L’euthanasie en question

Les motifs invoqués : de la pitié au cynisme

La pitié pour l’incurable au stade des « dou­leurs ter­mi­nales », into­lé­rables pour lui et pour moi, m’oblige d’abréger ses souf­frances. Je le « pique­rai », comme on pique les ani­maux. Ce fai­sant, je ne fais que hâter une mort de toute façon fatale [1].
La digni­té humaine fonde un « droit à mou­rir dans la digni­té ». Or des souf­frances into­lé­rables ou l’état d’inconscience sont indignes de l’homme. J’ai donc le droit de les pré­ve­nir ou de les faire abré­ger… [2].

La liber­té, apa­nage de la per­sonne humaine, doit être à même de « choi­sir sa vie, choi­sir sa mort » (thème du Congrès de Nice 21–23.09.1984 – tenu par l’ADMD : Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité). J’affirme ma liber­té en ne me lais­sant pas impo­ser par la nature une mort à subir contre mon gré. Le sui­cide d’Henri de Montherlant, condam­né par ses méde­cins, est la mort d’un homme libre !

L’intérêt de la socié­té… « Nous croyons que la socié­té n’a ni inté­rêt, ni besoin véri­table de faire sur­vivre un malade condam­né » (décla­ra­tion de qua­rante per­son­na­li­tés dont trois prix Nobel, 1974). « La mort légale peut se situer après 80 ans, date au-​delà de laquelle les méde­cins pour­raient se trou­ver exemp­tés… Je ne crois plus un mot de ce point de vue tra­di­tion­nel selon lequel tous les hommes sont nés égaux et sacrés » [3].

Les méthodes proposées : de l’euthanasie recette à l’euthanasie sentence

L’ADMD pro­pose un guide de l’ « auto­dé­li­vrance » : des textes très dis­sua­sifs donnent le change, mais il y a aus­si des noms de médi­ca­ments et des indi­ca­tions de poso­lo­gie, « de façon, pré­cise Madame Paula Caucanas-​Piser, à ce que le sui­cide ne soit pas cette chose ignoble et vio­lente qu’il est main­te­nant » [4]. Bref, sui­cide « propre », eutha­na­sie à domi­cile, « eutha­na­sie mode d’emploi ! » [5].

On nous pro­pose aus­si de rédi­ger à l’avance notre tes­ta­ment bio­lo­gique récla­mant du méde­cin le « débran­chage », « pour le moment où nous ne serons plus des per­sonnes » (Figaro, 21.09.1984). Mais si vous pré­fé­rez attendre, le Professeur Léon Schwarzenberg vous garan­tit que le méde­cin vous admi­nis­tre­ra sur votre demande le « cock­tail lytique » : « C’est au malade et non au méde­cin de se déter­mi­ner et de savoir à quel moment il juge son exis­tence et ses souf­frances inac­cep­tables » (Présent 24–25.09.1984) : bref l’euthanasie sur demande.

On res­pec­te­ra la volon­té des malades ou du moins leur per­son­na­li­té (méde­cins signa­taires du mani­feste du 19.09.1984) : autre­ment dit, achar­ne­ment thé­ra­peu­tique pour les cou­ra­geux, piqûre pour les décou­ra­gés. – Subtilités !, dira le Professeur Christian Barnard (le pre­mier à ten­ter une greffe du cœur) : que le malade exprime seule­ment par écrit qu’il veut être « aidé à mou­rir », alors « c’est à nous et à nous seuls méde­cins, qu’il revient de déci­der que le moment est venu de mettre un terme à ses souf­frances » (Présent 24–25.09.1984). Bref, l’euthanasie sentence.

Les moyens employés

1. Les anal­gé­siques à dose… un peu trop forte : la limite est déli­cate à défi­nir, entre la dose à effet anal­gé­sique et « décon­nec­tant », et la dose mor­telle. Le méde­cin pour­ra être ten­té de pas­ser de l’une à l’autre… Euthanasie indi­recte ou directe ? Même l’infirmière ne pour­ra pas le dis­cer­ner. En tout cas l’article 20 du code de déon­to­lo­gie pres­crit ceci : « Le méde­cin doit s’efforcer d’apaiser les souf­frances de son malade. II n’a pas le droit d’en pro­vo­quer déli­bé­ré­ment la mort » (décret du 28.06.1979).

