Le pape François, de l’avis unanime, sait ce qu’il veut. Mais que veut-il ? On le sait de plus en plus, comme le montrent deux événements qui viennent de défrayer la chronique.
Mois après mois, la couleur du pontificat de François, qui faisait question il y a encore quelque temps, trouve réponse et se fait plus identifiable. Il n’a jamais été douteux que le nouveau pape, comme Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI, assume l’héritage de Vatican II. Mais cet héritage, on peut l’assumer de plusieurs manières, et la manière de François se précise. Deux faits récents l’ont mis en lumière.
Les deux écoles du synode
Le premier : le synode sur la famille, tenu en octobre. Il a été l’occasion d’une confrontation entre deux écoles. La première, tout en étant attachée au Concile, tient à ce que l’Église maintienne son enseignement et sa pratique dans certains domaines et persiste par exemple à dénoncer l’homosexualité et à refuser la communion sacramentelle aux divorcés remariés : ainsi pensent les cardinaux Gerhard Ludwig Müller, Raymond Burke, Walter Brandmüller, Carlo Caffarra, Velasio de Paolis, George Pell et d’autres.
La deuxième est d’abord soucieuse d’adaptation de l’Église aux mœurs du temps et cherche ce qu’on appelle aujourd’hui de nouvelles voies pour la pastorale, quitte à se placer, sur les deux questions citées ci-dessus, en rupture avec la Révélation elle-même (bien que cette école s’en défende) ; cette école compte dans ses rangs les cardinaux Karl Lehmann (disciple du théologien Karl Rahner), Walter Kasper, Reihnard Marx, Mgr Bruno Forte, auxquels on peut ajouter les cardinaux Lorenzo Baldisseri et Christoph Schönborn.
On a soutenu que le pape François se tenait dans une attitude médiane entre ces deux tendances. Il est vrai que, dans son discours de clôture le 18 octobre, il a renvoyé dos à dos deux attitudes qu’il a blâmées. La première est selon lui celle « du raidissement hostile, c’est-à-dire vouloir s’enfermer dans ce qui est écrit (la lettre) et ne pas se laisser surprendre par Dieu, par le Dieu des surprises (l’esprit) (…). Depuis l’époque de Jésus c’est la tentation des zélés, des scrupuleux, des attentifs et de ceux qu’on appelle aujourd’hui « traditionalistes » » ; ils veulent jeter la pierre « contre les pécheurs ». La deuxième est celle d’une « miséricorde trompeuse » qui « bande les blessures sans d’abord les soigner ni les traiter ; qui s’attaque aux symptômes et pas aux causes et aux racines. C’est la tentation des « bien-pensants », des timorés et aussi de ceux qu’on appelle « progressistes et libéraux ». » Ils cherchent trop à « faire plaisir aux gens », se plient « à l’esprit mondain » et risquent de « négliger le depositum fidei », c’est-à-dire le dépôt de la foi.
Mais si l’attention du souverain pontife se porte, dans ces reproches, à sa droite puis à sa gauche, le comportement général de François montre à qui vont ses faveurs. Non seulement il a laissé le cardinal Kasper, avant et pendant le synode, exprimer des suggestions hétérodoxes voire hérétiques, mais il l’a appuyé plusieurs fois de son autorité, jugeant par exemple le 7 décembre, dans un entretien donné à la publication argentine La Nacion, que quatre sur cinq des propositions présynodales du cardinal Kasper sont des « joyaux ». Il a choisi Bruno Forte comme secrétaire spécial. Il a fait préparer, avant le synode, le document qui devait refléter les discussions pendant le synode et qui a servi, le 13 octobre, de rapport d’étape, à teneur d’ailleurs épouvantable. Le pape tance ceux qu’il appelle les « progressistes » comme les « traditionalistes » (le cardinal Müller en fait partie !), mais ses coups sont plus fréquents et rudes lorsqu’ils s’abattent sur cette deuxième frange de ses collaborateurs.
On prétend que, s’il y a eu une certaine forme de chaos pendant le synode, c’est malgré le pape. Mais ce désordre, d’où est-il né, si ce n’est de la permission avec bénédiction donnée par François, à des prélats modernistes des pieds à la tête, de jeter à la face de leurs collègues moins audacieux des propositions qui, si on les acceptait, mèneraient l’Église catholique à n’être plus qu’une association philanthropique, sans contenu moral contraignant ni caractère sacré dans le culte ?
