de ténèbres, le vrai au sein de telles erreurs et le bien au milieu de tant de maux) ne soient pas à la hauÂteur de ce qui leur est offert ! que l’inÂfluence du monde l’emporte en elles sur celle de la grâce et que l’imÂpiéÂté étouffe la piéÂté qui germe en elle comme une plante de choix ?
N’est-​elle pas comme ce talent de l’Evangile que le maître leur a confié, et nous a confié, à faire frucÂtiÂfier ? Il n’y a ensuite qu’une joie à attendre, celle de la parole du maître ouvrant sa porte pour l’éÂterÂniÂté en disant « c’est bien bon et fidèle serÂviÂteur, entre dans la joie de ton maître. »
Mais ici-​bas, d’aÂbord, la piéÂté doit inciÂter à la reconÂnaisÂsance plus encore en action qu’en parole. Bien sûr il est imporÂtant de savoir l’exÂpriÂmer cette reconÂnaisÂsance, ce qui supÂpose la prise de conscience du bienÂfait reçu, et nous n’apÂprenÂdrons jamais assez à nos enfants à le faire – (ce n’est pas par convenÂtion qu’on écrit à ses proÂfesÂseurs, à sa parenÂté, c’est une façon d’exÂpriÂmer qu’on sait ce que l’on a reçu et à qui on le doit). Mais la vériÂtable preuve de cette reconÂnaisÂsance se trouve dans le comÂporÂteÂment, dans la généÂroÂsiÂté, dans le besoin de transÂmettre et de répandre ce que l’on a eu la grâce de receÂvoir : tout ce sens du vrai, du bien, du beau dont nous parÂlions en commençant.
Ce sens auquel nos élèves sont si faciÂleÂment senÂsibles lorsÂqu’elles sont ouvertes et dociles à l’enÂseiÂgneÂment qui leur est disÂpenÂsé. Qu’on en juge en écouÂtant ce devoir d’une élève de Philosophie de l’une de nos maiÂsons. Le sujet était :
« L’homme qui sait qu’il va mouÂrir, et qui pourÂtant affronte le desÂtin « parce qu’il est beau d’aÂgir ainÂsi », voiÂlà le type le plus pur du héros grec. Il vaut la peine qu’on l’adÂmire. » A la lecÂture de ces mots du Père Festugière se préÂsente imméÂdiaÂteÂment à votre esprit le souÂveÂnir d’un héros antique, lequel ? Présentez-​le (ou évoquez-​le) au moment où il doit choiÂsir entre vivre et mourir.
« Hector « au casque étinÂceÂlant » desÂcend par les belles rues vers sa maiÂson, havre de paix dans la fureur des comÂbats, où il sait trouÂver l’éÂpouse « qu’il a payée de si riches préÂsents », Andromaque « aux bras blancs », et avec elle, son fils, que les Troyens nomment Astyanax, car il sucÂcèÂdeÂra à son père comme chef et proÂtecÂteur de Troie. Mais l’éÂpouse irréÂproÂchable n’est pas là . Dès l’auÂrore aux doigts de rose, elle est monÂtée sur le remÂpart, tant elle craint pour son époux.
La voiÂci, resÂplenÂdisÂsante dans le soleil, qui vient vers lui, pleuÂrant et riant, et avec elle, son fils, porÂté par sa nourÂrice « à la belle ceinture ».
Que le malÂheur semble loin d’eux, tanÂdis qu’ils s’enÂlacent ! Que la fureur des comÂbats, les cris, le carÂnage et la mort paraissent souÂdain silenÂcieux devant cet amour qui les comble ! Mais déjà les dieux sont jaloux de ce bonÂheur, et « la cruelle Junon » veut la mort de Troie et de tout ce qui y vit. Cependant, un insÂtant, le doux souÂrire d’Andromaque et sa tendre préÂsence avaient disÂsiÂpé le nuage sombre du Destin. » .
Non, ne fais ni de ton fils un orpheÂlin, ni de ta femme une veuve. » Tendre et douÂlouÂreux cri de l’éÂpouse blesÂsée qui ravive la peine « du magnaÂnime Hector » qui voit déjà Hadès lui faire signe tanÂdis que la Parque tranche le fil, et alors qu’il tient contre lui sa jeune épouse, la vie. Peut-​il l’aÂbanÂdonÂner ? Son amour peut-​il y renonÂcer ? Ou même, la priÂver de lui ? Et ce fils, cet enfant, qui ne connaîÂtra que les larmes de sa mère. Est-​ce posÂsible, qu’un si grand sacriÂfice puisse être demanÂdé à un humain ?
Non, c’est imposÂsible, il était si heuÂreux, il y a un insÂtant, qu’il ne peut pas mouÂrir, qu’il ne peut se sépaÂrer d’elle, ni elle de lui. Ira-​t-​il mouÂrir pour une cause perÂdue d’aÂvance ? Les Achéens aux bonnes jamÂbières sont aux portes sacrées de Troie. Faut-​il abanÂdonÂner cette épouse fidèle qu’il aime par-​dessus tout à leur rage cruelle ? Ah, oui, que la terre d’un tomÂbeau le recouvre avant d’enÂtendre ses cris et ses pleurs, et avant de la voir traîÂnée en serÂvage parce qu’elle aura perÂdu « l’homme entre tous capable d’éÂcarÂter (d’elle) le jour de la servitude ».