2. Le « cock­tail lytique », la piqûre qui cause immé­dia­te­ment la mort : c’est l’euthanasie « très active » comme on dit, en tout cas au regard de l’éthique, une eutha­na­sie directe : l’intention est fran­che­ment de don­ner la mort.

3. Le refus de tout « achar­ne­ment thé­ra­peu­tique », c’est lais­ser le malade condam­né à mou­rir en paix, sans essayer de le main­te­nir arti­fi­ciel­le­ment en vie : un tes­ta­ment d’euthanasie disant : « ne me réani­mez pas » veut dire sim­ple­ment ceci : « Si je suis malade, ne me faites pas de choses inutiles ou pénibles ». C’est, dit le Professeur Raymond Villey, une invi­ta­tion à faire de l’euthanasie pas­sive si la situa­tion est déses­pé­rée (Figaro, 20.09.1984). Le « débran­chage » va plus loin : l’interruption d’un moyen arti­fi­ciel d’entretien de la vie d’un grand malade, c’est de l’euthanasie active (ain­si pense Pascale Bosc, 17 ans, élève du lycée de Saint-​Gaudens – Le Monde Aujourd’hui, 18–19.11.1984) ; mais est-​ce pour autant de l’euthanasie directe ?

L’homme a‑t-​il un droit sur sa propre vie ? Jugement moral sur l’euthanasie directe

« Tu ne tueras point »

Tuer l’innocent est un péché grave : le cin­quième com­man­de­ment de Dieu : « Tu ne tue­ras point » est for­mel. Le meurtre prive autrui du plus grand des biens : la vie, qui est ici-​bas la condi­tion de tous les autres biens natu­rels et sur­na­tu­rels. Le meurtre lèse sur­tout le droit exclu­sif de Dieu sur la vie et la mort : « consi­dé­rez que je suis le Dieu unique » (Deu. 32.39).

Que dire du sui­cide ? – la même chose, en ajou­tant ceci : celui qui se tue de sa propre auto­ri­té fait injure à la socié­té dont il est par­tie et à Dieu qui garde sur notre corps la pro­prié­té, en ne nous en lais­sant que l’usage et l’administration, avec la charge de gar­der cette vie. Cela n’empêchera pas d’exposer sa vie au besoin, mais pour un plus grand bien, comme la défense de la patrie, ou de fuir une mort cer­taine et cruelle en se jetant du haut d’une fenêtre avec l’espoir d’en réchap­per : les quatre règles du « volon­taire indi­rect » légi­ti­ment ce « sui­cide indi­rect » ; l’action de « se jeter » est en soi indif­fé­rente ; les deux effets qui s’ensuivent sont l’un bon (échap­per à l’incendie) et l’autre mau­vais (ris­quer la mort en s’écrasant en bas) : l’intention ne porte pas sur l’effet mau­vais : elle n’est nul­le­ment de se don­ner la mort ; de plus l’effet bon ne vient pas de l’effet mau­vais ; et enfin il y a cause pro­por­tion­née : le péril que l’on fuit est pro­por­tion­né au risque auquel on s’expose.

Cet exemple a l’avantage d’illustrer la dif­fé­rence entre l’euthanasie directe (le « cock­tail lytique » est employé pour don­ner la mort) et l’euthanasie indi­recte (l’analgésique est pris pour cal­mer les souf­frances du malade, mais l’on sait que cela va accé­lé­rer la mort). La pre­mière n’est qu’un meurtre ou un sui­cide, la seconde est une action par­fai­te­ment licite, pour­vu que l’intention ne soit nul­le­ment de hâter la fin du patient !