Pendant les quatre sessions du concile Vatican II, Jean XXIII et surtout Paul VI avaient donné l’impression aux observateurs trop confiants qu’ils cherchaient à donner place, dans l’aula conciliaire, tant aux Pères novateurs qu’aux autres – comme si l’on pouvait concevoir une parité de ce genre ! Cependant, en pratique, le pape contribua à asseoir l’influence des libéraux et à tasser la résistance des évêques fidèles à la Tradition. C’est également ce qui s’est passé lors du dernier synode, à une exception près. Car cette fois, la Tradition n’étant plus représentée (la Fraternité Saint-Pie X, par exemple, est infréquentable), l’aile la plus « conservatrice » de la réunion, qui a soin de se démarquer de notre institut (il y a quelques années, Mgr Burke s’est par exemple personnellement opposé à l’installation d’une maison amie de la Fraternité dans son diocèse de Saint-Louis, aux États-Unis), s’est un peu trouvée dans la position du paria, de celui qui n’est pas prêt à suffisamment de compromis, qui se cramponne à la doctrine et se voit donc immanquablement suspecté de manque d’ouverture d’esprit. Après 1789, les Girondins avaient fait la chasse aux ci-devant attachés à l’Ancien Régime ; puis les Montagnards firent exécuter les Girondins ; enfin les Montagnards passèrent à leur tour à la guillotine. De même, dans quelques années, les cardinaux Kasper ou Marx pourraient bien trouver des esprits plus échauffés et moins attachés à l’orthodoxie encore qu’eux-mêmes, et se voir qualifiés de rétrogrades et de partisans d’une Église « autoréférentielle ».
À tout prendre, donc, le cœur du pape François penche du côté de ces prélats les plus désireux d’évolution et les plus experts en manipulation de l’opinion publique, prélats dont le caractère sacré dont ils sont malgré tout revêtus nous freine lorsque s’invite naturellement, pour les désigner, à la bouche ou sous la plume, le terme de fripon.
Le cardinal Burke
Le deuxième révélateur de la « manière » du pape François a été ce qu’on pourrait appeler « l’affaire Burke ».
Le cardinal Raymund Burke, auquel Benoît XVI avait confié la préfecture de la puissante Congrégation pour les évêques, s’est vu ôter cette fonction en décembre 2013 par le pape Bergoglio. Il est vrai que, au mois d’octobre précédent, le cardinal américain avait manifesté des réticences à l’égard de certaines affirmations de l’encyclique Evangelii Gaudium.
Un an après, le 5 novembre dernier, le cardinal Burke, qui devait célébrer pour l’association Una Voce une messe selon le rite de saint Pie V dans l’église paroissiale Saint-Léopold à Vienne, en Autriche, s’est vu refuser cette possibilité. La paroisse dépend du diocèse du cardinal Schönborn, rangé à certaines thèses du cardinal Kasper. Il est bon de préciser que, deux mois auparavant, en septembre 2014, le cardinal Burke, qui ne cache pas sa sympathie pour l’une ou l’autre communauté ayant gardé la messe traditionnelle, avait cosigné, avec les cardinaux Brandmüller, Caffara, De Paolis et Müller, l’ouvrage Demeurer dans la vérité du Christ qui réfute les thèses du cardinal Kasper sur le divorce et la communion, thèses affichées bien avant le synode. À quoi il faut ajouter que, le 30 octobre, le cardinal Burke avait, dans un entretien donné au journal Vida Nueva, rapporté que beaucoup de catholiques, aujourd’hui, ressentaient que « le navire de l’Église a perdu la boussole » ; reprenant l’analyse un peu plus à son compte, il avait répété que nous étions « dans un moment tellement critique où il y a un fort sentiment que l’Église est comme un navire sans gouvernail ».
Cependant, le cardinal Burke était encore maintenu Préfet du Tribunal suprême de la Signature apostolique. Coup de grâce : le 8 novembre 2014, il n’a pas été renouvelé à cette charge, malgré son âge relativement jeune (66 ans). On l’a nommé cardinal patron de l’Ordre souverain de Malte, emploi honorifique mais d’influence nettement moindre.
