Sermon du Père Prieur de Bellaigue à Paris le 12 décembre 2004

Le 12 décembre 2004

Bien chers amis,

Nous tenons tout d’a­bord à remer­cier votre curé, M. l’ab­bé Beauvais, de bien vou­loir nous accueillir ici en ce dimanche de Gaudete. Notre der­nier pas­sage à Saint-​Nicolas-​du-​Chardonnet remonte à cinq ans. Grâce à la bien­veillance de M. l’ab­bé Bouchacourt, qui nous avait alors reçus, et à votre géné­reuse bon­té, nous avons pu nous ins­tal­ler défi­ni­ti­ve­ment en France, après l’é­tape de Vérac. Nous vous en remer­cions encore de tout cœur. Nous avons la grâce, à Bellaigue, de faire revivre une ancienne abbaye cis­ter­cienne. Nous chan­tons chaque jour l’of­fice divin et la messe conven­tuelle dans une abba­tiale du 12e siècle. Mais cette église a besoin d’une impor­tante res­tau­ra­tion pour être vrai­ment digne de la majes­té divine. Nous devons aus­si pré­voir l’ex­ten­sion de notre monas­tère, trop petit pour accueillir les pos­tu­lants qui se pré­sentent. Et puis, nous avons des sœurs béné­dic­tines à Lamairé, dans la région de Poitiers. Cette com­mu­nau­té, fon­dée il y a vingt-​cinq ans par Mère Gertrude, reste bien fidèle à la tra­di­tion monas­tique et litur­gique. Il fau­drait que nos sueurs puissent s’ins­tal­ler bien­tôt près de Bellaigue. Pour tout cela, nous sol­li­ci­tons à nou­veau votre aide aujourd’­hui, bien chers amis. D’avance, nous vous disons notre plus vive recon­nais­sance pour votre géné­ro­si­té, et nous vous assu­rons des prières de la com­mu­nau­té à toutes vos inten­tions. Nous espé­rons que cette jour­née res­ser­re­ra encore davan­tage nos liens, avec vous, mon­sieur le Curé, avec votre paroisse et avec la chère Fraternité Saint-​Pie X.

Vers 4 h du matin, sur l’au­to­route, nous avons com­men­cé notre long office de Matines en répé­tant ce verset :

« Le Seigneur est déjà proche, venez, adorons-le. »

L’Eglise, à l’ap­proche de la venue de notre Rédempteur, nous appelle à l’a­do­ra­tion, dont le pre­mier fruit est la joie Gaudete. Réjouissez-​vous dans le Seigneur, car il est proche.

L’adoration est au cœur de notre vie contem­pla­tive. C’est une réponse à l’ap­pel de Notre-​Seigneur, disant à la Samaritaine que le Père cherche des ado­ra­teurs en esprit et en véri­té. Oui, avec la venue de Notre-​Seigneur s’i­nau­gure sur la terre l’a­do­ra­tion par­faite. En esprit, parce que nous avons reçu l’Esprit d’a­dop­tion des enfants, par lequel nous disons « Père » ; en véri­té, parce que nous res­tons unis au Fils par le bap­tême, ce Fils qui affirme : « Je suis la Vérité. »

Quels sont ces ado­ra­teurs « en esprit et en véri­té » que le Père recherche, sinon les contem­pla­tifs qui s’ap­pliquent à lui rendre le culte qu’il attend de ses créa­tures ? Il est vrai que tous ceux qui ont été bap­ti­sés, donc incor­po­rés à Notre-​Seigneur Jésus-​Christ, sont des­ti­nés à cette ado­ra­tion ; il est vrai aus­si que la sain­te­té n’est pas autre chose que le plein déve­lop­pe­ment de la grâce sanc­ti­fiante dépo­sée dans notre âme au moment du bap­tême. Cependant le bap­ti­sé n’est un véri­table ado­ra­teur que dans la mesure où son ado­ra­tion n’est pas seule­ment un acte pas­sa­ger, rare, mais au contraire une dis­po­si­tion constante, une atti­tude habituelle.

Voici, bien chers fidèles, tout le sens de la vie monas­tique, qui à la véri­té n’est rien d’autre que la vie chré­tienne vécue dans toute sa plé­ni­tude, un « bap­tême en actes », dit Dom Delatte. Cela a été très bien com­pris par saint Benoît, qui a dis­po­sé les divers élé­ments de sa Règle en étroite rela­tion avec la contem­pla­tion, avec l’a­do­ra­tion. Et comme la litur­gie, la prière offi­cielle de la sainte Eglise, est le pre­mier ins­tru­ment, le pre­mier moyen de cette contem­pla­tion, la vie béné­dic­tine est émi­nem­ment litur­gique, toute cen­trée sur la sainte messe et l’of­fice divin. Voilà la pen­sée de saint Benoît quand il a défi­ni le monas­tère comme une « école du ser­vice du Seigneur » : être de véri­tables ado­ra­teurs. Venite adoremus.

