Le Christ est ressuscité, Alléluia ! Il nous a mérité la grâce, tant actuelle qu’habituelle. Les mystères de la grâce actuelle dans les âmes encore ensevelies à l’ombre de la mort, en voici un exemple.
La vie d’un jeune missionnaire au Grand Nord. Son nom ? Peu importe, on ne retiendra que le personnage qu’il incarne : celui du missionnaire des Esquimaux. Ils l’appellent Falla, dérivé du mot anglais, Father, que leur gorge ne peut prononcer ; ou Akortuyoaluk, la Longue-Robe.
Origine du nom. – Ayaeskimeow ! Il mange la chair crue ! S’écrièrent un jour les Indiens algonquins se demandant comment ce peuple sauvage pouvait survivre dans des conditions climatiques aussi rudes. Ce cri, vieux de trois siècles, est parvenu jusqu’à nous, et l’Académie Française l’adopta sous la forme un peu moins rébarbative d’Esquimau.
Le missionnaire est parvenu à atteindre une tribu. Du coin de leurs yeux en amande, tous observent l’infortuné Falla assis à l’écart. Il est si drôle, cet étranger, et si différent des Inuit (Vivants). « Pourquoi ce Krablunak (Longs-sourcils, un Blanc) pensent ces subtils inquisiteurs, ne mange-t-il pas comme nous sa tranche de pourri ? Sait-il seulement dépecer un phoque, bâtir un igloo ? Abandonné à lui-même dans notre désert, il se perdrait et mourrait bientôt de froid et de faim. Que vient-il donc faire chez nous, puisqu’il ne peut pas vivre comme nous ? De mémoire d’Esquimau on n’a jamais vu chose pareille ! »
Et puis, il faut lutter contre le démon. « Les Esprits sont mécontents ! susurre le sorcier. La présence du Blanc les a irrités, et c’est à cause de lui que nathek (phoque) a délaissé ses aglus (trous de respiration). Nous sommes menacés de famine. Nous crèverons tous de faim. »
Peu à peu, Falla finit par être admis. Maintenant, comme un Inuk (Vivant, au singulier), il chasse et pêche, mange la chair crue ou pourrie, sait construire un igloo.
Mais, oh ! comme il est difficile d’apporter la parole de Dieu ! La langue est très pauvre, tout leur vocabulaire, fidèle miroir de leur civilisation, ne se rapporte qu’à leur vie matérielle : chasse, pêche, nourriture, voyages, outils, saisons, température, faune et flore, géographie du pays… Il fallait donc que Falla choisît dans ce vocabulaire les mots et les nuances qui semblaient exprimer le mieux les idées religieuses, idées toutes nouvelles pour les Esquimaux. Au début, ce tour d’adresse, nullement à la portée d’un apprenti, Falla l’avait manqué. Les rires inextinguibles des nomades témoignaient qu’ils n’avaient rien compris aux exposés du prêtre ou qu’ils les avaient déformés.
Il fallut donc repenser le problème de la langue, en fonction de l’instruction religieuse. D’abord chercher les mots les plus expressifs, les plus imagés, procéder constamment par analogie ; puis forger peut-être de toutes pièces un ensemble de termes nouveaux adaptés à la technique religieuse : mystères, sacrifice, sacrements… Tâche ardue ! Elle requerra beaucoup d’ingéniosité et de patience.
Un matin, de bonne heure, Falla se présente chez Kiktoriak. Il a passé la nuit à mettre la dernière main à sa traduction du Notre Père. Fier de son texte, il s’apprête à le débiter à la vieille Esquimaude, devenue son professeur de vocabulaire. Tiriganiak et Ukpik n’ont point encore quitté l’igloo. Iront-ils à la chasse aujourd’hui ?
– Nous n’aurons bientôt plus rien à manger, déclare Tiriganiak. La chasse au phoque est maudite : voilà trois jours que nous n’avons pas harponné une seule bête. Ne songes-tu pas à t’en retourner ?
Blottie près de sa lampe, Kiktoriak a fait la moue. « Renvoyer Falla ! Ah, ça ! Jamais ! » se dit-elle intérieurement, car, à ses yeux de grand-mère, il a déjà grandi à la dignité de petit-fils. Et puis, ne lui raconte-t-il pas un tas d’histoires qui l’émerveillent de jour en jour !
Elle demande :
– Crois-tu que Celui qui est en haut et qui nourrit les caribous et les phoques va laisser mourir d’inanition les Esquimaux et les Blancs ?
Le vieil homme réplique vivement :
– Il n’y a rien de moins sûr. J’ai vu, moi, des hommes et des enfants, couchés sur le bord de la piste, terrassés par la faim, avec des lambeaux de courroies pris dans leurs dents. Avant de mourir ils avaient mastiqué tout ce qui leur était tombé sous la main, harnais de chiens, mitaines, bottes…
– Ah ! répond simplement le missionnaire, si ceux-là avaient su prier Celui qui est en haut et qui est notre Père, peut-être auraient-ils été sauvés ? Mais ils n’avaient eu personne pour leur apprendre à prier.
Suit un long silence, durant lequel Tiriganiak, Ukpik et Kiktoriak sont embarrassés, mais ils dévorent des yeux le missionnaire. Falla s’approche alors tout près de la lampe à huile.
– Je vais vous apprendre à prier. C’est pour cela que je suis venu. Voici ce que nous réciterons tous ensemble, lorsque la famine nous menacera :
Notre Père, tu es au ciel.
Ton nom, qu’il soit tenu pour bon !
Le temps, où tu seras chef, qu’il vienne !
Ta volonté, qu’elle se fasse sur la terre comme au ciel !
Notre manger d’aujourd’hui, donne-le-nous !
Nos péchés, efface-les, comme les blessures que les autres nous font, nous les effaçons de nos cœurs !
Le péché, quand nous serons poussés à le commettre, à ne pas dire oui, aide-nous !
De ce qui est mal, sauve-nous !
Amen !
Des trois auditeurs, seule Kiktoriak souriait d’aise. On eût dit que le printemps éclatait sur sa face ridée. Elle avait l’air d’avoir mangé les paroles du prêtre comme elle aurait mangé quelque savoureux morceau de viande. À défaut de lumière dans ses pauvres yeux usés par la couture, c’était un faisceau de rayons qui avaient filtré jusque dans son esprit.
C’est alors que, dans l’intimité de ce misérable igloo, la vieille Esquimaude fit jaillir des profondeurs de son Cœur une source d’une incomparable limpidité :
– Oh ! déclare-t-elle en souriant, je m’en doutais, il y en a un qui est bon. Deux fois, dans l’excès de ma misère, quand mon mari, parti à la chasse, ne revenait pas et que je craignais pour la vie de mes enfants et de moi, je me suis écriée de toutes mes forces : « Il doit pourtant y en avoir un qui ne fait pas le mal, qui est bon ! Où est-il, celui-là ? Qu’il m’entende et nous sauve ! » Cela me calmait. Je pensais alors à un Esprit fort, plus fort que les autres, mais bon. Je l’aimais. Sans savoir qui il était, il me semblait le voir. J’avais tant besoin de lui. Que je suis contente de savoir aujourd’hui que je ne me suis pas trompée et qu’il y en a un qui est bon !
Sources : Roche Aimé, Robinson de l’Arctique //La Porte Latine du 11 avril 2018