Ces défaveurs successives du cardinal Raymond Burke sont symptomatiques, surtout après les tribulations qu’ont connues les Franciscains de l’Immaculée, moralement molestés pour le vif intérêt qu’ils portent à la liturgie traditionnelle. À l’instar de Burke, et en faisant la part de ce qui est sanction pour progressisme insuffisant et de ce qui est motivé par d’autres raisons, cette disgrâce au Vatican a frappé plusieurs prélats, considérés comme représentant une ligne « ratzingérienne ». Car, hélas, depuis Vatican II, l’Église est l’objet de tendances, les uns à droite, les autres à gauche, les uns et les autres ne communiant le plus souvent pas totalement dans les mêmes professions de foi ; et la ligne ratzingérienne est donnée pour conservatrice, ce que confirme l’opinion de nombreux catholiques qui s’efforcent de voir dans Benoît XVI un pape-modèle et restaurateur de la Tradition.
Ainsi, depuis 2010, le cardinal Mauro Piacenza était préfet de la notable Congrégation pour le clergé ; il a été muté à la Pénitencerie apostolique en septembre 2013. On cite parmi les disgraciés Mgr Guiseppe Sciacca, Mgr Juan Miguel Ferrer, Mgr Anthony Ward ; on leur ajoute le cardinal Antonio Canizares Llovera mais la chose est moins évidente. Sans doute, des cardinaux comme Marc Ouellet, Gerhard Müller, Robert Sarah, George Pell, auxquels sont confiés pour l’instant des emplois influents, sont le signe que la direction du gouvernement du pape François n’est pas absolument tranchée ; et ce dernier soutient que la mutation du cardinal Burke ne revient pas à une sanction.
Mais il n’y a pas que le Vatican. Aux États-Unis, le pape a nommé comme archevêque de Chicago Mgr Blaise Joseph Cupich, auquel on reproche notamment un soutien fort modéré aux catholiques américains qui luttent contre les lois civiles pernicieuses. À un niveau certes très différent, le pape a nommé personnellement, le 1er juillet 2014, comme consulteur auprès du Conseil pontifical pour la culture, un espagnol, le père Pablo d’Ors. Cet écrivain se définit lui-même comme un « écrivain mystique, érotique et comique » (La Nuova Bussola quotidiana du 8 novembre). Il est non seulement favorable au mariage des prêtres, mais soutient que l’Église devrait ouvrir le sacerdoce aux femmes. À titre d’échantillon savoureux de son jargon moderniste, citons ce mot : « un critère important de la vitalité spirituelle d’une personne, c’est son ouverture au changement. Résister à la vie est un péché… »
La pratique actuelle, à Rome, est de manifester une indulgence prodigieuse pour ceux qui vivent mal, et une sévérité parfois décourageante pour les catholiques qui s’efforcent de vivre comme tels, ainsi que pour les clercs – prêtres, évêques – de la hiérarchie. La pratique actuelle est de protester qu’on ne veut pas transiger sur la doctrine, mais de donner volontiers la parole publique à ceux qui veulent transiger sur elle.
Il faut espérer que les esprits mécontents de la tournure présente des choses comprendront que le remède à la crise ne se résoudra pas par des personnes plus ou moins adéquates, si elles ne renoncent à des principes inadéquats. La restauration de la vérité et du bien dans l’Église n’a pas commencé et ne pourra pas se faire sans remettre en cause les principes dont Benoît XVI et François se réclament l’un comme l’autre, quoique d’une façon indéniablement différente. L’Église perd de son influence toutes les fois que, pour éviter l’opposition du monde, elle entre en repentance et cesse par une fausse humilité d’être elle-même, tentation à laquelle les clercs succombent depuis une cinquantaine d’années ; son rayonnement au contraire s’accroît lorsque, fidèle à la vérité objective, et quitte à une rencontre frontale avec le monde, elle sait s’approcher des âmes pour les mener au détachement, sans se détacher elle-même du contenu de l’Évangile.
Abbé Philippe Toulza, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Source : Fideliter n° 223 de janvier-février 2015