Cet idéal monas­tique de contem­pla­tion qu’a recher­ché et réa­li­sé l’Eglise aux époques de foi, peu­plant tant de monas­tères en Orient et en Occident, serait-​il de nos jours moins pres­sant ? Dans une époque où même nos pays, autre­fois chré­tiens, sont deve­nus des terres de mis­sion, peut-​être les moines pourraient-​ils exer­cer un apos­to­lat plus direct ? A ces ques­tions, Monseigneur Lefebvre avait répon­du que

« sans les monas­tères, sans la vie reli­gieuse contem­pla­tive, toute consa­crée à Dieu, l’Eglise ne se remet­trait jamais de la crise actuelle . »

Et Monseigneur en don­nait la rai­son : « Pour que l’Eglise se relève, il est néces­saire qu’il y ait beau­coup de monas­tères, beau­coup d’âmes dési­reuses de vouer toute leur vie à la prière et à l’in­ter­ces­sion. » C’est encore de la prière et donc de l’a­do­ra­tion qu’il est ques­tion. Aux âmes qui en vivent, Dieu donne un pou­voir spé­cial sur son cœur. Le rôle du contem­pla­tif est d’a­gir direc­te­ment sur Dieu pour en faire, sui­vant la forte expres­sion des cis­ter­ciens, « un Sauveur qui sauve ».

Dès 3 h 30 du matin, et sept fois dans la jour­née, le moine vient manier devant le Créateur, non pas sa pioche, ni sa plume, mais le plus puis­sant de ses outils : son bré­viaire. Pour exer­cer ain­si une action sur­na­tu­relle dépas­sant le pauvre petit cadre de nos cinq sens, le reli­gieux agit sur le cœur de Dieu, et donc sur les des­ti­nées des âmes, des familles et des socié­tés. Quelle part active dans la com­mu­nion des saints ! De l’a­do­ra­tion à l’in­ter­ces­sion, il n’y a qu’un pas. Sainte Thérèse disait dans sa der­nière maladie :

« J’éprouve quelque chose de mys­té­rieux : je ne souffre pas pour moi, mais pour une autre âme… et le démon ne le veut pas. »

Ainsi, par l’in­ter­ces­sion, le reli­gieux contem­pla­tif parle mieux à Dieu du pro­chain que de Dieu au pécheur. Saint Pie X deman­dait aux moines de

« s’a­don­ner sans relâche à la prière et à la péni­tence pour le salut des âmes. Car si un tel rôle de la part des reli­gieux fut jamais néces­saire, c’est bien assu­ré­ment dans les adver­si­tés qui oppriment aujourd’­hui l’Eglise de Dieu. »

La vie contem­pla­tive appar­tient à la struc­ture essen­tielle du Corps mys­tique de Notre-​Seigneur, de même que son carac­tère mis­sion­naire. Ces deux aspects, actif et contem­pla­tif, pas­to­ral et mys­tique, sont insé­pa­rables. L’Eglise est Mère des chré­tiens, dépo­si­taire et dis­pen­sa­trice de la grâce et des sacre­ments, et gar­dienne des âmes. Mais en même temps elle est l’Epouse de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ : c’est pour­quoi la sainte Eglise a ins­ti­tué la vie reli­gieuse, notam­ment l’é­tat monas­tique, qui est, comme le dit Dom Sortais,

« entiè­re­ment consa­cré dans le cloître à l’a­do­ra­tion, à la louange, à la recherche de l’Epoux, à sa contem­pla­tion dans une par­ti­ci­pa­tion silen­cieuse à la prière et à la Croix par les­quelles, prin­ci­pa­le­ment, le Christ a sau­vé les hommes . »

Celui qui négli­ge­rait l’u­nion et l’é­qui­libre de ces deux aspects, actif et contem­pla­tif, res­sem­ble­rait à une mère de famille qui, étant tout appli­quée au soin de ses enfants, en oublie­rait l’at­ten­tion qu’elle doit à son mari. Ces deux carac­tères fon­da­men­taux sont donc indissociables :

« Quand l’Eglise s’oc­cupe de ses enfants, c’est encore la face de Notre-​Seigneur qu’elle regarde , dit aus­si Dom Sortais. »

Dans notre monde si maté­ria­liste, nous avons plus que jamais besoin du témoi­gnage de la vie contem­pla­tive, de l’exemple d’âmes qui se donnent géné­reu­se­ment à l’a­do­ra­tion, à la louange de Dieu, gra­tui­te­ment, sans autre désir que de rendre au Père le culte qu’il attend de l’hu­ma­ni­té rache­tée par son Fils. Le pape Pie XII disait :

« Qu’il y ait des âmes capables de se conten­ter toute leur vie de l’a­do­ra­tion et de la louange, qui se consacrent volon­tai­re­ment à l’ac­tion de grâces et à l’in­ter­ces­sion, qui se consti­tuent libre­ment les garants de l’hu­ma­ni­té près du Créateur, les pro­tec­teurs et les avo­cats de leurs frères près du Père des cieux, quelle vic­toire du Tout-​Puissant, quelle gloire pour le Sauveur ! Le mona­chisme n’est pas autre chose dans son essence. »

Nous fêtions mer­cre­di l’Immaculée Conception de Notre-​Dame. La très sainte Vierge est le modèle des ado­ra­teurs. Sa contem­pla­tion, son ado­ra­tion étaient infi­ni­ment agréables au Père céleste, parce qu’elles venaient d’une âme par­fai­te­ment pure, d’une âme en laquelle la lumière divine ne ren­con­trait aucun obs­tacle, aucune zone d’ombre. Bien chers fidèles, dans l’at­tente de la nais­sance du Verbe Incarné, res­tons inti­me­ment unis à la très sainte Vierge Marie, à son ado­ra­tion, et supplions-​la de nous com­mu­ni­quer les dis­po­si­tions néces­saires pour pou­voir nous pen­cher sur son Fils comme de vrais ado­ra­teurs en esprit et en vérité.