Editorial de Fideliter n° 161 (sept-oct. 2004)
Revue bimestrielle du District de France de la Fraternité Saint-Pie X.
Alexandre Moncrif interroge l’abbé de Cacqueray
« Franc-maçonnerie, gnose, Contre-Église, Complot,libéralisme et antilibéralisme : divers débats se déroulent actuellement sur ces thèmes importants au sein de notre famille de pensée. Le Supérieur de district fait le point et donne ses consignes pour un « débat contre-révolutionnaire ». »
Alexandre Moncrif : Monsieur l’abbé, vous faites publier dans ce numéro de Fideliter un dossier sur le Syllabus. Mais, à part le nom même de Syllabus, passé dans l’usage courant, vos lecteurs doivent ignorer à peu près tout de ce texte lointain, qui ne semble plus très actuel après tant et tant de bouleversements politiques, sociaux et religieux. Et vous le faites à l’occasion d’un anniversaire qui n’en est pas vraiment un : 140 ans. Qu’est-ce qui vous motive dans une telle démarche ?
Abbé Régis de Cacqueray : Vous aimez commencer vos entretiens par des questions plutôt radicales. Je suppose qu’il s’agit d’y mettre du sel, du piquant.
Je reconnais que l’anniversaire est plutôt un prétexte : je souhaitais que nous nous arrêtions sur le combat antilibéral. Par ailleurs, en parlant du Syllabus, je désire que nous ayons à l’esprit l’ensemble du corpus doctrinal antilibéral, en particulier les enseignements des papes postrévolutionnaires, de Pie VI à Pie XII. Mais, surtout, nous intéresser à ce corpus doctrinal antilibéral (et nous parlons ici du libéralisme tel que défini par les papes), c’est suivre l’une des directives les plus importantes de Mgr Lefebvre, un des éléments essentiels de la vocation de la Fraternité Saint-Pie X.
Alexandre Moncrif : Pouvez-vous préciser ce dernier point, qui me semble crucial ?
Abbé Régis de Cacqueray : Dans les Statuts de la Fraternité, notre fondateur écrit :
« La Somme théologique de saint Thomas d’Aquin et ses principes philosophiques seront l’objet principal des études au séminaire ; ainsi, les séminaristes éviteront avec soin les erreurs modernes, en particulier le libéralisme et tous ses succédanés. » Dans son ultime ouvrage, il apporte une précision capitale : « [Les appels à la vigilance de mes maîtres contre le danger mortel du libéralisme étaient] basés sur les enseignements des papes. »
Vous voyez l’articulation : danger du libéralisme, dont le remède consiste en l’étude de la Somme théologique et des enseignements des papes.
Alexandre Moncrif : Dans les séminaires de la Fraternité, n’y a‑t-il pas un cours sur les enseignements des papes ?
Abbé Régis de Cacqueray : Effectivement, Mgr Lefebvre a repris une idée du père Le Floch, directeur du séminaire français de Rome, en la systématisant sous la forme d’un cours appelé « Actes du magistère ». Notre fondateur a assuré lui-même cet enseignement quelques années. Vous pouvez découvrir ce qu’il entendait par là avec « C’est moi, l’accusé, qui devrais vous juger ! » (Clovis,1994), qui reproduit un de ses cours.
Alexandre Moncrif : Dans ce livre, Mgr Lefebvre s’attarde sur les encycliques consacrées à la franc-maçonnerie. Que vous inspire cette partie ?
Abbé Régis de Cacqueray : Personnellement, avec les papes (et Mgr Lefebvre), je préfère parler de « sociétés secrètes », dont la franc-maçonnerie est l’âme et le modèle. Sur cette question, il ne peut y avoir de discussions entre catholiques : trente-cinq documents pontificaux ont condamné solennellement les sociètés secrètes. Elles doivent donc être abominables à tout catholique, et combattues vigoureusement, selon les enseignements des papes.
Nous avons consacré il y a un an dans Fideliter un fort dossier à ce sujet, nous arrêtant sur un point important, celui de l’exclusion de la communion catholique pour celui qui adhère à une société secrète, fût-elle prétendument « spirituelle ». Le pseudo-attachement de la Grande Loge Nationale Française à une fumeuse « Tradition » est à dénoncer ici comme particulièrement trompeur et pernicieux.
Alexandre Moncrif : Sur la couverture de ce dossier de Fideliter, qui représente une loge, on pouvait voir un grand « G », que l’on explique ordinairement comme le diminutif de « Gnose ». Or, il est paru l’an passé un livre sur la gnose, qui suscite un fort débat. Que pouvez-vous en dire ?
