Editorial de septembre 2010 : Le donneur de leçons

Son regard est per­çant comme celui du lynx. De tout il ne rate rien, à son œil per­sonne n’échappe. A peine est-​il entré dans un nou­vel uni­vers, a‑t-​il été mis au contact de nou­veaux êtres humains, qu’il a devi­né les fai­blesses des uns et des autres et pré­vu leurs pro­chaines chutes.

Tel est le don­neur de leçons. Parce qu’il est don­neur de leçons, et non pas seule­ment guet­teur de misères, il parle, prêche pour cor­ri­ger son entou­rage, à temps et sur­tout à contre­temps. C’est pour­quoi il est bavard, au moins le plus souvent.

De quoi parle-​t-​il ? Des autres et de lui-​même. Des autres pour glis­ser dans la conver­sa­tion, au détour d’un bon mot, la remarque qui dévoile leurs peti­tesses. De lui-​même pour insi­nuer au tra­vers de ses phrases, l’air de rien, les quelques mots qui tour­ne­ront à son avan­tage. Car on n’est pas long­temps sévère envers autrui sans deve­nir admi­ra­teur de soi-même.

Son âme n’est jamais pai­sible, son regard jamais tran­quille. L’actualité reli­gieuse et poli­tique four­nit à sa verve l’occasion de mille et un redres­se­ments de torts. « Tel abbé a dit ceci, tel mon­sei­gneur a dit cela » : et voi­ci la matière de ses réflexions et de ses emportements.

« L’abbé, l’évêque auraient dû plu­tôt s’exprimer de telle et telle façon ! Ils n’y com­prennent rien, ne sont pas fidèles à leur mis­sion. » A cette mou­li­nette cruelle passent prêtres, pon­tifes, poten­tats, parents, voi­sins, amis… Finalement nulle âme ne trouve plein gré à ses yeux, si ce n’est la sienne propre.

Juridiction universelle

Le don­neur de leçons est déjà offen­sif lorsqu’il ne dis­pose que de la parole. Mais com­bien plus périlleux il se révèle lorsque le voi­ci muni de l’écrit, voire de l’ordinateur ! Alors sa parole rui­neuse se trouve dis­tri­buée aux quatre vents. Moins il a de titres de noblesse, moins il est apte à juger, plus il juge, décer­nant les satis­fac­tions et les mécon­ten­te­ments. « Je dis que », « à mon avis », « comme je l’ai révé­lé ». Voilà notre homme, qui était à l’origine gara­giste, secré­taire ou – pour­quoi pas – avo­cat, désor­mais auto-​proclamé cen­seur uni­ver­sel des doc­trines et des mœurs de l’époque.

Dans le public il est nocif, parce qu’il détruit tout ce qui se construit. Dans le pri­vé il est insup­por­table, parce qu’il ne laisse jamais les autres en paix. Les âmes de son entou­rage devaient déjà se débattre avec leur propre conscience, qui met en lumière leurs propres imper­fec­tions, si l’on passe cette expres­sion. Mais il leur faut en outre faire face aux rap­pels inces­sants d’un proche qui s’est impro­vi­sé gen­darme de sa cir­cons­crip­tion spi­ri­tuelle. Or si la conscience, créée par Dieu, est par consé­quent droite et sûre, le don­neur de leçons n’est, quant à lui, ni envoyé par Dieu ni pour­vu de ces deux qua­li­tés nécessaires.

Autrui nous cache à nous-même

Dans la des­crip­tion ci-​dessus pro­po­sée, ne reconnaissons-​nous pas telle ou telle per­sonne de nos rela­tions ? Ne croyons-​nous pas nous rap­pe­ler, dans les traits ain­si bros­sés (mal ou bien), des don­neurs de leçons que nous avons croi­sés jadis, ou que nous fré­quen­tons aujourd’hui ? « Ah ! c’est bien lui, je le recon­nais, cet insup­por­table… »

Cependant tou­jours la paille du pro­chain nous empêche de voir notre poutre, notre bâton­net, ou notre allu­mette. Car il y a vrai­sem­bla­ble­ment tapi, au fond de nos âmes pré­ten­du­ment can­dides, un petit don­neur de leçons… Débusquons-le.

Examinons nos mots, veillons à nos regards, scru­tons nos pen­sées, son­dons le fond de nos cœurs : nous y trou­ve­rons, à côté des rares cor­rec­tions fra­ter­nelles qui aient été légi­times et que nous nous sommes per­mises, de mul­tiples occa­sions où nous nous sommes indû­ment mêlés des limites de notre prochain.

Si les opti­ciens ven­daient des paires de lunettes roses, nous gagne­rions à nous en pro­cu­rer. Ces outils trans­forment le regard, mènent à dire « c’est bien » lorsqu’il y a quelque bien, « tu as bien agi » lorsque quelqu’un a bien agi. Elles poussent aus­si à l’indulgence quand la faute du pro­chain est manifeste.

Cependant les lunettes ne suf­fisent pas. Gardons à la mémoire nos misères d’hier, comme si nous devions les confes­ser chaque jour. Cette humble pra­tique garan­ti­ra notre bien­veillance : moi qui suis pécheur, com­ment serai-​je sans injus­tice don­neur de leçons ?

Enfin rappelons-​nous tou­jours Dieu, sa pré­sence, sa misé­ri­corde, la direc­tion inté­rieure qu’il veut main­te­nir en nous par sa grâce, bref, entre­te­nons cette cel­lule de prière qui doit for­mer comme l’habitacle de nos âmes. Nous serons alors moins ten­tés d’endosser l’habit du pha­ri­sien, qui jugeait le publi­cain. Car nous aurons devant les yeux Celui qui peut en véri­té don­ner des leçons, et qui les donne avec un à‑propos, une jus­tesse et une déli­ca­tesse tel­le­ment merveilleuse !

Abbé Philippe Toulza

Extrait du Fideliter n° 197 de septembre-​octobre 2010