Réponse aux objections

L’euthanasie directe est donc un crime, les motifs avan­cés en sa faveur ne peuvent qu’être des sophismes : l’utilité de la socié­té en est un : certes l’individu est une par­tie qui doit coopé­rer au bien du tout, mais d’un autre côté, il trans­cende ce tout par sa digni­té de per­sonne et sa des­ti­née éter­nelle ! Dès lors la socié­té ne peut « se débar­ras­ser des inutiles » sans som­brer pro­pre­ment dans le tota­li­ta­risme qui fait du « tout » le seul absolu.

« Choisir sa mort », c’est aus­si refu­ser la mort que la Providence nous a pré­pa­rée : naître comme je veux, en éprou­vette, mou­rir comme je veux, par auto-​délivrance : c’est la même révolte contre l’ordre natu­rel, le même esprit de rébel­lion contre Dieu. L’esprit chré­tien au contraire nous fait prier « l’acte d’acceptation de la mort » : Seigneur mon Dieu, dès aujourd’hui j’accepte de votre main, volon­tiers et de grand cœur, le genre de mort qu’il vous plai­ra de m’envoyer, avec toutes ses angoisses, toutes ses peines et toutes ses douleurs.

« En finir avec une vie qui n’a plus de sens » parce qu’elle se sait condam­née, avec une « vie dégra­dée » par des souf­frances aiguës, avec une « vie amoin­drie » par l’état d’inconscience : autant de sophismes ! – La vie ter­restre trouve son sens dans la vie éter­nelle ; même souf­frante ou incons­ciente, la per­sonne conserve sa digni­té d’être créée à l’image et à la res­sem­blance de Dieu, la digni­té d’un « être d’éternité ». C’est pour­quoi, dit Pie XII (aux méde­cins chi­rur­giens, 13.02.1945), « le méde­cin mépri­se­ra toute sug­ges­tion qui lui sera faite de détruire la vie, si frêle et si humai­ne­ment inutile que cette vie puisse paraître ».

« Mais je ne fais qu’accélérer une mort inévi­table », que fuir une autre mort « cer­taine et atroce ». – Je réponds : L’effet bon : fuir une mort affreuse vient de l’effet mau­vais : la mort par « auto­dé­li­vrance ». Le mal est le moyen pour obte­nir un bien (en l’occurrence pour fuir un autre mal). Or, dit saint Paul, « Non facia­mus mala ut eve­niant bona » (Rom 3.8.). Il ne nous est pas per­mis de faire le mal pour qu’il advienne un bien. La volon­té ne doit jamais por­ter sur le mal (ici le sui­cide), ni comme un moyen, ni comme une fin.

Combien de fois Pie XII n’a‑t-il pas répé­té ce grand prin­cipe qui résout tant de cas moraux épi­neux ! Ami lec­teur, connaissez-​le, connais­sez aus­si les quatre règles capi­tales du « volon­taire indi­rect » (ou « de l’action à double effet ») qui ont été don­nées plus haut !

La souffrance et l’usage des analgésiques

La Sacrée Congrégation romaine pour la doc­trine de la foi a remar­qua­ble­ment bien résu­mé la doc­trine catho­lique (décla­ra­tion du 05.05.1980) déjà ensei­gnée par Pie XII (à la Société ita­lienne d’anesthésiologie, 24.02.1957). Résumons encore.

La souffrance : valeur rédemptrice

Comme la mort, la souf­france est une peine du péché ori­gi­nel : « tu es pous­sière et tu retour­ne­ras en pous­sière » (Gen 3.19) ; « tu enfan­te­ras des fils dans la dou­leur » (Gen 3.16) ; « tu man­ge­ras ton pain à la sueur de ton front » (Gen 3.19). Si le méde­cin a le devoir de com­battre la souf­france, le malade chré­tien, lui, cher­che­ra à en assu­mer au moins une par­tie, pro­fi­tant de cette grâce qui lui est offerte de satis­faire à la jus­tice divine pour ses péchés et évi­ter ain­si les peines du Purgatoire dont la moindre est pire que la pire de ce monde ! La souf­france accep­tée volon­tiers est éga­le­ment une occa­sion de gagner des mérites, « d’ajouter une nou­velle perle à sa cou­ronne » pour le Paradis : et envi­sa­gée comme par­ti­ci­pa­tion à la Passion du Christ et union au sacri­fice rédemp­teur, elle a valeur co-​rédemptrice (cf. 1. 24). Refuser les cal­mants ou en modé­rer l’usage, voi­ci de la part d’un malade une conduite héroïque, plei­ne­ment chrétienne.