Mais le char du soleil qui contiÂnue de monÂter jette un rayon de sa lumière sur le casque posé à terre, et l’éÂclat du bronze vient frapÂper l’oil du magnaÂnime Hector qui regarde, un insÂtant, le métal étinÂceÂlant et l’aiÂgrette pourpre qui le surÂmonte. Et de même Andromaque dont les yeux s’embuent de larmes qui viennent, une à une se loger dans les plis de sa robe.
Oui, la mort est touÂjours préÂsente, mais la mort au comÂbat, auréoÂlée de gloire, celle qui incline douÂceÂment l’aiÂgrette, au rythme de la brise, « la seule mort qui soit digne d’un héros » comme lui a‑t-​on dit, enfant, et comme il vouÂlait le dire à son fils. Mais cette mort reste tout de même la mort, la mort funeste et douÂlouÂreuse qui a déjà fait fléÂchir les genoux de tant de guerÂriers, tant de héros à la forte lance qui sont tomÂbés sous les murs de Troie, ou devant les tentes des fils des Achéens.
Comment peut-​on demanÂder à un homme d’aÂbanÂdonÂner ce qu’il aime, ce qu’il chéÂrit plus que tout, pour l’inÂconÂnu ? Quoiqu’en disent les hommes sages, les demeures d’Hadès n’auÂront jamais l’éÂclat du souÂrire d’une jeune épouse auprès de laquelle la vie est douce et agréable après la fièvre ardente des combats.
Mais sera-​t-​il dit que le vaillant Hector aura su préÂféÂrer une vie indigne à une mort gloÂrieuse ? La mort de Patrocle lui vaut la haine d’Achille aimé de Zeus, sera-​t-​il dit qu’il aura fui la colère du fils de Pélée ?
La mort qui fléÂchit les genoux terÂriÂfie les hommes, mais une vie indigne, la mort de son honÂneur, de son caracÂtère héroïque terÂriÂfie certes plus le Priamide.
« La gloire est une seconde vie, une éterÂniÂté terÂrestre pour le héros qui sait la mériÂter » lui avait-​on dit quand, tout jeune, il appreÂnait à manier l’éÂpée meurÂtrière et la forte lance.
Oui, il sauÂra la garÂder cette gloire acquise au comÂbat tueur d’hommes, il sera digne de son sang et de son rang. La veuve inconÂsoÂlable n’auÂra pas à rouÂgir quand on dira : « Voici la femme d’Hector, celui qui est mort alors qu’on se batÂtait devant Ilion ».
Que les dieux bénissent son fils ! Que l’on puisse dire, en le voyant à l’ouvre : « Il est encore plus grand que son père » et que sa mère se réjouisse de ses exploits.
Andromaque le regarde avec un rire en pleurs.
N’est-​il pas étrange que tout son être de guerÂrier tienne tant à cet être si fraÂgile qui, tout droit, s’acÂcroche encore à lui dans l’éÂtreinte d’un derÂnier adieu ? Ah ! « souÂteÂnir le plus absoÂlu des baiÂsers » . et parÂtir, vite, en se cachant confonÂdu, dans des yeux déborÂdants de larmes silenÂcieuses, avec la pousÂsière du sol, et l’or du ciel. »
L’enjeu est d’importance.
Comme le dit Gustave Thibon :
« Tout ce qu’on reproche aux valeurs perÂmaÂnentes – d’emprisonner l’homme, de mutiÂler son desÂtin, de barÂrer son aveÂnir, etc. – on le retrouve, sous une forme dégraÂdée et infiÂniÂment plus oppresÂsive, dans les nouÂvelles valeurs qu’on subÂstiÂtue aux prinÂcipes éterÂnels. L’évanouissement de l’homme suit la diviÂniÂsaÂtion de l’homme comme l’inÂcenÂdie se résout en cendres. »
Par l’enÂseiÂgneÂment, par l’éÂduÂcaÂtion, puissent nos enfants contiÂnuer à marÂcher sur le cheÂmin de la piéÂté et de la sagesse.
« Cette sagesse qui fonÂdée sur la connaisÂsance des invaÂriants de la nature et de la desÂtiÂnée, nous invite à un nouÂveau dépasÂseÂment – celui qui nous conduit du « Dieu des phiÂloÂsophes et des savants », auteur de la nature et préÂsent dans son ouvre, au « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », auteur de la grâce et préÂsent dans la soliÂtude des cours. C’est dans ce sens que Simone Weil disait que l’éÂtude est vaine si elle ne se proÂlonge pas en prière. A cette lumière, les invaÂriants de la créaÂtion que nous découvre la culture appaÂraissent comme des signaux vers l’inÂcréé : ce sont des balises jalonÂnant un terÂrain d’enÂvol qui se proÂlonge dans le ciel. » (Gustave Thibon)
Mère Marie-​Geneviève Rivière, Prieure Générale