Abbé Régis de Cacqueray : Tout d’abord, il y a débat : débat sans doute assez passionné, où l’on s’échange des « noms d’oiseaux » de part et d’autre, mais débat tout de même. Or, je pense que de tels débats, comme il en a toujours existé dans l’histoire de l’Église, sont à même de servir la recherche de la vérité par la confrontation des arguments, l’approfondissement des convictions justes. C’est dans cet esprit que j’ai permis la diffusion du livre de Paul Sernine, La paille et le sycomore, dans le catalogue France Livres Clovis. Cette autorisation ne signifie pas pour autant l’approbation du livre : elle se limite à garantir que cet ouvrage ne contient rien de contraire à la foi et aux moeurs (bien qu’une soit évidemment toujours possible). Que le livre soit maladroit, confus ou inutile appartient au débat public des idées, et l’autorité ecclésiastique, en permettant la parution d’un tel livre, ne s’est pas engagée sur sa valeur intellectuelle.
Alexandre Moncrif : Le débat est tout de même vif avec, vous l’avez noté, des « noms d’oiseaux » qui s’échangent.
Abbé Régis de Cacqueray : L’Histoire nous montre que les débats intellectuels se sont toujours accompagnés d’une certaine passion, même lorsqu’ils se sont déroulés entre de très saints personnages : le caractère animé du débat actuel ne doit donc pas nous étonner.
De plus, Paul Sernine utilise un style assez particulier, très « formel », dirions-nous en scolastique, qu’il n’a pas éclairé par une mise en perspective générale. A des lecteurs peu habitués à ce style, cela a pu donner à croire, en raison sans doute d’une lecture trop rapide et un peu passionnelle, que l’auteur y attaquait l’existence de la gnose elle-même, et qu’il rejetait le combat contre-révolutionnaire. Il s’agit d’une erreur de perspective : Paul Sernine critique une certaine approche de la gnose, il ne rejette absolument pas nos convictions communes.
Dans ce débat, nous partageons tous les mêmes convictions antilibérales, contre-révolutionnaires, mais il y a divergence, débat sur certains points techniques, certaines interprétations.
Alexandre Moncrif : Donc, le débat doit continuer ?
Abbé Régis de Cacqueray : L’impossibilité d’un débat intellectuel en raison de la violence des passions serait, avouez-le, un résultat bien décevant. Je ne suis pas scandalisé que l’on traite son adversaire de sot ou d’incompétent (tous les débats intellectuels ont connu ce genre d’échanges), mais je le suis davantage lorsqu’on le traite de gnostique, de franc-maçon, de taupe néo-païenne, etc., spécialement si l’on vise des prêtres. En particulier, la sympathie, voire la complicité, avec la Nouvelle Droite, que certains attribuent à l’un ou à l’autre, est tout simplement calomniatrice. Est-il vraiment utile de déclarer ici notre rejet catégorique de cette pensée détestable et blasphématoire (comme le fait, à plusieurs reprises, Paul Sernine) ?
Tout en encourageant le débat, j’appelle donc les protagonistes à s’attarder plus aux arguments de fond (théologiques, philosophiques, historiques) qu’aux invectives et aux discussions talmudiques de forme.
Que chacun applique en cette affaire la parole du pape Benoît XV :
« A l’égard des questions où, sans détriment de la foi ni de la discipline, on peut discuter le pour et le contre, parce que le Saint-Siège n’en a encore rien décidé, il n’est interdit à personne d’émettre son opinion et de la défendre ; mais que dans ces discussions on s’abstienne de tout excès de langage qui pourrait offenser grave ment la charité ; que chacun soutienne son avis librement, mais qu’il le fasse avec modération, et ne croie pas pouvoir décerner aux tenants d’une opinion contraire, rien que pour ce motif, le reproche de foi suspecte ou de manquement à la discipline. »
Alexandre Moncrif : L’un des éléments de ce débat, et en général du combat antilibéral, est la notion de « Contre-Église ». Qu’en pensez-vous ?
Abbé Régis de Cacqueray : A ma connaissance, ce vocable de Contre-Église n’a pas été employé par les papes. Ces derniers parlent plutôt des « deux Cités ». Toutefois, ce terme de Contre-Église me semble recevable pour traduire la réalité des forces hostiles à l’Église, pourvu évidemment mal », la Contre-Église ne doit être comprise comme une « Église du mal », possédant elle aussi l’unité, la catholicité, « l’apostolicité initiatique » et la « sainteté du mal ».
Qu’il y ait, toutefois, une dimension sociale et communautaire du mal et de l’erreur, à travers le temps et l’espace, avec certaines organisations (par exemple la franc-maçonnerie), certaines influences, certaines initiations et transmissions, etc., cela me semble fondé historiquement et, de plus, affirmé dans des documents pontificaux.
Alexandre Moncrif : Donc, un usage prudent de ce terme est recevable ?
Abbé Régis de Cacqueray : Nous n’avons pas le temps d’approfondir ce sujet, mais j’invite les lecteurs intéressés à lire deux textes qui expriment, à mon sens, les nuances nécessaires. Il s’agit d’abord de l’étude de Dominique Viain dans La nouvelle revue Certitudes, numéro 4 de décembre 2000, intitulée « La ContreÉglise : une terminologie commode, mais ambiguë ». Il s’agit ensuite de la partie du « Petit catéchisme de la Contre-Église, de la gnose et du complot » paru dans le numéro 37, été 2001, du Sel de la terre (pp. 111–126), consacrée à « La Contre-Église ».