Les analgésiques : légitimité et inconvénients

« Toutefois, il ne serait pas conforme à la pru­dence de vou­loir faire d’une atti­tude héroïque une règle géné­rale. Pour beau­coup de malades, la pru­dence humaine et chré­tienne conseille­ra sou­vent l’emploi de moyens médi­caux aptes à atté­nuer ou sup­pri­mer la souf­france, même si les effets secon­daires en sont la tor­peur et la moindre luci­di­té. Quant à ceux qui ne sont pas en état de s’exprimer, on pour­ra rai­son­na­ble­ment pré­su­mer qu’ils dési­rent rece­voir ces cal­mants et les leur admi­nis­trer sui­vant les conseils du méde­cin » (SCRDF. 1980, op. cit.). Mais une nar­cose sera-​t-​elle per­mise, si elle doit entraî­ner la perte de la conscience ou abré­ger la vie du malade ? Pas de pro­blème pour le second cas : on veut direc­te­ment cal­mer les souf­frances, et indi­rec­te­ment seule­ment, on per­met, sans la vou­loir direc­te­ment, l’abréviation de la vie (volon­taire indirect).

Calmants entraînant l’inconscience

Le cas des anal­gé­siques cau­sant l’inconscience est à exa­mi­ner de plus près, car il ne fau­drait pas « voler sa mort » au malade en lui fai­sant perdre conscience jusqu’à la mort, sans qu’il ait pu accom­plir ses devoirs moraux (tes­ta­ments, res­ti­tu­tions éven­tuelles à opé­rer) et sur­tout reli­gieux (confes­sion sacra­men­telle, extrême-​onction, via­tique si c’est pos­sible). Là trouve sa place irrem­pla­çable l’infirmière chré­tienne, qui sau­ra éri­ger l’esprit du malade au-​delà de ses souf­frances et de l’angoisse de la mort mena­çante, dans l’espérance théo­lo­gale et la pré­pa­ra­tion de son âme à la venue du prêtre. Là un acte de contri­tion, réci­té dis­tinc­te­ment par elle contre le front du malade encore conscient mais peut-​être déjà pri­vé de ses sens externes, sau­ve­ra peut-​être une âme pour l’éternité ! La tâche de l’infirmière : « sou­la­ger la souf­france et assis­ter les per­sonnes dans les der­niers ins­tants de leur vie » (décret du 17.07.1984, art. 1) est encore plus noble, si elle la com­prend comme un apos­to­lat auprès des âmes !

Mgr Bernard TISSIER de MALLERAIS, évêque auxi­liaire de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Notes de bas de page
  1. cf. D.C. 1885, 1128[]
  2. cf. L’Alsace 21.09.1984[]
  3. Professeur Crick, Tribune médi­cale, 21.11.1970[]
  4. Le Figaro 21.09.1984[]
  5. Rémi Fontaine, Présent 24–25.09.1984[]

FSSPX Évêque auxliaire

Mgr Bernard Tissier de Mallerais, né en 1945, titu­laire d’une maî­trise de bio­lo­gie, a rejoint Mgr Marcel Lefebvre dès octobre 1969 à Fribourg et a par­ti­ci­pé à la fon­da­tion de la Fraternité Saint-​Pie X. Il a assu­mé d’im­por­tantes res­pon­sa­bi­li­tés, notam­ment comme direc­teur du sémi­naire d’Ecône. Sacré le 30 juin 1988, il est évêque auxi­liaire et fut char­gé de pré­pa­rer l’ou­vrage Marcel Lefebvre, une vie, bio­gra­phie de réfé­rence du fon­da­teur de la Fraternité.