Alexandre Moncrif : Avec la Contre-Église, vient presque immanquablement la notion de « Complot ». Là aussi, le débat fait rage actuellement.
Abbé Régis de Cacqueray : Le thème du Complot est souvent manié sans précaution, voire sans réflexion. Or, il s’agit d’un thème beaucoup plus lourd de conséquences, notamment théologiques, que le thème de la Contre-Église.
Des complots contre l’Église et contre les institutions chrétiennes, il en a existé et il en existe encore aujourd’hui. Citons par exemple le complot des Illuminés de Bavière, le complot de la Haute Vente, le complot des modernistes dont parlait saint Pie X, le complot des évêques du bord du Rhin à Vatican II, etc.
Mais, lorsqu’on dit « LE Complot », on parle d’un Complot « majusculaire », c’est-à-dire (si les mots ont un sens) d’un unique complot traversant l’Histoire et dont les complots précités ne seraient que des réalisations historiques contingentes.
Pour le distinguer de la Contre-Église, le Complot doit être pris en un sens strict. Si la Contre-Église est conçue comme le rassemblement factuel de tous ceux qui n’appartiennent pas à l’Église, il faut en conclure que tous ceux qui s’y regroupent n’en sont pas forcément des membres conscients. Au contraire, un complot, nous dit le dictionnaire, est un « projet concerté secrètement », il consiste à « préparer secrètement et à plusieurs ». Il y a donc dans le complot, intrinsèquement, une connaissance, une volonté et une communauté secrète d’action.
Alexandre Moncrif : Vous estimez l’idée suspecte ?
Abbé Régis de Cacqueray : Je veux simplement souligner que l’idée du Complot va bien au-delà de l’idée de la Contre-Église. Elle sous-entend qu’il existe à travers le temps et l’espace une communauté de personnes (les « Supérieurs inconnus » ?) travaillant sciemment et avec persévérance à ruiner l’Église, à travers une multitude de complots partiels dont les oppositions seraient elles-mêmes ou factices ou provoquées sciemment.
Je crois qu’une telle conception mérite débats, nuances, approfondissements, réflexions. On ne peut pas, de but en blanc, la croire évidente et facile. Je note en particulier, sans dire que cela soit le cas des protagonistes du débat en cours, que la thèse du Complot peut devenir un alibi pour se décharger des obligations du devoir d’état (à quoi bon agir, puisqu’un complot omniscient et surpuissant est en mesure de détruire à n’importe quel moment tout ce que nous aurions entrepris ?).
Alexandre Moncrif : Sur ces sujets, votre consigne est donc : étudier et débattre avec vigueur, mais dans la charité
Abbé Régis de Cacqueray : C’est le premier point. Cependant, nous ne devons pas avoir les yeux exclusivement fixés sur le passé, sur l’histoire : il s’agit de nous armer pour le combat doctrinal actuel. C’est aujourd’hui que nous devons mener bataille, dans les circonstances qui sont les nôtres, celles d’une crise majeure dans l’Église. L’étude des documents des papes et des ouvrages des grands auteurs antilibéraux doit nous aider à voir plus clair dans le combat à mener aujourd’hui, sans nous laisser tromper par diverses illusions préjudiciables. Se revendiquer du combat antilibéral en tombant dans les erreurs opposées du ralliement à l’Église conciliaire ou du sédévacantisme, c’est faire un piètre usage de ce trésor.
C’est ce souci d’inviter clercs comme laïcs à revisiter le patrimoine doctrinal catholique pour l’adapter à la situation présente qui me pousse à encourager les symposiums sur Vatican II, les colloques de l’Institut Saint-Pie X, de l’ACIM, de Civitas, etc.
Le combat d’aujourd’hui n’est plus contre Mgr Dupanloup, mort et enterré : il est contre le Concile, contre la liberté religieuse, contre la nouvelle messe. Seulement, ceux qui combattirent en leur temps Mgr Dupanloup nous ont laissé un patrimoine dont nous devons faire notre profit pour mener le combat que la Providence nous propose et nous impose aujourd’hui : celui contre Vatican II.
Aller plus loin dans ce dossier…
- Catalogue des erreurs modernes, selon le Syllabus de Pie IX, Téqui.
- Abbé Emmanuel Barbier, Histoire du catholicisme libéral, éditions Saint-Rémi (reprint), 2003, 5 vol.
- Abbé Grégoire Celier, Essai bibliographique sur l’antilibéralisme catholique, 1986.
- Abbé Grégoire Celier, Libéralisme et antilibéralisme catholiques, Clovis, 2004.
- Yves Chiron, Pie IX pape moderne, Clovis, 1995.
- Jacques Cretineau-Joly, L’Église romaine en face de la Révolution, Cercle de la Renaissance française (réédition), 2 vol.
- Mgr Marcel Lefebvre, C’est moi, l’accusé, qui devrais vous juger !, Clovis, 1994.
- Mgr Marcel Lefebvre, lis l’ont découronné, Clovis, 1987.
- Don Sarcla y Salvany, Le libéralisme est un péché, Sel de la Terre